Mérédith Le Dez, Alouette

Combien d’alouettes faut-il pour alléger ses fantômes et renouer avec la vie ? Le sang d’une seule peut-il suffire « dans la gorge du matin » ? C’est à un long chemin contre la perte, contre la peur, auquel nous assistons dans ce recueil d’inspiration autobiographique, organisé en 24 chants précédés d’un préambule, une longue traversée des saisons sur un vol d’alouette, hautement chahutée par la vie, jusqu’à en mourir.

 J’ai marché si longtemps / J’ai marché dans mon oubli.

 

Ainsi s’ouvre le recueil sur une sentence prophétique attribuée à un vagabond de passage « aux yeux sarrazins » en route pour un lointain « finistère » (la Bretagne est partout présente dans le recueil jusque dans l’homonymie avec la fleur de blé noir). Et c’est la même errance sans réponse que connaît la narratrice sur « la nuit sans clé ». La poésie elle-même perd toute figure entre « miz du » et « miz kerzu », les mois noirs de la langue bretonne.

Miraculeuse alouette. Il suffit un jour de redire le mantra pour que les choses s’accomplissent, que la saison redonne une clé de « joie neuve », « je pouvais marcher /et je marchais encore / je marchais / dans mon oubli ». La poète n’est plus seule sur la route : avec elle chemine un être aimé des abeilles et des pieds d’alouette. Mais bientôt la fameuse phrase sert d’obole à celui qui s’en va « en barque sur le fleuve ».

Mérédith Le Dez, Alouette, Le Manteau & la Lyre, Obsidiane, février 2023. Bourse Gina Chenouard de création de poésie de la SGDL 2022.

S’ensuit au fil des années une série d’épreuves alternant destruction et résurrection. Le paysage a beau changer, ce sont les mêmes soubresauts, les mêmes ressacs. Pauvre alouette à qui rien n’est épargné mais qui revient, toujours, légère et tenace. Car, si fragile soit-elle, elle sait se faire phénix « sur la page blanche / d’un poème retrouvé ». Et la vie recommence, la mer rebrasse les mondes dans « la joie jubilante / de l’oiseau merveille ». Jusqu’à ce que. Alors résonne à nouveau la fameuse phrase : il faut continuer de marcher dans son oubli, « dévoré d’ombre et de clarté » et, qui sait, renaître au chant revenu.

La langue tenue et sensible de Mérédith Le Dez, sculptée, architecturée, avec ses subtils reliefs lexicaux et grammaticaux, ses échos entre les mots, ses discrètes références littéraires, ses reprises, ses images fortes entre terre et mer, sait tresser la longue corde des saisons et des âges : souvenirs, douleurs, joies, désirs, perte, déréliction, résurrection. L’alouette, chaque fois, accompagne la route, son chant devenu force de vie, envers et contre tout. On remarquera dès le début du poème la récurrence de termes liés au cheval comme si la vie était toujours en retard d’un galop sur le vol de l’oiseau.

On referme le livre, bousculé par les heurts, les drames, les obstacles, avec la volonté dans les jambes d’aller nous aussi « à travers le monde », une alouette au cœur, à jamais irrésolue.

Chante, belle alouette, autant que tu peux. À toi seule tu rééquilibres le monde.

Extraits :

 

XVII

L'air était de sel
le temps était de sable
le ciel était chemise
battant pavillon blanc

Alouette
une voix montait
algue nouée
d'entre les coquillages
frayant inexorable
sa pure traversée

Une voix
comme un arbre
constellé de lichen
rayonne dans l'ombre
après la mort

Et racine prenait
inscrite par les veines
dans le corps agrandi
l'allure des lianes
obscures

des brunes lianes
rêvant toujours sous la mer
aux forêts pétrifiées.

XXIV (dernier fragment)

Il faut aller

alouette cornaquée

par l’invisible.

Présentation de l’auteur




Louis Raoul, Refermer le souffle

Maintenant tu es partie
En emportant tous tes chemins
Nous ne savons plus
Le lieu de ta voix
Le lieu de ton ombre
Quand elle retombait en enfance
Au soleil de midi 
Il ne nous reste plus
Que ces longues nuits d’hiver
Avec leurs arbres sans paupières
Qui les empêchent de rêver
A tes oiseaux. 

∗∗∗

As-tu bien refermé le souffle
Derrière toi
Une poitrine se soulève encore
Et fait respirer la lumière
Dans le sens inverse de vivre
Des nageurs passent
Dans tes yeux
Ils vont vers l’iris d’une île
Qui porte toutes les couleurs du naufrage
As-tu bien légué
Les voiles de tes voyages
A la mémoire du vent
Maintenant
Il ne reste plus que ton nom
Ecrit sur la porte des jours
Et l’infinie patience
De qui viendra y frapper.

∗∗∗

Que pourrais-tu être
Maintenant
Sinon ce nuage arrêté devant la vitre
Ce poisson de pluie
Au fond de la transparence
Je te regarde
Essayer des oiseaux de passage
Il te faudra faire vite
Avant ce grand corbeau sans lune
Qui ne connaitra jamais ton ombre. 

∗∗∗

Que voulais tu dire
Quand ta bouche s’est ouverte
Juste avant l’immobilité du cœur 
Ton souffle
N’a même pas cherché
Cette petite voile
Qui te faisait marin
Dans la traversée des jours
Ta souffrance s’est perdue avec ta voix
Dans les plis de l’air qui avait froid
Tout soleil
Reste à réinventer.   

∗∗∗

Ce qui manque ici
C’est le froid d’une saison
Le marbre d’un décembre
Avec un nom dessus
Et qui n’en finirait plus
De geler tous ses soleils
Mais il y a juste
La légèreté de tes cendres
Sur l’herbe du jardin
En attente d’une pluie
Qui te fera hôte de la terre.   

Jardin du souvenir
Cimetière du Père Lachaise      

  

Présentation de l’auteur




Luc Marsal, Cinq poèmes

À L’ORANGE SANGUINE

J’ai vingt ans et des poussières
la musique n’a jamais pu s’accorder à mes doigts
– je suis du dernier cri

Des ombres rouges remontent le fleuve  
elles me fouillent du regard

Le silence des arbres me pousse jusqu’au ciel
je frôle la beauté des choses          la mémoire du vent
j’avale les couleurs

Des mots muets me parlent à l’oreille
d’étranges vers me trouent la peau

Je n’entends plus que le bruit des larmes 
je m’habille trop des autres         
je perds le contrôle

Des lambeaux de lumière tombent des fenêtres

je mange la nuit par le noyau          contre gorge serrée

Les langues amères se délient jusque dans mon cou
– je baisse la tête  

Au bord des précipices
je chine les morceaux de ce que j’étais
le froid me suit           à la trace

Je me nettoie à l’orange sanguine            au feu des sacrifices

J’ai fait ce que j’ai pu
je ne suis pas né – coupable
je le deviens

 

LES EAUX PROFONDES

J’ai retrouvé les eaux glacées
les eaux profondes
d’où naissent les ombres

les couleurs de l’enfance

du temps où j’avais le cœur
aussi fragile
que la tête d’un oiseau

le torse couvert de ronces
et d’espoirs
à dévorer le monde

Maintenant
je ne crains plus la nuit
j’écris

 

AVIS DE TEMPÊTE

Les visages
prenaient leur air bouffi 
des jours de grandes marées  

Un silence 
–  et ce bruit 
qui revenait sans cesse 

Ça sentait les reproches
et la douleur qui traîne 
ventre à l’air 

Les mots cinglaient 
en larmes coupantes
noirs comme des trous d’aiguille 

J’écoutais leur écho
tournoyer sur mon front
cognant sur la terre molle

Et puis soudain 
plus rien 
que mon cœur d’enfant – abîmé

La mer 
avait avalé la dune 
il ne restait que les eaux 

 

LA BÉNÉDICTION

Et on répétait ce geste
en s’aspergeant la nuque
comme une bénédiction
qui nous sauverait des eaux

Nos âmes impatientes
se frôlaient du regard
avec leur air complice

Le large s’offrait à nous
noyé d’incertitudes
et de vagues remords

C’était l’été
bercé par l'insouciance
et les vaines colères

On s’étonnait de vivre
toujours
un peu plus grand

À pousser les frontières
– encore vierges
de la fin de l’enfance

 

UN GOÛT DE PÊCHE

Ses lèvres
avaient un goût de pêche

Il y’avait ce sable
qui se froissait sous mes pieds

Et cette lumière bleue
qui descendait de ses yeux

Je voyais bien que la vie
serait plus grande à deux

Présentation de l’auteur




Mirko Boncaldo, Sans titre. Subverses

Traduction (Senza titoli. Sovversi)

 

*

De l’utérus à la tombe sonde 
dans les fibres effilochées du temps
pour résoudre les derniers, le vivant et l’arrivant 
en attente de la flamme : fait la navette 
de l’autre bord en atteignant
élimé à la vie comme une ceinture 
ou la toile d’araignée.

*

comme un funambule pret oscille
sur la fourche mince attendant de diverger 
entre le vide et l’inconnu, scindé 
à double tranchant jusqu’à ce qu’il se renverse, ubique
comme sur de l’eau tiède, douce.

*

avec les bouts des doigts, rosée  
comme givre sur l’étendue fissurée
viens  
et incites ataviques sédiments 
des fleurs inconnues et incandescentes  
incrédules ombres  
que l’eau ne règne pas, lointaine 
qui baigne : 

 suffragette, partisane, femme 

*

élève: c’est  vocation
qui de ta voix immense
bouleverse et en moi reste
provocante consomption
t'écouter parler à nouveau 
dans le silence absolu-abîmé, 
enchanteresse invocation,
voleuse des mots.

avec toi je me gaspille.

*

 

Avide brûlure
                     comme l’astéroïde
                                             fend  la peau en couches
                                                                                     en émulsion
                                                                                                          lèche avec nouvel élan
                                                                                                                                            sur le dos
                                                                                                                                                comme décharge répétée
                                                                                                                                                                             Brûle, brûle
                                                                                                                                                    et mute l’orbite
                                                                                                                               sérendipite
                                                                                reçue à peine en immersion
                                            extraite en subversion
                                      élue
                      pour une
             seul
     fois
en rhapsodique mélange.

 

Coup de fouet,
abrasion à la bouche
du vorace gyre convulsif.

 

Et puis l’onde
       sur l’onde
                    et des ondes crêtes
                                                     et des crêtes cimes
                                                                                        un bûcher au milieu de la mer.

 

 

 

*

génération chrysalide :
sous le poids du monde
placé pieds nus
comme des racines sur une terre drainée
vous avez suturé vos ailes – des rêves trop vifs -
et vous avez plané des crises.

Personne ne pouvait vous dire ce que vous étiez, tordus
semblables à une bouteille Klein
et comme un saule vous êtes soulevés
vous déraciner.

Le corps sec descendit étouffé
l’entomologiste était passé à l’appât :
non enregistré.

*

pour chaque fragment écorcé
que l'histoire ne raconte pas

Je collectionne chaque souvenir.

est le stock de ferraille accumulé
supprimé
aveugle
qui ne se dit plus.

Annulé :
Rongé
massacré

c'est le dernier pas le dernier mot de révolte
celui qui est perdu
celui qui n'est pas trouvé.
apatride.

Présentation de l’auteur




Cyrille Guilbert, Des êtres

Un insecte est posé près de la baie vitrée qui donne sur le jardin.

On doit s’approcher prudemment.
Ne pas éveiller de méfiance.
Marcher avec une nonchalance étudiée.
Venir se poster près de la vitre afin d’observer le jardin, la haie, le ciel.

Le jardin, la haie, le ciel.

L’insecte est posé près de la baie vitrée, sur la partie en bois teint du cadre.
Il ne bouge pas à l’approche de l’observateur.

Ces phrases ne sont pas émouvantes.

Il a passé la nuit ici, caché dans le noir, fondu dans le bois du cadre.
Très seul dans la pièce.

On considère ce guetteur au corps longiligne, aux ailes comme des copeaux de plastique.
La vitre donne sur un jardin aussi sagement délimité qu’un fond de boîte.
Le cadre de bois teint, sombre, suggère opportunément un cadre de tableau pour l’œil qui veut du net.

Le vent, ce matin, n’existe pas.
Pour preuve, le haut sapin du jardin voisin qui ne tolère aucun chahut de branches.

°

Il y aurait peu à faire pour basculer du côté où la vision devient l’œil, du côté où le froid de l’œil accapare tout pour lui. 

Sans doute, les yeux de l’insecte ont la faculté de voir froid.
Sans doute, il y aurait lente et laborieuse épopée pour le rejoindre.

Posé sur le bois sombre du cadre, il existe.

Ses yeux dans le matin sont des espions.
Ils voient la pièce sous un angle qu’on ne peut qu’imaginer.
Ils voient la silhouette immense et proche qui peine à atteindre le même niveau de perfection.

Sur ses ailes, on distingue une minuscule cartographie : marais salants, étiers, contours fins de bassins.
L’ensemble est étonnamment précis, comme une armature de vitrail qui tiendrait entre deux pétales.

Il est vêtu d’un léger justaucorps vert, les antennes fusant de la tête à la façon de deux filaments d’ampoule.
Un nom doit figurer quelque part sur une liste, un mot qui désigne et définit cet être.

En le regardant, on imprime en rétine sa structure sobre et sûre.
L’esprit la gardera captive un temps.

°

Un mot, nettement écrit, en suit un autre avec une sorte de bonne volonté.
Pas un fil d’émotion ne se glisse entre ces petits modules accointés.
C’est de bien autre chose qu’il s’agit.

Un être. Un lieu.
Un autre être. Le même lieu.

Et des yeux qui tentent la liaison. 

Se projeter dans le cercle infime de la vie de cet être, quelques millimètres d’une vie condensée dans l’attente, fixée sur le bois en six points de contact.
S’embarquer dans le tout autre et dans le même que soi.
Voilà l’irraisonnable.

La présence de cet être dans la pièce n’est pas émouvante.
Le début d’histoire qu’on pourrait esquisser s’amuït de lui-même. (Que les histoires courent les rues !)
Nous sommes, ici, du côté d’un jardin aux dimensions modestes que le regard peut embrasser d’un coup.
Tout près de l’insecte.

On imite sa posture immobile, cherchant à correspondre au mieux à cette apparence de sagesse qui n’en est pas, cette froideur située au-delà du froid connu.

Le souvenir, en lui, d’une vie larvaire lui confère ce maintien de guetteur.
L’homme en nous trépigne, écorche une pensée après l’autre.
Il oscille sans savoir se fixer dans l’effrayante liberté du vide.

°

Il n’y a pas ici un chemin de sagesse, de récompense.
Il y a mieux : une liberté sans fin.

La vision du jardin entre dans l’œil comme un tout.
Pelouse, haie, abri de bois, palissade, pruniers en fleurs.
C’est l’effet d’une longue imprégnation de l’esprit, chaque jour, à chaque orientation du regard vers ce tableau.
Un trop-plein d’objets embarqués dans la valse des illusions, puis délaissés au profit du vide.

La lumière de ce matin paraît sourdre à la fois du ciel et du sol.
Lumière aussi nette que la sclérotique d’un œil éveillé.
Pas de sagesse ni de morale, seul l’abandon de filtres qui couvraient la vision.

Le bois de l’abri de jardin est sombre.

Cette phrase, posée dans sa justesse, rassure et déçoit. 

°

Un corps étroit comme la silhouette d’une ballerine que le pouce pourrait écraser.
Savoir si l’attente affleure à la surface de ce corps d’un vert clair, ou si elle gît dans des profondeurs insoupçonnées.

Sur les yeux, à fleur de tête, se compose peut-être un puzzle d’images d’une cohérence vertigineuse.
Une vision à laquelle on ne peut avoir aucun accès sinon par un effort d’imagination, par la projection d’une part de soi vers autre chose que soi.

La vue du jardin, de la pièce aux meubles rares et propres, au carrelage lisse, prendrait un autre aspect.

On verrait les dômes et dépendances d’un monde monumental mais résumé dans l’œil. 

On y vivrait.

Présentation de l’auteur




Catherine Pont-Humbert, Noir printemps

Rester présent aux pulsations du monde, vivre un corps à corps fébrile avec chaque instant, l’accueillir dans la subtilité de toutes ses nuances… Car chacun de nous appartient à cette vie, avec sa place, si éphémère soit-elle. Et donc il ne faut rien perdre, pas une seule des notes qu’elle nous donne à entendre. Dans Les lits du monde et Légère est la vie parfois, Catherine Pont-Humbert emportait déjà ses lecteurs dans une exploration de l’intime, avec les frôlements et les ravissements que procure tout ce qui se tisse d’heure en heure, où que nous soyons, pour peu que nous y prêtions attention.

La poète poursuit avec Noir printemps une quête menée sur un fil tout en acuité, où elle cherche à saisir l’en-deçà de nos pas.  Château de signes /Assiégé de fissures / Le monde est vieux, écrit-elle, dans un regard qui embrasse ce qui nous a précédés. S’ouvrir à ce qui vient n’est pas simple abandon, mais plutôt un chemin recommencé dans la conscience de ce qui se franchit d’un être à un autre, d’une mémoire à une autre. Bras noués / Dos percé de mille flèches / Front barré / Pieds minés de crevasses

Si le monde est entassement de quêtes, d’espoirs et de blessures, il est d’abord le lieu que nous habitons ici et maintenant, en tant qu’êtres humains. Et c’est à l’intérieur de cet espace que la poète rejoint l’émotion de ce qui vit et palpite en chacun de nous. Sans épuiser cette fragilité qui nous fait / Nous avançons sur le fil commun de nos échanges Alléger le poids du monde et demeurer conscient de notre vulnérabilité préserve un émerveillement, dont l’expérience première remonte à l’enfance. Nous en gardons la mémoire, en même temps que l’aptitude à l’éprouver de nouveau, même si nous tendons souvent à l’oublier. La poète nous rappelle que nous sommes les danseurs du ballet d’un royaume millénaire.  Notre refus d’en quitter la scène est aussi notre force, celle de tous ces désirs qui persistent en nous, êtres minuscules / Avides, têtus, violents / Installés dans leur souffrance Choisir de désirer, de garder intacte la capacité d’attendre et de recommencer sans faiblir est constitutif de notre humanité. 

Catherine Pont-Humbert, Noir printemps, La rumeur libre, collection Plupart du temps, 2023, 64 pages, 14 €.

C’est dans ces profondeurs que nous puisons l’énergie de continuer, autant que d’éprouver aussi de la joie. Guetter les émois, les tremblements / Invincibles et lointains / Goûter les mots un à un / Les mâcher en silence, écrasés sous la langue / Matin et soir / Soir et matin Bien que nous soyons de minuscules humains, notre entêtement à vivre, la confiance placée dans un sablier du temps qui est dilué d’or peuvent nous sauver.

La poète nous rappelle à tous ces petits riens, grains de sable où mirer l’immensité, où balayer la somme des échecs et des déceptions pour apercevoir plus loin devant la beauté et tenter un bref instant de déchiffrer l’opacité qui enveloppe notre présence.

Un très beau recueil qui nous touche en plein cœur.

Présentation de l’auteur




Pinar Selek, Lettre ouverte contre horizon fermé

Plus que des paragraphes, qui ne pourraient restituer l'horreur de ce que vit Pinar Selek, féministe, antimilitariste, sociologue, écrivaine, universitaire et militante persécutée depuis 25 ans par les autorités turques, voici une chronologie des manœuvres, menaces, tortures, enfermements, condamnations, juste parce qu'elle a souhaité analyser les mécanismes à l'œuvre dans les exactions commises par le régime turc contre certaines minorités et les femmes. 

  • 11 Juillet 1998 : Arrestation suite à une recherche sur des militants kurdes. Torture.
  • 20 Août 1998 : Pinar Selek apprend en prison qu’elle est accusée d’un attentat (on saura plus tard que c’est une explosion accidentelle qui a été maquillée en attentat dans le but de l’accuser).
  • 22 décembre 2000 : Libération (elle est libérée faute de preuves mais le procès continue).
  • 8 juin 2006 : Premier Acquittement (toujours faute de preuves). Mais le procureur fait appel.
  • 17 Avril 2007 : La cour de Cassation va dans le sens du procureur et casse l’acquittement.
  • 23 Mai 2008 : Deuxième Acquittement (aucun fondement dans les charges retenues contre elle). Mais le procureur fait appel.
  • 2009 : La Cour de Cassation va dans le sens du procureur, casse l’acquittement et décide de condamner Pinar Selek. L’affaire est renvoyée devant une nouvelle Cour d’Assises.
  • 9 Février 2011 : Troisième Acquittement. (La Cour ne retient toujours aucune charge contre Pinar Selek). Dès le lendemain, le procureur fait appel.
  • 22 Novembre 2012 : La Cour annule son propre acquittement (du jamais vu dans l’Histoire mondiale du droit !)
  • 24 Janvier 2013 : La Cour condamne Pinar Selek à la prison à perpétuité.
  • 11 Juin 2014 : Annulation de la condamnation (obtenue suite à un appel des avocats dénonçant les illégalités de cette procédure).
  • 19 Décembre 2014 : Quatrième Acquittement. Mais le procureur fait appel.
  • 21 juin 2022 : Après 7 ans d’attente, la cour de cassation annule le 4ème acquittement.
  • 6 janvier 2023 : La Cour d’Assise d’Istanbul émet un mandat d’arrêt avec emprisonnement immédiat avant même que l’audience n’ait lieu.
  • 31 mars 2023 : Audience de la cour d’assise. Le procès de Pinar Selek reporté au 29 septembre 2023.

Aujourd'hui emprisonnée derrière des barreaux invisibles, car le mandat d'arrêt international la prive de sa liberté de circulation, elle attend septembre. Et ensuite ? 25 années que durent la torture, les acquittements annulés, les condamnations qui vont crescendo, les reports d'audiences. Que devra-t-elle subir encore ? Elle écrit, poursuit ses recherches, continue le combat, a accepté de répondre à ces quelques questions, et nous a autorisés à publier sa Lettre ouverte. 

Entretien avec Pinar Selek, le 27 mars 2023.

Pinar, tu as été emprisonnée et torturée pour tes recherches sociologiques à propos de tes écrits sur les Kurdes. Malgré la torture tu n’as pas révélé les noms de tes enquêté.es et par punition, a commencé un acharnement kafkaïen qui continue jusqu’aujourd’hui. Tu apprends en prison que tu es accusée d’un attentat qui n’a pas eu lieu.  
Tu effectues deux années et demie de prison. Malgré quatre acquittements le dossier reste ouvert. Sous la menace de peine de prison à perpétuité, tu te réfugies en France, où tu vis désormais. Mais les autorités turques continuent à te harceler, malgré ton absence du pays. Tu es jugée maintes fois, et désormais tu fais l’objet d’un mandat d’arrêt international, qui t’interdit de circuler dans le monde ! 25 ans que ça dure !
Tu es également auteure de recueils de poésie, de récits de fiction, et bien entendu dans le cadre de tes recherches d’essais (tu enseignes à l’Université de Nice). Aujourd’hui, écrire, est-ce une arme pour résister ?
En tant qu’anti militariste je ne parlerai pas d’armes, je dirai plutôt que c’est un outil de résistance. Plus que résistance, c’est un outil de révolution et de dépassement. En créant via l’écriture ou la musique ou d’autres moyens, on peut sortir de l’hégémonie des pouvoirs et intervenir dans les rapports existants. Pour moi, l’écriture est un des outils d’insoumission et de dépassement du réel qu’on nous impose. En écrivant je sens le gouvernail dans mes mains et je navigue…
Quels sont les retours, ou bien les « effets » qu’ont produit certaines de tes publications ?

Comme tous mes livres sont aussi publiés en Turquie, la nouvelle génération me connait malgré une séparation de 15 ans. Écrire et publier dans l’espace d’où j’ai été chassée, me transforme en pluie qui traverse les nuages pour tomber sur le vieux cimetière et nourrir ceux et celles qui y sont toujours vivants. Avec mes mots j’arrose les petites graines invisibles.

Dans d’autres pays, je fais la même chose en me transformant en pluie. Je deviens l’eau qui trouve son chemin en coulant. Je coule et je traverse les espaces, et je me libère du territoire. Les retours me font sentir que je suis une nomade, sans attache.

Le 2 juin 2023. Depuis 25 ans, la justice turque s’acharne sur la sociologue franco-turque Pinar Selek, poursuivie pour un attentat. Réfugiée en France et quatre fois acquittée, la dissidente n’a de cesse de clamer son innocence. Elle était jugée par contumace le 31 mars dernier à Istanbul.

Tu publies aux Éditons Des Femmes, Le Chaudron militaire turc, qui paraîtra le 5 octobre. dans ce livre tu étudies « les différents mécanismes à l’œuvre pour formater les individus : dépersonnalisation, violence, soumission, absurdité et arbitraire d’ordres auxquels les jeunes appelés ne peuvent se soustraire, nationalisme et culte du pouvoir, de la force. » Peux-tu évoquer ce livre ? Pourquoi cet essai, aujourd’hui ? 
Quand, en avril 2009, j’ai dû fuir la Turquie, menacée d’une peine de prison à perpétuité, je venais de publier les résultats d’une recherche sur le rôle du service militaire dans la structuration de la violence masculine. Dans un contexte où la violence collective était banalisée et généralisée, ce livre a mis en lumière la place fondamentale qu’occupe la reproduction de la masculinité dans l’organisation de la violence politique ainsi que dans la structuration nationaliste et militariste.  Avec mon départ, l’ouvrage, ayant son existence autonome, s’est détaché de son autrice et a coulé comme une rivière vive : il vient d’atteindre sa neuvième édition, il tourne dans le pays sous forme de pièce de théâtre.  Et moi, je continue à réfléchir, à approfondir mes analyses.  J’ai donc fait un travail, en élargissant et actualisant mes questionnements sur les nouveaux dispositifs de l’oppression et mécanismes de banalisation de la violence, sur l’exemple du contexte turc.
Tu as écrit et envoyé une Lettre ouverte, publiée ici, dans laquelle tu soulignes que ton livre paraitra avant l’audience de ton procès qui se déroulera le 29 septembre à Istamboul. A combien de procès cette audience fait-elle suite ? Est-ce que la parution du Chaudron militaire turque peut avoir une incidence sur ce jugement ?
Je ne sais pas à combien de procès cette audience fait suite. Mais il s’est passé plus que 25 ans… je n’arrive plus à compter. Tout d’abord, Le Chaudron militaire turc apparait en guise de réponse historique à l’audience du 29 septembre.
C’est pour cette raison que ma maison d’édition annonce ce livre avec le bandeau suivant : « Pinar Selek persiste et signe ». Je l’ai écrit loin de la peur. Je ne sais pas son incidence. Je ne veux pas penser à ça. Leur position ne va pas influencer la mienne. Et je veux continuer à vivre comme chercheuse, penseuse et écrivaine.

Pinar Selek, Le Chaudron militaire turc, Editons des femmes, Octobre 2023, 104 p., 10 €, EAN 9782721012142, Ebook 6,99 €, EAN 9782721012456

Pinar Selek

Lettre ouverte

Cher.es ami.es, cher.es collègues,

Je voudrais partager avec vous une chose importante que je suis en train de réaliser. Je la vis comme un acte de liberté. Acte de réflexion, d’analyse, de recherche. Je sens que cet acte constituera une charnière dans mon histoire personnelle. Je vais faire naitre une œuvre dégagée de la peur, en guise de réponse historique à l’audience du 29 septembre 2023 à Istanbul. Ce jour, plusieurs d’entre vous y seront présent.es, pour montrer que la liberté de la recherche et d’expression est une valeur universelle et que nous la défendons ensemble.

Il n’est pas besoin de vous dire comment, depuis le début, j’ai refusé d’être conditionnée par cet acharnement, comment j’ai essayé d’élargir mon espace de liberté et continué à réfléchir, à enquêter, à problématiser, à analyser et à écrire, le plus librement possible. Cela a pu être possible grâce à la solidarité solide d’innombrables personnes de multiples milieux, toutes attachées à la liberté et à la justice. En particulier, les soutiens académiques m’ont permis de progresser dans mon métier. Mon premier refuge structurant en France fut l’Université de Strasbourg qui m’a accordé la protection académique, comme l’exprima publiquement Alain Beretz, son président de l’époque. Mon deuxième refuge fut l’ENS de Lyon qui me décerna le titre de Docteur honoris causa. Et aujourd’hui je travaille en tant qu’enseignante-chercheuse au département de Sociologie Démographie et dans le laboratoire URMIS d’Université Côte d’Azur, une université qui, par son soutien déterminé, me fait sentir chez moi. De plus, de nombreux comités de soutien universitaires et les organisations disciplinaires façonnent depuis le début cet engagement institutionnel fort.

Pourtant je ne suis pas pleinement libre. Le mandat d’arrêt international dont je fais l’objet m’empêche de sortir du territoire français et d’exercer librement mes recherches. Je ne peux même pas traverser la frontière franco-italienne alors que je suis co-coordinatrice de l’Observatoire des Migrations dans les Alpes-Maritimes. Je ne peux pas non plus répondre aux nombreuses invitations que je reçois. Comme l’atteste la Ministre de l'Europe et des Affaires étrangères dans sa réponse à la question écrite d’une sénatrice, cet acharnement entrave mon travail : « La France, attachée à la liberté de la recherche, apporte tout son soutien à la sociologue Pinar Selek, reconnue innocente à plusieurs reprises par les juridictions turques des faits dont elle a été accusée. La procédure judiciaire dont elle fait l'objet en Turquie et le risque d'arrestation encouru entravent son travail. (...) Mme Selek a trouvé en France un espace pour s'exprimer, enseigner la sociologie et les sciences politiques en tant que maître de conférences à l'Université Côte d'Azur et poursuivre son travail de recherche en toute liberté et sécurité. »

Oui, je poursuis mes travaux. Juste avant l’audience de 29 septembre à Istanbul paraîtra un nouveau livre. Quand, en avril 2009, j’ai dû fuir la Turquie, menacée d’une peine de prison à perpétuité, je venais de publier les résultats d’une recherche sur le rôle du service militaire dans la structuration de la violence masculine. Avec mon départ, l’ouvrage, ayant son existence autonome, s’est détaché de son autrice et a coulé comme une rivière vive. Il vient d’atteindre sa neuvième édition en Turquie et a été traduit en allemand et en français. Mon livre qui va paraître dans quelques semaines, commence par un dialogue avec ce travail, en essayant d’ aller plus loin dans l’analyse, en avançant dans des questionnements plus larges et plus actuels sur les nouveaux dispositifs de l’oppression et mécanismes de banalisation de la violence, sur l’exemple du contexte turc.

Je sais que la réponse de ces mécanismes, surtout paramilitaires, que j’ai analysé dans ce livre,

pourrait être violente. Mais je veux continuer à vivre comme chercheuse, penseuse et écrivaine libre. Ma maison d’édition annonce ce livre avec le bandeau suivant: « Pinar Selek persiste et signe ».

Pour persister encore et toujours, j’ai besoin de votre persévérance.

Pinar Selek

Présentation de l’auteur




Revue, en ligne ! Terres de Femmes

Revue de poésie et de critique littéraire d'Angèle Paoli, Terres de Femmes propose un sommaire riche et varié. Coordonné et mis en page par Yves Thomas, qui nous a quittés en 2021, porté aujourd'hui par sa directrice de rédaction, et Guidu Antonietti di Cinarca son directeur artistique, cette revue de poésie en ligne présente un sommaire mensuel servi par design moderne et coloré.

Dans cette revue, le lecteur a accès à la poésie contemporaine. Qu'il fréquente la rubrique Poésie d'un jour, où sont offerts des extraits de recueils récemment parus, ou des articles critiques signés par des voix qui ouvrent à un regard spéculaire sur ces livres qui tracent la route d'une poésie découverte sur le vif de sa création, une fenêtre s'ouvre, sur la littérature en train de s'écrire, de vivre, et d'ouvrir des voies neuves, parfaitement perceptibles dans ces pages servies par les visuels de son Directeur artistique dont on peut retrouver les créations dans la rubrique Les Noir et blanc de Guidu et la Galerie de Guidu, Visages de femme qui offre des visuels ainsi que des extraits de textes de plus de 200 noms féminins de la poésie contemporaine, sélectionnés par Angèle Paoli.

A ces rubriques s'ajoutent un Index des auteurs cités, où les biographies des innombrables poètes contemporains présents sur les pages de cette revue sont consultables, des Ephémérides culturelles, et un hommage à celui qui a fait que Terres de Femmes ce lieu d'une densité qui continue à s'étoffer et à écrire sur l'écrit du poème.




Revue, en ligne ! Ubu

Un site américain fondé en 1996 par Kenneth Goldsmith,premier poète lauréat du MoMA, fondateur de ce site d'archives d'avant-garde UbuWeb, et théoricien de l'« uncreative writing » qu'il enseigne à l'Université de Pennsylvanie et dont les grandes lignes figurent au cœur de son livre enfin traduit : L'écriture sans écriture :

L'écriture non créative est la langue considérée comme un matériau pur. Héritière de Stein, de la poésie concrète, de Mallarmé, de Herbert, d'Apollinaire et de L=A=N=G=U=A=G=E, l'écriture non créative est également née de l'ère numérique :

Ce que nous prenons pour des graphiques, des sons et des mouvements dans notre monde d'écrans n'est qu'une fine peau sous laquelle résident des kilomètres et des kilomètres de langage.

 

Ce site d’une richesse inestimable met à disposition du lecteur de la musiques, de la poésie (également sonore), des liens vers des films qui appartiennent au cinéma underground et expérimental, des documents rares de collectionneurs. Une incroyable somme, disponible en ligne, servie par un design dont la sobriété extrême semble garante d'une efficacité à toute épreuve. 

A fréquenter sans modération, UbuWeb, qui existe depuis 1996, et ses entrée où se cachent des trésors insoupçonnés : Film et vidéo - Son - Danse - Papiers - Historique - Poésie visuelle - Bande dessinée conceptuelle - Écriture conceptuelle - Contemporain - Magazine Aspen - Outsiders - /ubu Editions - Projet 365 jours - Ethnopoétique - Ressources sur la musique électronique - Top Tens d'UbuWeb , et A propos d'Ubu, sans oublier le Contact, si vous souhaitez remercier l'auteur de ce lieu unique.




Nina Cabanau, Un coup de feu à Mogadiscio, et autres poèmes

Waxaan maqlay xabbad (j’ai entendu un coup de feu)
La basilique de mes rêves s’est illuminée
Les nuages ont pris feu au-dessus de Mogadiscio
Mes larmes sont les rivières fantômes de Somalie

Webigaan meelna ma tago (cette rivière ne coule nulle part)
Elle n’existe que mes yeux fermés 
Et la ville glisse de mes mains
Comme une pierre transformée en poussière

Qosolkaagu waa diyaarad (ton sourire est un avion)
Et je vole comme un aigle au-dessus de l’océan Indien
Mogadiscio est devenu sourde à mes pleurs
Les guerriers shebabs se sont arrêtés de tirer

Waxaad maqli kartay taah habeenka (on entendait la nuit soupirer)
Le bruit d’un gadget électronique,
Deux hommes se sont serré la main dans la pénombre
Le vent souffle sur un millier de rochers

Buurahaas ma Ilaah baa jira? (Y-a-t-il un Dieu sur ces collines)
Les arbres égratignent le sable
Je t’attends dans les ruines du palais du sultan d’Adal

Mes larmes sont les rivières fantômes de Somalie

∗∗∗

BARF / LA NEIGE (Brahoui du Pakistan)

Î nê-ân bâz nârâz ut (je suis en colère contre vous)
Adossée au puit dans le verger, j’ai longtemps prié
Dans Kalat les saisons éclosent comme des fleurs de mai
Le lapis lazuli des montagnes dans le dos
Le col de Bolan frémit sous un murmure et le vent siffle
Assise près d’un genévrier j’ai embrassé la terre rouge
Dans les hautes terres j’ai couru jusqu’à Jhalawan
Un vieil homme essayait de déclamer une poésie
Une vache est passée devant le sourire du soleil sur sa nuque
Je me suis endormie sur une broderie qui étincelait
Un qawwali résonne dans la plaine, mon Coran me tombe des mains
Je vais partir à l’aventure chercher l’obscurité au milieu de la foule
A Saindak dans les mines de cuivres je murmurerai votre nom
En récitant la fâtêhâ (première sourate du Coran) devant un précipice ombrageux
Dans la nuit de Quetta sous un million d’étoiles
Un aigle de Kalat m’a invitée dans une forteresse en ruine
Observer le lever du jour, et le soleil trempé de pluie
Allahghâ sipârânut nê (que Dieu vous protège)
J’ai vu votre silhouette s’évanouir dans mon sillage rouge
L’Océan Indien gelait sous vos regards de glace
M’avez-vous tendu la main ? --  Dâ jwân mafaro (ce n’est pas convenable)
Nî antae ishtâfî ut (pourquoi êtes-vous pressé ?)
Allons marcher ensemble jusqu'à entendre le chant des aigles
Bâz barf taming-ân shâr-tî kasark band marêra (de fortes chutes de neige bloquent les rues de la ville)
Avez-vous rendez-vous avec le vent ?
Kanâ ust khalt kanning-atî ê (j’ai une douleur au cœur)
Dâna ant ilâj maro ? (quel est le traitement ?)
î zargar-nâ dukân-ân tchalav-as jorh karefiva (je ferai faire une bague chez le bijoutier) alors 
Darwâza-e mal (ouvrez-moi la porte), là où je suis partie
Silâ-ghâtâ halling bâz âsân ê (les armes sont faciles à acheter)
Nana warnâ nasha kêra (quelques jeunes prennent des stupéfiants)
La fumée de l'opium transforme les nuages en exaltation
Πnê-ân bâz nârâz ut (je suis en colère contre vous)
Ce pistolet que j’ai acheté à une zebâghâ masir (jolie jeune fille)
Je vais m’en servir pour fusiller le temps 
Bâz barf taming-ân shâr-tî kasark band marêra 
(de fortes chutes de neige bloquent les rues de la ville)
I avlîko darja-tî safar kanning khwâva (je veux voyager en première classe)
M’envoler vers le revers de la manche de la nuit du Pakistan.

∗∗∗

PENDANT LA FÊTE DE BHARATAM (Tamoul utilisé par les Dalits)

Pendant la fête de Bharatam
L’odeur de la sphoerante (plante aromatique qui sert à se noircir les cheveux)
Se respire jusqu’à l’océan
Mes bijoux aux reflets d’or,

Je les ai fait briller dans l’eau froide
Un joueur de théâtre de rue
La main en visière masquant le soleil
M’indique le chemin de l’ur (village hors hameau des intouchables)

La cendre et la chaux ont été mélangées
Le renonçant a blanchi son front
Dans le céri (hameau des intouchables) nul bruit
De la fumée, du feu peut-être

Un viran (guerrier, esprit, héros) m’a rendu visite cette nuit
Mon front en sueur palissait, la lune
S’était glissée par la fenêtre entr’ouverte
Ecoute ! La fête vient juste de commencer

Le visage peint en rouge
Un homme porte des ailes comme le Dieu oiseau Garudan
On l’a attaché par six grosses cordes
Tenues par trois personnes de chaque côté

Il incarne les démons du hameau
Derrière le temple, près de l’étang
On lance le riz maculé de faux sang
Les dévots l’empoignent à pleines mains

Un homme est venu lire le Bharatam
Tous le monde s’est assis pour l’écouter
Le soir on a allumé la lumière
Puis la foule s’est dispersée

Le drapeau fut hissé deux jours plus tard
La musique de l’orchestre des paria
Se mélangeait à la musique du temple
Les musiciens ouvraient le chemin

Les villages voisins accouraient
La divinité écoutait le tambour
Le barbier pleura un peu
On entendait la fête de loin

La troupe d’acteur mâchait du bétel
Et dormait dans la cour du temple
Un gamin fit exploser un pétard
Les adolescents courtisaient les filles

Pendant la fête de Bharatam,
Le mariage de Draupadi
Fut mimé par un acteur en sari rouge
Le char des perles traversa l’ur (village hors hameau des intouchables)

Le dernier jour de la fête
Il m’a fallu marcher sur le feu
Les corps recouverts d’un tissu blanc
Me battre avec des branches de margosier

Et le prêtre lisait son livre
Près du temple de Murugan
Les pèlerins s’approchaient du feu
Les dévots firent vœu de chasteté

La bouche bâillonnée
Un homme descendit le premier dans le feu
Suivi par une dizaine de dévots
On entendit le fouet claquer sur leur peau brillante

Les paria ne faisaient que regarder
Des fleurs dans les cheveux, le regard dans le feu
Une longue file de femme descendue jusqu’à l’étang
Un enfant fit claquer un pétard

Pendant la fête de Bharatam...

∗∗∗

CENJELA / FAIS ATTENTION (BEMBA DE ZAMBIE)

Cenjela (fais attention), les mouches ont envahi la capitale

Elles murmurent sous la lumière des étoiles une complainte infernale

Isa kuno (viens ici), ikala tondolo (ne fais pas de bruit), prends ma main

La nuit nous pourchasse depuis notre arrivée en ville ;

Endesha (dépêche-toi), les boules de feu maculent l’obscurité

Fukama (agenouille-toi) devant la nuit, demandons-lui pardon de l’avoir souillée

Partons rejoindre le crépuscule en empruntant la lumière d’une étoile

Lolesha kuno (regarde par ici) laisse-toi emporter par l’océan de braises de mon regard

Mwisakamana (ne t’inquiète pas) je tiens l’avenir dans le creux de ma main,

Un peu de thé ? je vais faire bouillir la pluie qui dégouline sur mon visage

Je ne suis pas certain que tu m’aimeras un jour, mais les étoiles sont revenues

hanter le ciel

Waliyemba (tu es belle) et cette nuit semble ne pas vouloir cesser d’exister

Marchons dans les rues de Kitwe, les portes de l’église se sont ouvertes à la volée,

Entends-tu l’explosion dans les mines d’émeraude du nord-ouest ? L’odeur de brûlé

Est venu hanter nos narines,

Un écolier est sorti en courant de l’école

Son uniforme avait pris la teinte du ciel du matin

Qui se déshabillait devant les yeux d’un oiseau bleu rougis par l’insomnie

La rivière Kafue a éclaté de rire devant notre manque d’audace,

J’ai pris ta main devant l’étal d’un marchand de tabac,

Mfukatila (embrasse-moi) pendant que l’averse dissimule nos corps aux curieux

Je ne suis pas certain que tu m’aimeras un jour, mais le soleil est revenu hanter le

ciel

Mwisakamana (ne t’inquiète pas) je tiens l’avenir dans le creux de ma main,

Partons rejoindre le centre-ville en empruntant la grande route de Kitwe

Isa kuno (viens ici), ikala tondolo (ne fais pas de bruit), prends ma main

Cenjela (fais attention), mes pensées ont envahi la capitale

Elles murmurent ton nom, enveloppé dans la lumière du matin

∗∗∗

LE VIEIL HOMME NÉALAIBH / LE VIEIL HOMME DANS LES NUAGES (MANNOIS)

Le vieille homme habite le sud-ouest d’Ellan Vannin (l’île de Man)

Le soir il verse de l’eau salée sur le coghal (centre d’une blessure) de sa mémoire

La mer d’Irlande tire les rideaux océaniques aux quatre points cardinaux

Les toastracks (trams) tractés par des chevaux l’amènent jusqu’à la mer

Il regarde les navires chargés de hareng repartir vers l’aley (zone de mer agitée et fructueuse)

Puis à Crookhaven dans la prairie, il a rencontré un prêtre

Un paon s’est invité dans leur entrevue

Il venait de la keyll (forêt) sous le soleil glacial

Le jouyl (diable) riait au-dessus de son visage ridé, mais il a chuchoté au prêtre :

« Qu’importe si je meurs bientôt, qu’on disperse mes cendres sur le mont Sniall (Snaefell) »

Ma maison restera toujours debout après moi

Auprès de la rivière Glass et de ses flots ténébreux »

Un kayt (chat) joue avec le fil de mon rouet

Moi qui suis le maître du temps, j’en reprise la couverture effilochée

Avec la laine brune des moutons loaghtan

Tandis que l’âme du vieillard d’Ellan Vannin monte néalaibh (dans les nuages)

« Mes enfants prendront soin des keeills (croix celtiques) a-t-il confié au prêtre

Mais déjà voilà que j’entends l’eean (oiseau) des morts »

Il s’est penché avant de mourir. Il a cueilli un genévrier

« J’en ferai du gin pour mes enfants et moi »

Présentation de l’auteur