Max Alhau, Entretenir le feu

Le titre du dernier recueil de Max Alhau résume à lui seul toute la démarche de ce poète au long cours et qui n’a jamais cessé, de livre en livre, d’entretenir effectivement son feu intérieur. Il nous le partage encore ici même, dans un élan de générosité qui ne se dément pas et demeure reconnaissable entre tous. Et c’est bien la marque d’un grand poète que de délivrer une musique qui, aussi discrète soit-elle, n’en est pas moins le meilleur guide pour réenchanter un lecteur trop souvent contraint aux fadeurs de l’horizon éditorial du moment.

On l’aura compris, l’époque manque de souffle, de fond. Pas l’auteur du présent livre, à l’écart du tumulte mais étonnamment présent au monde :

À l’intérieur de soi
on demeure à l’affut
d’images froissées,
de saisons en marge
ou même oubliées.

On est ainsi spectateur
de l’invisible, attentif
à ces riens que l’on frôle
sans le savoir.

Max Alhau, Entretenir le feu, éditions L’Herbe qui tremble, 2023, 104 p, 17€.

Cette attention portée, ce goût de l’intériorité sont les chemins les plus courts vers la poésie sans retour de Max Alhau. Les précédents recueils nous ont rendus familiers de cette quête permanente du silence et de la mémoire. Il semble qu’on écrive toujours le même livre. Certes. Surtout lorsqu’on est allé droit à l’essentiel et que plus rien n’est nécessaire à part s’approcher toujours et encore de ce centre, de cet axe du monde, à travers le paysage, le quotidien et l’absence. Cette dernière reste d’ailleurs comme à l’accoutumée la ligne de force du recueil. Elle sous-tend l’ossature des poèmes en vers ou en prose comme en filigrane. La poésie, c’est vivre en marge du silence, pour reprendre le titre de la seconde section du livre. Thème et variations, donc. Max Alhau prend le parti de faire évoluer son verbe dans une sorte d’atonalité pleine de détours, au rythme d’une marche toujours plus intérieure et sans illusions :

Sur une terre abandonnée on trouvera un jour asile. Les saisons, les jours n’auront
plus cours.
On dira que les mots ont été déportés vers un ailleurs imprévisible.
Ce sera sous couvert de l’imaginaire que l’on se mettra en route pour un destin sans
conséquence.

 

Le présent et rien d’autre. Moissonner les instants. Ni pour le meilleur ni pour le pire, mais pour l’éphémère, qui est sans doute la seule éternité qui vaille :

Nous attendons à l’écart, à proximité de l’infini ou de l’éternité dont nous doutons parfaitement.

Pas davantage d’espoir en une quelconque issue à notre condition humaine :

Tu explores chaque jour ce labyrinthe dont nulle Ariane ne viendra te délivrer.

Mais néanmoins une sorte d’espérance diffuse, chevillée au cœur et à l’âme du poète comme en tout homme :

La lumière que tu attends n’est pas encore apparue.

La lumière du verbe, elle, si. Elle nous laisse à l’envi de quoi entretenir le feu, dans un instant sans limites et qui n’est autre que la vie elle-même.

Présentation de l’auteur




Yves Boudier, En vie/intra-foras

Sur une page, trois poèmes en quinconce se parlent. Trois poèmes ou bien est-ce le même ? Un poème sur chaque page ou bien le même, tout au long du recueil ? La question à la fois se pose et ne se pose pas. Tout dépend du besoin qu'on a du signifiant. Tout dépend de sa propre respiration. En poussant le découpage — ou le découpement  — plus loin encore, le lecteur peut s'arrêter aux strophes de deux, trois ou cinq lignes.

Dolente sanguine
le ruban
délie

                                           un filament
                                           qu'une main
                                           jumèle

                                          à l'avalée
                                         du cœur

soupir
se ferme hors la bouche
qui enclôt
le vagir

blason de nuit
Cypris
perle

Yves Boudier, En vie/intra-foras, illustrations de Léa Guernchounow, Les Éditions du Paquebot, 2023.

Quel que soit le mode de lecture, "on y trouve son compte" : l'expression n'est pas déplacée puisque si, personnellement je ne sais pas ce qu'est la poésie, je sais ce que signifie le mot "poème". Le poème, c'est le rythme, le souffle. Dans la composition, pauses, déplacements et retenues sont essentiels. En vie (intra-foras) célèbre l'amour, la force de création, la mort et, donc, la poésie elle-même. Yve Boudier, avec son sens de la musique, évoque le silence, l'absence et la vibration. Entre plaisirs de la chair, rituels intimes, voyages, visions ou éclats de lumière, il approfondit ces minuscules instants à gober avant qu'il ne soit trop tard. Les illustrations presque minérales, la magnifique mise en page et le grain du papier jouent en contrepoint à cette sensualité latente, amplifiant l'impression du lecteur de se trouver en suspens. Par la pudeur de l'écriture et l'art de la mise en scène, ce recueil peut-être considéré comme une sorte de manifeste de la poésie contemporaine.

Présentation de l’auteur




Pascal Boulanger, En bleu adorable

Qu’est-ce qui pousse Pascal Boulanger à livrer ses Carnets de l’année 2019 à 2022 ? Que nous apprennent-ils après Jusqu’à présent je suis en chemin (2016-2018) et Confiteor (2012-2013) ? De quoi traitent-ils en convoquant notamment avec insistance Hölderlin, Chateaubriand, Rimbaud, Lautréamont, Breton, Claudel, Heidegger, Pleynet, Minière, Sollers, Debord ?

C'est recentrer pour l'auteur et le lecteur la question sur la traversée singulière de ces écritures. Dans le trait et le retrait d'une vie qui est venue trouver refuge en Bretagne. Qui permet au poète de passer au crible l'actualité avec la bonne distance et qui mesure l’étendue de la perte. De la perte de sens, de la pensée, de la littérature. À revers du ressentiment, Pascal Boulanger choisit le présent. La poésie est cette activité qui permet de penser ensemble les enjeux du présent. Pascal Boulanger y chemine de sentier en chemin de traverse. Et s’il fustige certains poètes, s’est pour mieux préciser ce qu’il entend défendre : sa propre traversée. Car c'est à travers elle que se dessine pour Pascal Boulanger un horizon dans l’ouvert de l’aujourd’hui. Être d’accord avec soi-même signifie être d’accord avec ses influences et en assumer les contradictions nécessaires. C'est aussi s’en amuser, car la littérature permet le jeu, la raillerie, l’ironie. C'est revenir sans cesse sur des expériences de vies et de lectures. Pascal Boulanger est depuis toujours un lecteur de Paradis de Sollers qu'il place non pas en marge d'une écriture d'avant-garde, mais au centre d'une écriture poétique. À l'instar de Joyce et de Sollers, Pascal Boulanger s'accorde à parler d'épiphanie. D'épiphanie dans la vie et l'écriture. Dans la poésie et l'existence. Car la poésie n'est pas dénuée d'existence et l'existence de poésie. Pour le poète Pascal Boulanger : « La poésie comme épiphanie et comme abîme se donne immédiatement. » Comme il aime à le rappeler : « L’épiphanie surgit, sans pourquoi, sans commerce, s’engouffre dans l’horloge des fleurs, avant que le chaos des émotions et des émeutes ne retourne à l’ordre, avant que des empreintes ne soient figées dans l’ambre de l’histoire. » C'est bien la pensée du poétique qui fonde l’écriture. Un poète sans penser cette dépense n’écrit pas. Il se répète. Il répète la littérature. Un poncif. Au contraire de la traversée, de la pensée et de l'écrire.

Pascal Boulanger, En bleu adorable, Carnets 2019-2022, Editions Tinbad, 85 p., 15 €.

 

 

D'en faire l’écho un présent. Le titre de ses Carnets porte le titre d'un poème exhumé de l'histoire et traduit par André du Bouchet : En bleu adorable. « Habiter poétiquement le monde (et non pas économiquement) écrit Boulanger, consiste à guetter n’importe quel motif qui surgit en bleu adorable. La folle sagesse d’Hölderlin a été de tenir à distance le monde afin de l’approcher au plus près. » On y reconnait bien ce qui fait la spécificité de l'écriture de Boulanger : « Être là, dans l’échec et la question, dans la beauté qui ne fait pas question, marcheur qui pense en marchant et parle dans un saisissement qui le dessaisit. » Ce qui donne à la phrase de Pascal Boulanger sa tension et sa densité. Jamais loin de Hölderlin, jamais loin de Rimbaud. De toute la littérature en mouvement dans l'écriture : « Vivre comme un dieu, ignorant l’heure qui sonne, voyant tout dans un éclair. Je savoure moi aussi des joies profondes à errer à travers champs, j’ai assez de ce qui m’entoure pour assouvir mon appétit de merveilleux et je m’approche, sans crainte, des villes splendides. J’avance oublieux dans la lumière des ruines et c’est au bas des falaises taillées à pic, le désert soudain déployé à perte de vue. » Puisse ce saisissement dans ce dessaisissement continuer.


Présentation de l’auteur




Cécile Guivarch, Sa mémoire m’aime

Le livre, de totale empathie, eût pu s’intituler « Le livre de ma mère » car ici respire l’hommage d’une fille à sa mère, dont l’attachement précieux a subi, en fin de parcours, le travail sournois d’Alzheimer.




En petites proses toutes gonflées d’une émotion retenue, non feinte, le livre s’écoule des rives de l’enfance aux bords de la vieillesse de la mère, partie en 2021.

Avec la mère, c’est l’Espagne quittée – la Galice, ce sont les fleurs que la mère aimait tant (elle avait le jardin le plus fleuri du village). Ce sont les ancêtres car une fois de plus Cécile parle des siens, avant c’était son « abuelo », sa grand-mère, ses parents émigrés. Ce tissage familial donne aux textes leur pesant d’authentique ferveur.

On plonge dans toutes ces années où fille et mère se sont tenu la main – geste depuis l’enfance. Et dire, redire cet attachement de toujours avec les mots de la dérive, des fins de parcours terribles, et Cécile d’évoquer le temps où les syllabes se mélangeront, où les prénoms seront oubliés.

« J’écris ma mère » : elle écrit sa mémoire vive, sa mémoire déclinante, son jardin, ses fleurs, sa langue (elle a appris le français), son travail (« toute sa vie les mains dans l’eau »). Que de vive émotion à lire ces textes, qui s’adressent à toutes les mères.

Guivarch, une fois de plus, nous donne une leçon de vie, dans une prose poétique, avec ses mouvements courts, ses phrases haletantes, le souffle d’une vie liée aux autres – à l’aune de ce que fut sa mère pour les autres.








Cécile GUIVARCH, Sa mémoire m’aime, Les Carnets du Dessert de Lune, 2023, 92 p. ; 15 euros. Illustrations de Pascale Marbot.

Présentation de l’auteur




Regard sur la poésie Native American : Denise Lajimodiere – l’impact des pensionnats pour enfants Indiens

Béatrice Machet et Recours au poème remercient Denise Lajimodiere pour son autorisation à traduire et reproduire les poèmes.

À l’occasion de la nomination de Denise Lajimodiere au rang de « poet laureate » de l’état du Dakota du nord, la première Indienne à être nommée à ce poste dans cet état, et ce pour deux ans, permettez-moi de vous présenter cette citoyenne de la nation Anishinaabe, et plus précisément membre de la communauté Chippewa de Turtle Mountain.

Elle a été enseignante pendant 44 ans, elle est désormais à la retraite, son dernier poste était celui de professeur d’encadrement pédagogique à l’université d’état du Dakota du nord. Autrice de quatre livres de poésie, elle est aussi connue pour avoir écrit un livre universitaire très remarqué en 2019, à savoir Stringing Rosaries, (enfiler des chapelets) qui parle des pensionnats pour enfants Indiens.

Elle a remis à l’honneur le « Birch Bark biting art », une activité traditionnelle de sa culture totalement tombée en désuétude. Il s’agit de sélectionner de minces pièces flexibles d’écorce de bouleau.

Le livre de Denise Lajimodiere, Stringing Rosaries, approfondit la question de la déportation des Indiens d'Amérique.

On utilise les canines soit pour percer la pièce d’écorce et en faire une dentelle ou bien simplement pour faire pression et rendre l’écorce quasi transparente. Si la pièce est pliée elle peut servir à former des dessins symétriques, ces dessins ont une valeur symbolique ou spirituelle propre à la culture Anishinaabe.  Pour illustrer ces propos voici un poème de Denise Lajimodiere qui explique cette pratique.

BIRCH BARK BITING

I study the spring peeled
bark, gathered when leaves
unfolded.
Thunderbirds, wings spread
wide, gaze back at me.
I peel the amber bark
into thin layers, careful
not to tear claw marks.
I place the folded bark in my
mouth, biting down with eye
teeth, closed eyes see designs,
I unflod a flower, turtle,
or dragonfly, hold
it to the light, feathery bite
marks glow through
transparent wings. 

MORDRE L’ÉCORCE DE BOULEAU

J’examine l’écorce de printemps
pelée, récoltée quand les feuilles
se déplient.
Des Oiseaux-Tonnerres, ailes largement
déployées, me fixent à leur tour.
Je pèle l’écorce ambrée
en de fines couches, attentive 
à ne pas laisser des traces de serres.
Je place l’écorce pliée dans ma 
bouche, je mords dedans avec mes 
canines, les yeux fermés voient les motifs,
je déplie une fleur, une tortue,
ou une libellule, je la présente
à la lumière, des marques de morsures
comme plumes luisent au travers
des ailes transparentes. 

Denise Lajimodiere participe aux Pow-wows en tant que « jingle-dress dancer », c’est-à-dire qu’elle porte une robe où se trouvent des clochettes qui sonnent à chaque mouvement. Elle se relaxe en pratiquant l’aquarelle. Elle vit sur la réserve, au bord d’un lac, dans les « Turtle Mountains », un plateau culminant à 600m au-dessus du niveau de la mer situé à la fois dans le Dakota du Nord, le Minnesota, et le Manitoba au Canada).

Elle dit volontiers que sa nation, sa communauté, sa culture, sont les sources de son inspiration, en tant qu’artiste comme en tant que citoyenne. Sa nomination est une bénédiction qui a un impact à double effet. Premièrement de représentation : les jeunes Indiens et Indiennes sur les réserves dans des situations difficiles peuvent rêver d’une carrière comme celle vécue par Denise Lajimodiere, cela peut leur inspirer le désir de faire des études, de se projeter dans un rôle au service de leur communauté, de leur histoire, de leur culture. Cela leur montre que les autochtones peuvent accéder et mériter les honneurs en dehors de leur nation Indienne. D’où plus de confiance, avec le sentiment d’avoir une légitimité et une valeur en tant qu’Indien, d’où une estime de soi renforcée, cela donne un espoir, car le cercle vicieux de l’injustice sociale peut être rompu, ils peuvent se mettre à rêver d’un futur meilleur.

Cette nomination permet aussi à tous les habitants du Dakota du nord d’avoir l’opportunité de réviser leurs stéréotypes vis-à-vis des populations Indiennes, de connaître depuis le point de vue Indien tout un pan de l’histoire, toute une façon de penser et de vivre. Cette potentialité de contact pour faire reculer l’ignorance, l’indifférence voir l’hostilité vis-à-vis des Indiens ne peut être que bénéfique. Denise Lajimodiere lit de la poésie depuis ses dix ans et a commencé à prendre des cours d’écriture pendant ses années de Lycée. Elle dit dans un entretien qu’à l’époque (1964) aucun auteur amérindien ne s’était encore fait connaître, elle n’avait pas de modèle à suivre et elle pensait que les Indiens n’écrivaient pas, ne pouvaient pas devenir écrivains. Ce n’est qu’en 1984 qu’elle découvre un livre, Love Medecine (de Louise Erdrich, elle aussi Anishinaabe) et aussitôt elle cherche à participer aux ateliers d’écriture que Louise Erdrich et sa sœur Heid  conduisaient. C’est ainsi que lui est confirmée sa capacité à écrire de la poésie et que soutenue par le regard de ses deux écrivaines autochtones, elle a commencé à oser publier sa poésie, oser se penser poète.  

Pendant des années, Denise Lajimodiere a fait des recherches sur les pensionnats pour enfants Indiens, ces établissements où l’on envoyait de force les jeunes des réserves et où, en guise d’éducation, beaucoup n’ont reçu que mauvais traitements, abus de toutes sortes, bien que souvent ces établissements aient été dirigés par des prêtres, les laissant traumatisés, incapables de s’insérer dans la société dominante et incapables de se réinsérer dans leur milieu tribal puisque coupés de leur culture et de leur langue dès le plus jeune âge.

Les répercussions psychologiques de cette politique des pensionnats se fait encore sentir aujourd’hui, alors qu’éclatent les scandales liés à ces pratiques au Canada comme aux États-Unis. On peut sans crainte dire que du 18ième siècle jusqu’aux années 1960, ce réseau de pensionnats pour enfants Indiens institutionnalisait le kidnapping légal, l’abus et l’assimilation culturelle forcée des jeunes amérindiens en Amérique du nord et voici un témoignage de la terreur qu’on subissait dans ces pensionnats, puisque Denise s’est basée sur ces témoignages et entretiens avec les victimes de ces pensionnats pour écrire ses poèmes.

Redacted

I was detailed to the post office.
A kid came in and I handed him
a letter from home.

The priest hollered that the letter
needed to be read first and redacted,
then he took his fist and busted me in
I came to on the floor, alone.

Censuré

J’ai été détaché à la poste.
Un gosse est entré et je lui ai remis
une lettre venant de chez lui.

Le prêtre a braillé que la lettre
devait être d’abord lue et censurée,
puis il m’a fait exploser avec son poing
je suis tombé au sol, seul. 

Dans un recueil paru en 2016 intitulé Bitter Tears, « larmes amères », Denise Lajimodière écrit : "Sap seeps down a fir tree's trunk like bitter tears.... I brace against the tree and weep for the children, for the parents left behind, for my father who lived, for those who didn't,"  (La sève s’écoule du tronc d’un sapin comme des larmes amères  Je me serre contre l’arbre et je pleure pour les enfants, pour les parents restés, pour mon père qui a survécu, pour ceux qui n’ont pas vécu).

Denise Lajimodiere a également fait des recherches sur le leadership des  amérindiennes et sur la violence auxquelles les femmes se trouvent confrontées. Elle se fait la voix, jamais larmoyante, de diverses femmes, jeunes-filles et petites filles amérindiennes et ce faisant nous ouvre les portes d’un monde où courage et dignité sont des qualités absolument requises pour supporter les tensions entre autochtones et blancs. Voici un poème qui se trouve dans le recueil DRAGONFLY DANCE (danse de la libellule) paru en 2010 aux presses universitaires du Michigan.

 

Out Steppin’

I ask my mom where she’s going.
Out steppin’ she says, a black patent
leather purse draped over her arm.
She outlines her lips in red
without a mirror, drops the case
into her bag, and closes the tortoiseshell
latch with a snap that tells him
let’s go.

I wrap my arms around a leg
And beg her not to leave
Us, my sister and I wail
And slap the door as it slams shut.
Our brother grabs us by our braids
And drags us down the hall,
Ties the mamma cat up in a paper
Bag and throws her down the stairs,
Over and over we scream. He rips the head
Off our favorite doll, then pins
Me down first, lays heaving
On top, brown, stinking hand
Over my mouth. Later he strangles
A kitten in front of us and says he’ll kill
the rest if we tell.
In the morning tiny, pink, plastic babies
In our shoes, a race car in his.

DE SORTIE

Je demande à ma mère où elle va.
De sortie dit-elle, un sac à main
vernis noir couvrant son bras.
Sans miroir elle souligne ses lèvres
de rouge, lâche l’étui
dans son sac, et fait claquer le fermoir
en écaille de tortue qui signifie
allons-y.

De mes bras j’entoure une jambe
et la supplie de ne pas nous
abandonner, ma sœur et moi pleurnichons
et je frappe la porte alors qu’elle se ferme en claquant.
Notre frère nous attrape par nos tresses
et nous traîne dans le couloir,
il ligote la maman chat dans un sac
en papier et la jette en bas de l’escalier,
nous hurlons encore et encore. Il arrache la tête
de notre poupée préférée, puis il m’épingle
en premier, me pose sa main
brune collante sur la bouche. Plus tard il étrangle
un chaton devant nous et dit qu’il
tuera les autres si nous le dénonçons.

Le matin, des petits bébés en plastique  rose
dans nos chaussures,
une voiture de course dans les siennes.

Dans un poème intitulé "The Necklace," (le collier) la narratrice montre comment sa mère avait réparé son collier préféré, un ouvrage perlé comme on les fait dans certaines cultures amérindiennes, "her arthritic fingers patiently / threading beads / on the long thin needle, weaving / night after night." (ses doigts arthritiques patiemment / enfilaient des perles / sur la longue aiguille, ils tissaient / nuit après nuit.)

Quand le collier est enfin réparé, la petite fille le met à son cou et part pour l’école, là :

At recess a White boy                                                       À la récréation un garçon blanc
ran by, yanked                                                                   
courut vers moi, l’arracha
it off my neck and threw it.                                             
de mon cou et le jeta.
I watched as it ascended                                                 
Je le regardais s’élever
high above the blacktop,                                                 
au-dessus du bitume,
the beads glittered, scattering their light, 
                 les perles étincelaient, diffusaient leur lumière,
a rainbow against gray skies.                     
                 un arc-en-ciel contre le ciel gris.

Le style de Denise Lajimodiere est dépouillé, direct, il peut aussi être cru. Les mots des poèmes se fraient un chemin dans nos imaginations et nous permettent, un tant soit peu, de faire l’expérience d’être amérindien, de mieux comprendre, en profondeur, ce que vivre en étant amérindien signifie, ce que cela implique en terme de racisme, de contraste culturel, et cette connaissance est nécessaire à partager. Car pour les amérindiens la vie n’est pas aisée sur la réserve, elle n’est pas facile en dehors non plus, pourtant et comme beaucoup de ses pairs, Denise Lajimodiere ne tombe pas dans le piège de la victimisation. Elle fait œuvre de mémoire, et des souffrances passées elle entend faire surgir des chants de guérison. Voici un poème publié en 2021 sur le site de  l’académie des poètes américains, dans la rubrique poem-a-day.

Tawkwaymenahnah

I walk around the small tribal
welfare cabin Kookum
had lived in, searching
for her grinding stones.

On hot August days
we would sit for hours grinding
chokecherries, pits and all.
She would hum or sing
softly in Cree, put the mash
into small patties on cookie sheets,
cover them with screens
to keep the birds out,
set them on the cabin’s low roof
to dry in the hot North Dakota sun.

In the dead of winter, she would soak
the dried patties overnight,
then fry them in bacon grease,
add flour and sugar,
the small shack filling with a tangy
sweet scent, and summer
flooded my every pore.

I take my grandkids berry picking,
they complain of heat, mosquitoes, ticks,
twigs catching their braids.
I wear my apron, make a pouch
to pick the low hanging berries
with one hand and toss them in
like Kookum did.

Kneeling before the flat rock,
braids tied back,
smaller rock clasped in hand,
I pound the fresh berries
pits and all.
Grandkids want to try,
and soon the rock is singing
my grandmother’s songs.

Tawkwaymenahnah

Je fais le tour de la petite 
cabane tribale où Kookum*
a vécu, en marchant je cherche
ses pierres de meulage.

En août les jours chauds
nous restions assises pendant des heures
à moudre des cerises à grappe, les noyaux avec.
Elle fredonnait ou chantait
doucement en Cree, de la pâte faisait des petites galettes 
qu’elle déposait sur des plaques à biscuits,
les couvrait de claies
pour tenir les oiseaux éloignés,
les plaçait à sécher au chaud soleil  du Dakota du nord
sur le toit peu élevé de la cabane.

À la fin de l’hiver, elle laissait tremper les galettes
séchées toute la nuit,
puis les faisait frire dans la graisse de bacon,
ajoutait farine et sucre,
la petite cahute s’emplissait d’une douce
odeur acidulée, alors l’été
inondait tous mes pores.

J’emmène mes petits-enfants cueillir des baies,
ils se plaignent de la chaleur, des moustiques, des tiques,
des branchettes accrochent leurs tresses.
J’ai mon tablier sur moi, j’en fais une poche, 
d’une main je ramasse les baies basses
et je les jette dedans
comme Kookum le faisait.  

Agenouillée devant la pierre plate,
tresses attachées dans le dos,
une pierre plus petite en main,
je martèle les baies fraiches
et les noyaux avec.
Les petits-enfants veulent essayer,
et bientôt la pierre chante
les chants de ma grand-mère. 

*kookum signifie grand-mère en langue Cree. (N.d.T.)

 

Les auteurs amérindiens font souvent preuve d’un humour mordant, qu’on pourrait parfois qualifier de « noir », et Denise Lajimodiere ne fait pas exception. Elle retrace des épisodes de l’histoire familiale, celle qui avec d’autres constituent l’histoire d’une communauté, d’un peuple, et qui s’est trouvée effacée de l’Histoire, celle que raconte les « vainqueurs ». Voici un court poème, inclus dans le recueil Dragonfly Dance, qui humblement témoigne mais qui fait mouche en laissant un sourire aux lèvres :

 

BAG BALM

All hail the chartreuse can of lanolin
Good for all tits whether attached to
The four legged or the two.
Good for itches, bad for the cavalry

Who killed all my grandmother’s cows
chickens and pigs on their way
to find Little Shell, they never found
the chipped china hidden

in the well or the berry money,
wrapped in plastic, safein square Bag Balm cans
buried under the birch wood pile.

Bag Balm*

Louée soit la boîte verdâtre de lanoline
bonne pour tous les tétons qu’ils soient attachés
aux quadrupèdes ou aux bipèdes.
Bonne pour les démangeaisons, mauvaise pour la cavalerie

qui a tué toutes les vaches de ma grand-mère
poulets et cochons, en route pour
Little Shell**,  ils n’ont jamais trouvé
la porcelaine chinoise ébréchée cachée

dans le puits ni l’argent des baies,
enveloppé dans du plastique, en sécurité
dans les boîtes carrées Bag Balm
enterrées sous la pile de bois de bouleau.

*Bag Balm est la marque déposée d’un produit hydratant pour la peau, mains et corps, pour les peaux sèches. (N .d.T.) 

** Little Shell est le nom d’une tribu Chippewa ayant une existence légale dans l’état du Montana mais qui n’est pas reconnue comme telle au niveau fédéral, à qui donc on n’a pas octroyé de terres. Cette communauté n’a donc pas de réserve allouée et se trouve dispersée dans tout l’état du Montana et les états voisins, jusqu’au Canada. Forte d’une population de 6500 personnes,  elle continue de lutter pour faire valoir ses droits auprès du gouvernement et du bureau aux affaires Indiennes. Little Shell est aussi le nom du chef de cette communauté, qui il y a 125 ans , réclama plus de 400 hectares de terre pour sa bande de Chippewas. (N .d.T.)

Très attachée à transmettre l’histoire de son peuple, sa culture et ses traditions, Denise Lajimodiere se fait, au long de ses écrits, le relais des valeurs et des principes amérindiens dont la notion de passé, présent et futur n’est pas le plus facile à saisir pour les occidentaux. La connexion entre les générations est essentielle, est vitale, est désirée et cultivée :

WE CARRY THE LAST CENTURY 

My father’s mother died
in the flu pandemic of 1918.
I know little about her,
as a child she survived
Indian wars, treaties, starvation,
forced to live on a newly
formed reservation.

Now, a hundred years later,
I tell my grandchildren
my grandmother died
in the flu epidemic.
I wonder if I will survive
this new pandemic.

I think of Kokum,
tewnty-three years old
with two children under four.
Did she wear a mask ?
I wear one made
of dragonfly print,
the dragonfly a protector
during wars, a symbol
of rebirth, hope, renewal.

Was she afraid
as death closed in ?
Did she suffer, lungs filling,
unable to breathe ?

Will my grandchildren say
My grandmother died during
the 2020 Covid pandemic ?

I wear my mask
and breathe.

NOUS EMPORTONS LE SIÈCLE DERNIER

La mère de mon père mourut
pendant l’épidémie de grippe en 1918.
Je sais peu de choses d’elle,
enfant elle a survécu
aux guerres indiennes, aux traités, à la famine,
forcée de vivre sur une réserve
nouvellement constituée.

Maintenant, une centaine d’années plus tard,
je dis à mes petits-enfants
ma grand-mère est morte
pendant l’épidémie de grippe.
Je me demande si je vais survivre
à cette nouvelle pandémie.

Je pense à Kookum,
vingt-trois ans
et deux enfants en bas âge.
Portait-elle un masque ?
J’en porte un
taillé dans un imprimé libellule,
la libellule protège
durant les guerres, un symbole
de renaissance, d’espoir, de recommencement.

Était-elle effrayée
alors que la mort l’enserrait?
Souffrait-elle, poumons remplis,
incapable de respirer ?

Mes petits-enfants diront-ils
ma grand-mère est morte pendant
la pandémie 2020 de covid ?

Je porte mon masque
et je respire.

 

Pour transmettre, pour expliquer, pour enseigner, Denise Lajimodière n’hésite pas à s’adresser aux enfants, j’en veux pour preuve son livre, intitulé Josie Dances, qui raconte l’histoire d’une petite fille qui veut danser au prochain pow-wow, et qui pour cela, doit aussi bien préparer sa tenue que s’entraîner à exécuter les pas et les danses. Il faut aussi découvrir quel serait son nom spirituel et c’est précisément le nom que rêve l’une de ses grands-mères. Entourée de son environnement familial Ojibwa, la petite fille soutenue et encouragée, Josie comprend en quoi il est important d’honorer ses ancêtres, eux à qui l’on doit de pouvoir encore danser, eux par qui passent le lien et la force d’une culture de générations passées en générations à venir.

 

Le quatrième recueil de poésie écrit par Denise Lajimodiere et paru en 2020 aux presses universitaires du Dakota du nord, constitue une critique de la culture coloniale, de la société construite par les colons en Amérique. Le titre est venu d’une observation d’une statue représentant un guerrier Indien à cheval, faite de matériels et d’outils soudés ensemble, trouvés dans les fermes. Il souligne combien les stéréotypes sont tenaces et combien ils enferment les amérindiens dans des images loin de leur être réel, loin de leur identité réelle, et combien cela leur nuit, eux qui ont presque à s’excuser de n’être pas comme les blancs les rêvent, eux à qui l’existence est de ce fait encore et toujours niée, reléguée dans les marges et les déchets produits par la société dominante. La critique bien qu’ouvertement exprimée, est subtile, ancrée dans la philosophie et le savoir traditionnel des Indiens Chippewa (encore nommés Ojibwa, tous appartenant à la grande nation Anishinaabe). 

Grâce à tous ses livres, grâce à son implication et son sens de l’éducation, grâce à son nouveau rôle de « poet Laureate », gageons que la parole  de Denise Lajimodiere, elle qui incarne si bien les valeurs amérindiennes, elle qui tient tellement bien son rôle de femme amérindienne, sera entendue au-delà des limites de sa réserve jusqu’à nos oreilles occidentales, afin que la transmission se poursuive et gagne les esprits, afin que les beautés de ces cultures amérindiennes inspirent nos pensées et nos comportements.   

 

Présentation de l’auteur




Lorna Crozier, de Vancouver au monde

Lorna Crozier (https://www.lornacrozier.ca/) est née en 1948 à Swift Current, en Saskatchewan, où elle a passé son enfance. Elle a étudié aux Universités de la Saskatchewan et de l’Alberta. Avant d’entamer sa carrière de poétesse, elle a enseigné l’anglais à l’école secondaire et a été écrivaine résidente dans de nombreuses universités canadiennes. Officière de l’Ordre du Canada, elle est reconnue pour son immense contribution à la littérature canadienne et est la lauréate de cinq doctorats honorifiques, plus récemment des universités McGill et Simon Fraser. Professeur émérite à l’Université de Victoria, elle a lu sa poésie, qui a été traduite en plusieurs langues, sur tous les continents et a animé de nombreux ateliers d’écriture, particulièrement à Wintergreen et à Naramata, et aussi enseigné au Banff Centre for Arts and Creativity. Elle vit sur l’île de Vancouver.

Son premier recueil Inside in the Sky a été publié en 1976. Elle est l’auteure de 16 recueils de poésie dont The Garden Going on Without Us, Angels of Flesh, Angels of Silence, Inventing the Hawk (qui lui a valu le Prix du Gouverneur général en 1992), Everything Arrives at the Light, Apocrypha of Light, What the Living Won’t Let Go, Whetstone, The Blue Hour of the Day: Selected Poems, Small Mechanics, The Book of Marvels: A Compendium of Everyday Things, The Wrong Cat et What the Soul Doesn’t Want. Elle a aussi publié un récit biographique, Small Beneath the Sky, et trois livres pour enfants : Lots of Kisses, So Many Babies et More Than Balloons. En 2015, elle a collaboré avec le photographe de renommée mondiale Ian McAllister dans le cadre du livre The Wild in You: Voices from the Forest and the Sea. Elle a aussi dirigé deux ouvrages : Desire in Seven Voices et Addiction: Notes from the Belly of the Beast. Avec son mari le poète Patrick Lane (1939-2019), elle a dirigé les recueils Breathing Fire: Canada’s New Poets (1994) et Breathing Fire 2 (2004)

Lorna Crozier, pour le projet Planet Earth Poetry Poets Caravan. Si vous souhaitez explorer les archives d'une carte interactive des poètes : www.shorturl.at/hAEJ7

Elle a également compilé et dirigé Best Canadian Poets, 2010. Ses poèmes ont paru dans de nombreuses anthologies et ont été traduits en plusieurs langues. En 2018, elle a reçu le George Woodcock Lifetime Achievement Award. Dans Through the Garden: A Love Story (with Cats), publié en 2022 (Toronto: McClelland & Stewart), elle évoque sa vie avec le poète et écrivain Patrick Lane.

Les vilains enfants

Une institutrice a fait ramper le vilain enfant
sous son bureau et l’a forcé à y rester
jusqu’à la récréation. Cela lui semble étrangement sexuel 
à présent, cette senteur sombre et musquée.
Une autre a obligé le vilain enfant à se tenir debout
dans une corbeille à papier, a enfoncé 
de la gomme à mâcher sur le bout de son nez.
Il est resté planté là jusqu’à ce qu’il s’évanouisse, jusqu’à ce qu’il chavire 
avec fracas. Une institutrice a frappé la vilaine enfant
avec la baguette lorsque celle-ci a mal épelé un mot durant le tournoi d’orthographe. 
Une autre a obligé la vilaine enfant à se lever,
pour montrer à la classe qu’elle s’était mouillée,
une flaque jaune autour de son pupitre.
Une autre institutrice a fait manger ses mots au vilain enfant,
jusqu’à ce que celui-ci s’étouffe avec le papier, la bouche bleue à cause de l’encre.
Un instituteur a touché l’enfant, tellement mal,
là où il n’était pas censé le faire,
Une autre a cassé les orteils de la vilaine enfant,
lorsque celle-ci a refusé d’arrêter de sauter à la corde,
une autre a coupé les doigts du vilain enfant
parce qu’il n’arrêtait pas de tambouriner sur son pupitre.
Une autre a coupé en morceau le vilain enfant.
Nous l’avons regardée enterrer le corps
sous la cage à écureuil
là où chaque hiver sur le métal froid
les vilains enfants laissent leur langue. 

The Bad Child1

One teacher made the bad child
crawl under her desk and stay there
till recess. It seems strangely sexual
to him now, the dark, the musky smell of her.
Another made the bad child stand
in a waste-paper basket, pushed
wet gum on the end of his nose.
He stood there till he fainted, keeled over
with a crash. One teacher hit the bad child
with the pointing stick when she spelled a word wrong in the spelling bee.
Another made the bad child rise,
show the class she had wet herself,
a yellow pool around her desk.
One teacher made the bad child eat his words
till he gagged on paper, mouth blue from ink.
One touched the child, so very bad,
where he wasn't supposed to,
another broke the bad child's toes
when she wouldn't stop skipping,
one cut off the bad child's fingers
because he drummed and drummed his desk.
One chopped the bad child into bits.
We watched her bury the body
beneath the monkey bars
where every winter on the cold metal
bad children leave their tongues.

 

Concombres

Les concombres se dissimulent
                        dans un camouflage feuillu,
surgissant
quand on s’y attend le moins
tels des exhibitionnistes au parc.

En vérité,
ils font tous une fixation
anale. Attention
lorsque vous vous penchez pour les ramasser.

Cucumbers2

Cucumbers hide
                          in a leafy camouflage,
popping out
when you least expect
like flashers in the park.

The truth is,
they all have an anal
fixation. Watch it
when you bend to pick them.

 

LES VARIATIONS GOLDBERG

Jamais je ne me suis sentie aussi déconnectée
de tout. La lumière et son absence.
La pluie. Le chat sur le rebord de la fenêtre qui attrape des mouches.
Glenn Gould interprétant les Variations Goldberg,
pour la dernière fois.
      Les variations infinies de toi,
faisant du café, commandant des semences pour le jardin,
m’appelant pour que je vienne faire l’amour à l’étage. Près de notre lit,
dans Equinox la photo d’un astronaute,
silhouette solitaire
   flottant dans le bleu froid
de l’espace, relié à rien, ne touchant
rien. Les doigts de Gould sur les touches d’ivoire.
Ce n’est pas du Bach qu’il joue
depuis sa tombe, le cœur arrêté.
Si libre de la gravité, l’esprit s'élève
telle une graine ornée de plumes, seule
simplement retenue par une fine coquille d’os.
Pas Bach, mais la musique avant qu’elle ne soit devenue
un tantinet humaine.
         Est-ce l’extase,
cet étrange éloignement ? La pluie tombant
de si loin. Les Variations
Goldberg de Gould. Tes mains. Le bleu
froid froid. Ma peau.

The Goldberg Variations3

Never have I felt so unconnected
to everything. Light and its absence.
Rain. The cat on the windowsill catching flies.
Glenn Gould playing the Goldberg Variations
his last time.
The endless variations of you,
making coffee, ordering seeds for the garden,
calling me upstairs to love. By our bed,
in Equinox a photo of the astronaut,
solitary figure
floating in the cold blue
of space, connected to nothing, touching
nothing. Gould's fingers on ivory keys.
It isn't Bach he's playing
from the grave, the stopped heart.
So free of gravity the mind lifts
like a feathered seed, only
a thin shell of bone holding it in.
Not Bach, but music before it became
the least bit human.
         Is this ecstasy,
this strange remoteness? Rain falling
from such a distance. Gould's Goldberg
Variations. Your hands. The cold
cold blue. My skin.

La vie au jour le jour

Je n’ai pas d’enfants, mais lui en a cinq, dont trois sont grands et deux sont restés avec leur mère. Cela n’avait nulle importance lorsque j’avais trente ans et que nous nous sommes rencontrés. Il n’y aura pas d’enfants, a-t-il lancé, la première nuit où nous avons couché ensemble et je m’en fichais, je pensais que nous ne durerions pas de toute façon, ces terribles disputes, lui et moi nous battant pour être le premier à faire les valises, le premier à mettre les voiles. Une fois, je suis arrivée à la voiture avant lui, je me suis enfermé à l’intérieur. Il a sauté sur le capot, puis a donné un coup de pied dans les phares. Nos amis disaient que nous nous entretuerions avant la fin de l'année. Aujourd’hui, nous sommes dix ans plus tard. Aucun de nous ne veut partir. Nous sommes de la même famille, nous sommes un foyer l’un pour l’autre, la voix dans l’embrasure de la porte, criant « Entre, entre, la nuit tombe ». Pourtant, on me demande souvent si j’ai des enfants. Parfois, je réponds oui, parfois nous avons tellement de choses que nous formons une autre personne, je peux la sentir dans la nuit se glisser entre nous, raconter à mes rêves comment elle a passé sa journée. Bonne nuit, dit-elle, bonne nuit, petite mère, et elle part avant que je ne me réveille. Sur les pelouses, elle danse dans sa robe blanche, ses cheveux de rêve volent.

Living Day by Day4

I have no children and he has five, three of them grown up, two with their mother. It didn't matter when I was thirty and we met. There'll be no children, he said, the first night we slept together and I didn't care, thought we wouldn't last anyway, those terrible fights, he and I struggling to be the first to pack, the first one out the door. Once I made it to the car before him, locked him out. He jumped on the hood, then kicked the headlights in. Our friends said we'd kill each other before the year was through. Now it's ten years later. Neither of us wants to leave. We are at home with one another, we are each other's home, the voice in the doorway, calling Come in, come in, it's growing dark. Still, I'm often asked if I have children. Sometimes I answer yes, sometimes we have so much we make another person, I can feel her in the night slip between us, tell my dreams how she spent her day. Good night, she says, good night, little mother, and leaves before I waken. Across the lawns she dances in her white, white dress, her dream hair flying.

Nommer la lumière

Nommer la lumière comme l’Inuit la neige. La lumière autour des mains de mon père mourant dans son lit, ses doigts usés et recroquevillés. Les animaux à naître, endormis. La lumière de l’utérus et la lueur des rêves, elles vous ralentissent comme l’eau. Le corps de mon père s’est envolé en fumée, des cendres sous mes ongles. Dix lunes ont surgi de mes doigts au-dessus du lac où nous l’avons dispersé, la rive lumineuse d’alcali et de pierres éclaboussées de lichen. Sa brève brillance dans l’air, je la porte à moi maintenant, dans ce lieu où les nuits hivernales sont les plus sombres parce qu’il n’y a pas de neige.

Naming the Light5

Naming the light as the Innuit the snow. The light around my father's hands as he lay dying, his worn fingers curled. Unborn animals, sleeping. Womb-light and the glow of dreams, they slow you down like water. My father's body flew up in smoke, ashes under my nails. Ten moons rose from my fingers above the lake where we scattered him, the shore luminous with alkali and lichen-splattered stones. His brief shining in the air I hold to me now in this place where winter nights are darkest because there is no snow.

Notes

[1] Le poème « The Bad Child » est tiré de  Everything Arrives at the Light. Toronto: McClelland & Stewart, 1995.

[2] Le poème « cucumbers » est tiré de Sex Lives of Vegetables: A Seed Catalogue, 1990, Transformer Press.

[3] Le poème « The Goldberg Variations » est tiré de Before the First Word: The Poetry of Lorna Crozier, selected with an introduction by Catherine Hunter, Wilfrid Laurier University Press, 2005.

[4] Le poème « Living Day by Day » est tiré de The Long Poem / Remembering bp Nichol. Spec. issue of Canadian Literature 122-123 (Autumn/Winter 1989), pp. 92-92.

[5] Le poème « Naming the Light » est tiré de Marx & Later Dialectics. Spec. issue of Canadian Literature 147 (Winter 1995), p. 10.

Présentation de l’auteur




Tout près de Lee Kuei-shien

Poète, traducteur et critique, pionnier de la poésie contemporaine à Taïwan, Lee Kuei-shien (李魁賢) est un poète prolifique (plus de mille poèmes publiés en recueils, la plupart bilingues).

Polyglotte, il est également un précieux passeur de mots car il a traduit un nombre important de poésies (plus de cinq cents) de poétesses et poètes occidentaux publiées en recueils à Taïwan et il traduit aussi des recueils de poètes taïwanais vers l’anglais. Fondateur du Formosa International Festival of Poetry qui a lieu à Tamsui (Taipei) chaque année en septembre et qu’il a organisé jusqu’à présent.

Balcony Poetry Festival, 2020.

Il nous confie : "J'ai commencé à apprendre le taïwanais à partir du japonais à l'âge de 9 ans. Environ six mois plus tard, l'école a été entièrement transformée : Taïwan est passé à l’enseignement du chinois. J'ai commencé à écrire de la poésie à l'âge de 16 ans et je ne maîtrisais pas très bien le chinois. Ce n'était pas assez pour écrire de la poésie.  À l'âge de 18 ans, j’entre au Taipei University of Technology (ingénieur). L'ingénierie est loin de la littérature. Je suis complètement autodidacte, jusqu'à présent. Dans ma vie je parle en taïwanais, j'écris en chinois. Cette incohérence, voilà un point à souligner.

 

Cinq poèmes

traduction Elizabeth Guyon Spennato

不會唱歌的鳥 

起先只是好奇
看鋼鐵矗立了基礎
接著大廈完成了

白天    窗口張著森冷的狼牙
夜裡    窗口舞著邪魔的銳爪
對著我們的巢

因為焦慮    聲帶漸漸僵硬了
有如空心的老樹
於是人類在盛傳:
鳴禽是一種不會唱歌的鳥

 

L’oiseau qui ne sait pas chanter

Au début, ce n’était que la curiosité
De regarder les fondations en acier s’ériger
Et puis la construction du bâtiment s’achever

 Le jour, à la fenêtre, poussent d’effrayantes dents de loup
La nuit, à la fenêtre, dansent des griffes démoniaques
Devant notre nid

À cause de l’anxiété     les cordes vocales se sont peu à peu faites roides
Tout comme un vieil arbre creux
Là-dessus, les humains répandent des rumeurs :
L’oiseau-chanteur* est un oiseau qui ne sait pas chanter

(1969)

*oscine

〈島嶼台灣

你從白緞的波浪中
以海島呈現

黑髮的密林
飄盪著縈懷的思念
潔白細柔的沙灘
留有無數貝殼的吻

從空中鳥瞰
被你呈現肌理的美吸引
急切降落到你身上

你是太平洋上的
美人魚
我永恆故鄉的座標

 

L'île de Taïwan

Tu émerges comme une île
des vagues de satin blanc

L'épaisse forêt de cheveux noirs
Part à la dérive avec des pensées lancinantes
Les plages de sable blanc et fin
sont pleines de baisers de coquillages

En te voyant d'en haut à vol d'oiseau
Je suis tellement attiré par ta beauté
Qu’en hâte j'atterrirai sur toi

Tu es la Sirène du Pacifique
Le point de repère
de mon pays éternel

(1992)

海的情歌

海一直在探問
陸地的心事
由巉岩出面回應


波浪有時急進
有時勇退
總是擁抱曲折的腰段


對沉默的陸地
唱著激動的情歌
唾沫四濺


陸地正在蓄積情思
準備來一次火山爆發
最火熱的表示

 

Chant d’amour de la mer

La mer s’enquiert sans cesse
De ce que la terre ressent
Ce sont les rochers qui répondent

Parfois les vagues s’engouffrent à toute allure
Parfois elles se retirent très vite
En étreignant toujours les courbes de la côte

Pour la terre silencieuse
Elle entonne un chant d’amour ému
En écumant

La terre accumule ses émotions
Elle s’apprête à donner une éruption volcanique
Son expression la plus ardente

(2008)

〈進化論〉(台語)      

由自然來
姿態保持自然韻律
介入現實世界
觀察世界的現實
眾生苦難
予我的思考
顯示多元面向的色彩
操煩予我面貌變化
我的關懷
無離開自然本質
也復容納
現代科技文明的
進化


Évolution 

Nés de la nature
Mes gestes ont gardé un rythme naturel
Je suis entré dans le monde réel
Pour observer la réalité du monde
La dure souffrance des êtres
Fait prendre à ma pensée
Des teintes colorées aux multiples facettes
L’anxiété me donne un air différent
Mes préoccupations
Ne s'écartent pas de l'essence de la nature
Tout s’accommodant
De l'évolution de la civilisation
De la technologie moderne

(2016)

《台灣獨立》

實實在在
想過
期待過
評選過
一面旗幟
可攜帶身上
在國際飄揚時
顯示我的獨立人格
標誌台灣獨立的歷史事實
一直在等待中成為虛幻
在國土上找不到認同
國際上受到鼓勵時
虛心到變成心虛
我還是堅持
即使死後
一面旗
代表
台灣
實實在在

 

L’indépendance de Taïwan

J’ai vraiment
Pensé
Attendu
Plébiscité
Un drapeau
À porter sur moi
Flottant sur la planète
Montrant ma personnalité indépendante
Affichant la réalité historique de l’indépendance de Taïwan
Tant de temps à attendre et c’est devenu illusoire
Ne trouvant pas reconnaissance de ce territoire
Quand au niveau mondial je reçois du soutien 
Mon modeste cœur est intimidé
Malgré tout je tiens bon
Même après ma mort
Il y aura un drapeau
Qui représente
Taïwan
Vraiment

(2019)

 

Présentation de l’auteur




Le poète portant la Méditerranée dans sa poche à Paris

La ville nourrit-elle un poète, ou un poète nourrit-il une ville ? C'est toujours difficile de trouver la réponse à cette question, surtout à Paris. Est-ce un hommage ou une arrogance que de dédier un poème à cette ville, elle-même poète, qui attise l'âme des poètes ?

C'est peut-être la question à laquelle le poète turc Attila Ilhan, qui vécut à Paris pendant 6 ans par intermittence et qui déclarait dans ses vers que "le temps est un cimetière invisible", cherchait une réponse. Pourtant, la principale motivation d'Ilhan, poète originaire d'Izmir, à la personnalité toute méditerranéenne, sorti de l'université à 24 ans et venu pour la première fois à Paris en 1949, ne fut pas de trouver une réponse à une question, mais de soulever une question fréquemment posée :
Pourquoi Nazim Hikmet est-il en prison ?

Attila Ilhan, An Gelir, Le moment venu.

Attila Ilhan vint à Paris pour soutenir le mouvement de sauvetage organisé pour Nazim Hikmet, qui avait été emprisonné pendant 12 ans en raison de son idéologie.  Ironie du sort/coup du destin/sort, étant plus jeune il avait été expulsé du lycée pour avoir donné un poème de Nazim Hikmet à sa petite amie alors qu'il n'avait que 16 ans. Il lutta par la suite contre toutes sortes de problèmes, y compris avoir été injustement détenu dans des asiles pendant un certain temps.  L'aventure parisienne du poète, pour qui la sensibilité sociale eut toujours eu une place importante dans ses poèmes, reprit au début des années 1950 pour la seconde fois après son retour de Turquie. Il ne serait pas exagéré de dire que sa deuxième période passée à Paris fut un tournant important pour la vie artistique du poète Attila İlhan, qui se concentra pour la première fois sur la vie complexe de la métropole, contrairement à la structure classique de la poésie turque qui célèbre la vie rurale. Bien qu'il n’eût pas les moyens de vivre confortablement dans une ville comme Paris, la ville lumière eut un grand rôle dans l'enrichissement intérieur du poète.

Ilhan, qui dit "Budapest, Rome, mais surtout Paris avec persistance" dans l'un de ses poèmes, développa des relations étroites avec les parisiens et les citoyens du monde qui peinent à se tracer une nouvelle voie dans cette ville culturelle, tout en apprenant le français à l'Alliance française. Il est aisé de dire que la ville de Paris occupe une place importante dans la structure poétique que le poète établit à cette époque, tant par les espaces urbains que par l'effet poétique qu'elle crée sur les gens.

moi, l'homme
qui a fait voler ses espoirs comme des pigeons,
a perdu son espoir mille fois,
là où les navires ont été perdus,
et les a retrouvés mille fois.
Le vent sur les boulevards
le vent souffle les dernières feuilles comme des enfants
dans le jardin du luxembourg

Le poète, qui traduisit divers exemples de la poésie française de l'époque en turc grâce à son français qui s’était alors amélioré, commença également à écrire la série de poèmes appelée "capitaine", encore considérée aujourd’hui comme un classique de la poésie turque, combinaison de journaux et poésies, écrits à des dates différentes. Le poète, qui nourrit son art à travers un large éventail d’œuvres artistiques et écrira les scénarios de 15 films par la suite, suivait également de près le cinéma français durant sa vie à Paris.  Dans les lettres qu'il écrivit à son frère depuis Paris, il mentionne également le film de 1951 d'Yves Allegret "les miracles n'ont lieu qu'une fois". Non content du cinéma, Ilhan s’intéressa également de près à la Comédie française.  Il n'est pas nécessaire de déployer beaucoup d'efforts pour voir l'âme parisienne dans les poèmes d'Attila Ilhan qu'il écrivit à cette époque. Sa déclaration selon laquelle "Paris n'est belle et passionnante que pour les personnes qui peuvent vivre Paris comme si elle faisait partie d'eux-mêmes" est une allégation remarquable pour comprendre comment la ville a pénétré sa poésie. Tout comme Paris, la poésie d'Ilhan mit en scène tantôt l'amour, tantôt la réaction sociale, la danse contradictoire mais réaliste et harmonieuse de la lumière et des ténèbres, des espoirs et des déceptions. Bien qu'il ait toujours eu des amitiés proches, le poète, qui se définissait comme solitaire, de telle manière qu’on pourrait y voir la solitude comme la maladie du poète, disait "j'aimerais aussi me débarrasser de la solitude et être seul" dans son poème. L’artiste vécut l'apogée de ce sentiment à Paris, qu’il transféra ensuite dans sa poésie. Dans ce contexte, ce n'est pas un hasard si ses poèmes reflètent/sont le miroir des boulevards de cette ville lumière, qui embrasse tant d'obscurité en portant tant de lumière :

j'ai arraché une étoile aux cieux de Paris
l'ai attachée dans tes cheveux
comme un œillet rouge

moi les mains ouvertes à la pluie
moi seul tel un Dieu en enfer

chez les bouquinistes des bords de seine
j'ai trouvé les poèmes de Villon
la rivière était enflée comme un cœur
une semaine durant chaque nuit
j'ai lu quelque chose de Villon

moi qui vis ce que je vis comme une grande religion
tu n'es plus une religion
tu le sais

Traduction Engin Bezci

En tant que poète, je crois que ces artistes ne sont pas des gens qui écrivent ce qu'ils vivent, mais des gens qui vivent ce qu'ils écrivent.  Attila Ilhan semble avoir réalisé cette prophétie dans sa vie à Paris, où il portait les livres de Villon et d'Aragon comme s'il s'agissait de livres saints. Cela se vérifie dans le concept de lutte, qui occupe une place importante dans sa vie et qui l'amena à rencontrer constamment de nouvelles luttes sociales dans sa vie individuelle, et cela, souvent dans des moments et des domaines inattendus.

Attila Ilhan décrit Paris, la ville de la lutte et de la révolution, en disant dans ses vers "tous les jets d'eau de la Concorde se dresseront soudain / comme un bout de fer tordu tu sentiras l'arc-en-ciel sur ta nuque". C'est dans la ville lumière qu'il rencontra et tomba amoureux de la fille arménienne, Maria Missakian. Lors de leurs fréquentes rencontres notamment à Saint-Michel, ils essayèrent d'établir une famille ensemble. Ils parlaient de l’avenir qu’ils envisageaient ensemble, et le poète le porta avec toute son intensité dans ses poèmes, qu'il rédigea à Paris. Cependant, en raison des relations turco-arméniennes de l’époque ses plans échouèrent et le jeune couple dut mettre fin cette relation parfaite.

c'est encore le soir Attila Ilhan,
d'ailleurs tu es seul et étranger à l'automne
peut-être à Paris, Maria Missakian,
avec sa douleur d'une croix à la main,
tous les soirs, elle rêve de venir te voir secrètement par une nuit misérable,
en étranglant Paris
comme si elle étouffait son propre enfant

 

L'esprit maternel et fertile de Paris, qui donne vie à ses enfants poètes, montra son effet sur la vie d’Attila Ilhan quand il revint en Turquie. Dans les cafés d'art d'Istanbul, qui ressemblaient alors aux cafés parisiens de l'époque, Attila Ilhan racontait la poésie française et le socialisme à la jeune génération turque intellectuelle qui le qui le suivait. C’était une période où les débats intellectuels étaient fréquents en Turquie ainsi que dans le reste du monde. A l’époque, le poète Attila Ilhan, qui portait toujours la Méditerranée dans sa poche, lança le mouvement de poésie qu’il baptisa "bleu", sans trop de surprise. Cette compréhension, qui tint essentiellement à dissoudre l'image dans le sens, s'inspira de la poésie française de l'époque, mais différa de celle-ci, en construisant une structure poétique originale au sein de sa propre culture. Bien qu'elle soit adoptée par certains milieux littéraires, elle fut exposée à de vives critiques de la part d'autres cercles. De retour à Paris en 1960, Ilhan fut contraint de retourner en Turquie après la mort de son père alors qu'il continuait à écrire ses poèmes, pour ne plus jamais revenir à Paris.

Il est toujours possible de converser avec son esprit littéraire dans des cafés comme Au Vieux Châtelet, Le Départ Saint-Michel et Le Lutèce, encore aujourd'hui, lieux où Attila Ilhan écrivit des dizaines de poèmes.  "Je saupoudre mes journées comme du blé", déclara-t-il dans une lettre qu’il écrivit à sa famille tout en buvant son café au Lutèce, comme pour souligner l'abondance que Paris apportait à son cadre littéraire.  Le poète, qui était conscient de la menace de l'égoïsme qui souhaite se nourrir d'une ville sans la nourrir en retour, était parvenu à s'en affranchir. Il erre encore avec son âme immortelle dans les rues de Paris, où il compose ses vers, au bout d'une plume invisible.

Présentation de l’auteur




Chroniques musicales (10) : -M- , double masqué de Matthieu Chédid depuis Le Baptême jusqu’à Rêvalité…

« C’est voyant comme je t’aime / C’est troublant de jouer ce thème / La cérémonie du Baptême / Qu’il est bon de faire ce qu’on aime » : sous les mots cérémonieux du Baptême, le jeune Matthieu Chédid, lors de son premier album solo, en 1997, derrière les traits de son personnage qu’il n’aura de cesse ensuite de réinventer, celui de -M-, entre en scène… Grâce à la fantaisie de sa créativité, l’artiste a ainsi fait de lui-même ce double multicolore à la coupe de cheveux invraisemblable, à la manière du grand David Bowie devenant l’emblématique Ziggy Stardust !

À la signature de cette lettre d’amour, la majuscule M entourée de ses deux tirets, Matthieu Chédid peut lâcher désormais ses solos incandescents à la guitare ainsi que toute sa part d’extravagances au fil de son humour malicieux ! Son art sera alors toujours au service d’un combat humaniste de défense et d’illustration de l’être humain dans ce qu’il peut avoir de meilleur comme l’indique déjà le refrain de cette chanson initiatique Le Baptême : « Car j’opte pour l’homme / J’suis apte pour le M / J’ai changé mon matricule / Immaculé, je mets un M / J’opte pour l’âme / J’suis apte pour le M / Qu’il est bon de faire ce qu’on aime / À même la peau, à même les veines » …

Le baptême · M ℗ 1997 Parlophone / Warner Music France, A Warner Music Group Company.

Ayant déjà accompli une carrière de musicien multi-instrumentiste quand il était encore à l’arrière de Sinclair, NTM, Faudel ou Vanessa Paradis, en fan indéfectible de Jimi Hendrix qui a influencé son jeu libérateur de guitare, -M- s’offre pour son second album, en 1999, la participation magnifique de sa grand-mère Andrée Chédid aux paroles de la chanson-titre de Je dis Aime qui expriment au plus juste le symbole du combat tout en poésie que mène le digne petit-fils : « Je dis Aime / Et je le sème / Sur ma planète / Je dis M / Comme un emblème / La haine je la jette / Je dis Aime, Aime, Aime ». La compagnie fidèle de deux musiciens improvisateurs ayant composé par ailleurs le groupe trip-hop Bumcello, Cyril Atef aux percussions et à la batterie et Vincent Ségal au violoncelle, sous-tend l’écriture pleine de libertés, d’audaces, de délires et de joies de vivre, dans un écrin musical à la hauteur de l’ambition scénique du créateur, de la légèreté nimbée d’érotisme d’Onde sensuelle à l’éclosion de l’univers de son Monde virtuel, en passant par un sens décomplexé de la parodie et de l’autodérision dans Le complexe du Corn Flakes déjà initié depuis la danse débridée du Machistador

Toujours sous la plume élégante d’Andrée Chédid, la chanson révélatrice de son troisième album, en 2002, Qui de nous deux ?, dévoile la tension entre la vérité de l’être et le masque qui n’a pourtant rien de trompeur, mais toujours exacerbe l’imaginaire de l’artiste, à l’aveu confidentiel Je me démasque : « J’ai son côté fantasmatique / Un peu BD et romantique / Réalité un brin magique / Souvent lunaire sous mes tuniques / Je suis ici mais avec lui / J’l’ai dans la peau / Je monte aux tréteaux / Tout seul, moi-même / Avec le cœur barbouillé d’M / Je me démasque / M mon fantasque / Colle à mes basques / Réclame d’autres frasques ». De ce conflit intime naissant entre le personnage public et l’homme privé, la poète a formulé de façon définitive l’intuition de la résolution de l’énigme essentielle qui fait le Mystère déjà annoncé du Mister : « Je vais, je viens en compagnie / Avec ce double en utopie / Plus de jeu, plus de masque / Avec mon M toujours en place / Plus de jeu, plus de masque / Lui en dedans, moi en avant » …

Matthieu Chédid, Qui de nous deux.

Pour prolonger avec fidélité les lettres de noblesse de sa relation avec Andrée Chédid, qui d’autre que Brigitte Fontaine, également poète et chanteuse, pouvait mieux prêter son écriture à huit textes du quatrième album de Matthieu Chédid dont l’intrigant Mister Mystère ? « Mister Mystère / Aime l’hiver / Aux ciels de pierre / Mister Mystère / Kiffe la chair / Glaciale et claire / Mister Mystère / Aime l’éclair / Qui fend la terre / Mister Mystère / A des posters / De sa grand-mère / Mister Mystère / Tu gardes ton mystère, mister / Mister Mystère » ! Porté par les mots truculents comme le brin de folie de son aînée, Le Roi des Ombres, pour reprendre le costume taillé dans une autre chanson, l’auteur-compositeur-interprète sait quitter les oripeaux fastueux de son théâtre pour privilégier son double lien tant à la surréaliste Brigitte Fontaine qu’à la passionnée Andrée Chédid, à travers L’Élixir de leur poésie en partage luttant contre la maladie et l’oubli, avant l’effacement des traces : « Absorbé d’humeurs fantomatiques / À mi-chemin d’une ballade en l’air / Une nuit comme les autres / Sous une pleine lune, une lumière / Une âme sensible, solaire et solitaire / Réapparaît comme l’éclair / Soudain j’me dissous / Soudain j’imagine une vie sans spleen / Est-ce vraiment un crime ? / Un bonheur irréel, un mélange idéal / Infiniment subtil m’envahit et m’enflamme / Est-ce que tu sens / C’que j’ressens / Quand je respire / Est-ce que tu sens / L’élixir / Est-ce que tu sens » …

Matthieu Chédid, Mister mystère, Music video by M performing Mister Mystère. (C) 2010 Barclay.

Ce sont plusieurs nouveaux visages d’Îl(s) comme plusieurs éclats de miroirs tendus à ses pairs que déploient alors les mélodies de ce cinquième album en invitation à lâcher l’énergie si vitale, si nécessaire, dans son urgence débridée d’une nouvelle chorégraphie rock, ce Modjo que chacun a en soi, par-delà bien et mal, beau et laid, norme ou folie, à libérer l’animal en nous : « Pourquoi toutes ces caresses inégales / Quand elles ressentent mes ondes animales ? / Momomomo mojo momo mojo / Laisse-toi aller dans les bras du mojo / Visions d’auras, d’orages mal malgré moi / J’ai pourtant été sage jusque jusque-là / Momomomo mojo momo mojo / Laisse-toi aller c’est qu’ça c’est le mojo » ; « mojo » dont l’autre titre phare de cet album éclectique mais qui ne cède rien en fantaisie reste l’hymne à la singularité, à l’altérité, à la fraternité et essentiellement à la vie qui nous relie chacun à tous, Océan dont l’écriture repose sur le jeu de mots par homophonie entre « Océan » et « Oh c’est en… » : « Quand je la regarde / Ça se voit tout de suite / C’est un océan pacifique / Mais dis où est la haine / Au cœur de ton silence ? / C’est en toi, c’est en moi / Oh c’est en nous » …

Après l’aventure collective de Malomali, album aux multiples influences africaines, en 2017, à travers lequel -M- est parti à Bamako pour enregistrer avec des artistes maliens comme les joueurs de kora Toumani et Sidiki Diabaté et la chanteuse Fatoumata Diamawara, Matthieu Chédid revient à la pop française enrichie de ses métissages, en signant sa Lettre infinie, en 2019, son sixième album : « Une lettre dans la lettre en quelque sorte / (Lettre infinie infinie) / Une page blanche avec au beau milieu en simple M / Une simple lettre celle de l’amour avec des ailes / (Lettre infinie) / Sans un mot tout est dit infiniment et pour la vie / (Lettre infinie) / (Lettre infinie) / Est-ce l’être infini qui me l’écrit / La lettre infinie que je relis ? / (Lettre infinie infinie) / Infiniment et pour la vie / À l’être infini que je suis / Je t’aime à l’infinie »…

Matthieu Chédid, extrait de l'album Lettre Infinie à retrouver dans un grand petit Coffret collector disponible le 20 novembre 2020. Clip réalisé par Timothée Hilst & Le Singinoscope.

Magie retrouvée avec la participation au chant de sa fille Billie qui fait de Matthieu Chédid / -M- L’Alchimiste de cette quête poétique, artistique, tout simplement humaine, initiée depuis Le Baptême, comme l’indique ce titre-clé entre science et sorcellerie : « Je veux être une étoile / Pas un feu d’artifice / Je ne veux pas de voile / Pas de sac à malice / Non j’suis pas l’être suprême / Je ne suis que moi-même / Et c’est pour ça qu’on m’aime / Oui je suis blond et je suis l’or / C’est cela qu’on voit qu’on adore / Oui je suis blond et je suis l’or / Un alchimiste je m’en foutiste »…

De cette insolente franchise conciliant et le masque et le visage, dans son septième album Rêvalité, en 2022, l’homme et l’artiste réunis obtiennent désormais la collaboration de Gail Ann Dorsey, l’ex-bassiste de David Bowie qui fut dès ses premiers pas en tant que -M- sa référence suprême, œuvre commune dans laquelle elle et lui se rêvent en super héros d’une réalité rêvée ou d’un rêve devenu réalité, dont le premier titre donne au réel miraculeux engendré l’étoffe des songes des débuts, à tisser le vêtement imaginaire qu’il se réinvente d’album en album, pour convier ceux qui veulent partager son aventure prolifique et protéiforme, à leur tour, à oser, à rêver, à imaginer encore, forgeant par-delà les contradictions entre « Rêve » et « Réalité » la création du néologisme-oxymore-apogée-de-notre-part-d’humanité : « Rêvalité » : « À la fois si près, si loin des choses / Aveuglés sur les écrans-névroses / D’évidence, on s’invente / Des vies qui s’opposent / Au cœur du cœur de la nuit, le jour / Au cœur du cœur de ma vie, l’amour / Atome ultime dans un ultimatum / Voilà l’homme / Rêve / Réalité / Être l’un et l’autre sans rivalité / Rêve / Réalité / je vis dans ce rêve en réalité / Rêvalité » !

Matthieu Chédid, Rêvalité.




Chronique du veilleur (51) : Olivier Noria

Né à Bruxelles en 1980, Olivier Noria publie son premier livre de poésie : Rendre grâce. D'emblée, on perçoit plus qu'une voix de talent et une écriture très maîtrisée : une présence d'âme qui ne s'encombre d'aucun artifice rhétorique, d'aucune mode. « Le mystère s'enfante  / Et toi l'enfant-passeur tu t'enchantes, chemin faisant. » Il s'agit bien là en effet d'une âme restée ouverte à tous les émerveillements, d'une âme de veilleur qui retient, sur ce qui va peut-être devenir œuvre poétique, l'informulable, qui prend « le pouls de l'Ouvert », « le pas de la clarté. »

« Ecriture franche », selon l'expression de l'auteur. Ecriture recueillie sur « le cœur du cœur blotti en son secret. » Le poète, qui est par ailleurs musicien, saisit les accords rayonnants, offre sa meilleure écoute à ce que le tumulte de notre monde ne cesse d'étouffer.

 

Tout au bercement du feuillage est souffle ordonnant

Tout se courbe pour mieux écouter

Olivier Noria, Rendre grâce, Le Taillis Pré, 14 euros.

Alors, peuvent s'élever, « musique d'entre toutes  / les musiques », les « battements intimes  / de l'irrévélé » .

Ce sont des fragments, presque silencieux, d'un secret,que le lecteur reçoit à chaque pas, à chaque page. Et le sentiment profondément émouvant d'un partage, à la fois poétique et spirituel, se fait jour, en une rencontre inestimable et inoubliable (« L'inoubliable seul est la rencontre »). Le lien est ainsi tissé et noué dans l'invisible, par un « long fil d'or », celui-là même qui nous relie à la divinité.

                

Nous ne pouvons véritablement aimer qu'en lien

Nous ne pouvons nous reconnaître
que dans la certitude d'être veillés, bordés
par la profondeur insondable d'un ciel constellé

Nous ne sommes pas seuls
Nous sommes unis -et la solitude nous révèle

On est heureux de découvrir ici un vrai poète, animé d'une soif d'absolu et d'amour, qu'il traduit avec humilité, profonde sincérité. On est touché par cette voix qui se confie au lecteur, tout en « rendant grâce » à ce qui lui donne force et beauté :

 

Désormais,

 je ne m'encombre plus d'un stylo
sinon pour éclaircir ce qui tient dans la paume
du silence

Olivier Noria, Instantané Instrumental, Prière Contemplative, 1er Mai 2022.

Présentation de l’auteur