La revue SALADE

La revue SALADE, conçue, fondée et éditée par Vittoria Cavazzoni et Déborah Gaugerenques, se définit comme “apériodique, multilingue et hétéroclite”. Chaque numéro est relié à la main à l'aide d'attaches, ce qui permet de libérer si on le souhaite les pages de la revue, ainsi que des marque-pages ou des œuvres graphiques. Pour le dernier exemplaire paru, le numéro 4, les illustrations sont l’œuvre de Camille Meyer.

Les poèmes sont publiés dans leur langue d'origine, en version originale non traduite. Dans le dernier numéro, qui fait la part belle à la poésie, nous pouvons lire des textes en italien, espagnol et anglais de Devis Bergantin, Marine Forestier et de moi-même. 

La revue met aussi à l'honneur trois poétesses de la première moitié du XXe siècle dont l’œuvre est peu ou pas traduite en France à ce jour: Edna St.Vincent Millay (Etats-Unis, 1892-1950), Alfonsina Storni (Argentine, 1892-1938) et Antonia Pozzi (1912-1938).




Hélène Dorion, Mes forêts

Hélène Dorion est née en 1958 à Québec. Après des études de philosophie, elle commence à écrire des poèmes qui paraîtront d’abord en revues. Elle n’a que 25 ans quand est publié son premier livre de poésie, L’intervalle prolongé, suivi de La chute requise. En 2002, une anthologie personnelle de ses poèmes paraît sous le titre D’argile et de souffle. Les deux décennies suivantes confirmeront son importance dans le paysage littéraire francophone, au point de devenir aujourd’hui une poète mise au programme du Bac 2024 en France avec son recueil Mes forêts.

« Mes forêts/quand je m’y promène/c’est pour prendre le large vers moi-même ». On ne doit pas s’étonner qu’une poète québécoise puisse faire de la forêt – si abondante et si menacée sans son pays – le véritable leitmotiv d’un livre. Les forêts de Hélène Dorion ont une âme. Elles sont « des bêtes qui attendent la nuit/pour lécher le sang de leurs rêves ». Elles sont « des greniers peuplés de fantômes ». Elles sont « un champ silencieux de naissances et de morts ». 

Hélène Dorion n’est pas là pour nous faire un inventaire poétique des forêts qu’elle a sous les yeux. Tout juste évoque-t-elle, subrepticement, l’emblématique érable. Si la poète québécoise nous parle de ses forêts, c’est pour mieux nous parler de notre époque. Car, dit-elle, « il fait un temps de glace et de rêves qui fondent », « il fait un temps de foudre et de lambeaux »/d’arbres abattus ». Prémonitoires, ces vers où elle évoque les incendies (si l’on songe à ceux qui ravagent aujourd’hui son pays). « Le feu/qu’on entend venir/on dirait une bête/prête à tout dévorer ». Hélène Dorion, visionnaire, nous parle de « l’onde du chaos » (et l’on songe au livre Le chaos reste confiant de la poète bretonne Eve Lerner, publié chez Diabase). Car voici, nous dit la poète québécoise, «ce jardin où périt un monde/où l’on voudrait vivre ».

Hélène Dorion,    Mes forêts, éditions Bruno Doucey, 2023, 156 pages, 5,90 euros.

Peut-on alors parler d’un manifeste poétique écologique à propos de ce livre ? Sans doute un peu. On y trouve manifestement, sous la force su symbole ou de la métaphore, un appel à, la vigilance. Les jeunes générations, celles qui se disent sensibilisées aux périls menaçant la planète, y trouveront du grain à moudre.

Mais ces mêmes jeunes trouveront aussi dans les poèmes de Hélène Dorion une critique en règle de certaines formes de consommation contemporaines dont elles sont férues. Car c’est fondamentalement l’appel à un retour au réel qui irrigue son recueil. « Mes forêts sont chemins de chair et marées de l’esprit/un verbe qui se conjugue lentement/loin du facebookinstagramtwitter ». Ailleurs, elle écrit : « Il fait rage virale/sur nos écrans/qui jamais ne dorment ». Elargissant la focale, elle pointe du doigt « pixels et algorithmes » et tous les sigles de notre civilisation branchée : fmi, pib, arn… « L’écran s’est verrouillé/le champ d’étoiles est devenu noir (…) Il fait un temps d’insectes affairés ».

Un monde nouveau, qui n’a pas ses faveurs, émerge donc avec fracas. Mais il ne s’agit pas pour autant, la concernant, de verser dans la nostalgie. Au cœur de ce chambardement en cours, elle nous dit dans un lumineux entretien publié à la fin du recueil que « Ecrire de la poésie, c’est habiter cet espace de la perte, creuser dans l’ombre pour en extraire quelque chose de lumineux ».

Présentation de l’auteur




Arnaud Le Vac, Tenir le pas gagné

À la lecture des premières pages du recueil d'Arnaud Le Vac,  je m'interroge. Le texte est versifié mais il a tout d’un essai. S’agit-il d’un essai sur la poésie ? Sur la liberté ? (Mais la poésie n'est-elle pas liberté ?). Un essai sur la réalité, l’apparence des choses ? Je pense à Novalis « Plus il y a de poésie et plus il y a de réalité ». Si, dans un premier temps, l’auteur ne semble pas écrire ce que communément on nomme « poème », ce qu’il décrit correspond en tout point à l’acte poétique.

Passée la surprise du premier contact avec l’écriture singulière d’Arnaud Le Vac, je poursuis ma lecture et accompagne le poète dans un café de Paris. C’est une « journée comme une autre qui ne ressemble à aucune autre ». J’ignore encore que la dualité – voire le paradoxe – est au cœur de Tenir le pas gagné. Je m’assoie à la terrasse d’un long poème qui s’écrit au présent dans un univers de contradictions qui n’en sont pas. L’auteur y est manifestement à l’aise et je lui fais confiance. Il parle de sa vie et à la fois de poésie parce que, dit-il, « la poésie est une manifestation de la vie ».

Quand on ouvre un livre, on devrait abandonner toute idée préconçue afin de « laissez place à la rencontre, à l'inattendu. » J’ai commencé par l’inattendu. Au fil des pages, la rencontre a lieu. Quant à la poésie, il suffit d’attendre un peu, de laisser venir les choses. L’auteur n’écrit-il pas que dans tout ce qu’il fait « les choses viennent d’elles-mêmes » ? Lentement, presque à notre insu, la poésie s’installe, par touches délicates dans le silence continué des regards, dans « ce quelque chose qui n'en finit pas de cette ombre sur le mur et de la lumière qui vient. »

Une lumière qui jaillit de la multiplicité des œuvres dont se nourrit l’auteur, qu’il s’agisse d’art ou de littérature. Les références foisonnent, Arnaud Le Vac invite à notre table Matisse et Picasso, Apollinaire, Breton, Butor, Artaud, Tzara… mais aussi Benveniste, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud ou encore Victor Segalen, Ossip Mandelstam, Ezra Pound, Alain Jouffroy, Marcelin Pleynet…

Arnaud Le Vac, Tenir le pas gagné, Editions du Cygne, 2023, 60 pages, 10 €.

Des noms du passé qui vivent avec ceux du temps présent, dans notre histoire commune : « C’était il y a un siècle et c’est aujourd’hui même » écrit le poète.

Tenir le pas gagné est un livre qui regorge de vie, un mot qui se répète à l’infini.

Je veux tout éprouver dans la vie :
la vie en toutes situations. Vivre
intensément tout ce qu’il y a à vivre
dans une vie. 

L’auteur, en prise avec le réel, vit chaque instant en poète, donnant sa propre définition de ce que signifie « vivre en poète » :

Vivre en poète : celui
qui est capable de donner aujourd’hui
une dimension métaphysique et
anthropologique à la poésie. 

Il nous envoie un message plus fort que tous les slogans pessimistes dont nous sommes assaillis quotidiennement : contre le désir de mort sa voix s’élève comme une impulsion de vie qui peut-être pourrait bien éveiller la conscience, car « l’avenir n’est pas ce que l’on dit ». Il sait aussi que les contradictions sont inhérentes à la condition humaine mais il sait aussi que là est sa liberté : liberté d’en jouer, liberté d’en jouir.

Arnaud Le Vac a conscience que la poésie est capable de modifier la relation au monde alors il renverse les idées reçues et laisse libre cours à la subjectivité et à la sensibilité, prêt « à tout subir à plein visage ». Les temps s’enroulent dans un temps unique où se déroule une vie née de la poésie et qui elle-même génère la poésie. Le passé ne s’oppose plus au présent, l’innocence à la culpabilité, le dedans au dehors, la partie au tout, la singularité à la pluralité. Comme un ruban de Moebius la poésie (qui en serait la torsion) défie l’évidence pour nous ouvrir les yeux sur une autre réalité. Aussi sommes-nous invités à aller de l’avant, à « tenir le pas gagné » pour aller du connu vers l’inconnu, ou plutôt de l’apparence du connu vers la réalité de l’inconnu.

Présentation de l’auteur




Philippe Mathy, Derrière les maisons

Le dernier recueil de Philippe Mathy est de ceux qui font du bien. Nul effet, pas d’emphase. De la poésie et rien d’autre. Enfin, serais-je tenté d’écrire car cette dernière est trop souvent absente du flot de publications dont maints éditeurs nous abreuvent à jets quasi continus.

Il est question ici d’un printemps, peut-être plus intérieur qu’il n’y paraît de prime abord. Une naissance au présent, serait-on tenté de dire, une recréation permanente au fur et à mesure que l’auteur nous fait part de son sincère étonnement devant le spectacle de la vie. En dépit de l’inutile de nos vies, il s’agit avant tout de goûter à la saveur du chemin et de s’en remettre au hasard de ce qui vient à nous sans autre but que de vivre pleinement l’instant. Philippe Mathy s’étonne et déploie tout au long de ce livre une réelle et sincère capacité d’émerveillement qui entraîne sans peine le lecteur à sa suite.  À la manière des impressionnistes, il prend note sur le motif des menus détails de ce qui s’offre au regard et qui passe avec le temps, les saisons, les arbres, les forêts et les fleuves. La lumière est omniprésente dans ces pages où le poète débusque la beauté qui nous assaille en dépit de la fureur du monde. C’est donc sans naïveté mais au contraire avec une lucidité tout à fait pertinente que Philippe Mathy s’en remet à la vie telle qu’elle est et à la saveur inédite de l’éphémère. L’économie de moyens qu’il s’impose donne toute sa saveur à un recueil placé sous le signe d’une maturité intérieure, à laquelle les œuvres de Ramzi Ghotbaldin donnent un écho des plus harmonieux. Regarder derrière les maisons, certes, mais avant tout pour voir plus loin, bien au-delà d’un quotidien parfois bien sombre.

Philippe Mathy, Derrière les maisons, peintures de Ramzi Ghotbaldin, éditions L’Herbe qui tremble, 2023, 126 p, 16€.

Présentation de l’auteur




Carole Carcillo Mesrobian, L’ourlet des murs

Quand les murs s’ourlent, le font-ils d’eux-mêmes ou cela leur est-il imposé ? L’ourlet indique-t-il un raccourcissement ou un rallongement ? Est-il plat ou rond, fonctionnel ou décoratif, régulier ou irrégulier ? Cache-t-il l’endroit pour découvrir l’envers, ou vice-versa ? Et quel est son but ? Affaiblir les charpentes, révéler les secrets, affaiblir la solidité, ou bien donner un grand coup de balai et faire circuler l’espoir et le rêve ?

Faut-il le soupeser, a-t-il un parcours, une histoire, ressemble-t-il à une broderie de fils d’or ou à un ouvre-boite en fer-blanc ? Est-il tout simplement le signe de tâches quotidiennes et graduelles, s‘affairant sur les murs, les mots, les jours, les cœurs ? Est-il mono-tone ou se dé/coud-il peu à peu ? Avant même d’ouvrir le dernier recueil poétique de Carole Mesrobian, nous sommes déconcertés comme devant une montre molle de Salvador Dali, déjà À bout de souffle comme si nous avions juste fini de visionner Les Quatre Cents coups. Serions-nous devenus ourleurs ?

Bien. L’ourlet a assez parlé. Quels signes met-il donc dans cette longue suite de poèmes qui épouse la collection dans laquelle il est publié, et qui nous entraîne dans sa cavalcade verbale éperdue et indomptée ? Les signes reviennent en variations multiples. La bouche / suffocation / cri (12, 17, 33), la respiration / vie du poème (22, 23), la langue / sillon / trait (24, 28), la peau est une membrane fragile à laquelle il faut faire violence pour communiquer (29) : tout, même le silence, tourne autour de la parole. Le Verbe naît dans/de la souffrance corporelle, montrant “l’ours du ciel face au sang de la nuit,” tandis que “le nom du vent” est porté “dans la plaie du poème” par un enfant (“Dans l’esclandre de sable,” 26). Le nom est un important signe d’identité, une résonnance primale ; celui de la poète est “Presque un son de l’acier / mon nom / semé d'ardoise”, 35).

Carole Carcillo Mesrobian. L’ourlet des murs. Poésie. Editions Unicité, 2022. 43 p. Collection Le metteur en signe. ISBN 9782373556865.

Carole Mesrobian emploie trois techniques pour forcer le lecteur à régler sa vision. Une technique utilise l’infiniment concis, utilisant le mot “ça” pour résumer une situation, coupant le poème et le réorientant avec la violence d’un coup de poing. Une deuxième technique met en jeu un glissement infini qui enchaîne des images dissonantes. Ainsi, dans “J’ai tenté de traverser ta peau,” on voit la peau traversée par “une épée de silence” suivie de la “morsure d’un loup,” d’ “une traversée sur un étang de glace”, puis on “ramasse le feu comme le vent des lisières” en ignorant le visage de l’aimé “comme un guillotiné son corps” (29). Ceci donne à certains poèmes une facture surréaliste, notamment “Tu ne fais plus soudure” (31). Une troisième technique joue sur le mot “dans” pour approfondir et dépasser la réalité dans la sobriété. Il y a “le nom dans le nom,” (27) et “la vie dans la vie” (34), et encore (32) :

Certainement ou pas
Comme le bleu dans le bleu
L’arbre dans l’arbre
Dispersés dans le bruit séculaire des aubes
Peut-être d’ailleurs qu’il n’y en a qu’une
et que les jours feignent d’exister

Le temps parfois s’arrête (37) dans cet univers en/déraciné où la poète

verse[s] [t]a parole à l’endroit du silence
là où suinte la trace épaisse
des autrefois
naguère encore
jouxte les mots
qui se fissurent
où perce la lumière (38).

Productrice, revuiste, critique littéraire, performeuse, auteure de vingt-six recueils de poésie, publiée dans vingt-six revues, co-éditrice de revues et de maisons d’édition, Carole Marcillo Mesrobian décline infatigablement l’univers des maisons d’édition et des revues qui, loin des tambours publicitaires, chantent l’avenir de la poésie libre et du verbe imprimé.

Présentation de l’auteur




Anne-Laure Lussou, Quelques… tiens (extraits), suivi de Plus loin que nos paupières

Quelques..tiens (extraits 1, 2, 3 et 4)

Par moments

    le fleuve entier

    passe

Ça

   souci

Et puis   

   la

paupière

renoue avec le monde.

 

D’un coup

Laisser sur le seuil

les fêlures

D’un coup

Laisser faire

les verts les bleus

l’équilibre

la lenteur qui

d’un coup

ré accorde.

 

Être présente

- cailloux d’accord mais un peu moins –

tronc, voix, pieds

quelques cèdres dans un mouchoir

                                                 - force -

           Capitaine d’un alphabet.

 

Siffler

dans le vent

                        les gratte-ciel

brandir son

appeau personnel.

 

Plus loin que nos paupières

Tes poumons

dans la tempête

ta tête à la renverse

et maintenant

Il y a des ours

dans mes nuits

padre en exil.

Tourner, tourner

le regard

derrière la frontière

Là, les cailloux ont des ailes

les valises des yeux

l’immense

vogue.

Je me serre contre la nuit

le jour

Tu es là

Estas ahi

Je n’irai

pas plus loin

Tu chuchotes

accoudé au gouvernail

La ruisseau tisse

près du feu

les larmes sèchent

Estas ahi

J’ai vu les colombes.

Présentation de l’auteur




Laurence Lépine, Affleurements ( extraits)

moi aussi j'aurais aimé  comme elle  redevenir une  et sentir au soir venu  dans l'alignement des
portes  transparaître quelque chose  qui aurait ressemblé à la fois à la douceur et au courage qu'il
avait fallu pour se scinder en deux  sans bruit autre  que celui d'un chagrin incontournable  alors  la
premi
ère porte battit et le coeur éprouva la joie

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le couloir

 

 

frais comme le matin disant sa vague  son frôlement d'épines  le voici le léger couronnement de la
s
ève  la marche brûlante du souci  au fond d'une cache au nombre sans brisure  se tient
déjà froidement enlacé  serein et tendre comme neige  l'air badin du soir

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la montée

 

 

alimenter le feu en roses  écouter  entendre les pas de la montagne crisser sous ses propres
articulations  faire avec le jour le baume spécifique au jour  reconstruire la foi avec le feu des roses

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la rivière

branche de saule  équinoxe plurielle  à ton visage se superposent d'autres visages  le temps est court
qui court par l'arri
ère  la buée s'étale aux fenêtres  dans la salle de bains la porte meunière parle une
langue étrang
ère

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"la" Wanderlust

 

avant que l'olivier n'entre dans la chambre  le contour et le le faîte établis  avant que les cimetières
des villes ne prennent plus de place dans la mémoire   fantômes familiaux secrets  je bois à la saveur
du jour  le pain d'épices sur les genoux  la voix encore inédite de tout parcours

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la flamme

Présentation de l’auteur




A Casa di a Puisia — maison sans murs de la poésie — entretien avec Norbert Paganelli

Si tous les chemins mènent à Rome, certains mènent à la poésie. C'est le cas en Corse, où la jeune maison de la poésie vient d'inaugurer, avec son président Norbert Paganelli, le Chjassu di a puisia – sentier de la poésie – initiative  reprenant le projet de la poétesse Sylvie Reffe, en Alsace, et dont l’objectif est de mieux faire connaître la création de poésie contemporaine-

A Casa di a Puisia di a Corsica s’est inspirée de cette idée pour mettre en valeur le patrimoine littéraire de l’île : la plupart des œuvres sont en langue corse, avec la traduction française, sans négliger l'ouverture envers le patrimoine artistique et linguistique commun. Voici donc l'occasion de découvrir cette maison singulière, à travers l'entretien que nous accorde son fondateur, Norbert Paganelli.

inauguration du chemin de poésie en Corse
Quand et comment as-tu rencontré la poésie ?
Une première rencontre eut lieu à l'âge de 13 ou 14 ans avec les poètes romantiques que je découvrais à l'école et par mes lectures vagabondes. J'y étais sensible, je tentais de les imiter mais je sentais confusément que cela ne passait pas, je pense que j'en avais conclu qu'on ne pouvait plus écrire de poésie...
La révélation est arrivée en classe de 1°, nous avions un professeur un peu vieillot mais qui était un très brave homme et qui avait compris qu'il fallait interesser la classe par un apport de sang neuf. il avait donc sollicité de jeunes étudiants qui préparaient de CAPES afin qu'ils puissent s'entrainer devant nous. Ces jeunes futurs profs nous ont fait découvrir Apollinaire, Supervielle, Ponge, le surréalisme...Ce fut un véritable choc pour moi ! D'emblée je compris que les véritables clefs qui me manquaient se trouvaient bien là, que la poésie n'était pas morte et qu'elle devait se vêtir d'une autre manière pour parler au monde contemporain. À partir de ce moment la poésie ne m'a plus quitté, elle est entrée dans ma vie et l'a bouleversée au point que je puis dire sans hésiter que je vis en poète 24h/24.
Peux-tu nous parler de ton parcours poétique et de ton engagement ? (en lien avec ton activité professionnelle, ton action politique, ton insertion géographique....?)
Dès mes 17/18 ans j'ai donc commencé à écrire une poésie que je qualifierai de "contemporaine" débarrassée des pesanteurs du "classicisme" (mètre régulier, rime, sujets traditionnels...). J'ai eu l'immense chance d'être présélectionné pour le Prix François Villon qui était, à l'époque, un prix prestigieux fondé par José Millas-Martin. Je n'ai pas obtenu le prix mais cela m'a conforté dans l'idée que j'avais trouvé ma voie (voix ?).
Mon premier ouvrage date de cette époque, il s'intitulait SOLEIL ENTROPIQUE et avait été publié par José Millas Martin. Je dois dire que mon engagement pour la poésie cohabitait avec un engagement politique très fort (je vivais à Paris et mai 68 n'était pas très loin). L'un de mes livres de chevet était : OUVREZ LE FEU de Tristan Cabral. Il y avait dans ses écrits toute la révolte de cette époque et j'y étais particulièrement sensible.
À l'époque, j'écrivais en langue française, l'idée d'écrire en langue corse ne m'a même pas effleuré mais ayant découvert les premiers ouvrages de Marie Ange Sebasti (qui me paraissait une vieille dame puisqu'elle devait avoir une trentaine d'années lorsque je n'en avais même pas 20...), je me suis demandé pourquoi, alors qu'elle célébrait la Corse, elle n'avait pas tenté décrire dans la langue de l'île. De cette langue, dont j'avais la maitrise orale, je n'en savais pas grand chose et je connaissais encore moins la production littéraire insulaire mais j'ai, de suite, tenté de combler mes lacunes. Je fus largement déçu par mes premières lectures : la poésie que je découvrais me renvoyait à une conception archaïque de cette dernière où "le temps d'avant" était magnifié d'une manière traditionnelle qui m'ennuyait très fortement. Mais, quelques temps après, je découvris les textes des fondateurs du Riacquistu (mouvement de réappropriation culturelle) : Jacques Thiers, Jacques Fusina, Lucia Santucci...Tous, avec leurs personnalités diverses, pratiquaient une poésie en langue corse qui, d'une certaine manière, cassait les codes anciens et ce fut une nouvelle révélation : je me devais, pour participer au combat pour la reconnaissance de la langue, écrire moi aussi en langue corse !
Si je ne connaissais pas encore la graphie de cette langue, je la possédais parfaitement car j'ai passé ma prime enfance avec mes grands-parents et que, par la suite, mes parents l'utilisaient au quotidien. Je ne l'ai pas "apprise", c'est elle qui m'a pris et depuis bien longtemps...
Vinrent ensuite les premiers textes, les premières plaquettes, les prix et les distinctions diverses qui ont confirmé que mes choix étaient les bons : ne pas céder aux slogans venus de la tribune, conserver ma liberté de jugement et de ton, justifier les nobles causes et l'élévation de la pensée sans tomber dans l'angélisme....
- comment ton activité poétique t'a-t-elle amené à créer une maison de la poésie. Celle-ci est singulière - puisqu'elle n'a (n'avait) pas de local dédié - peux-tu nous expliquer pourquoi ce choix, et comment elle fonctionne ? (nous parler de vos activités et projets, mais aussi très matériellement de la façon dont elle est gérée, les subventions, les bénévoles...)
À la fin de mon activité professionnelle, j'ai choisi de rentrer en Corse et de me consacrer à ma passion pour la poésie. Avec mon ami Henry Dayssol qui est un poète occitan résidant à Bastia, nous avons donc décidé de créer une association (PERFORMANCE) destinée à mieux faire connaitre la poésie d'ici et d'ailleurs. Nous avons donc sélectionné un certain nombre de textes, acheté un matériel de base (micros, amplis, lumières de scène...) et avons sillonné la Corse pour faire connaitre la création poétique contemporaine. Je crois que nous avons dû faire une bonne cinquantaine de lectures de ce type que ce soit en salle ou lors de balades au grand air. À plusieurs reprises nous avons même migré sur le continent.
Mais il me fallait autre chose, l'activité de PERFORMANCE devait déboucher sur quelque chose de plus ambitieux et c'est à ce moment qu'est née l'idée d'une maison de la poésie...
J'en ai parlé autour de moi, beaucoup étaient intéressés mais peu étaient vraiment décidés à passer à l'action si bien que mon idée est demeurée en jachère pendant quelques années et j'en étais arrivé à me demander si c'était réellement une bonne idée. Un jour, de manière fortuite, j'ai fait la connaissance de Gaston Bellemare qui pilote l'un des plus grands festivals de poésie au monde : le festival international de Trois-Rivières au Québec. D'emblée il me posa la question : "Mais comment se fait-il qu'il n'existe pas de Maison de la Poésie en Corse ?". J'ai réalisé alors qu'il y avait une nécessité et avec l'éditeur Jean-Jacques Colonna d'Istria, nous sommes allés rencontrer le responsable de ce secteur à la Collectivité de Corse qui nous avoua : "Nous attendions cette initiative, une telle structure manque à la Corse. Allez-y on vous soutiendra..."
Le problème c'est que nous n'avions pas de plan d'actions et qu'il fallait déposer un dossier de financement dans le mois...J'ai expliqué qu'il nous fallait un peu de temps et qu'il était préférable d'attendre l'an prochain..."Non, nous a-t-on répondu, c'est le moment ! Vous avez eu l'idée, n'attendez pas !" Nous nous sommes lancés en constituant rapidement un conseil d'administration et en imaginant un programme d'activités pour l'année.
Et la Maison de la Poésie est née...
Disons que la première année fut un peu chaotique puisque dès le mois de mars nos avons été confinés et aucune manifestation n'a pu avoir lieu au premier semestre...Nous étions décontenancés...tout tombait à l'eau avant même d'avoir commencé.
Un autre point mérite d'être mentionné : la Collectivité de Corse souhaitait que nous ayons un local dédié pour nos manifestations et ce n'était pas notre sentiment. Il y avait donc, malgré l'appui initial, une certaine incompréhension entre eux et nous.
Pourquoi cette volonté de ne pas avoir un local dédié ?
Avoir un local dédié c'est avoir une contrainte budgétaire forte (loyer, charges diverses...) et l'obligation de faire vivre ce lieu. Notre souhait était d'être partout en Corse, là où on pouvait nous offrir un espace, même modeste, comme c'est souvent le cas en milieu rural. On peut difficilement concevoir, dans le même temps, la mobilité et la sédentarisation qui aurait été à Ajaccio là où il existe déjà une offre culturelle conséquente...Nous avons réussi à convaincre nos interlocuteurs sur ce point et nous sommes donc une Maison sans murs ! Je crois que cela peut convenir aux poètes...
Le statut de A Casa di a Puisia est donc associatif...
Tout à fait, il y a un conseil d'administration que nous appelons le conseil stratégique composé de 33 membres venant d'horizons divers (peintres, sculpteurs, musiciens et...poètes, qu'ils soient originaires de Corse ou d'ailleurs et un bureau que nous appelons le conseil exécutif et ces deux instances font fonctionner A Casa di a Puisia. Le Conseil stratégique peut faire, tout au long de l'année des propositions qui sont agrégées par le Conseil exécutif et présentées en assemblée générale pour mise en oeuvre après validation. C'est aussi simple que cela.
Comment est financée la structure ?
La collectivité de Corse assure 50% de son financement, le reste est alimenté par des partenariats avec d'autres collectivités publiques ou privées et par nos fonds propres qui sont constituées des contributions des membres mais aussi de prestations facturées comme les animations dans les écoles, les balades poétiques dans les communes, les animations pour d'autres associations.
Quelles sont ses principales activités ?
Au bout de quatre années d'existence nous avons trouvé un rythme de croisière qui structure notre activité. Nous avons, en premier lieu, notre prix annuel qui comporte de sessions, l'une en langue corse et l'autre en langue française. Ce prix remporte un réel succès et il donne lieu à l'édition d'un recueil. Ensuite, la journée PUETISSIMU qui se déroule sur la côte orientale de l'île, dans le petit village de Ventiseri, est une rencontre entre le monde de la création musicale et celui de la poésie. Au cours de cette journée, les enfants des écoles de la microrégion sont associés et des récompenses remises. Nous installons également, chaque année, avec l'accord des communes choisies, des chemins de la poésie composés de panneaux inaltérables sur lesquels des textes poétiques rehaussés d'un motif tramé sont imprimés. Une dizaine de ces sentiers sont déjà installés et nous allons poursuivre notre effort. En fin d'année, à l'occasion de la remise officielle des prix, une rencontre entre poètes et peintres ou photographes est organisée, elle donne lieu à une exposition et à un spectacle scénique. Entre ces manifestations qui ponctuent l'année civile, quelques Cabarets poétiques viennent compléter le dispositif.
Des projets ?
Oui, bien sûr...nous avons commencé cette année à les réaliser mais nous devons les amplifier : premier projet : recevoir un poète en résidence, nous l'avons fait avec Maram al-Masri et ce fut un réel succès.
Nous avons également mis en place une master-class de lecture en public qui a été plébiscité... ce n'est qu'un début...
Il nous faut imaginer 3 axes de développement : mieux faire connaître la poésie insulaire à l'extérieur de la Corse, chercher une synergie avec les structures existantes et faire se rencontrer les éditeurs de poésie qu'ils soient d'ici ou d'ailleurs... Tous ces projets sont déjà en gestation, le temps de l'avènement viendra.

 

 

 

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Printemps des poètes 2023 - Ventiseri - "Puetissimu"

Printemps des poètes 2023 - Ventiseri - "Puetissimu"

3ème anthologie - Printemps des poètes 2023

remise des prix, 3ème anthologie.

Norbert Paganelli et Maram Al Masri, invitée en Corse par A Casa di a Puisia, où elle a présenté son dernier livre « Elle va nue la liberté/Si ni va nuda a libartà », traduit en corse par Norbert Paganelli.




Somaia Ramish, Trois poèmes

Traduction Cécile Oumhani

1)

Chargez la poésie comme un fusil
la géographie de la guerre est un appel
aux armes.
L’ennemi n’a pas de signes,
de signes par délégation
de couleurs
de signaux
de symboles !
Chargez les poèmes comme des fusils –
Chaque instant est chargé
de bombes
de balles
d’explosions
de bruits de mort –
la mort et la guerre ne respectent pas de règles
vous aurez beau transformer mille fois vos pages
en drapeaux blancs,
ravalez vos mots, ne dites plus rien.
Chargez vos poèmes –
vos corps –
vos pensées –
comme des fusils.
Les écoles de guerre se soulèvent
en vous.
Peut-être êtes-vous le prochain.

2)

Pour Farkhondeh. Ils ont dit qu’elle n’était pas une musulmane, alors ils l’ont tuée et ont jeté son corps dans le fleuve Kaboul. Son nom signifie bénie et joyeuse.

Une page dans le journal du fleuve Kaboul :

Quarante ans,
du sang,
du feu,
et maintenant ceci…
le corps de cette femme
qui se désintègre en moi.
J’en ai assez de couler.
L’Afghanistan n’est plus farkhondeh.

3)

Je suis en vie,
Malgré la balle que j’ai au cœur.
Je fuis vers la ligne Durand.
Les frontières ne reconnaissent pas ma vie.
Je suis en route vers Nimroz
moitié cendre
                      moitié feu
et maintenant
Je suis près de Khouzistan.
La patrouille des frontières iranienne en armes
est une balle de plus
et mon sang est sans valeur comme les eaux qui gonflent
la rivière Hari.
Je suis en vie.
Je traverse des déserts et des océans,
survis aux barbelés et
aux mâchoires des chiens affamés.
Je suis assise en face d’un agent de l’immigration
qui n’a pas un regard pour moi,
ne me tire pas dessus.
Au lieu de cela, il me résume
en un numéro à sept chiffres
Zéro -- Cinq – Huit – Quatre – Deux – Deux – Deux
Je cours dans six directions.
Stop !
Je laisse tomber mes numéros.
Je n’ai jamais été en vie
hors de mon pays natal.

*Nimroz. : Le nom d’une province en Iran à la frontière afghane.
*Fleuve Hari : Le nom d’un fleuve à Hérat. Hérat est une province à l’ouest de l’Afghanistan.

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