Lauence Bouvet, Le quai et autres poèmes

Il est des regards que nul destin n'atteste
Nous étions belles de plus loin que
De nous-mêmes      libres
Penchées sur l'instant
Au versoir de la nuit métallique

Deux passerelles entrelacées
Ondulaient légères avec la Seine
Dans nos yeux d’arondes
Bordures du ciel à découper
Selon les pointillés... Aux heures
Béantes du soir nous dansions

Un pêcheur d'étoiles à nos pieds

L’heure du thé

Tout le poids du monde
A basculé dans cette tasse de thé
Que vos doigts en faisceau
Dérobent au regard

Souvenez-vous
Il s’agissait du premier pas
Vers plus d’infini
Le suivant devait être le bon

Mais ce que la main écarte l’esprit
Le retient sur la plus haute marche
Gerbe d’écume ou de flammes
Venue de l’enfance à franchir

Tout le poids du monde
A basculé dans cette tasse de thé
Et si de l’eau seul
L’envers était au ciel

Vous n’en pourriez saisir que le souvenir
Et sa traîne de miroirs obligés

Le témoin

Si Dieu était une femme
Les oiseaux de leurs ailes à revers
Baiseraient au front les hommes
En habits noir et les enfants précoces

Le silence ne dirait rien de ses bords
De l’intuition sous la lampe
Où le réel se raffermit du péril
Sous l’escorte d’une présence-sablier

in « Traversée obligatoire », l’Harmattan, Poètes des cinq continents

En allant se coucher 

Belle mort beau visage

N’a pas souffert on dit     bien reposée

Comme on dirait

Comme si dormir

Comme si c’était possiblement comme

Ta mèreest     morteta     mèreest morte

Façon serviette enfant trop sage

Belle tenue beau pliage

En rêve sur le fond d’un ciel gris elle

Se demande elle la morte

Si elle l’est vraiment car

Rien ne prouve qu’elle le soit

On le dit mais on nous ment tellement

Dans quelle ville ?

Dans quelle rue ?

De quel jour s’est-elle défaite

Mon endormie s’est-elle dissoute ?

Pourtant j’étais riche

Rondeurs des bras rondeurs des seins des hanches

Rondeurs des joues

J’avais une mère

Rondes heures de mon enfance

Ce qui de l’épaule sur sa peau fraîche

Ce qui de l’expression insistant

Dans mes veines sang de son sang

Fière du rouge à ses lèvres

Fière de sa beauté zyeux verts

C’est-à-dire que ton rire rit en moi 

Que ton sourire sourit en moi

Que ta voix est ma voix

Ce mal je m’y pique d’un seul mot cette démarche

Être ce sablier cette fissure je m’y glisse

C’est-à-dire que tu es ce par quoi du sel

Sur la plaie

Du désordre de la vitesse

Sur les éléments épars de ma nature particulière

De l’affolement

C’est-à-dire que ton rire rit en moi

Que tes pleurs pleurent en moi

Qu’il a plu d’un ciel sans nuage

Des lambeaux insoupçonnés

Que ton pas ô rythme de mes pas sur cette neige

Ôtant au décor et l’époque et son âge

Les pleins et les creux courant sur ton visage

L’oiseau noir mesure matin borgne

Le dernier de tes soupirs

Mais la terre délicate

Te prolonge de ses encres déliées

C’est-à-dire que ton rire rit en moi

Que ta mort mord en moi

Qu’il est des moments où je voudrais t’imiter

Mais à moins de mourir chacune à mon tour

Celui-ci n’est pas joué

Déjà ton air roulant sur ma peau d’herbe et de vitre

Ton reflet s’y accorderait

Si les lunes pleines des légendes

Et pour vivre ce que vivent les fantômes

Quand se taisent les loups

Cet arbre je m’y colle      

Puis j’avance augmentée du silence végétal

Où les solitudes ne sont pas de celles

Qu’il suffit d’effeuiller

Cette marche je m’y tiens

Non pour l’épreuve mais pour les traces

J’avance courant d’air mais le vent doit m’y pousser

 

in « Comme si dormir », éditions Bruno Doucey

Je rêve que je désire écrire

Une petite table en un lieu inconnu. Peut-être une maison. Assise à cette table nue, tête 
penchée, j’attends. L’attente semble être ce pays de la peine. Je suis donc penchée dans la 
posture du saule muet livrant à la rivière les pleurs qu’elle connaît.

Dans la perplexité de l’instant, mes pensées vont aux circonstances de la mort de Mère.
Une rumination sourde dessine une moue sur mon visage.
Mère passe près de moi. Elle est vivante. Elle est jeune. Elle passe ou plutôt elle glisse.
Elle glisse c’est-à-dire qu’elle fend l’air rendu plus lourd de sa présence énigmatique.
Elle a mon âge, là, au moment même du temps où je la perds.
Elle passe. On la voit être dans un petit couloir.

Rien ne s’écrit dans l’espace du rêve, sur la table traçant une frontière entre Mère morte 
déambulant et l’endormie qui interroge.

C’est l’ivresse des retrouvailles avec l’enfance. L’ivresse des possessions jalouses. Sans 
partage. Ce vertige du retour à la source, qui demeure un parfum, une paume, une épaule pour 
la douceur.

L’espace que j’emprunte est ce que je nomme interstice   

L’écran blanc du rêve est le monde.

La mémoire peut chasser l’habitant et garder la maison. 

Il suffit à Mère de m’être présence. Une traversée libre de la grammaire du temps.

in « On ne sait pas que les mères meurent », éditions unicité

Vous faites comme si

nous ne savions rien de la peur

 

de cette lumière sur l’étagère

de ce frémissement d’herbe à nos tempes

rien du vertige à l’échancrure soudé

rien de ce martèlement contre les murs

quand les rires ont cessé

  ∗

Discrets et dénoncés

à nos joues les contours

 

nos nudités ne savent plus

quoi de la langue ou du visage

choisir la courbe

le retrait ou l’avancée

l’augure ou l’outrage

le corps étranger trop près

étrangle loin

la prochaine gare est un silence

Partons tels que nous sommes arrivés

scande l’écho au bout du couloir             

∗                               

J’ai du avoir quinze ans 

dans ce présent de sève et de feu

être pauvre de cette pauvreté d’ânesse

sur un chemin de montagne

à fleur de sol du sel sous la semelle

et d’eaux profuses

qui ruissellent à flanc de nos os :

rêver d’être le chemin

d’être la montagne

l’Edelweiss sur la rocaille

et d’être poète

sans avoir à pleurer

Des jardins arrondis très bas 

cueillent notre surprise

c’est dire que le désir est bleu

comme ne peut l’être un ciel d’été

La distance entre nos cuisses

est la distance d’entre nos cuisses

première et dilatée

la nuance un aveu      l’aveu un constat

ce fruit divisé

dans la moiteur de nos paumes

Flocon pour sa douceur

 morsure pour son sang

 

le premier baiser pendu

au cou de la fenêtre coule

sur les parois de falaises

fortes et faibles

comme nous

qui sommes faibles et forts à onze heures

sur notre visage de silex et de craie

in A hauteur du trouble, éditions unicité

Femme sans écriture sans mémoire

Vous penchez ce qu’il faut de nerfs

Vers les voleurs de souvenirs et versez

Aux jours filants vos heures cathédrales.

Sous cet air de marbre blanc votre cri

Est une clé dans un trousseau     cri-douleur

Cri à la criée votre cri d’orfraie brisant

Vos os de dépouille en sursis votre cri

Comme une craie usée contre un tableau noir.

Vous dites :

Tous les matins sont morts

Rien de ce qui est inhumain ne

M’est tout à fait étranger

Ne rien désirer

Pas même le silence

Le trottoir se dérobe sous vos pas

Avant que la chute ne précise sa pente

« J’ai tout perdu, rien ne me manque ! »

Criera le mensonge du fond de son impasse

Votre charme c’était votre solitude     et votre style

La preuve de l’existence de Dieu

La forme finale non spécifiée

in « Unité 14 », L’Harmattan

Lèvres qui tremblez

Je n’irai plus par vos quatre chemins

La guerre n’est à personne elle m’appartient

Les voyages n’y feront rien

Les regards bleus non plus

Qui insistent quand je m’échappe

Comme la mer échappe au point final

De la phrase toujours échouée

A se casser un talon sur les pavés disjoints

De la vérité qui insiste

A demi-mot même la grâce

N’y peut rien

Enchâssée dans le leurre du verbe

La coupe est pleine au seuil

Qu’il faut boire

Sous le réverbère

Peu importe d’où vient la nuit

Le soleil n’attend pas

De connaître le nombre des étoiles

Pour briller

L’univers se déploie

Mieux que tes mains caressant

Une boule de cristal

J’ai vu pour preuve

Une âme en toute chose

Comme l’aura d’une flamme

Que l’on fixe

Sans pouvoir l’approcher

in Dans le tremblement du seuil, éditions unicité

Adagio

La ville s’est arrêtée de respirer

Elle a suspendu son souffle au front des étoiles

On dirait qu’elle attend

Bouche bée

Que le jour décline

Les rumeurs, les lumières, les éclats de voix

Affluent en fragments épars

La ville s’est arrêtée de respirer

De grandes artères étirées comme des rayures

Convulsent  jusqu’à l’heure de l’aube

Débarrassée de la pesanteur du tracé

L’absinthe dans les veines

Du rêveur sans sommeil

Quand l’infiniment petit rejoint l’infiniment grand

A l’instant précis du passage

La ville s’est arrêtée de respirer

Elle a suspendu son souffle à la tempe du dormeur

Et répand la nouvelle :

La ville s’est arrêtée de respirer

Depuis le martèlement de ses atomes

Sur ma poitrine

Elle n’a jamais retrouvé le battement du monde

in Melancholia si, Hélices, collection Poètes ensemble

Laurence Bouvet, poèmes, lecture par l'auteure.

Présentation de l’auteur




Cécile Oumhani, Les vivants et les morts

Des collines vert foncé ondoient
des rivières tourbillonnent
dans de vastes étendues boisées

pierre terre eau et feuillages
couleurs et nuances inconnues et familières

l’avion touche le sol à l’aéroport de Cochin
un matin de juillet
              la tête me tourne
là où je ne suis jamais venue
ils ont vécu ici –il y a plusieurs dizaines d’années
les vieilles photos qu’elle gardait dans son album
ou ce qu’elle nous a raconté de ses parents
à Kodaikanal ou à Trivandrum ?

un jeune garçon se fraie un passage
à grands coups d’éclaboussures
sur la chaussée inondée
des écolières attendent
le ramassage scolaire sous leurs parapluies
des rideaux de pluie s’écrasent
sur des constructions imaginaires
et me laissent admirer
              des présences au présent
la vie des vivants
et je descends les rues escarpées

la ville m’enveloppe
dans sa rumeur et dans ses rythmes
               des présences au présent
la vie des vivants
la tasse de chaï beige
repose dans ma main

à l’infini sa saveur forme
et reforme les perspectives
sur ce qu’on ne perd pas
mais ne fait que changer
sans fin
tissé et détissé
pendant que nous allons notre chemin

Extrait de Passeurs de rives, éditions La tête à l’envers, 2015

Saison de neige

l’aïeule taille mes draps
dans l’étoffe du ciel
remue mes rêves
avec la braise
et met le jour à lever
dans la cuisinière

tôt le matin
elle lave à grande eau
les ombres sur ses photos
en garde la paisible clarté
et l’énigme de ces noms
que j’égrène
avec des baies de sureau

sur son tablier
blotti contre le vieux chat tigré
le monde ronronne
entre ses doigts de lait

dehors
ivre de silence

la neige boit les collines
à perte de vue
et je cherche à mes pieds
où pourrait finir demain

je ne sais pas
que la neige brûle
au bout de ses gants troués

Extrait de Passeurs de rives, éditions La tête à l’envers, 2015

Des voix du passé

nous marchons dans l’obscurité
sans relâche elle défait le passé
comme avec les pages d’un livre usé

de grands arbres chuchotent
au fond du jardin
nous effleurons du bout des doigts
des écorces parfumées et d’épais feuillages
en quête de poèmes
épelés dans un alphabet perdu

des voix d’adultes résonnaient tard dans la nuit
nous berçaient vers un sommeil confiant
nous ne comprenions pas toujours

les mots portés par la brise
depuis une véranda vide
comment les oublier
alors que le présent s’éloigne

une promesse à tenir
et une énigme à résoudre

Extrait de Mémoires inconnues, éditions La tête à l’envers, 2018

Quand j’étais jeune je restais des heures, allongé sur le dos à regarder le ciel, et puis je rentrais à la maison et je les peignais.
J.M.W Turner

La démesure de l’espace et de la lumière   
l’apprendre
à l’aune du corps étendu sur le sol
boussole affolée entre terre et ciel    

sans se lasser  interroger le monde
ébahi du fil de tant d’heures limpides
et boire à larges goulées
l’incessante mouvance  ce vertige muet
où glissaient les couleurs happées
toujours plus loin et plus haut
dans l’énigme du reflet

et la soirée ne suffisait pas
à épeler la langue secrète des choses

Extrait de La ronde des nuages, éditions La tête à l’envers, 2022

Délié de toute pesanteur    le pas
cherche à rejoindre l’impatience de l’œil
les bribes s’évanouissent aussitôt qu’aperçues

et le jour s’esquive engouffré derrière la nuée
couve puis surgit  à nouveau pâle incandescence
au fil de son odyssée silencieuse

sourds battements du cœur
en écho avec ce qui cogne le chemin
très loin vers ses marges limpides

assoiffées de clarté les paupières
s’étancheront-elles à la source des nuages
apaisées le soir à la lueur des pages
et de ce qui court au feu des doigts

Extrait de La ronde des nuages, éditions La tête à l’envers, 2022

Flux de lave dans l’obscur des veines
le poignet tressaille
le pouls s’emballe en ce point
où le jour s’attache au couchant

combler ce qui manque
et déchiffrer le sourd alphabet
d’une langue ravie au soleil
syllabe par syllabe

là où s’étoilent nos nuits
au cadran d’un autre ciel

Extrait de La ronde des nuages, éditions La tête à l’envers, 2022

 

Présentation de l’auteur




BÉATRICE BONHOMME, une couronne sur les genoux

Béatrice Bonhomme, est poète, critique littéraire, professeur des Universités et directrice de la Revue NU(e), revue de poésie et d'art, fondée en 1994, qui a consacré, actuellement, 81 numéros à la poésie contemporaine, dont plusieurs sont consacrés à des poètes femmes. Cette revue paraît désormais en ligne sur POESIBAO. Elle œuvre, depuis 1994, pour une meilleure reconnaissance de la poésie contemporaine. Infatigable autant que discrète, elle est une voix, et une présence, précieuses pour que ce genre encore en retrait soit audible, visible, c'est à dire offert à l'humain, afin de prendre son sens ultime, qui est de dire, dans sa polysémie constitutive, l'unité possible. Deux revues Poésie-sur-Seine et Coup de soleil lui ont été consacrées (2020-21). Un livre sur l’œuvre poétique de Béatrice Bonhomme Le mot, la mort, l’amour chez Peter Lang est paru en 2012. Cette année elle est la lauréate du Prix Mallarmé, pour son recueil, Monde, genoux couronnés. Elle présente, pour Recours au poème, ce recueil et elle évoque ses raisons d'écrire pour exister, résister et créer cet idéal de fraternité qui l'anime.

Présentation, par l’autrice, du livre de poèmes Monde, Genoux couronnés

 

J'ai édifié huit chants, huit séquences car j'aime la perfection du chiffre 8, dont on peut vérifier l’harmonie octogonale dans certains monuments. L'idée est celle d'une architecture avec une dimension chiffrée qui va vers l'être que nous portons en nous.

Deux initiatrices accompagnent le cheminement, deux figures tutélaires féminines.  

Il y a d’abord une séquence portant sur le lien symbiotique au monde : « Devenir d'arbre ».

Puis la grand-mère intervient qui donne la couture, la broderie, le tissage : « Le Cœur de la brodeuse », plus tard dans le recueil, la mère donne la fascination pour la lecture et les mots : « Le Matin des mots ». A la fin du recueil, l'être intérieur nous attend dans sa lumière et sa nudité.

Dans l'intervalle, ce que j'essaie d'exprimer, c'est la relation au monde, la porosité à tous les règnes de la nature.  Le lien au cosmos, à tous les êtres les plus humbles, les plus minuscules, cette place essentielle de liberté dans une affirmation d’un monde qui ne serait pas seulement dominé par l’humanité, mais respectueux et sensible à toutes les formes de vie.

Cette partie résiste à une forme de pensée qui a fait la démonstration de son danger foncier pour le monde et par contrecoup pour l’homme. Elle résonne avec le titre qui évoque un monde asservi et mis à terre, genoux en terre, comme un cheval aux « genoux couronnés » et que l'on va abattre (le terme « couronnés » faisant allusion également aux années du corona virus et à ce qui va vers la contagion, l'épidémie et la guerre).

Enfin,  j'évoque l'ouverture à l'autre avec ses difficultés, ses ombres mais aussi ses lumières. C'est sur terme de « lumière » que s'achève le recueil après un parcours à travers l'être au monde.

Béatrice Bonhomme, Monde, genoux couronnés, Editions Collodions, 2023.

EXISTER PAR LES MOTS

 

Si je reviens sur mon parcours, je sais que je suis poète bien avant tout le reste. Avant d’être revuiste, critique littéraire ou professeure. Bien avant, même si tout ensuite va se lier. Comme j’ai désiré les mots en tant que poète et que les mots m’ont permis d’habiter le monde, je suis ensuite devenue une passeuse de mots mais cela c’est un second mouvement.  Le premier mouvement, pour moi, c’est la poésie. La poésie commence très tôt. Elle ne cesse de m’accompagner, depuis l’enfance. C’est une chanson intérieure qui se poursuit dans ma tête, un rythme et un être au monde. Mon premier poème, je devais avoir 5 ans : « Le soleil, le soleil est à toi » ou encore « Papillon, papillon, bats les soldats de la prairie, papillon, papillon, mon ami ».  Cela ne veut pas dire grand-chose mais tout le temps, dans ma vie, il y a ce chant, cette musique des mots qui est là.

Le fil déclencheur de mon amour des mots, la première expérience, a été celle de l’apprentissage de la lecture. Ma mère m’apprend à lire dans la colline, au bord d’une petite route. Elle m’assoit sur ses genoux, et elle me tend le livre de lecture. De ce premier mot qu’un jour je parviens à déchiffrer naissent la magie et l’impression d’avoir à soi le monde entier. Ce mot et de lui la puissance de saisir. C’était comme si je possédais les petites églantines du bord du chemin, l’aéroport qui se construit un peu plus loin sur la mer, cette matinée éclatante de soleil. A cet âge, je ne fais pas de différence entre les éléments et les mots, le mot « soleil » brille sur la page, le mot « bleu » comprend la mer et le ciel. Ensuite, chaque fois que j’ai approché un texte littéraire, un poème, j’ai éprouvé la même sensation de merveille et j’ai eu envie de transmettre cet éblouissement. C’est ce désir des mots qui marque tout mon cheminement.

Pour moi, tout cela est lié. Je suis éblouie de littérature et de poésie. Les mots sont ma façon d’habiter le monde. Écrire, c’est une manière d’être en lien avec le monde et dans le partage avec l’autre. Je partage des mots des rythmes et un être au monde, une façon d’habiter le monde, une raison d’être et d’exister. Je pense que le lyrisme et la poésie sont essentiels dans notre société car ils apportent une forme de confiance dans la langue, même si c’est une confiance qui reste critique et lucide, « une langue de poésie qui se justifiât entièrement comme chant » dit Jouve. Il ne s’agit pas d’un chant naïf, il s’agit d’un amour de la langue comme lien à l’autre et au monde, comme possibilité de pensée.

Les mots ne sont pas isolés pour moi, ils font lien vers le monde, vers les images, vers l’autre. Ils sont tactiles et visuels. Le lien à la peinture est comme le lien aux mots. Mon père était peintre. Il était comme un artisan, un bricoleur, qui marouflait partout des toiles, utilisait des pigments, de la colle, des pinceaux, des palettes. Les couleurs, comme les mots, c’était de la matière, les formes habitaient le monde avec nous. Je ne faisais pas vraiment de différence entre la table de la salle à manger, un livre de lecture et un appentis où poser des pots de couleurs. J’étais parmi la peinture et les mots comme parmi les meubles auxquels on se tient pour apprendre à marcher.

La poésie pour moi justement, c’est le lien retrouvé, le lien tissé dans l’amour ou la mort, le lien à l’autre, le lien au monde. Les motifs du bleu, de la mer et de la lumière des paysages méditerranéens sont tissés, cousus ensemble et apparaissent comme dans une tapisserie, une fresque, un tissage.  Ma grand-mère, assise au bord de mon lit, cousait en me faisant réciter mes leçons. Et maintenant je couds aussi le monde et les mots. C’est comme si je tricotais le monde et les mots, une maille à l’endroit, une maille à l’envers, ou que je recousais bord à bord le monde et les mots. La mer et les paysages lui sont associés, le bleu et les couleurs du paysage, la lumière, comme des matériaux de la fresque et de la tapisserie.

En poésie, il ne s’agit pas de « je » mais de « nous », de quelque chose d’universel. Ce qui est partageable par la poésie, c’est paradoxalement ce qui est le plus singulier, notre émotion, « sans mesure commune », mais qui devient commune par les mots de la poésie. La poésie semble donc inséparable d’un point de vue intime mais elle constitue en même temps un lieu commun et je le dis dans un sens positif, un lieu où nous faisons communauté. Liée à l’intime, elle est pourtant partagée par tous.

Alors s’il y a un parcours, c’est celui de l’amour des mots, du monde et des autres.

Monde, genoux couronnés

Extraits

Enfant, elle a l’habitude d’inverser les mots
De les recréer
D’en faire d’autres
Parfois trop beaux
Parfois malades ou estropiés
Elle dit : movir pour vomir
Mourir au monde.
Elle dit : mori, morituri.

La mort posée sur le ciel bleu
Cela ne semble pas réel
Il fait beau une dernière fois
Comment dans cette beauté 
Ce scandale ?

On guette en soi en l’autre
La peur de voir le signe
Le signe fatal d’une détresse
On guette la respiration
Manquante.

Le matin essoré de silence
Nous redresse comme couronnés
De sueur
Tout tourne les mondes
En attente de l’impossible
Sa propre absence irrésignée.

On fait des masques blancs
Posés sur le visage comme des pansements
Arrachés
Ils gardent l’empreinte de ce qui voulait vivre
Poursuivre en nous
Encore.

On ne sait plus quel jour quelle heure il est
Nuit, matin, aube à midi
Hiver ou déjà printemps
Bourgeon qui sort et vent glacé
Soleil presque bleu d’été
On se donne des repères des rituels
Puis, le temps s’unit avec le silence.

Nous avons vu les coquelicots
Et les plantes jaunes pousser dans la lumière
La mer vide
Un dauphin dans la mer.

Tant d’oiseaux et leurs chants
Et plus de silence aussi
Les plantes poussent vite
Pour regagner le temps.

L’homme doit-il arrêter de respirer
Pour que le ciel soit bleu
La mer plus claire
Et le temps rendu au temps ?

Monde cheval ailé
Planète soyeuse et crinière
Dans le vent.
Et puis monté, chevauché,
Ecrasé
Par le poids trop lourd
La bouche blessée.

Monde cheval soyeux
Cheval de bleu et de lumière
Devenu bête de somme
Puis mis à bas
Genoux dans la poussière
Genoux couronnés.

 

 

 

Présentation de l’auteur




Victor Malzac, La javel

je n’aurais pas dû te cacher

non, que j’étais comme

comme un immense puits,

une très longue douche froide, qui

n’aura jamais guéri de ça,

pas un jour n’aura guéri de ça,

une douche pas chaude et qui ne guérit

rien, strictement rien, rien de ce jour, de quand,

quand j’ai déménagé

du corps, dans les cartons mon corps, le pull, dans le camion,

mon chien le chien d’amour, ma chienne mon unique

nervure, mon amie, mon poteau,

qui n’aura jamais non plus guéri de ça,

ce jour, ce changement, le linge de ma mère,

de mon père debout, gentil, vivant, gentil,

et ça, ce ça, cette tendresse pour les autres

et les garçons

I

la javel

mercredi

comme une immense douche

 

tu sens comme ça sent moi la javel une très longue douche

pas chaude et qui ne guérit rien.

 

mais j’ai lavé mes draps

pourtant. lavé mes draps pour

qu’on ne sente rien, pas mon odeur.

l’urine et les médicaments, moi j’ai

 

raccommodé des bouts de linge, ça sentait mauvais

ces gens.

 

II

quand je pense à ces gens la vase

monte

 

monte à contresens je me

je me souviens du pire tu as vu

tous les ans pour mon anniversaire personne

 

ça sèche oui voilà mais quand elle arrive la vase

en nombre, en boucle et trop vite aux narines

je peux te dire

 

c’est ça qui rend qui donne

à mes lessives ce parfum de rongeur

 

des piles de lessive tous les jours non

mais ma mère avait pour coutume de jeter le matelas.

cela ce n’est ce n’est pas tout à fait la vase mais les restes

sur les draps oui par exemple tout jeter tout vendre mais qui

qui peut qui oserait acheter ça non me sentir

 

III

et ces gens

tous ces gens dont je n’ai pas fait

le décompte ou le tri

 

hein

 

froids froids les jambes les pieds les genoux les avant-bras

l’atroce froid comme un très long dimanche sous la douche un jour

ma peau sent si mauvais l’odeur

l’odeur du linge un jour

sans force ou pain sans pain sans plaisir les mêmes

pas les mêmes les autres les gens tous la même nourriture le repas mauvais j’ai commandé

sans désir sans argent sans volonté sans rien ces bras

 

trop durs ces bras les bras des gens les gens violents

jamais vraiment gentils d’ailleurs cachés

voulant mes draps mais non pas toi ton poids.

 

les gens ces gens ont les bras pleins les bras remplis

d’hormones d’hommes de suçons peut-être moi pas moi tous ces coups ces corps

ces corps qui faisaient trop et déjà rien ces corps

à qui j’ai donné ma chemise

 

et mon pain mon tricot

 

et tout l’argent de mon salaire

 

et tout le contenu de ma valise

 

et pour qui j’ai fait la vaisselle

 

et dormi

 

et pour qui j’ai voulu dormir

 

sans politesse qui m’ont vu dormir

 

plus ou moins nue plus ou moins moi dormir

 

hein

 

ces gens qu’on raccompagne en voiture

à l’entrée de chez eux la nuit le soir la mort

l’orgasme nul la mort mourir d’ennui ces gens

qui ne veulent pas qu’on dorme là

qu’on dorme là

 

juste là non sinon dans l’hôtel à

à la porte là juste la porte d’à côté

ces gens qui veulent qu’on dorme dehors

ou dans un autre lit par terre loin

qu’on aille à mille kilomètres d’eux

 

IV

ces gens je les déteste oui ces gens

qui ne sont pas à la gare quand je rentre

quand je reviens ces gens que je dépose à la gare

 

au dépose-minute et forcément

oui qu’on serre fort très fort pourtant qu’on serre à contre-cœur

et dont on porte à bout de bras la valise

 

oui la grande valise de ces gens qu’on raccompagne

avant de retourner dans la vase lente et les mains vides

 

V

de quoi parler de quoi maintenant ah oui

ma mère ? son linge qui sentait mauvais. c’était

un drame un rejet salutaire mes liquides

gaspillés par terre ou dans un sac un sac à la poubelle jaune

ma mère disait souvent tu sais tu seras toujours seul elle

avait tort je n’étais même pas seul j’étais rien du tout.

pas seul je suis certaine oui qu’elle avait tort mais nous ne savions pas

ni coudre ni blesser personne pas mon père ou le voisin ou les hommes.

 

VI

mais elle avait mis sa mère dans un carton l’urne par terre

par terre devant la maison la cendre et moi deux euros tout.

 

tout même ma peluche d’enfant

                       laide,

et mon lit mon livre mes premiers draps de prince mon premier

premier amour c’était personne il avait trop mauvaise odeur.

 

cette personne, ma dinette,

ma dinette dure tout était mauvais dedans.

 

VII

et alors nous avions ce ballon cette chienne et ce jardin pour tout

 

tout mon plaisir était dedans ce carton de deux euros

dehors par terre la dinette mère le petit prince mon épée ma tunique mon petit jouet qui sourit
ma console

ma chienne en rongea les rebords elle mourut

MAMAN J’AI PRIS

D’ENORMES RISQUES

EN RECULANT. TU NE SAIS PAS

TU NE PEUX PAS SAVOIR

MAMAN.

MAMAN TU NE SAIS PAS

TOUT CE QUE J’AI COMPRIS

DE L’HOMME

OU DE MA CHIENNE

EN RECULANT.

DE L’HOMME ET DE LA FEMME

QUI SE FRACASSENT SE DISLOQUENT

ET CREVENT SEULS PAR TERRE

EN NOUS LAISSANT DE PAUVRES RUINES

QUAND ON RECULE A PEINE UN PEU.

Présentation de l’auteur




Une voix pour la liberté : Somaia Ramish

Somaia Samish est poète, écrivaine, journaliste et activiste féministe. Militante infatigable des droits des femmes, ancienne élue publique, diplomate citoyenne, et ancienne candidate au Parlement afghan, elle est la co-fondatrice et actuellement directrice d'une ONG dédiée aux questions des femmes. Elle milite depuis des année pour que les droits élémentaires des femmes soient respectés en Afghanistan, et dans certains pays où leurs conditions de vie sont déshumanisées. Née en 1986 à Herat, en Afghanistan, elle est aujourd'hui réfugiée aux Pays-Bas. Pendant la 1ère République islamique d’Afghanistan, sa famille s’est enfuie à Téhéran, en Iran. Après la première chute des talibans, elle est retournée en Afghanistan, et pendant 20 ans, a travaillé pour contribuer à bâtir une société démocratique et égalitaire. Comme tant d’autres Afghans elle a dû de nouveau demander l’asile en tant que réfugiée après que les talibans ont pris le pouvoir en Afghanistan en août 2021. Elle résiste, se bat, est l'auteure d'une anthologie où elle a recueilli des textes auprès de poètes internationaux, et fait entendre sa voix, qui devient celle de toutes les femmes afghanes. Elle a accepté de répondre aux questions de Recours au poème. 

 

Entretien traduit par Cécile Oumhani

Somaia. Ramish, vous êtes une poète afghane, une journaliste et une militante. Où vivez-vous aujourd’hui ?
Après la chute de Kaboul et l’arrivée au pouvoir des Talibans, j’ai cherché refuge aux Pays-Bas. Une partie importante de la communauté intellectuelle d’Afghanistan – artistes, écrivains et penseurs – a été contrainte à l’exil. Je suis, moi aussi, parmi ces exilés, et je réside actuellement à Leiden, aux Pays-Bas.

 

Kabunath, poème de Somaia Ramish, dit par l'auteure. 

Vous luttez pour les droits des femmes en Afghanistan. Pouvez-vous nous parler de leurs conditions de vie dans ce pays ?
Parler du sort des femmes afghanes est un sujet chargé d’émotion pour moi. Il réveille un mélange de tristesse, de colère et de frustration, parce que la réalité est sombre. C’est la vie qu’on refuse aux femmes afghanes ; elles en sont réduites à exister plutôt qu’à vivre. Leur condition est celle d’un oiseau qu’on a enfermé dans une cage et qui attend sa mort inévitable. Vous imaginez-vous ce que sont l’angoisse et la douleur d’une femme qui se trouve dans une telle situation ? Une vie où vous ne pouvez plus sortir seule de chez vous, porter les vêtements que vous aimez, faire des études, vous promener tranquillement au parc, écoutez votre musique préférée, aller dans un salon de beauté, faire du sport, vous divertir, travailler en dehors de chez vous…  C’est la cruelle réalité des femmes afghanes.
Je voudrais insister sur l’apartheid de genre qui prévaut en Afghanistan. Du simple fait qu’elles sont femmes, elles sont privées de leurs droits humains fondamentaux. Les Talibans considèrent les femmes comme des objets, dont la fonction est la reproduction et la servitude sexuelle. Ils attendent des femmes qu’elles portent des enfants et les utilisent comme les outils de leur propre propagation. Telle est l’existence atroce des Afghanes – avec la tyrannie, la cruauté, la violence, la terreur et la privation totale des droits humains, tout cela pendant que la communauté internationale ferme les yeux.
Malgré deux ans d’une discrimination de genre flagrante, d’apartheid de sexe, et l’exclusion systématique des femmes, dans les sphères sociales, politiques et culturelles, la communauté internationale semble engager le dialogue avec les Talibans, se leurrant sur les possibilités de la diplomatie. Nous observons ces réunions stériles et ces annonces creuses avec frustration.

A propos de la fermeture des écoles pour filles, message de Samieh Ramesh, écrivaine et militante des droits des femmes, le 15 avril 2022.

Quelles sont vos actions, en Afghanistan et ailleurs ? À quelles associations appartenez-vous ? Comment relayent-elles votre message et comment soutiennent-elles vous actions ?
« Baamdaad – la Maison de la poésie en exil » est une institution indépendante, sans aucune affiliation à une organisation nationale ou internationale. Nous n’avons reçu aucun financement ni soutenu de projets venus d’un groupe ou d’une autorité particulière. C’est un mouvement de protestation artistique, en réaction à la situation terrible en Afghanistan, plus particulièrement la censure et l’interdiction de la poésie et des arts.
Notre mouvement a commencé avec un appel. J’ai invité des poètes du monde entier à écrire et à m’envoyer des poèmes de protestation pour soutenir les poètes et les artistes afghans. Avec l’aide de mes amis et des réseaux sociaux, l’appel a pris de l’ampleur, impliquant plus d’une centaine de poètes à travers la planète. De plus, des organisations comme le PEN Club français, le PEN argentin, le Festival international de poésie de Rotterdam, le Studio de Bakkerjee, la Belvédère House, l’Association des écrivains japonais contemporains, ainsi que le PEN Club japonais ont apporté leur soutien moral et partagé notre appel avec leurs poètes membres.
Mon souhait est que ce mouvement devienne un phénomène global. Je veux que les poètes utilisent le pouvoir de la poésie et des mots pour combattre les ténèbres, l’ignorance et la tyrannie. Les arts doivent être un moyen de s’engager, et ils doivent être toujours associés à la liberté.  À travers l’histoire, la poésie a porté le combat contre l’injustice. La poésie a un pouvoir immense et la voix des poètes est comme celle des prophètes ; leurs mots ont de l’influence. Avec la poésie, on peut attirer l’attention du monde sur le sort des femmes et rallier des soutiens pour le peuple d’Afghanistan.
Avant ce mouvement, peu de poètes dans le monde connaissaient vraiment la situation en Afghanistan ou alors ils en avaient conscience, mais restaient silencieux. Maintenant, dans des pays aussi éloignés que le Japon, des articles et des conférences sont dédiés à notre cause. Une station de radio en Argentine diffuse des émissions sur l’interdiction des arts en Afghanistan et un poète italien a exprimé sa solidarité. Ils écrivent de la poésie, expriment leur émotion et montrent ainsi le rôle de la poésie dans la prise de conscience.
Pensez-vous que la poésie peut aider à la prise de conscience sur les conditions de vie des femmes en Afghanistan ? Vous avez publié plusieurs recueils de poèmes. Pourquoi la poésie ? Convient-elle mieux pour porter un message de libération ou d’engagement ? 
Dans un monde où l’information est souvent manipulée, la poésie peut briser les barrières de la politique pour atteindre les cœurs. La poésie inspire et elle a toujours été un moyen pour exprimer la protestation. Des poètes comme Hafez, Saadi, Maulana, Bertolt Brecht, Pouchkine et Lorca sont les voix de l’humanité, de la liberté. Je crois profondément que la poésie a la responsabilité de défendre la vérité, de porter les idéaux d’humanisme, de justice et de résistance à l’oppression et à la violence.
Vous avez publié une anthologie. Pouvez-vous nous parler de ce projet ?
« Nulle prison n’enfermera ton poème » est un recueil de poèmes de protestation venus du monde entier. Une édition japonaise a été publiée le 15 août au Japon. À la suite de l’interdiction de la poésie décrétée par les Talibans le 15 janvier, j’ai lancé un appel, implorant les poètes à travers le monde de ne pas rester silencieux face à la censure et à la répression et je les ai invités à protester contre ces injustices.  À ce jour, plus d’une centaine de poètes ont répondu à l’appel, écrit des poèmes et les ont envoyé à Baamdaad – la Maison de la poésie en exil. C’est ainsi qu’été publié « Nulle prison n’enfermera ton poème », a été publié. Une édition française doit paraître en France en novembre, chez Oxybia.

Pendant le festival Poetry International de Rotterdam en juin 2023, interview de la poétesse et écrivaine afghane Somaia Ramish à propos de sa vie et de son travail.

Quels sont vos projets autour de cette publication et de votre travail dans son ensemble ?
Nous sommes un mouvement de protestation, nous luttons contre la censure, l’oppression et l’injustice. Nous croyons profondément que la liberté est le droit humain le plus indivisible et le plus universel. En tant que poète, j’invite les poètes du monde entier à nous rejoindre. Ne restez pas silencieux face à l’injustice, l’inégalité et la violence. Avec nos mots, nous continuerons le combat contre les ténèbres.

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Revue, en ligne ! Poèmes

Les revues de poésie en ligne offrent, au sens littéral, le poème. Grâce à elles et au vecteur numérique, partout, quel que soit sa nationalité, condition, le lieu où l'on se trouve, l'accès à ce lieu de fraternité qu'est le poème est permis. Ici il ne s'agit pas à proprement perler d'une revue, mais d'une chaîne YouTube. 

Et elle prouve si besoin était que la poésie n'est pas tue, pas désertée, pas ignorée par nos semblables : 20,6 K abonnés ! 

Les 5,9 K vidéos, tournées depuis 2011, par Nicolas Anctil, offrent une diversité poétique absolument remarquable, et des noms contemporains ou inscrits dans la panorama d'un histoire littéraire mondiale, que l'on retrouve, ou que l'on découvre.

Au mitan du grand et si gentil bois, Dyane Léger lecture par l'auteure.

Sully Prudhomme, Valérie Rouzeau, Nanao Sakaki, William Butler Yeats, Werner Lambersy, Jacques Reda, Abdelatif Laâbi, Pontus du Tyard, Nuno Judice, Jacques Demarcq, Silva Kapoutikian, Antonin Artaud, Jules Supervielles, Elizabeth Bishop... pour infimes exemples de ce que recèle de merveilles ce "catalogue" sonore qui offre les voix souvent originales des auteur-e-s. 

A écouter, à fréquenter, à diffuser !

Le salut d'entre les jours, Gaston Miron, lecture par l'auteur.

Chibok, Ananda Devi, dit par l'auteure.




Claude Ber : Célébration de l’espèce — l’insoumission irréductible du poème

Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de présenter Claude Ber, mais s'il fallait un endroit où s'exprime toute la puissance de son écriture, ce serait dans ce texte, La Célébration de l'espèce, paru dans Il y a des choses que non, chez Bruno Doucey.

Résister, la poète nous confie ce que cela évoque, dans et à travers l'écriture, avant de nous laisser entrer dans cet ouragan qu'est ce texte, une Célébration de la littérature, dans ce qu'elle a de plus puissant. 

Claude Ber
L'insoumission du poème

« Dès qu’on crée, on résiste. L’art c’est ce qui libère la vie que l’homme a emprisonnée », cette phrase de Deleuze, dans son Abécédaire, résume ce que j’entends par « résistance ».

Sans doute ce mot de « résistance » fait-il écho, dans mon histoire, à la « Résistance » dans laquelle ma famille fut engagée et que rappellent certains textes de Il y a des choses que non, mais la résistance du poème va au-delà de cette référence historique tout en incluant ce qu’elle implique d’insoumission au pire de nous-mêmes, de refus de l’inhumanité de notre humanité. Elle désigne aussi ce qui, dans le poème, semble résister à une première lecture, autant d’ailleurs par ses noyaux d’apparente obscurité que par ses éclats d’évidence lumineuse, et travaille notre intériorité, diffusant lentement sa signifiance.

Le poème est, dans tous les sens, langue résistante 

langue consistante
langue nourrissante
substantifique langue de la moelle des mots et des morts
où résiste la langue au mirador
où résiste la langue à l’obscénité de transparence
où résiste la langue à l’asservissement
où résiste la langue à l’avilissement
où résiste la langue sous la dent 

 Claude Ber

 

La Célébration de l'espèce

Texte de Claude Ber dit par Frédérique Wolf-Michaux - Musique inédite d'Alain Bancquart 

La célébration de l'espèce, texte de Claude Ber, extrait du recueil Il y a des choses que non paru aux éditions Bruno Doucey,
dit par la comédienne Frédérique Wolf-Michaux, sur une musique inédite d'Alain Bancquart.

Présentation de l’auteur




Rencontre avec Fawzia Zouari : Écrire par dessus les frontières

Ecrivains et journaliste Franco-tunisienne, Fawzia Zouari est l'auteure de nombreux romans et récits dont Le Corps de ma mère (Joëlle Losfeld, 2016), Gallimard, Folio, 2018, qui a obtenu le prix de la Francophonie. Elle a obtenu également le grand prix tunisien de la littérature, le Comar d'or pour son roman La Deuxième épouse en 2007. Elle interroge le rapport à la tradition et le statut des femmes dans les pays du Maghreb, condition féminine qu'elle soutient et promeut en fondant le Parlement des écrivaines francophones, dont le première réunion s'est déroulée à Orléans, les 26, 27 et 28 septembre 2018, en présence de plus de 70 écrivaines venues des cinq continents venues pour débattre sur la condition des femmes dans le monde, et leur place sur la scène publique, politique. 

Faouzia Zouari, vous êtes romancière et journaliste. Vous avez publié de nombreux romans, certains distingués par la critique et des prix prestigieux. Tous ont pour socle la condition des femmes dans le monde musulman. En quoi et comment la littérature vous a-t-elle permis de dénoncer leur place dans une société patriarcale ?
Je ne me souviens pas, ni ne crois avoir demandé expressément à la littérature de « dénoncer » ou de revendiquer. Cela s’est passé tout seul. De part mes origines, mon itinéraire, ma condition de femme du Sud, les mots disaient spontanément mon être au monde, mes peurs ancestrales, mes craintes et mes espoirs. La fiction se faisait d’office l’écho de la réalité. En cela, elle dénonce toute seule, entre les lignes, en dehors de tout engagement conscient.
C’est cela-même sa magie. Et c’est de la sorte que le roman des femmes insère automatiquement et naturellement le combat des femmes.
Pour le reste, et alors que je n’osais même pas me dire « féministe » au siècle dernier, l’actualité, le retour du bâton, l’islamisme et, plus particulièrement, le recul des droits des femmes dans beaucoup de pays m’ont poussée sur le « ring » si je puis dire.  Via le journalisme et les essais, cette fois. J’y ai pris part aux débats, aux manifestations, au militantisme actif. Romancière et essayiste, ce sont là deux casquettes pour une même tête.
Écrire est-ce résister ? Est-ce tenter de changer le monde ?

Rencontre avec Fawzia Zouari au Parlement des écrivaines francophones.https://www.parlement-ecrivaines-francophones.org/

L’été dernier, je marchais tous les jours avec un ami le long de la plage en bavardant. On a appelé ça « Les entretiens de la mer ». Et l’ami en question me disait, chaque fois que je développais une théorie ou avançais une réponse aux problématiques et aux crises actuelles : « Tu es sur les chemins de l’impossible ». Et l’impossible pour lui, c’est affirmer qu’on peut résister à la déferlante du religieux, c’est croire que la paix s’imposera, c’est avoir foi en l’universalisme, en l’altérité, en une révolution laïque dans le monde musulman.  Ecrire c’est probablement mener cette bataille de l’impossible et cette utopie de changer les choses un jour...
Est-ce que l’écriture romanesque diffère de l’écriture poétique ?
J’ai toujours aimé la poésie que je trouve supérieure à la fiction. Voilà un genre qui dit tant en si peu de mots, qui résume l’essentiel en une strophe, qui pêche le sens en un seul bond dans les profondeurs. C’est la musique de fond du monde sans laquelle nous mourrons de désharmonie.

Fawzia Zouari, Rencontre lors du festival Littératures Itinérantes au Maroc, à Fès. en octobre 2022.

En 2018 vous créez le Parlement des Écrivaines Francophones à Orléans, une plateforme qui a pour objectif de « faire grandir et de promouvoir la cause et la voix des femmes ». Pourquoi cette initiative ?
Il s’agit avant tout d’une aventure intellectuelle regroupant des auteures qui ont en commun le fait d’être femmes et d’écrire française. Son but est de mettre en exergue la littérature féminine, créer une solidarité entre les auteures, affirmer qu’il existe un écrire- ensemble au féminin et une voix commune habilitée à défendre la cause des femmes mais aussi à s’exprimer sur les affaires du monde. C’est en cela que nous publions régulièrement dans la presse des tribunes pour soutenir des écrivaines ou des journalistes emprisonnées ou en danger, ou pour dénoncer le sort fait aux femmes dans des pays comme l’Iran ou l’Afghanistan. Mais nos combats se situent aussi sur d’autres terrains : nous dénonçons les guerres, les intégrismes, le racisme, les saccages de la nature, par exemple. Nous avons également à notre actif plusieurs publications dont trois volumes d’anthologies listant les écrivaines et un ouvrage collectif, Corps de filles, corps de femmes, publié aux éditions des Femmes. Sans compter certaines « prestations » comme le « cabaret des écrivaines » ou le « Procès » qui met en scène une quinzaine de parlementaires autour du thème : « Les écrivaines sont-elles des femmes dangereuses ». 

Clôture des Voix d'Orléans, le 11 octobre 2021. 

Et demain, quels sont vos projets, personnels, mais aussi ceux du PEF ?
Pour le moment, nous sommes sur deux grands projets : le premier est un ouvrage sur l’histoire féminine des migrations, l’autre une rencontre en Martinique autour de l’œuvre d’Aimé Césaire. L’un et l’autre projet s’inscrivent dans la volonté du PEF de parer à l’inégalité mémorielle qui a fait en sorte que l’Histoire (y compris celles des migrations) a été jusque-là écrite et racontée par les hommes, et de revisiter la pensée de certains grands intellectuels d’un point de vue féminin.
Quant à mes projets personnels, je termine un livre qui s’intitule Rebelles d’Islam et commence un Dictionnaire amoureux de la Tunisie.  En attendant le retour au roman, ce territoire de liberté et de rêve total portant en lui ce beau paradoxe : il repose de tout, et engage à tout, laisse les mots penser à la place des idées (sic).

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Une maison pour la Poésie 3 : Maison-pont de la poésie : conversation avec Michel Dunand et Christine Durif-Bruckert

Plusieurs fois programmée et remise la visite à la Maison de la poésie d’Annecy, fondée et dirigée par Michel Dunand, c’est au cours d’un festival que j’ai finalement la possibilité de m’entretenir avec lui. Michel Dunand est de ces poètes-passeurs discrets, que l’on côtoie sans le connaître vraiment, tant il est éloigné de l’esbrouffe qui anime tant de nos contemporains.

C’est lors d’un colloque animé par Norbert Paganelli pour la Maison de la poésie de Corse que j’ai eu l’occasion de l’écouter, et d’échanger dans le calme d’un dialogue impromptu, au petit-déjeuner où nous n’étions que deux.

Michel Dunand est un homme qui ne se paie pas de mots, car il en sait la valeur, il les pèse . Auteur de dix-sept recueils, d’un CD et de nombreux livres en collaboration avec des artistes, sa poésie se situe exactement sur le fléau d’une balance suspendue dans le vide dont il dit se « nourrir essentiellement » - vide-espace des marges et de la mémoire qu’il explore, auquel il s’abandonne pour qu’y surgisse l’épiphanie d’un sens.

Le poète est également, discrètement, un homme engagé - ainsi que je l’ai découvert à la lecture de son émouvant recueil Rawa-Ruska, Le camp de la soif (éd. Voix d’Encre) - président de l'association "Ceux de Rawa-Ruska et leurs descendants" (section Savoie-Dauphiné). Rawa-Ruska fut un sinistre camp de représailles, en Ukraine (Stalag 325). Son père y a été interné durant la Seconde Guerre mondiale.

 

Je ne suis pas seule quand je retrouve Michel Dunand, à Sète, où il est « poète-animateur » des Voix-Vives. Il rejoint la table où je prends un café avec Christine Durif-Bruckert dans l’ambiance festive des  matinées animées par les concerts sur la place. Il sort de sa mallette les notes préparées pour moi, une feuille dont j’aurais aimé faire la photo, tant elle semble un plan couvert de signes et d’écritures, comme un dessin, et quelques-uns des trésors dont il va nous parler. Michel Dunand est un homme de parole, il n’a pas oublié le projet de parler de la maison de la poésie qu’il a fondée en 2007 – il est prêt !

MB - Michel, cela va être une conversation à bâton-rompus, avec Christine et moi - dans le bruit ambiant, il sera difficile d’utiliser l’enregistrement que j’avais imaginé – je transcrirai donc cet entretien, pour lequel Christine prend aussi des notes. Mon idée, c’était très simplement que tu nous parles de toi, de ton travail, de la façon dont tu es arrivé à la poésie, de la manière aussi dont ce parcours t’a mené à créer la maison de la poésie, et que tu nous expliques la façon dont ça fonctionne.
- … parler de moi m’est difficile – il y a un entretien récent avec Reha Yünlüel, où je dis quelques mots sur moi - c’est toujours compliqué parce que, même si je force un peu en disant cela, il y a un fond de vérité : je ne sais pas qui je suis – je ne sais pas ce qu’est la poésie – c’est pour cela d’ailleurs que je n’ai pas accepté sans appréhension d’être poète-animateur ici à Sète, c’est un plongeon dans l’inconnu. J’essaie de donner une nouvelle définition de moi à chaque fois, une nouvelle définition de la poésie, mais pour ce lieu, c’est différent. Je sais ce que j’ai fait et où je vais, pour le reste, c’est difficile. Je suis une énigme aussi pour les autres…
MB - La poésie, où et quand, comment l’as-tu rencontrée ?
- Oh ! Moi, je dis que je suis poète avant ma naissance… et je suis très sérieux – après, j’en ai pris conscience à certains moments, mais je crois que c’est inné… je suis né poète et c’est comme ça. Il faut que je fasse avec, ce n’est pas toujours simple, à la fois bénédiction et malédiction…
J’ai pris conscience d’abord que j’étais un récitant – je me souviens bien du moment : en CE2, sur une estrade, je dis un texte et apparemment, il y a de l’écoute. Et j’en fais un peu trop, c’était un texte de Théophile Gautier, je crois, à un moment je dis « et nos greniers comblés » - je ne sais plus dans quel texte c’est ((note de la rédaction : en fait, il s’agit du poème de Charles  Péguy, « La Tapisserie de Notre-Dame » : Étoile de la mer voici la lourde nappe/,Et la profonde houle et l’océan des blés/Et la mouvante écume et nos greniers comblés, Voici votre regard sur cette immense chape )) j’ouvre les bras et je frappe le tableau de chaque côté, tout le monde se met à rire, et les enfants aimant bien mettre des étiquettes, on m’applique celle de récitant. Après, ce fut l’étiquette « Brassens » - on m’appelait Brassens, parce que je l’imitais, dans «Les Copains d’abord» (Michel imite la trompette) - après on m’a appelé « poète »…  La poésie, c’est bizarre, j’en ai eu la révélation avec un texte en prose, et c’était une dictée, curieusement – la dictée, elle n’a vraiment pas que du mauvais ! – c’était un extrait de L’Assommoir, de Zola,  ce gars qui est sur le toit ((note de la rédaction : Coupeau, ouvrier zingueur, qui sera victime d’une chute)), je me suis dit :mais c’est le poète, ce gars qui est sur le toit, au bord du vide – et qui répare la maison, et dans le fond, c’est aussi la maison intérieure… A partir de là, je me suis plongé dans toute l’œuvre de Zola…
Enfin, il y a eu la rencontre, si je puis dire, avec Rimbaud, avec Verlaine, voilà. Et tout ça s’est fait à travers un prof – l’importance des profs ! – qui a écrit sur le livret scolaire « élève qui a le don de poésie » et ça vraiment, ça encourage. Mais comme j’ai dit, j’étais déjà poète, ensuite, il y a quelqu’un qui confirme…
MB - Quand as-tu commencé à écrire de la poésie et comment ça s’est passé ?
- J’ai écrit d’abord de la prose, des nouvelles, que j’ai jetées, que j’ai détruites… Il y a ensuite un premier recueil, que j’avais envoyé aux éditions Saint-Germain des Prés - pareil, j’ai jeté et aujourd’hui, je regrette, car il devait y avoir un ou deux vers de bon tout de même – peut-être un peu plus, mais dans l’ensemble, ça ne valait pas la publication. Mais de façon sérieuse, oui, c’est assez tard, finalement – parce que le premier recueil a été publié par Le Petit Véhicule, en 1989, c’est  Dernières Nouvelles de la nuit  - 89… Je suis né en 1951, c’était tardif… mais je crois que j’ai eu raison de ne pas publier auparavant. Par contre, détruire, là je regrette un peu.
MB - Est-ce que tu ne crois pas que ces vers que tu penses avoir détruits ne sont pas revenus par la suite dans ton œuvre …
- Peut-être, oui – oui, oui, je me souviens simplement d’une image – « dans la lessive du soleil », c’est assez dans le style de « Cadou », tout ça… et c’est l’un des poètes qui m’ont influencé – René Guy Cadou - d’autant plus que j’ai exercé le même métier que lui, j’étais professeur des écoles, instit comme on disait autrefois…
MB - Et l’idée de la Maison de la Poésie, quand est-elle née par rapport à ça ?
- Eh bien voilà, je suis poète, fondamentalement, et je suis aussi serviteur quelque part : pour moi c’est un rôle très noble, et j’essaie de rendre hommage à des auteurs disparus, à des éditeurs disparus, comme Pierre-Jean Oswald hier, je lui ai rendu hommage puisque je recevais un poète palestinien… Il y a donc l’idée de « servir » - servir aussi avec la revue, « Coup de soleil », 40 ans d’existence, et ce n’est pas rien…
MB - C’est beaucoup, 40 ans, je m’en rends compte en pensant aux 10 ans d’existence de Recours au Poème…
Christine – Tu es tout seul pour Coup de soleil ?
- On peut le dire, oui – l’aventure a été parrainée par Jean-Vincent Verdonnet qui a été un parrain efficace, mais la revue reposait sur les épaules d’un seul homme, et il est là… J’ai voulu servir encore par des récitals : comme vous le savez, j’aime beaucoup dire la poésie – c’est pour cela que j’ai accepté ce rôle de poète-animateur – c’est servir aussi. Et servir par une maison de la poésie... : comme je suis un poète qui voyage, c’est important pour moi le mot « maison ». C’est aussi ma maison, en plus d’être maison de la poésie, et chaque fois que j’y mets les pieds, ça me ressource. C’est un petit local, je ne peux accueillir que 30 personnes, mais il est très bien situé, en centre-ville, dans la zone piétonne d’Annecy – et ce qui est particulier, c’est que je suis propriétaire de ce lieu. J’entends dire aujourd’hui que des subventions ne seront peut-être pas réattribuées, mais moi, je ne demande une subvention que pour le Printemps des Poètes, et ce lieu, on ne pourra pas me l’enlever. D’ailleurs, si on me l’enlevait, je crois que je suis sincère, je crois que… ça pourrait pas aller… ça pourrait pas aller – c’est aussi MA maison.
Ce lieu est un lieu de consultation, j’y ai rangé une partie des livres de ma bibliothèque, et des livres qu’on ne trouve pas dans les librairies – j’en ai fait une liste (il consulte son « plan ») ; les mini-livres, les micro-livres, les livres insolites, les livres rares, les livres phares, les très vieux livres, les livres d’artiste, des ouvrages dédicacés… On vient pour consulter, et comme je suis un grand rêveur, au début j’avais prévu 4, 5 tables de consultation, mais je me suis aperçu que beaucoup de gens venaient pour me raconter leur vie, pour me présenter leurs poèmes, pour avoir des informations, et qu’il y en avait très peu, dans le fond, qui voulaient vraiment consulter. Alors maintenant, il n’y a qu’une seule table de consultation, mais je reçois parfois des gens vraiment intéressés, qui rejoignent la grande famille de tous ceux qui fréquentent ce lieu, et ça se fait au compte-goutte, 2 par 2, 1 par 1, 3 par 3, et ainsi « la famille » s’agrandit – ceci dit, Annecy n’est pas une très grande ville…
Dans ce lieu, on trouve aussi des revues, de vieux disques de la collection Seghers (Cadou dit par Daniel Gélin, ou Jean-Louis Trintignant lisant Marc Alyn, etc. ) et une bibliothèque qui regroupe plus de 260 ouvrages parus dans la collection « Poètes d’aujourd’hui » chez Seghers, et beaucoup de choses relatives à la poésie . Il y a également des rencontres avec les poètes, entourés ou pas de musiciens, notamment lors du Printemps des Poètes, que j’organise avec Jacques Ancet. Nous avons reçu des poètes de renom : Lionel Ray, Daniel Biga, Claire Genoux, Annie Salager, Jean Orizet, Yvon Le Men etc.
MB - Comment s’est constitué le fonds ?
De mes livres, principalement, mais j’ai aussi hérité, j’ai pu puiser dans les bibliothèques de deux grands poètes, après leur décès – celle de Jean-Vincent Verdonnet et la bibliothèque de Paul Vincensini. Dernièrement j’ai ramené quelques livres suite au décès d’Andrée Appercelle. Comme le lieu est petit, on n’est pas dans la quantité, mais il y a vraiment des trésors…. Il y a des lettres aussi, écrites à la main, signées Guillevic, Norge ou Tardieu. Un Capitale de la Douleur dédicacé par Paul Eluard etc.
MB - Et les micro livres, les livre originaux, ce sont des choix que tu as faits toi ?
Oui, j’ai fait pas mal d’achats, je ne me suis pas ruiné mais… J’’ai fréquenté par exemple la librairie « Le Pont traversé » de Madame Béalu à Paris, Agnès Béalu, la dernière épouse de Marcel. J’y ai déniché des introuvables, et comme je savais qu’un entretien était prévu, j’ai apporté ceci, l’un des premiers « Poésie-Seghers », même pas numéroté, c’est Elsa Triolet qui nous parle de Maïakovski. J’ai découvert l’existence de cette librairie en regardant une émission de télé, on voyait François Mitterand pénétrer dans cette librairie. Là, j’ai acheté beaucoup de Poésie-Seghers, Ginsberg, Glenmor, des introuvables, vraiment… les chanteurs poètes, et dernièrement, c’est sur un marché que j’ai déniché un Nougaro – je m’étais rendu à la galerie d’Hélène Nougaro qui m’avait pourtant dit que c’était introuvable, et j’en ai trouvé un.
MB - Tu es donc ton propre mécène, fournisseur, animateur, programmateur…
La Maison de la Poésie d’Annecy repose beaucoup et même principalement sur mes épaules. Pour ce qui est du Printemps des poètes, « Partage des voix », cette rencontre pour laquelle j’ai des subventions, Jaques Ancet m’aide d’une manière efficace. J’ai oublié de dire que cette Maison de Poésie est aussi un lieu d’exposition, on peut y admirer des peintures, des estampes, des photographies, des tapisseries, mais je le répète, c’est un petit local– et j’ai souhaité qu’on soit également ouvert à la musique contemporaine, à la musique savante, à la création en ce domaine – ainsi l’association Empreintes sonores y propose des rencontres. Comme je le dis dans l’entretien avec Reha, j’essaie d’incarner cette phrase que j’ai écrite : « L’enseignement par les ponts, sinon, rien. » Tous les ponts, y compris les traductions… ce qui voyage finalement.
MB - La maison est un pont aussi finalement ?
Ch - Cela pourrait être le titre de cet entretien ?
Je voulais te demander aussi : tu n’es pas affilié à l’association des maisons de la poésie ?
  • Non, je ne suis pas contre, j’e l’ai souvent dit à Thierry Renard. J’ai d’ailleurs accueilli, ce printemps, à l’occasion de la sortie de l’anthologie Frontières, Thierry Renard et Bruno Doucey – soirée préparée par l’espace Pandora.
Ch – je voulais aussi demander si des personnes venaient de Lyon ou des villes alentour, à ta maison de poésie ?
Oui, des gens de Genève aussi, Vahé Godel y est souvent venu. On vient de Lausanne, de Lyon, de Grenoble, de Chambéry, d’Aix-les Bains.
MB - Et comme tu n’as pas de subventions, comment sont financés les événements ?
Il y a un petit droit de participation aux frais, 5 euros pour une soirée.
Ch - Et une adhésion ?
Non, non – je ne le souhaite pas – longtemps ça a été gratuit, faire payer m’a longtemps posé problème – mais je m’aperçois qu’à Annecy qui n’est pas une très grande ville, il y a beaucoup de gens qui s’intéressent à la poésie ; s’il y en a peu qui viennent consulter les livres, on aime entendre des poèmes, et souvent les auditeurs entrent totalement dans la poésie par le biais d’une lecture orale. Je me souviens d’un hommage à JeanVincent Verdonnet, à l’occasion du 100ième anniversaire de sa naissance. J’avais confié des textes à un musicien qui me disait « j’ai du mal à entrer dans les textes » mais finalement, c’est plus facile quand on dit les textes, on met une ponctuation qui est souvent absente, c’est une interprétation, on vit le texte. On m’a longtemps critiqué car je faisais lire mes élèves à voix haute, c’était considéré comme un peu directif, voire d’un autre temps, mais cela revient à la mode : concours de diction, lectures à voix haute de prose ou poésie, spectacles autour de grands textes. Moi-même je dis mes textes pour entendre si ça passe, et j’écris sur des cahiers, sur l’ordinateur je n’arrive pas à savoir, mais quand j’écris, laborieusement, là c’est différent.
MB - C’est vrai, c’est dans le corps, la poésie, elle passe à travers le geste aussi…
Voilà, et si on ajoute la musique, pas forcément « sur » les poèmes, ça renforce la ponctuation
Ch - Si peu que ce soit, même de petites percussions, de petits tintements de cloche, « ça porte » une sorte d’élévation, on sent en soit monter quelque chose d’indéfinissable, c’est très curieux.
MB - oui, il y a du sacré dans la poésie, et la musique aide à le faire surgir.
Il ne faut pas oublier par ailleurs que des textes de Paul Eluard ont été mis en musique par Francis Poulenc ; j’ai le CD au local. Je pense à Brassens aussi qui a beaucoup fait pour la poésie des autres en interprétant Victor Hugo, Francis Jammes, Paul Fort etc. N’oublions pas bien sûr Léo Ferré, Jean Ferrat… Signalons que Georges Chelon a mis en musique la totalité des Fleurs du Mal. Quant à Poulenc,ou Boulez, auteur du Marteau sans maître (texte de René Char), pour ne parler que de ces grands compositeurs-là – ils ont fait un travail remarquable.
MB - Tu pratiques un instrument toi aussi ?
Non, juste la voix, mais la voix est un instrument en soi également
MB - Merci Michel Dunand, et merci Christine pour ce moment d’échange.

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" Printemps des Poètes " : 1er avril 2023.
De droite à gauche :Michel Dunand,
Patrick Laupin,François Migeot
et son épouse,Jacques Ancet.

entretien avec Reha Yünlüel pour la chaîne Bachibouzouk