Poésie et philosophie, une Traversée du silence — entretien avec Jean-yves Guigot

Jean-Yves Guigot est né le 3 mai 1967 à la Garenne-Colombes. Il vit désormais dans les montagnes du Cantal où il enseigne le français et poursuit ses écrits dans l’ambiance des volcans d’Auvergne. Il anime le site L'Enchâssement, Vers un mystique de la persévérance, qui s'ouvre sur une Mystique de la persévérance. Cet auteur, philosophe, poète, mène son œuvre depuis des décennies, discrètement, puissamment, car tout y est pesé, mesuré, à sa place, pour porter une pensée originale et ans concession pour une époque qu'il incise au vif de sa perspicacité et de sa plume. Pour Recours au poème il évoque les liens existant entre la poésie et la philosophie.

Jean-Yves Guigot, quel lien existe entre la poésie et la philosophie ? Ces deux disciplines sont-elles éloignées, ou bien proches, pour certains poètes, philosophes ? Et peut-on être philosophe et poète, ou bien ces deux disciplines se sont-elles opposées ? Quelle dynamique les unit ?
Il me semble indiscutable que ces deux disciplines de l’esprit s’unissent, chez nombre d’écrivains, au point de tendre pour chacun vers une quête de sens et d’élucidation. Leurs cheminements divergent, leurs manières d’appréhender le réel n’obéit pas toujours au même état d’esprit, mais tous tendent leur volonté vers une saisie du monde.
La preuve en est qu’un Hölderlin, qu’un Shelley, qu’un Nietzsche ou un Heidegger ont brillé dans ces deux voies. Ainsi, d’un côté, la philosophie est multiple, dans sa méthode et ses modes d’expression, et toutes ses formes ont leur richesse propre qui m’enrichissent différemment. Quoi de commun, à première vue, entre la rigueur conceptuelle d’un Spinoza ou d’un Kant, et le style d’un Nietzsche et d’un Maître Eckhart ? Mais si tous sont des éveilleurs, des sources d’illumination, ceux vers lesquels je me tourne plus naturellement tentent de saisir l’insaisissable avec la concision nécessaire. Il y a chez eux ce que Francis Ponge nommait « la rage de l’expression », car la rigueur dépasse le concept pour sentir ce qui sourd en nous et le mettre en mots. Ces poètes ou philosophes ne sont évidemment pas « supérieurs » ou « meilleurs », ce serait totalement enfantin, voire inepte de le dire. Simplement, j’y retrouve une communion d’esprit. Leur questionnement est également le mien.
Pour toi, quel philosophe a vraiment pensé la poésie ?
J’hésite à donner un seul nom, car, comme nombre de ceux qui sentent s’unir en eux la philosophie et la poésie, Nietzsche – ce qu’il dit du poète lyrique dans la Naissance de la tragédie est indépassable, et Heidegger – que ceux qui en doute relisent son Acheminement vers la parole, ont écrit de la philosophie et de la poésie, et l’un enrichissait l’autre.

Jean-Yves Guigot, La Traversée du silence, Douro, collection Poésies au présent, 99 pages, 17 €.

Nietzsche parle de ce « chaos qui doit devenir forme », de la prise de possession de l’esprit par la fureur, et Heidegger de cette parole qui vient à nous, dans laquelle il nous faut demeurer, pour déployer le poème. Tous deux – la liste est très loin d’être exhaustive, cela s’entend – ont mis en mots l’expérience de l’écriture.
Est-ce que la philosophie sous-tend ton écriture poétique ?
Je parlerais plutôt d’un climat, d’un rythme propre qui, émanant de certains philosophes, peut venir nourrir le poème. Je pense notamment à Denys l’Aréopagite, ou encore à René Char qui, tous deux atteignent des sommets poétiques tout en nous ouvrant à une spiritualité lumineuse. C’est en cela que la philosophie sous-tend moins qu’elle ne participe à ce mouvement intérieur d’affranchissement, de libération, d’ouverture de l’âme à l’énigme.
Tu animes un site, L’Enchâssement. Est-ce un site littéraire, philosophique, ou bien un lieu qui tente de dépasser ces catégorisations, en alliant ces disciplines ? Pourquoi ce lieu ?
Tu as raison de parler d’alliance des disciplines. Le projet de L’Enchâssement est né d’une volonté de rassembler, dans tous les domaines de l’esprit, ce qui peut tendre vers la source qui, en nous, nous ouvre à l’unité. Il m’arrive souvent, dans les poèmes, quand il m’advient de devoir nommer cette source qui, en nous, nous relie à l’universel, de l’appeler « Cela ». Toutes les formes créatives s’en nourrissent. L’interroger est le projet de L’Enchâssement. C’est un projet qui se perçoit lui-même comme infiniment recommencé.
Quels sont tes projets, en philosophie, et/ou en poésie ?
Les deux recueils « Les Veines du Réel » et « La Traversée du Silence » seront complétés par un troisième, toujours en travail de mûrissement et d’essais. Il lui faudra encore quelques mois avant d’aboutir.

Présentation de l’auteur




Matthieu Lorin, Un corps qu’on dépeuple

Un corps qu’on dépeuple : l’arroi du désarroi

Matthieu Lorin survit à lui-même comme aux faux-semblants, une face rieuse tournée vers un monde dévasté, l’autre, tragique, greffée à ses ruines d’enfance. Entre les deux circule un humour à froid protecteur mais tendu comme un arc, pourvoyeur d’images saisissantes.

Directeur exigeant de l’excellente revue numérique et récemment sur papier La page blanche, il est en prise directe avec les propositions poétiques qui affluent voire pullulent à ses portes. Il est l’auteur d’une œuvre récente qui s’émancipe, se corse, se densifie.

Dans Souvenirs et grillages, suivi de Proses géométriques et arabesques arithmétiques (éd. Sous le Sceau du Tabellion, 2022), Matthieu Lorin nous prévenait : aujourd’hui on découvre le futur dans les poèmes éventrés et plus loin : Je suis celui qui se déleste d’une humeur capable d’arracher les grillages d’une ville entière, portant ainsi déjà un regard chargé d’une violence contenue sur son rapport à l’écriture et au monde qui l’habite plus qu’il ne l’habite. Dans Cartographie d’une rancune, à paraître en 2024, il s’agira de localiser le chaos du corps : Les angoisses ont déchiré la nuit. Chaque morceau est parti de son côté, faisant de mes paupières le pansement d’un sommeil démoli. Dès l’éclosion d’Un corps qu’on dépeuple, le lecteur est acculé à l’extrême violence d’exister : Il faut se détacher de ce ventre, briser le cocon comme le paysan tire un coup de fusil dans la ruche. Le dard est une révolte, on me l’apprendra plus tard.

Ce recueil comporte des poèmes en prose de deux à quatre versets, ponctués à intervalles irréguliers de quatre lettres qui soumettent aux destinataires Monsieur et/ou Madame des candidatures ironiques et mélancoliques. Ces offrandes de bouts de corps rescapés que sont les poèmes jettent sur le monde de l’usure, à tous les sens du terme, un regard glacé comme la mort.

Matthieu Lorin, Un corps qu’on dépeuple, Exopotamie éditions, 65 pages, 15 €.

Le poète récidive donc lorsqu’au cœur de la déchirure il expose en sacrifice son « je », qu’il serait vain de masquer dès lors qu’il incarne son propre masque littéraire, cette instance pronominale que tout lecteur peut investir. Paradoxalement, ce « je » du poète, âpre, arqué sur sa rancune, douloureusement arrimé au corps, crée par sa dureté une distance qui permet au lecteur d’approcher puis de visiter cette différence, cette altérité qui se dépèce au fur et à mesure qu’elle s’incarne en recueils de poèmes. Figure cathartique et bouclier de lui-même, « je » bataille contre les leurres, les impostures, les déguisements et les certitudes qui ont lacéré l’enfance et continuent de ravager le monde contemporain. Le poème, à la fois intime et universel, est là pour redevenir vierge de toute occupation maligne.

Matthieu Lorin opère à coups d’images percutantes dont les découpes s’agencent selon une nécessité que seuls contrôlent les traumas de l’enfance. Résultat : une cohérence métaphorique frappée toutefois d’inattendus, où reviennent les motifs des os, des dents, de la peau, des nerfs, des viscères, du mensonge, de l’appel, de l’écho…; une écriture dont le filet de mémoire lancé dans le vide active et capture des réminiscences. J’accepte l’idée de balancer mes mains par-dessus la montagne, à travers des fenêtres désaxées. Pas d’expressionnisme délirant pour autant, ni de jets de rage ensauvagée. Non, un cadastre, une géométrie, un arroi du désarroi, une violence méticuleuse, chirurgicale qui résonne de ses harmoniques dans la mémoire du lecteur : Hacher le rythme, réduire l’église à des parcelles, un cadastre imposé aux mots. La syntaxe, seul rhésus qui compte. La parole attaque enfin, exhibe ses douleurs.

 La poésie n’intéresse au sens littéral du terme – « être entre, parmi » – que si elle érafle, incise, s’immisce en nos propres blessures. Quand elle flatte le consensus, elle n’est que bavardage. Pas de poésie sans langue, donc, sans carmen, ce qu’ignore un nombre considérable d’auteurs improvisés qui persistent à égrener leurs monosyllabes sur des pages blanches. Certes, l’épigraphe de Blaise Cendrars « On a beau ne pas vouloir parler de soi-même, il faut parfois crier », en appelle au cri, mais la poésie de notre poète est un déracinement davantage qu’un « cri », ce topos désormais éculé qui fait vibrer les fossoyeurs du chant. Elle extrait avec le mot ce qu’il s’épuise à dire et qui lui échappe comme aspiré par la terre. Elle laisse sur son aire une empreinte, un concentré de notre propre disparition, de notre mise en pièces par les Bacchantes de l’enfance.

C’est pourquoi, je souhaite envahir vos nuits dans l’espoir de faire de nos futures rencontres une façon de repeupler ce corps.

La missive solliciterait donc de la part du lecteur ou d’un destinataire de l’au-delà, une confrontation décisive, une résolution du « je », sa renaissance. Mais la fin du recueil, échappant à cet autre topos du happy end, réactive le cancer de la révolte et réensemence l’écriture poétique :

Les métastases ont cette poésie de jouer le corps aux dés.

Il n’est plus temps de discuter, l’os devient cassant, et ce sera bientôt au tour de ma peau, puis des mots.

Nous recommandons vivement la lecture de ce livre singulier, tenace comme une rancune, grinçant comme un squelette, violent comme une lame de couteau, humain comme une invitation, surprenant d’images incisives dont les braises qui les consument nous retiennent dans leur foyer.

Présentation de l’auteur




Autour des éditions L’Herbe qui Tremble : Philippe Mathy, Derrière les maisons, Judith Chavanne, De mémoire et de vent

Philippe Mathy, Derrière les maisons

 Ce livre est composé de six parties, chacune précédée d'une citation en exergue — toutes sont très belles. La première, à mon sens, éclaire toute l'ambition du livre :

(…) : combien une humble chose
peut donner de plaisir, combien peu
suffit, en ce monde si dur,
pour satisfaire l'esprit
et lui apporter le repos.

                                      Wendell Berry

Voilà qui est clair, simplement énoncé. Et le propos de l'auteur est bien, de son Printemps jardinier, titre de la première partie, jusqu'à ces Quelques soirs, la partie finale, de vouloir partager des instants de peu, d'insignifiance pourrait-on dire et de représenter l'esprit contemplatif qui leur restitue leur véritable importance, en les magnifiant par le poème. Pour ce faire, Philippe Mathy, demeure dans la simplicité de l'expression et du vocabulaire, ce qui semble le meilleur parti pris — on songe à la beauté du haïku qui, dans la modestie de ses dix-sept syllabes, peut nous émerveiller par son pouvoir d'évocation.

Quelques moments du livre atteignent cette perfection :

semer
devenir source
en offrant l'eau de l'arrosoir
se mettre à genoux
comme un retour à l'enfance
les prières au pied du lit

Philippe Mathy, Derrière les maisons, Éditions L'herbe qui tremble, 2023, 128 pages, 16 €.

 

 

 Parfois, ce sont deux vers très courts, proches du zen, qui retiennent l'attention :

Ton présent
tient debout

Ou bien une strophe (personnellement, j'aurais clos le poème là, la suite me paraît un gentil bavardage) :

Un peu de linge sur le fil
La route avance très sûre d'elle
Vol noir d'un oiseau sur le ciel bleu

On a bien compris que l'auteur aime Se concentrer / dans la joie singulière / d'être simplement là // hors de soi / dans un monde immobile / figé par sa propre beauté. La difficulté est de transmettre par les mots cette joie singulière; ce sont sans aucun doute les poèmes les plus ardus à réussir, ceux qui disent la joie et les éléments qui la génèrent. Le danger est grand d'être tartignole. Désolé de classer dans cette dernière catégorie une strophe comme celle-ci : Sentier pour quitter le village / loin des jolies roses / trop encloses dans nos jardins

Je m'autorise un autre reproche à Philippe Mathy : employer des images éculées (la rouille de l'automne) voire dignes de figurer sur le classeur d'un adolescent : Les étoiles sont si belles / qu'elles ressemblent à des larmes

Et quand l'auteur place en exergue d'une partie de son livre (Pêcheur immobile) la citation suivante, de François Jacquin : Lorsque la sagesse se rapproche de l'ordinaire, on respire aussi bien au large d'un caillou que devant l'océan. On peut s'arrêter partout, et se sentir au bord du lointain. Je ne peux qu'acquiescer. Pour autant, un poème d'une fausse profondeur est-il nécessaire ?

Au poisson qui travaille
à rester immobile
dans le courant
je demande

Qui voyage ?
Est-ce toi ?
Est-ce l'eau
qui fuit sur tes flancs ?

Toute lecture est subjective, on devine que je n'ai pas été parfaitement comblé par celle-là. Néanmoins, je souhaite le meilleur à Philippe Mathy dans sa quête quotidienne de la beauté et de la joie. Car :

Si transparent
le passage du vent

J'y entre en ignorant
les murs de la raison

Je cherche
la couleur d'une voix

Une musique accordée
à l'intime du silence

 

Judith Chavanne, De mémoire et de vent

Ce livre s'est vu décerner le Prix international de poésie francophone Yvan-Goll 2023. Quatre peintures, dont celle de couverture, sont dues à Caroline François-Rubino, dont l’œuvre s'attache avec délicatesse à une vision intime de l'espace et de la lumière qui correspond parfaitement à l'atmosphère éthérée du recueil de Judith Chavanne.

Le livre est composé de cinq parties : LES ÉPHÉMÈRES, TOUT L'INASSOUVI, TROUBLE DU TEMPS, QUELQUE CHOSE DE FERVENT, ACCORDS ET SAISONS. La troisième partie aurait d'ailleurs pu donner son titre à l'ensemble, tant il s'agit en effet de temps : celui du passé (mémoire, nostalgie) et celui irrémédiable qui nous emporte loin de ce qui fut, nous vieillit, nous laisse dans la présence de fantômes.

Comme nous qui nous mirons en nos jours,
en nos vies, la lumière fléchit :
la nuit qui vient, humide,
est-elle d'un autre soir ou d'aujourd'hui ?

 

Judith Chavanne, De mémoire et de vent, Éditions L'herbe qui tremble, 2023, 84 pages, 15 €.

Constat tout en finesse de l'impermanence :

On voit s'ouvrir dans la chaleur
les iris fragiles,
les éphémères véritables
du règne floral. 

[…]

On les voit dans l'éclosion
qui épanouissent
déjà leur adieu.

Le jardin, avec ses arbres et ses fleurs est constamment évoqué, mais aussi l'enfance, la sienne propre sans doute à travers celle, dans le tendre souvenir inquiet, de sa propre  progéniture, grandie, en allée.

L'enfant ne me prend plus par la main,
elle m'a laissée au bord du temps
et du souvenir recueilli
au hasard du monde, dans un fruit.

Trois des cinq parties du livre se concluent par un long poème en italiques, comme pour souligner l'évanescence. À chaque fois, apparaît la figure de la rose, ce symbole de la beauté, de la naissance autant que de la fragilité et de la disparition. On songe à la chanson : On est bien peu de chose / Et mon amie la rose / Me l'a dit ce matin / À l'aurore je suis née / Baptisée de rosée / Je me suis épanouie / Heureuse et amoureuse / Aux rayons du soleil / Me suis fermée la nuit / Me suis réveillée vieille. Référence à Ronsard bien sûr.

Rose. D'une si grande élégance, dont les pétales se colorent subtilement, du jaune au blanc à l'incarnat. Qui attire le regard — et la convoitise.

[…]

Un matin pourtant il n'y a rien ; on le sait sans l'avoir encore vu.  
Quand le regard ne se pose plus sur rien, qu'est-ce qui nous est ôté ? Quand il n'y a qu'un vide au-dessus de la tige déchirée ?

 Mais aussi :

D'où vient parfois notre seule espérance ?
Un petit pied de rosier et sa fleur rouge intense.

 Et encore :

La rose unique et neuve sur le rosier, au-dessus des sépales desséchés : elle rafraîchit la vue, et toute la vie, en cet instant sur elle s'est posé.

L'ensemble du livre est empreint de mélancolie, Tant de voix se sont tues ! quand bien même point çà et là une petite célébration : L'oiseau honore de son passage / le carré de ciel devant la fenêtre / qui me compose un jardin aérien ; // un doux sourire / (malgré décembre éteint, immobile), / de reconnaissance […]

C'est une écriture qui dit principalement la perte, la solitude, mais une solitude méditative qui s'essaie à une présence au monde, voire à la joie et à l'apaisement qui en découlent.

L'amie sans doute ne pense pas à moi,
peut-être n'y pense plus,
l'enfant, qui n'est plus un enfant, et vit
au rythme frémissant de ses désirs
rejoint rarement
le temps un peu dénudé où je me tiens.

L'instant pourtant respire,
mon cœur se nourrit
des pensées que je destine,
il a l'ampleur et l'étoffe un peu rebondie
des petits corps colorés d'oiseaux
— piverts, geais et mésanges — qui,
le temps d'une halte, émaillent les jardins.

 Le silence n'est pas creux.

Et, cette note ô combien salvatrice, sur laquelle j'aimerais terminer :

Au fond de soi aussi, qui vibre,
comme le double de l'oiseau dans sa verte nasse,
quelque chose de fervent.

Présentation de l’auteur

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Estelle Fenzy, Une saison fragile

La saison fragile d’Estelle Fenzy évoque, dans de très courts poèmes, ces moments de la vie où l’on tremble un peu sur ses bases : parce qu’un père meurt ou parce qu’un enfant prend son envol. La poète le dit en mots pesés, retenus, fidèle à cette écriture limpide qu’on avait déjà relevée en 2015 et 2019 dans Chut (le monstre dort) et La minute bleue de l’aube, deux livres également publiés à La Part Commune.

« L’absence/un silence très fort/avec la nuit autour », écrit Estelle Fenzy. Oui, faire le deuil. Faire aussi advenir le poème. « Ecrire vient/de la perte/et du manque ». Estelle Fenzy pleure un père dont la figure imprègne encore les lieux où il  a vécu. « Maman a gardé/ta chemise blanche/c’est un peu ton ombre/pliée dans l’armoire ». On croit parfois entendre Christian Bobin quand elle imprègne de merveilleux l’instant le plus banal. « Pluie sur le jardin/une princesse dans le ciel/crache des perles et des pétales/à chacun de ses mots ».

Dans ce monde transfiguré par le regard du poète, il y a la conscience aiguë d’un dialogue ouvert avec les disparus. « Parfois/mes vivants et mes morts/font une étrange famille//une conversation du dimanche/autour d’une table d’absence ». Plus frappant encore, ce sentiment d’une présence éternelle derrière le rideau des instants les plus familiers. « Peut-être/les âmes des morts/attendent au fond des tasses//d’être bues d’être reconnues ».

 Estelle Fenzy, Une saison fragile, La Part Commune, 105 pages, 13,90 euros.

S’il y a la mort et la conscience d’une perte irrémédiable, il y a aussi ce qu’on appelle les petites morts. Estelle Fenzy s’en fait l’écho en parlant de ce qui l’étreint quand un enfant quitte le nid familial et part vivre sa vie. « On tisse des cordons/que l’on coupe au matin/sur le tarmac brûlant/d’une samedi de juin ». Le signe de la main, au moment du départ, ravive des visions d’enfance. « Ta main menue/si longtemps dans la mienne/me fait signe de loin ».

 Alors il faut bien alléger les jours. « Faire comme si », raconte Estelle Fenzy dans une série de petits textes inaugurés, chaque fois, par cette expression. « Faire comme si », c’est parfois reconnaître quelques petits mensonges que l’on se fait à soi-même ou s’avouer tous ces vœux pieux que l’on se formule sans illusion. « Fais/comme si/le ciel de traîne//emmenait dans/sa robe de reine//les frimas les pluies/les chagrins aussi ».

A propos de ciel de traîne, Estelle Fenzy a trouvé dans la ville de Brest, où elle a vécu huit ans, une ambiance à la mesure des sentiments contradictoires qui peuvent la traverser. Dans cette ville (où, selon la formule consacrée, il fait beau plusieurs fois par jour), « les gris/s’ajoutent aux gris//un seul rayon/et c’est sur la mer/un éclat sans fond ». Les Brestois ne manqueront pas d’être sensibles à ce regard à la fois juste et décalé sur la grande cité du Ponant.

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Sonia Elvireanu, Le regard… un lever de soleil

Forte de trois recueils : Le souffle du ciel, Le chant de la mer à l'ombre du héron cendré et Ensoleillements au cœur du silence, publiés entre 2020 et 2022, l’œuvre poétique récente de Sonia Elvireanu s’enrichit aujourd’hui d’un nouvel ouvrage.




Dès le titre, en établissant un lien inattendu (une sorte d’oxymore) entre l’œil humain et l’aurore, on retrouve l’une des principales spécificités de sa poétique : établir des synesthésies entre le monde matériel (avec une attirance assumée pour la nature) et le monde spirituel (avec pour prédilection affichée la création  artistique).

L’œil, le regard, est donc ici celui d’un peintre. Un peintre lecteur qui avoue son désarroi face à la poésie : « il est difficile de pénétrer le mystère des vers [...] j’ai eu la sensation qu’ils choisissaient le lecteur et je ne crois pas que j’étais parmi les élus ». Puis il confesse ne pouvoir communiquer avec quelqu’un d’autre qu’il ne nomme pas : « je suis comme un mur qui ne te laisse pas aller plus loin ». Voici une autre constante dans la démarche de Sonia Elvireanu : amorcer un dialogue avec un absent dont on ne sait rien.

Par ailleurs, le mur évoqué par l’artiste concrétise de manière aussi absurde qu’abrupte l’énigme du monde qui se pose à tout un chacun. Il appartient au créateur d’en prendre conscience pour ensuite opérer une transcendance : « le mur peut être une métaphore, le vers une couleur ». Dès lors, le regard intérieur, plus encore que l’œil biologique, grâce à l’intercession de l’art, va tenter de résoudre le mystère immanent et engendrer ainsi l’espoir. Ce qui nous ramène au titre : « la sensation d’impénétrable se brise ainsi [...]  / le regard est lever de soleil ».








Sonia Elvireanu : Le regard… un lever de soleil, 

Le mur, à la fois abstrait et hostile, qui hante le peintre, sur lequel il s’est heurté jusqu’à présent, devient un support, une toile où s’accordent tous les tons de sa palette : « je vois tous les murs en couleurs, / bleu, violet, jaune, vert, orange / ou un mélange qui réabsorbe les couleurs ». Fort de ses pouvoirs, le démiurge décide de se lancer dans une quête au cours de laquelle il saura déchiffrer les plus profonds mystères du monde : « On porte en soi la quête, / le visage invisible de la lune, / de la mer, l’abysse, l’infini».

Le lecteur est alors convié à un voyage initiatique qui va s’effectuer à la fois dans l’espace et à travers le temps. Une quête qui doit permettre de lever tous les secrets, car : « il n’y a pas de mur à ne pouvoir décrypter... ». Cependant ce même lecteur peut se poser la question de savoir qui lui parle ainsi : est-ce le peintre, l’ « autre » insaisissable ou bien le poète elle-même ? Peu importe après tout, puisque : « ils portent la quête en eux, une sorte de connaissance, / comme tout ce qui existe sur la terre, / comment ne pas être ébloui par tant d’énigmes, / les murs contre lesquels on se heurte ».

Celle qui compose ces chants aux allures de psaumes (qui peut s’incarner tour à tour dans l’un ou l’autre des protagonistes) nous transporte dans diverses contrées à travers le monde réel. On identifie certains de ces pays, à titre d’exemple, grâce à une notation botanique — la fleur Aechmea pousse surtout au Mexique—, géologique — Nilgiri désigne une chaîne de montagnes en Inde — ou archéologique — l’Acropole. Parfois elle s’attarde sur un site à la fois enchanteur et emblématique comme l’île de Skiathos dans l’archipel des Sporades, berceau de la Grèce moderne. Sans pourtant négliger de temps à autre un détail concret pour donner de l’épaisseur au récit : ainsi, au monastère d’Evangelistria, où fut tissé le premier drapeau national grec, le voyageur se voit offrir un verre d’Alypiakos, nectar issu du vignoble de la communauté. On errera encore en sa compagnie dans le désert du Sahara : « bédouin entre des sables brûlants, / je t’ai retrouvé entre les palmiers, / près du lac, séduit par le mirage, / le tien ou celui de l’eau ». Plus loin, elle évoque les fjords scandinaves puis l’Himalaya.

Mais Sonia Elvireanu se souvient aussi d’un jardin et d’une maison. Un espace de repos pour y faire étape. Ce refuge est parfois le sien : « lundi chez moi… comme dans une peinture, / silence ensoleillé alentour, le ciel clair », parfois celui du peintre ou de l’« autre » : « Sa maison, réelle ou rêvée, / avec le soleil glissant à travers tous les murs, / habillée avec les nuances de l’arc-en-ciel ». A l’inverse des pays traversés, ces lieux ne sont pas situés dans un espace géographique précis. L’arbre planté là peut être le pommier — répandu dans tout le septentrion — ou l’olivier — fruitier méridional par excellence. Ils ne sont pas non plus figés et peuvent s’inscrire dans une campagne, sur une colline ou un rivage.

Le parcours se déroule aussi dans le temps. Question mur à décrypter, comment ne pas évoquer le travail de Champollion consacré au texte rédigé en trois langues, qui fut gravé à jamais sur une stèle noire ? Cette fameuse pierre de Rosette découverte par hasard sur un chantier se métamorphose dans l’imaginaire du poète en un « fragment de pyramide ». A la faveur d’un autre raccourci spatio-temporel voici le lecteur propulsé en pleine préhistoire. Lascaux et tant d’autres sites découverts depuis exercent toujours leur fascination : « tant d’énigmes sur les parois peintes des grottes ». Dans l’obscurité de ces tanières humaines, la lumière (physique et spirituelle) s’avère nécessaire pour discerner et apprendre : « La paroi est vivement colorée, / un monde bizarre prend vie sous le vacillement de la flamme / on les [ces dessins rupestres] regarde pour découvrir et comprendre ». Plus loin nous atteignons les rives de l’Attique : « Je reviens à l’histoire, / le soleil du lieu où les dieux / ont ensemencé le rivage, […] / La Mer Egée et le ciel. » L’écrivain ose se transposer en Egypte pour rejoindre un prophète et son peuple acculés face à la Mer rouge, Pharaon à leur poursuite : « Je suis entre les eaux ouvertes / par le bâton de Moïse ».

Par ailleurs, comme cela était le cas avec Ensoleillements au cœur du silence, Sonia Elvireanu s’ingénie à établir des correspondances entre réalité et mythes païens et/ou chrétiens. Ici, ces correspondances entrent en jeu à l’occasion de visites de sites consacrés. Le poète se rend ainsi au théâtre de Dionysos, où elle devine : « la solitude d’un monde éteint où les dieux s’arrêtaient autrefois ». Elle prie dans un monastère dédié à l’Annonciation : « sous les icônes, devant les saintes reliques, / dans le silence comme l’eau de la mer, je murmure / la prière du pèlerin arrivé sur un rivage béni ». Elle est impressionné par le temple d’Athéna : « sous le soleil brûlant, / des regards brillants l’ont construit ». Ou dans une église orthodoxe semble troublée par une icône : « sur le mur blanc, en pierre, une icône, / un homme d’une beauté divine brille au-dessus ».

Que ce soit le voyage terrestre, un saut dans le passé, la visite de lieux sacrés ou les souvenirs heureux de séjours à la campagne ou au bord de la mer, la démarche est toujours sous-tendue par l’idéal de la quête : « il existe quelque part un élu, un destin, une mission sur la terre, / et celui qui ne regarde qu’une pierre, un mur, / chacun voit autre chose, certains à la surface, d’autres au plus profond ». Cette quête est empreinte de spiritualité. Le concept d’une divinité est omniscient même si le vocabulaire religieux apparaît moins sollicité que dans les recueils précédents. On retrouve cependant la figure christique en fin de volume accompagnée d’une profession de foi : « le murmure d’une source de lumière / remplit l’espace : la beauté, la piété / et la douceur de l’homme / rayonnant sur la croix de bois /son mystère, un nimbe de lumière, / traverse les temps, son éclat vivant nous touche».

La poétique de Sonia Elvireanu, embrassant les couleurs du peintre (avec une prédilection pour le bleu), les composants de la nature et les quatre éléments, nous entraîne dans un irrésistible tumulte de sensations et d’images et affiche souvent une tonalité incantatoire : « Je porte le sable en moi, le mystère, la mer, / l’amour, l’écoulement lent, / l’île ou la forteresse sur les vagues, / la montagne, la forêt, la clairière, la plaine, ».

Pratiquant une versification libre de toute contrainte, qui donne plus de puissance à son propos, elle parvient à rendre sensible le  « miracle de l’amour et de la poésie ». Serait-ce la clef du mystère ? Le peintre, quant à lui (ce double qui bronchait devant les vers), découvre en toute fin que : «le noir n’est plus opaque». Sa quête et celle du poète se rejoignent, sont une puisque : « l’impénétrable se déchire tel le noir sur lequel / le peintre met une autre couleur, de même le poème / son noyau s’illumine d’un grain, on entre dans le cercle / de la vie, au-delà du tourbillon des sentiments».

Une telle œuvre, dense et riche d’interprétation, peut dérouter le public. Elle nécessite plusieurs lectures si on veut en maîtriser les arcanes — ce que j’ai accompli en doutant d’y être parvenu tout à fait. Les poèmes constituent une matière en fusion et résisteront toujours — un peu ou beaucoup — à une analyse fouillée tout en nous ouvrant des fenêtres sur les étoiles. C’est cela le paradoxe inhérent à toute création artistique. Je laisserai l’immense René Char conclure : Le poète ne retient pas ce qu’il découvre ; l’ayant transcrit, le perd bientôt. En cela réside sa nouveauté, son infini et son péril. (*)

(*) in : La bibliothèque est en feu, La Parole en archipel, Œuvres complètes © 1983 Bibliothèque de la Pléiade / Gallimard, page 378





Présentation de l’auteur




Georges Cathalo, Noms propres au singulier

Le poète aime les textes courts - qui ont fait sa réputation (Quotidiennes, par exemple, plusieurs petits volumes réjouissants).

Le voici illustrer le livre, le poème, la survie des deux en plongeant dans l'histoire de noms célèbres, de Rimbaud à Goethe, en passant par Baudelaire, Ravel.

Il faut sauver le poème, la littérature, et faire que ceux-ci perdurent dans le souvenir, dans la lecture.

Tant de livres se sont égarés, oubliés par le pilon , l'inculture.

Ces hommages, recueillis en peu de mots, sont de vrais poèmes qui placent le lecteur "en écho" pour qu'il vibre de concert.

L'auteur de "Quotidiennes pour résister" sait trop bien qu'il y a dans le mot une puissance, une vibration, et que la passion "d'accumuler des livres" est vive, incitatrice et saine.

Tout cela fait de ce petit livret un conservatoire unique de poètes et d'artistes, que le poète aime, et qu'il veut honorer de ses huitains ou dizains de ferveur.

Georges Cathalo, Noms propres au singulier, Gros Textes, 2023, 54 p., 7 euros.

Présentation de l’auteur




L’Éponge

La naissance d’une nouvelle revue, et à fortiori de poésie et de littérature, est à saluer. Cette nouvelle venue s’intitule malicieusement L’ÉPONGE, logique puisque si « les artistes s’imprègnent de leur époque », c’est pour mieux, conclut son sous-titre bravache, « éclairer les esprits »… dès la couverture le ton est donné.

Au fil des 3 numéros parus, la revue trimestrielle  tient ses promesses de diversité, d’éclectisme, voire même d’humour, ou tout au moins disons d’un certain ton décalé : une entreprise sérieuse qui ne se prend pas au sérieux ; au premier abord, une forme étonnante, un peu une curiosité dans  le monde des revues de poésie : format magazine, presque journal, avec de la couleur et une jolie maquette avec des illustrations (photographie, dessin et même de la caricature oui oui !).

Jugeons le contenu littéraire sur pièces à l’aune du troisième numéro, décembre 2023 : sur 24 pages, la parole est donnée à 18 auteurs soit au total, à découvrir, 16 poésies et 4 nouvelles, sans oublier 3 dessinateurs. Pas ici d’école ni de chapelle, les critères des animateurs sont la qualité, la diversité et l’inédit (jamais encore publié) : les poésies sont « libres », rimées, mesurées ou non, en haïku ou en prose, elles sont suivies de quatre nouvelles délicieusement étranges et variées, et il faut ajouter deux pages de critiques bibliographiques thématiques - hors genres, modes, époques et notoriété est-il précisé - (n°1 Les voyages, n°2 science-fiction, n°3 nature et écologie) et une page consacrée à un auteur (n°1 Antoine Blondin  - le Hussard infréquentable, il faut oser ! -, n°2 Patti Smith, et n°3 un poète français (totalement inconnu de moi) vivant aux Etats-Unis, Sébastien Ayreault. Il y a aussi une page finale de réflexion disons sociale, faute de mieux, et intitulée  « Je doute, donc je pense, donc j’éponge » ; 




La boussole des animateurs de cette revue poétique et littéraire semble être avant tout la liberté, et leur ambition celle d’ouvrir un espace – de plus – d’expression et de création artistique : que nos vœux les accompagnent !

Vente au n° (papier 6€, numérique 3€) Abonnements papier (2 ans 8 n° à 60€) numérique (2 ans 8 n° à 20€) 







Regard sur la poésie « Native American » : Jane Johnston Schoolcraft, la première autrice amérindienne à être reconnue

L’histoire commence par la naissance de John Johnston dans une famille bourgeoise irlando-écossaise dans le nord de l’Irlande en 1762. IL décide de chercher fortune dans le nouveau monde et arrive au Canada puis aux États-Unis. Ensuite, en canoé, il rejoint l’île Mackinac (lac Huron, état du Michigan) et y devient négociant en peaux.

Là il rencontre une jeune femme membre de la nation Anishinaabe (Ojibwa) du nom de Ozhaguscodaywayquay, ce qui signifie « femme de la verte prairie » dont le père Waubojeeg exerçait un rôle important dans la chefferie de sa communauté. C’était un homme ouvert avec un réseau et des connexions d’échanges vers les cultures Métis au nord de son territoire, au Canada donc. À l’époque il n’était pas rare que des trappeurs « épousent » des femmes autochtones, pour les abandonner ensuite, avec enfants bien souvent, quand cela ne leur était plus utile. Ce qui était le cas de la propre sœur de Waubojeeg ; aussi quand John Johnston demanda la main de sa fille à son père, celui-ci voulut le mettre à l’épreuve et lui dit de retourner à Montréal (plus de 1000km à faire en canoé). Si au printemps suivant il avait toujours cette idée, alors qu’il revienne à Sault Ste Marie et alors le mariage aurait lieu. À la surprise de Waubojeeg, John Johnston fut de retour. Mais personne n’avait demandé le consentement de Ozhaguscodaywayquay qui voyait d’un très mauvais œil ce mariage arrangé, alors elle s’enfuit chez ses grands-parents. Mais un
marché conclu doit être honoré, aussi, pour finir, Ozhaguscodaywayquay retourna vers John Johnston et il semblerait que le couple ait vécu une union harmonieuse et affectueuse. De ce couple naquit huit enfants dont Bamewawagezhikaquay. Son nom signifie « femme faisant le bruit des étoiles en traversant le ciel ». Son nom anglais : Jane Johnston. Le père avait éduqué ses enfants en anglais (lire, écrire, composition, littérature) mais aussi en français, et la mère avait appris à ses enfants à parler l’anishinaabemowin.

Les jeunes-filles métis avaient un grand succès auprès des hommes blancs, et c’est sans surprise que Jane âgée de 22 ans, passionnée de littérature et de poésie, fut courtisée par un certain Henri Rowe Schoolcraft, agent du territoire Indien que les Johnston hébergeaient pendant la construction du fort commandée par l’état américain. Âgé de 30 ans, très bien éduqué, déjà célèbre en tant qu’ethnographe, explorateur et géologue, Henry semblait être un beau parti. Un an plus tard, en 1823, les jeunes-gens étaient mariés. Henry se montra un mari très affectueux, bien qu’intéressé, il s’entendait parfaitement avec les membres de sa belle- famille et avec les populations ojibwas et métis, mais paradoxalement son rôle était de convaincre les populations amérindiennes de la région d’abandonner leurs territoires. Il profita grandement de ce mariage et de sa célébrité (il avait soit-disant « découvert » les sources du Mississipi, mais sans l’aide d’éclaireurs Indiens il n’y serait peut-être pas arrivé !) jusqu’à éclipser les talents d’écrivain de sa femme Jane, qui en plus d’écrire des poèmes, avait entrepris de traduire en anglais les récits traditionnels ojibwas. Néanmoins on peut considérer Jane Johnston Schoolcraft comme la première femme indienne d’Amérique du nord à être écrivaine reconnue, poète, capable d’écrire dans les deux langues. Il faut ajouter que les récits traditionnels qu’elle a transmis ont été très largement lus.

Jane Johnston Schoolcraft, Méditation, extrait, projet de texte. Documents de Schoolcraft, Division des manuscrits.

L’ambition de son mari Henri Schoolcraft ainsi que sa célébrité, lui valurent d’être nommé superintendant aux affaires indiennes mais après un conflit avec son jeune frère, Henry fut accusé de corruption et démis de ses fonctions en 1840. Jane quant à elle, n’ayant jamais joui d’une santé solide, n’ayant jamais vraiment récupéré du chagrin d’avoir perdu son premier fils âgé de deux ans, elle commença à utiliser du laudanum, de l’opium et de la morphine pour soulager les symptômes dont elle souffrait jusqu’à en devenir dépendante. Alors qu’Henry décidait de faire un voyage en Europe pour promouvoir ses écrits et redorer son blason, Jane n’étant pas en bonne santé resta chez sa sœur Charlotte en Ontario. Elle y mourra en 1842, âgée de 42 ans, en laissant deux enfants, un corpus de textes importants dont une grande partie non publiée. Une œuvre néanmoins suffisamment abondante pour qu’un professeur, Robert Dale Parker, enseignant au département d’anglais et d’études amérindiennes à l’université de l’Illinois écrive un livre intitulé The Sound the Stars Make Rushing Through the Sky: The Writings of Jane Johnston Schoolcraft (Le bruit que font les étoiles en traversant le ciel : les écrits de Jane Johnston Schoolcraft, publié par University of Pennsylvania Press en 2007).

Absence, de Jane Johnston Schoolcraft, lu par Frank Blissett.

Voici un poème initialement écrit en Anishinaabemowin dont Jane Johnston Schollcraft fit une version en anglais, peut-être avec l’aide de son mari, et qui fut écrit après une expédition, accompagnée de mari et enfants, sur le lac supérieur jusqu’à une île. Île à laquelle la poète donnera le nom de « castle Island », île château, à cause de son apparence vue de loin. Dans ce poème elle exprime son ressentiment non seulement pour la vie artificielle vécue dans les villes (elle était allée jusqu’à New-York à plusieurs reprises) mais aussi pour les politiques menées envers les peuples amérindiens. Elle exprime son attachement à son territoire natal et sa valeur symbolique d’authenticité, de non tricherie, de non calcul. Le tout donne un caractère anticolonialiste à ce poème aux tonalités de complainte.

 

Lignes écrites à Castle Island, lac Supérieur

Ici dans ma mer intérieure natale
Douleur et maladie je fuirais
Et depuis ses rivages et son île lumineuse
je rassemblerais une réserve d’un délice sucré.
Île solitaire de la mer sans sel !
Combien large et doux, combien frais et gratuit
Combien tout transport - est la vue
Des rochers, des cieux et des eaux bleues
Unis, comme les douces notes d'une chanson
Pour le dire, ici seule la nature règne.
Ah nature ! Ici, pour toujours rayonne

Loin des repaires des hommes
Car ici, il n'y a pas de peurs sordides,
Pas de crimes, pas de misère, pas de larmes
Aucune fierté de richesse ; le cœur à remplir,
Aucune loi pour maltraiter mon peuple.

 

Lines Written at Castle Island, Lake Superior

Here in my native inland sea
From pain and sickness would I flee
And from its shores and island bright
Gather a store of sweet delight.
Lone island of the saltless sea!
How wide, how sweet, how fresh and free
How all transporting—is the view
Of rocks and skies and waters blue
Uniting, as a song’s sweet strains
To tell, here nature only reigns.
Ah, nature! here forever sway
Far from the haunts of men away
For here, there are no sordid fears,
No crimes, no misery, no tears
No pride of wealth; the heart to fill,
No laws to treat my people ill.

Dans le poème suivant, on peut facilement imaginer Jane Johnston Schoolcraft après le long et rigoureux hiver de Michigan, saluer la percée de délicates fleurs blanches et roses vues comme des jolies jeunes-filles vêtues d’une robe rose et blanche. Elle décrit ces fleurs comme étant blanches et rouges, de même qu’elle est blanche par son père et rouge par sa mère, de telle sorte que cette fleur personnifie le métissage : une qualité qui vous met en position de fragilité.

À la Miscodeed*

Si doux rose des bois et des vallons du nord,
Tu es le premier à saluer les yeux des hommes
Au début du printemps : une fleur tendre
alors que le vent hivernal a encore quelque pouvoir.
Comme est bienvenue ta jolie tête,
Dans la clairière ensoleillée, ou un taillis de noisetiers,
Souvent dehors bien qu’il y ait encore de la neige,
Ici et là, bientôt visibles
Les feuilles et les bourgeons s'ouvrent et répandent
Tes modestes pétales, blancs avec du rouge
Comme un doux chérubin, le lien aimable de l'amour,
Avec une robe blanche ornée de rose

*Miscodeed, nom du langage anishinaabe pour désigner la claytonie, plante vivant dans les régions humides dont la floraison au début du printemps, de blanche à rose clair, est très délicate

 

To the Miscodeed

Sweet pink of northern wood and glen,
E’er first to greet the eyes of men
In early spring,—a tender flower
Whilst still the wintry wind hath power.
How welcome, in the sunny glade,
Or hazel copse, thy pretty head
Oft peeping out whilst still the snow,
Doth here and there, its presence show
Soon leaf and bud quick opening spread
Thy modest petals—white with red
Like some sweet cherub—love’s kind link,
With dress of white, adorned with pink

Jane Johnston Schoolcraft a inévitablement été le témoin de la mauvaise foi et de la volonté d’effacer l’histoire et l’ancienne présence des amérindiens sur le continent américain. Elle ne pouvait pas s’en rendre complice et au nom de sa fierté identitaire, au nom du respect des faits historiques et de leur non manipulation, elle s’insurge contre les mensonges colportés abondamment par des reporters, journalistes ou simples colons pendant cette époque où la politique fédérale était de faire disparaître les populations et les cultures indigènes soit en les détruisant physiquement, soit en les acculturant et en les assimilant dans le grand « melting pot » américain, en essayant de les faire adhérer au rêve américain tout en ne leur laissant que les rôles subalternes et en les convaincant de leur infériorité. D’où ce poème dédié à son grand-père maternel.

À mon grand-père maternel, après avoir entendu que sa descendance Chippewa* a été mensongèrement présentée

Dressez-vous, chef des plus courageux !
dont l’emblème est le noble cerf,
Avec un regard d'aigle,
Reprends ta lance guerrière,
Et brandis-la de nouveau !
Les ennemis de ta lignée,
Au dessein lâche,
À la jalousie sombre, ont osé déformer la vérité,
Et souiller malhonnêtement ta valeureuse jeunesse.
On dit qu’enfant, tu as été enlevé aux Sioux,
Et avec un objectif impuissant,
Pour diminuer ta renommée
On dit que ta lignée guerrière abuse bassement ;
Car ils savent que notre groupe
Parcourt un pays lointain,
Et toi, noble chef, tu es mort et sans nerfs,
Ton arc n'est plus attaché, ton esprit fier s'est enfui.

Les jeux de ta jeunesse ou tes actes pourront-ils jamais disparaître ?
Ou bien y en a-t-il pour oublier
Qui sont encore des hommes mortels,
Qui ont combattu à tes côtés,
Les scènes où tu as si courageusement levé la lame,
Et souviens-toi de ta fierté,
À te précipiter au combat, avec bravoure et colère,
As-tu vu mourir les ennemis de ta nation ?
Le guerrier peut-il oublier comment tu t’es sublimement élevé ?
Comme une étoile à l'ouest,
Quand le soleil se couche pour se reposer,
Brillant d'une splendeur éclatante pour éblouir nos ennemis ?
Ton bras et ton cri,
Autrefois le récit pouvait repousser
La calomnie qui fut inventée, que des laquais détaillent,
mais tes actions réfuteront toujours la fausse histoire.
Repose-toi, chef le plus noble, dans ta sombre maison d'argile,
Tes actes et ton nom,
L'enfant de ton enfant proclamera,
Et fera résonner le lai dans les forêts sombres
Même si ton esprit s'est enfui,
Vers les collines des morts ;
Pourtant, ton nom sera gardé et chéri au plus chaud de mon cœur,
Jusqu’à ce que la bravoure et l’amour disparaissent.

*Chippewa : autre nom donné aux ojibwas, branche de la grande nation des Anishinaabeg.

 

To my Maternal Grand-father on hearing his descent fromChippewa ancestors misrepresented.

Rise bravest chief!
of the mark of the noble deer,
    With eagle glance,
    Resume thy lance,
And wield again thy warlike spear!
    The foes of thy line,
    With coward design,
Have dared with black envy to garble the truth,
And stain with a falsehood thy valorous youth.
They say when a child, thou wert ta’en from the Sioux,
      And with impotent aim,
      To lessen thy fame
Thy warlike lineage basely abuse;
      For they know that our band,
      Tread a far distant land,
And thou noble chieftain art nerveless and dead,
Thy bow all unstrung, and thy proud spirit fled.

Can the sports of thy youth, or thy deeds ever fade?
      Or those e’er forget,
      Who are mortal men yet,
The scenes where so bravely thou’st lifted the blade,
      Who have fought by thy side,
      And remember thy pride,
When rushing to battle, with valour and ire,
Thou saw’st the fell foes of thy nation expire?
Can the warrior forget how sublimely you rose?
      Like a star in the west,
      When the sun’s sink to rest,
That shines in bright splendour to dazzle our foes?
      Thy arm and thy yell,
      Once the tale could repel
Which slander invented, and minions detail,
And still shall thy actions refute the false tale.
Rest thou, noblest chief! in thy dark house of clay,
      Thy deeds and thy name,
      Thy child’s child shall proclaim,
And make the dark forests resound with the lay;
      Though thy spirit has fled,
      To the hills of the dead,
Yet thy name shall be held in my heart’s warmest core,
And cherish’d till valor and love be no more.

En conclusion, on peut dire que Jane Johnston Schoolcraft a joué le rôle que bien des métis ont joué, celui de bâtir un pont (ici de livres) entre deux cultures. Sa courte vie ne fut certainement pas facile, et en tant qu’épouse d’un agent aux affaires indiennes, elle était aux premières loges pour constater comment les gouvernements dépossédaient les populations indigènes, aux USA comme au Canada. Les récits traditionnels qu’elle a transmis en les traduisant de l’anishinaabemowin vers l’anglais (et que son mari a fait publier sous son nom à lui !) ont servi de base et de sources à  Henry Wadsworth Longfellow quand il a entrepris d’écrire le long poème épique The Song of Hiawatha (le chant de Hiawatha). Cet ouvrage aura un grand succès, il est emblématique des ouvrages écrits par les blancs au 19 ième siècle quand ils veulent honorer et reconnaître les peuples premiers. L’impact de ce chant ira jusqu’à inspirer à Antonín Dvořák le troisième mouvement de sa symphonie du nouveau monde, ainsi que Mike Oldfield pour la réalisation de son album Incantations. Tout cela n’existerait pas sans Jane Johnston Schoolcraft, premier écrivain amérindien reconnu, tout genre confondu.

Présentation de l’auteur




Michael Crummey : poèmes tirés de Hard Light

Originaire de Terre-Neuve, le romancier, poète et nouvelliste canadien Michael Crummey est né à Buchans en 1965 et vit présentement à Saint-Jean de Terre-Neuve. Il est l’auteur de nombreux livres, souvent récompensés par des prix littéraires canadiens et internationaux. Après Les voleurs de rivière (2004), Du ventre de la baleine (2012) et Sweetland (2017), Les innocents est son quatrième roman traduit en français (août 2020). Le livre a paru en août 2019 dans sa version anglaise (Doubleday Canada) et reçu un très bel accueil de la critique. Il a notamment été en lice pour le prestigieux Scotiabank Giller Prize : « Le roman de Crummey a la capacité de changer la manière dont le lecteur envisage le monde. » Comme l’écrit aussi Mario Cloutier : « L’écrivain […] possède un imaginaire marqué par l’influence de la géographie sur le caractère des habitants. Le territoire comme personnage, le paysage bousculé par les vents et trempé par les larmes océaniques. » (« Michael Crummey, tout homme est une île », 5 juillet 2018, La Presse). En 2022, il a publié un nouveau recueil de poésies, Passengers, et son dernier roman, The Adversary, vient de paraître. Tous les textes présentés ici sont tirés du recueil Hard Light (Brick Books, 1998), livre qui a reçu un excellent accueil critique. Comme l’écrit R. G. Moyles au sujet de Hard Lightdans Canadian Book Review Annual : « [...] C’est un brillant styliste : jamais obscur et rarement pédant. [...] Crummey nous emmène dans des voyages extérieurs et intérieurs dont nous pouvons revenir avec une compréhension des forces éternelles trop puissantes pour être conquises mais qu’il est toujours nécessaire de défier. » Et John Steefler d’affirmer : « [...] Les voix anonymes de Lumière crue nous parlent en tant qu’individus distincts. Ce qui ressort encore et encore au premier plan de leurs courts récits, c'est leur détermination et leur conscience [...] une histoire sociale concise et poignante de Terre-Neuve. » Hard Light a inspiré le documentaire LUMIÈRE CRUE (2003) réalisé par Justin Simms, qui y trace le portrait de Michael Crummey en quête de ses racines (https://www.youtube.com/watch?v=D8IQ6c048aM).

9 textes  tirés de Hard Light

Traduits et présentés par Jean-Marcel Morlat

[Water/Eau]

 

EAST BY THE SEA AND WEST BY THE SEA

I, Abraham LeDrew of Brigus in the District of Port de Grave, in consideration of the sum of Sixty Dollars ($60.00) in hand paid to me, have bargained, sold, and delivered unto Arthur Crummey of Western Bay, District of Bay de Verde: a Fishing Room with Dwelling House, Stage, and Store House at Breen’s Island, Indian Tickle, Labrador, on land bounded as follows: North by Tobias LeDrew, South by Henry LeDrew, East by the Sea and West by the Sea.

To have and to hold the aforesaid premises unto the said Arthur

Crummey, his heirs, executers, administrators and assigns forever.

In witness whereof I have herewith set my name and seal this 16th day of January, 1934, at Brigus, Newfoundland.

À L’EST DE LA MER ET À L’OUEST DE LA MER

Je soussigné, Abraham LeDrew de Brigus dans le District de Port de Grave, en contrepartie de la somme de soixante dollars (60 $) payée de la main à la main, ai négocié, vendu et remis à Arthur Crummey de Western Bay, District de Bay de Verde : des bâtiments de pêche avec maison d’habitation, un chafaud et une remise à Breen’s Island, Indian Tickle, Labrador, sur une terre bornée de la façon suivante : au nord par Tobias LeDrew, au sud par Henry LeDrew, à l’est par la mer et à l’Ouest par la mer.

Ledit Arthur Crummey, ses héritiers, ses exécuteurs testamentaires, ses administrateurs et ses bénéficiaires sont investis de la saisine des lieux susmentionnés.

En foi de quoi j’ai ci-joint apposé mon nom et mon sceau en ce seizième jour de janvier 1934, à Brigus, Terre-Neuve.

 

[Earth/Terre]

 

HUSBANDING

I kept the animals until Aubrey got sick, there was no one to help with the haying after that. Everything else I could do myself, cleaning the dirt out of the stalls and milking in the morning, getting the cows in from the meadow before supper, it was something to get up for.

Spent a good many nights out in the barn too, waiting for the cows to calve in the spring. Sometimes you’d have to get your hands in there, the legs tangled behind a calf’s head that was already hanging clear, a foot above dry straw, the tongue sticking out like a baby trying to get itself born from the mouth.

Only lost one cow in forty years of husbanding. Sat out there with her for hours that night and I knew things weren’t right, the cow shifting on her legs in a queer way like a lady with a stone in her shoe, and shaking her head when she moaned. Around midnight she still hadn’t started into birthing but she was bellowing loud enough to wake half of Riverhead, and trying to kick around her big belly. I sent Aubrey after Joe Slade to have a look at her, he came into the barn with his shirttail out and boots not tied; he didn’t say much, just went away and brought back his gun and a knife. You can save the calf, he told me, or you can stand aside and lose them both.

     I couldn’t shoot her, but I used the knife after she fell, cutting away the belly to haul out the calf and rub her clean with straw. Aubrey brought a pail of milk he’d warmed on the stove and I fed the calf with an old baby bottle, the jerk of her head when she sucked almost enough to pull it from my hand. The blood, now that was something I’ll never forget, we had to rake out the stall and burn the straw in the garden next morning.

Too much for one person though, the haying, three or four weeks in the fall to cut it and get it into the barn after it dried. Sold off the cows a couple of years before Aubrey died. I was sixty-one years old the first time I bought a carton of milk from a store.

ÉLEVAGE

J’ai gardé les animaux jusqu’à ce qu’Aubrey tombe malade, il n’y avait personne pour aider aux foins après ça. Je pouvais faire tout le reste moi-même, nettoyer la saleté dans les stalles et traire le matin, rentrer les vaches du pré avant le souper, c’était une bonne occasion de se lever.

J’ai aussi passé pas mal de nuits dans la grange, au printemps, à attendre que les vaches vêlent. Parfois, il fallait y plonger les mains, les jambes emmêlées derrière la tête d’un veau déjà sorti, un pied pendant au-dessus de la paille sèche, la langue sortant comme un bébé essayant de naître par la bouche.

Je n’ai perdu qu’une seule vache en quarante ans d’élevage. Je suis restée assise avec elle pendant des heures cette nuit-là et je savais que quelque chose clochait, l’animal tenant sur ses jambes d’une étrange manière comme une femme avec une pierre dans sa chaussure, et secouant la tête lorsqu’elle gémissait. Vers minuit, elle n’avait toujours pas commencé à mettre bas, mais elle beuglait suffisamment fort pour réveiller tout Riverhead, lançant des coups de pieds autour de son gros ventre. J’ai envoyé Aubrey chercher Joe Slade pour qu’il l’examine, il est entré dans la grange avec son pan de chemise qui dépassait et des bottes délacées ; il n’a pas dit grand-chose, il est juste sorti et a rapporté son fusil et un couteau. Tu peux sauver le veau, m’a-t-il dit, ou tu peux t’écarter et perdre les deux.

Je n’ai pas pu la tuer, mais j’ai utilisé le couteau après qu’elle est tombée et lui ai découpé le ventre pour sortir le veau et la nettoyer en la bouchonnant. Aubrey a apporté un seau de lait qu’il avait fait réchauffer sur le poêle et j’ai nourri le veau avec un vieux biberon, la saccade de sa tête lorsqu’il en suçait presque assez pour le tirer de ma main. Le sang, eh bien ça c’est quelque chose que je n’oublierai jamais, on a dû ratisser la stalle et brûler la paille dans le jardin le lendemain.

Beaucoup trop pour une personne cependant, le foin à l’automne, trois ou quatre semaines pour le couper et l’engranger après qu’il avait séché. J’avais vendu les vaches deux ou trois ans avant la mort d’Aubrey. J’étais âgée de soixante-et-un ans la première fois que j’ai acheté une brique de lait dans un magasin.

STONES

A lot of it was learning to live with cruelty. To live cruelly.

We always had a couple of cats in the house, and the males you could do something with yourself. Father cut a hole in a barrel top, pushed the cat’s head into it and had one of us hold its legs while he did the job with a set of metal shears. With females though, you had kittens to deal with once or twice a year. I drowned them in shallow water once, I didn’t think it would make any difference, but I can still see that burlap sack moving like a pregnant belly only two feet out of reach; and I had to force myself to turn away. Those kittens were barely a week old but they took a long time dying.

The worst I ever saw was the horses. You’d get a strap around their waist with a ring underneath, and tie the fore and back legs to the ring with ropes. Then you’d back the animal up nice and slow so it would fall over in sections like a domino set, hind end first, then the belly, shoulders, head. Once it was on the ground you’d wash the bag with a bit of Jeye’s Fluid, slit the sac open and snip the balls right off.

    The cats bawled and screamed through the whole thing, but the horses never made a sound, they were too stunned I guess. Their legs made those ropes creak though, like a ship’s rigging straining in a gale of wind. It would be a full day before they came back to themselves, standing out in the meadow like someone who can’t recall their own name. Their wet eyes gone glassy with shock, as blind as two stones in a field.

PIERRES

C’était surtout une question d’apprendre à vivre avec la cruauté. De vivre cruellement.

Nous avions toujours deux ou trois chats à la maison, et les matous, on s’en occupait soi-même. Papa faisait un trou dans le couvercle d’un tonneau, y poussait la tête du chat et faisait tenir les jambes à l’un d’entre nous pendant qu’il accomplissait la tâche à l’aide d’une paire de pinces en métal. Avec les femelles cependant, il fallait s’occuper des chatons une ou deux fois par an. Une fois, j’en ai noyé dans de l’eau peu profonde ne pensant pas que ç’aurait de l’importance, mais ce sac en toile de jute, je le vois toujours bouger comme un ventre de femme enceinte à seulement deux pieds de moi ; et j’ai dû me forcer à tourner la tête. Ces chatons avaient à peine une semaine, mais ils ont mis du temps à mourir.

Le pire que j’aie jamais vu, ce sont les chevaux. On mettait une sangle autour de leur taille avec un anneau en-dessous, puis on attachait les pattes avant et arrière à l’anneau avec des cordes. Ensuite, on soutenait l’animal tout doucement, afin qu’il bascule en sections comme un jeu de dominos, le derrière tout d’abord, puis le ventre, les épaules, la tête. Une fois à terre, on nettoyait le sac avec un peu de fluide Jeyes[1], on fendait la poche et on coupait les couilles directement d’un petit coup sec.

Les chats braillaient et hurlaient tout du long, mais les chevaux ne produisaient jamais un seul son, ils étaient trop effarés j’imagine. Leurs jambes faisaient grincer ces cordes pourtant, comme le gréement d’un bateau tendu dans un coup de vent. Ça prenait une bonne journée avant qu’ils ne retrouvent leurs esprits, se détachant dans le pré comme quelqu’un qui n’arrive pas à se souvenir de son propre nom. Leurs yeux devenus vitreux à cause du choc, aussi aveugles que deux pierres dans un champ.

 

[Fire/Feu]

 

BONFIRE NIGHT

Guy Fawkes tried to blow up the English Parliament Buildings with a basement full of explosives and got himself hanged for his trouble. Burned in effigy on the anniversary of his death in every Protestant outport in Newfoundland. No one remembers who he was or what he had against the government, but they love watching the clothes take, the straw poking through the shirt curling in the heat of the fire and bursting into flame.

The youngsters work for weeks before the event, gathering tree stumps and driftwood, old boxes, tires, and any other garbage that will burn, collecting it into piles on the headlands or in a meadow clearing. The spark of fires up and down the shore like lights warning of shoals or hidden rocks. Parents losing their kids in the darkness, in the red swirl of burning brush; teenagers running from one bonfire to the next, feeling something let loose inside themselves, a small dangerous explosion, the thin voices of their mothers shouting for them lost in the crack of dry wood and boughs in flames. They horse-jump an expanse of embers, their shoes blackened with soot, dare one another to go through larger and larger fires, through higher drifts of flankers: their young bodies suspended for a long moment above a pyre of spruce and driftwood, hung there like a straw effigy just before the flames take hold. Guy Fawkes a stranger to them, though they understand his story and want it for themselves.

Rebellion. Risk. Fire.

LA NUIT DES FEUX DE JOIE

Guy Fawkes a essayé de faire exploser les édifices du Parlement anglais avec un sous-sol rempli d’explosifs et s’est fait prendre pour sa peine. Brûlé en effigie le jour de l’anniversaire de sa mort dans chaque village protestant isolé de Terre-Neuve. Personne ne se rappelle qui il était ou ce qu’il avait contre le gouvernement, mais tout le monde adore regarder les vêtements prendre feu, la paille pointer à travers la chemise, monter en volutes dans la chaleur du feu et s’enflammer soudainement.

Les jeunes travaillent durant des semaines précédant l’événement, ramassent des souches d’arbre et du bois flotté, de vieilles boîtes, des pneus, et n’importe quel déchet qui brûle, rassemblant tout ça pour en faire des tas sur les promontoires ou dans une clairière. Les étincelles des feux sur tout le littoral telles des lumières mettant en garde contre les écueils ou les rochers cachés. Les parents perdent leurs gosses dans l’obscurité, dans le tourbillon rouge de la broussaille qui brûle ; les adolescents courent d’un feu de joie à l’autre, sentant quelque chose se libérer en eux, une petite explosion dangereuse, les voix fines de leurs mères appelant ceux qui sont perdus dans le crépitement du bois sec et des branches enflammées. Ils sautent par-dessus une étendue de charbons ardents, leurs chaussures noires de suie, se défient de franchir des feux de plus en plus grands, de plus hauts tas de braises brûlantes : leurs jeunes corps suspendus pendant un long moment au-dessus d’un bûcher d’épinette et de bois flotté, pendus là telle une effigie de paille juste avant que les flammes ne prennent le dessus. Guy Fawkes un étranger pour eux, bien qu’ils comprennent son histoire et qu’ils veuillent se l’approprier.

Rébellion. Risque. Feu.

BONFIRE NIGHT (2)

They’ve swiped a cupful of gasoline – my father and Johnny Fitzgerald – doused a spruce branch and shoved it beneath the mound meant for burning. A match is struck and tossed: the suck of flame taking hold, the fire eating its way up through the overturned palm of driftwood and boughs, a cap of white smoke shifting over the crown of the bonfire.

     Everyone takes a step back from the scorching heat, the crackle and spit of spruce gum burning. Night falls. Adults pass flasks of whiskey or moonshine, the flicker of silver making its way from hand to hand like the collection plate at church.

The boys have spent weeks hauling trees and branches across the barrens, scavenging rags and bits of scrap wood, but they aren't satisfied somehow with the innocence of the fire, its simple appetite. They stand restless in the dark light, their heads full of mischief: something they can’t articulate is eating at them, burning its way from the inside out.

Match Avery steps up beside them like an answered prayer, breathing alcohol, nodding drunkenly toward the flames. “Some fire,” he tells them. “Nice bit of fire.” He blows soot into the crook of his palm, wipes the hand on the seat of his pants. “All boughs though, she won’t last long.” He nods again, emphatically. He’s an adult, he’s drunk, he knows everything there is to know about anything. “Needs a bit of solid wood to keep her going,” he tells them.

The boys disappear into darkness, running a narrow dirt path worn through meadows. At Match’s house they head straight for the root cellar like spilled gasoline rushing toward an open flame. They dump a summer’s worth of vegetables onto damp ground, carry the empty wooden barrels back to the fire.

Match turns them in the red and yellow flicker, amazed by the boys’ luck, by their resourcefulness. “Now these,” he announces, “are lovely barrels.” While my father and Johnny Fitzgerald look on Match stamps them flat himself, heaving the splintered sticks atop the blaze, throwing up a shower of sparks. “Nice barrels,” he says again when he’s done, and then wanders off toward another circle of light.

LA NUIT DES FEUX DE JOIE (2)

 Ils ont raflé un récipient d’essence à toute volée — en ont aspergé une branche d’épinette et l’ont fourrée sous le tas destiné à brûler. Une allumette est grattée et lancée : la succion de la flamme qui prend le dessus, le feu qui grignote un passage à travers le palmier retourné de bois flotté et de branches, un bouchon de fumée qui se déplace sur la couronne du feu.

Tout le monde fait un pas en arrière loin de la chaleur torride, le crépitement et le grésillement de la gomme d’épinette en train de brûler. La nuit tombe. Les adultes font circuler des flasques de whiskey et d’alcool de contrebande, l’éclat d’argent qui se taille un passage de main en main comme le plateau pour la quête à l’église.

Les garçons ont passé des semaines à traîner des arbres et des branches à travers les landes, récupérant des haillons et du bois de rebut, mais d’une certaine façon ils ne sont pas satisfaits de l’innocence du feu, de son appétit simple. Ils se tiennent là, impatients, la tête remplie d’espièglerie ; quelque chose qu’ils n’arrivent pas à exprimer les ronge, les consume de l’intérieur.

Match Avery s’avance près d’eux comme une prière qui a été entendue, respirant l’alcool, faisant un signe de la tête en titubant vers les flammes. « Quel feu, leur dit-il. Un beau p’tit feu. » Il souffle sur de la suie qui va se loger dans le creux de sa paume, s’essuie les mains sur le fond de son pantalon. « Que des branchages pourtant, il ne durera pas longtemps. » De nouveau, il opine du chef, catégoriquement. Soûl et adulte, il sait tout ce qu’il y a à savoir sur n’importe quoi. « Il faut un peu de bois solide pour l’entretenir », leur dit-il.

Les garçons disparaissent dans l’obscurité, empruntant un étroit chemin de terre percé à travers les prés. Chez Match, ils se dirigent directement vers le caveau à légumes comme de l’essence renversée se ruant sur une flamme nue. Ils se débarrassent des légumes qui représentent le travail de tout un été sur du terrain humide et emportent les tonneaux de bois vides jusqu’au feu.

Match les tourne dans la lueur rouge et jaune, stupéfait de la chance des garçons, de leur débrouillardise. « Alors ça, annonce-t-il, ce sont des tonneaux magnifiques. » Pendant que mon père et Johnny Fitzgerald continuent de regarder, Match les aplatit lui-même d’un coup de pied, soulevant avec effort les bouts de bois fendus en éclats au-dessus des flammes, qui vomissent une pluie de tisons. « Des tonneaux magnifiques », répète-t-il lorsqu’il a fini, puis s’éloigne vers un autre cercle de lumière.

Les garçons restent ensemble dans la chaleur effrayante, multipliée maintenant par le bois sec, les flammes se dressant comme l’herbe des prés face aux faneurs. Le feu de joie continue de brûler pendant des heures à côté d’eux, sombres étincelles postillonnant sur les étoiles.

SOLOMON EVANS’ SON

The graveyard in the Burnt Woods was being fenced in the year 1890. The first person buried there was Solomon Evans’ son.

The new school on the South Side was built in the summer of 1894 beside the church. First prayers were held on January 12th, 1895.

The first church bell for the South Side arrived on March 25th, 1908, and it rang for the first time on March 27th, the peals as clear as the blue sky, the gulls put to wing by the sound of it, their brief racket like an echo rusting into silence.

The first time the bell tolled a death was for Mrs. Ellen Kennel. The school was closed for the afternoon, the children standing in the balcony of the church to watch her funeral, and some of them followed the coffin to the graveyard in the Burnt Woods. A hedge of people stood around the hole in the earth. The minister threw a handful of dirt on the wooden lid. “Ashes to ashes,” he intoned, the October wind stealing the words from his mouth as he spoke.

The mourners filing out past the plain wooden cross marking the grave of Solomon Evans’ son. Darkness of spruce trees, maples scorched by the coming of winter. And no one could recall the boy’s name, or what it was he died of.

LE FILS DE SOLOMON EVANS

En 1890, on clôturait le cimetière des Brûlis. La première personne à y avoir été enterrée, c’est le fils de Solomon Evans.

La nouvelle école de South Side a été construite durant l’été de 1894 à côté de l’église. Les premières prières ont été organisées le 12 janvier 1895.

La première cloche de l’église, arrivée le 25 mars 1908, a sonné pour la première fois le 27 mars, les premières volées aussi claires que le ciel bleu, le son faisant s’envoler les mouettes, leur bref vacarme tel un écho rouillant dans le silence.

La première fois qu’on a sonné le glas, c’était pour Mrs. Ellen Kennel. L’école a été fermée durant l’après-midi, les enfants se tenant debout sur le balcon de l’église pour assister aux funérailles, et certains d’entre eux ont suivi le cercueil jusqu’au cimetière des Brûlis. Une haie de gens était rassemblée autour du trou creusé dans la terre. Le pasteur a jeté une poignée de terre sur le couvercle de bois. « Tu n’es que poussière », a-t-il entonné, le vent d’octobre volant les paroles de sa bouche tandis qu’il parlait.

Les parents du défunt passant l’un après l’autre devant la simple croix en bois marquant la sépulture du fils de Solomon Evans. Obscurité des épinettes, érables roussis par la venue de l’hiver. Et personne ne pouvait se rappeler le nom du garçon, ou de quoi il était mort.

PROCESSION

Mary Penny was twenty-one years old and almost nine months pregnant when she died of fright. A clear Saturday morning, wind off the ocean. Her husband away, fishing on the Labrador. She was carrying a bucket down to the brook for water, a hand on her belly, the child moving beneath her fingers like a salmon in a gill net.

From the bank above the brook she could see the United Church on the south side below Riverhead, the new school beside it. She kept her hand to her belly as she walked down the steep slope, balanced herself on stones over the surface. The bucket floated for a moment, then dipped and dragged with the weight of the water. She grunted as she pulled the full container clear of the brook. A stitch in her side moved slowly across her back, a thin flame licking at muscle.

At the top of the slope again she set the weight down in the grass, straightening with her hands on her hips, lungs clutching at the salt air. The sky was perfectly clear. She stared out across the mouth of the harbour, lifted a hand to shade her eyes. Her eyebrows pursed. There was a spot moving toward her, a peculiarly metallic smudge on the horizon that was becoming larger, more spherical. No, not a cloud, it was too uniform, too intent somehow.

Carried off course to the eastern coast of Newfoundland by a south-westerly wind over the Atlantic, the airboat was about to turn and begin a journey along the coast of the United States. In New York, a baseball game between the Yankees and the Brooklyn Dodgers would be interrupted as it passed overhead, the players and the crowd of fifteen thousand standing to stare at its nearly silent procession above the city.

It came closer to the spot where Mary stood alone, a cylindrical tent as large as the church, now larger, the sun lost behind it.

Her heart leapt in her chest, a panicked animal kicking at the stall door. The baby turned suddenly, dropped, like a log collapsing in a fireplace. She began running awkwardly, holding her stomach. She tried to call for her mother, her younger sister, but no sound came from her mouth; the shadow of the Zeppelin chasing her across the grass. Halfway along the path to her house she fell on her stomach, the pain pulling a cry from her throat. She lifted herself and began running again, the stitch across her back like a hook attached to a tree behind her.

Another two hundred yards.

By the time she reached the house she was already in labour. Bleeding through her clothes.

PROCESSION

Mary Penny avait vingt-et-un ans et était enceinte de presque neuf mois lorsqu’elle est morte d’effroi. Un samedi matin dégagé, le vent soufflant de l’océan. Son mari parti pêcher au Labrador. Elle transportait un seau pour aller chercher de l’eau au ruisseau, une main sur le ventre, l’enfant bougeant sous ses doigts comme un saumon pris dans un filet maillant.

Au bord du ruisseau, elle pouvait voir l’Église unie au sud en bas de Riverhead, la nouvelle école à côté. Elle gardait la main sur le ventre en descendant la pente escarpée, se tenant en équilibre sur des pierres au-dessus de la surface. Le seau a flotté un instant, puis il est descendu et a été emporté par le poids de l’eau. Elle a poussé un grognement en tirant le contenant hors de l’eau. Un point de côté lui a traversé lentement le dos, une mince flamme lui léchant le muscle.

En haut de la pente, elle a de nouveau posé le poids dans l’herbe, se redressant avec les mains sur les hanches, ses poumons se cramponnant à l’air salé. Le ciel était parfaitement dégagé. Elle a regardé fixement de l’autre côté du port, a mis une main sur ses yeux pour s’abriter du soleil. Ses sourcils se sont retroussés. Un point dans le ciel s’avançait vers elle, une tache bizarrement métallique à l’horizon qui grossissait et devenait plus sphérique. Non, pas un nuage, c’était trop uniforme, trop intense curieusement.

Dévié de son itinéraire vers la côte orientale de Terre-Neuve par un vent sud-ouest au-dessus de l’Atlantique, le navire aérien était sur le point de faire demi-tour et de commencer un voyage le long de la côte des États-Unis. À New York, un match de baseball entre les Yankees et les Brooklyn Dodgers serait interrompu tandis que le dirigeable passerait au-dessus, les joueurs et la foule composée de quinze mille personnes se levant pour regarder fixement sa procession presque silencieuse au-dessus de la ville.

L’aéronef s’est rapproché de l’endroit où Mary se tenait seule, debout, une tente cylindrique aussi grande qu’une église, maintenant plus grande, le soleil perdu derrière.

Son cœur s’est élancé dans sa poitrine, animal paniqué ruant contre la porte de la stalle. Le bébé s’est retourné soudainement, est tombé, comme une bûche s’effondrant dans un âtre. Elle a commencé à courir maladroitement, se tenant le ventre. Elle a essayé d’appeler sa mère, sa petite sœur, mais aucun ne sortait de sa bouche ; l’ombre du Zeppelin la pourchassant dans le jardin. À mi-chemin sur le sentier la menant chez elle, elle est tombée sur l’estomac, la douleur lui tirant un cri de la gorge. Elle s’est soulevée et a commencé à courir de nouveau, le point dans le dos tel un crochet attaché à un arbre derrière elle.

Plus que deux-cents mètres.

Au moment où elle est arrivée à la maison, elle était déjà en train d’accoucher, saignant à travers ses vêtements.

OLD WIVES’ TALES

Except it wasn’t a wife talking, or a woman for that matter. It was Charlie Rose at the house to see Father. I was only five or six years old and not even a part of the conversation, sitting under the kitchen table with the dog, listening to the men talk. Charlie said you had to get one before it learned to fly and split its tongue. Right down the middle, he said, and when the crow found the use of its wings it would be able to speak, Arthur, the same as you or I at this table.

You know how a child’s mind works. The dog was just a pup then, three or four months old, a yellow Lab. A hot summer that year, we were sitting outside the day after Charlie’s visit, her mouth open, panting, the thin tongue hanging there as pink and wet as the flesh of a watermelon. I loved that animal, I just wanted to hear her speak is all. Went in the house and brought out Mother’s sewing shears, held one side of the tongue between my thumb and forefinger. The line down the centre like a factory-made perforation meant as a guide for the scissors.

What a mess that dog made when she drank, water slopping in all directions, her tongue split like a radio antennae, the separate leaves flailing as she lap-lap-lapped at the bowl. And not a word in her head for all that.

CONTES DE VIEILLES FEMMES

Sauf que ce n’était pas une épouse qui parlait, ou une femme d’ailleurs. C’était Charlie Rose venu voir Papa à la maison. Je n’avais que cinq ou six ans et ne faisais même pas partie de la conversation, assis sous la table de cuisine avec la chienne, écoutant les hommes parler. Charlie a dit qu’il fallait s’en procurer un avant qu’il apprenne à voler et lui fendre la langue. Juste au milieu, a-t-il dit, et lorsque le corbeau découvrirait l’utilisation de ses ailes il parviendrait à parler. Arthur, tout comme toi et moi à cette table.

Tu sais comment fonctionne l’esprit d’un enfant. La chienne n’était qu’un chiot alors, trois ou quatre mois, un Labrador jaune. Un été chaud cette année-là, nous étions assis dehors le jour après la visite de Charlie, sa gueule ouverte, haletante, la fine langue pendant là aussi rose et mouillée que la chair d’une pastèque. J’adorais cet animal, je voulais juste l’entendre parler, c’est tout. Je suis allé dans la maison et j’ai sorti les ciseaux de couture de Maman, j’ai tenu un côté de la langue entre mon pouce et mon index. La ligne au centre était comme une perforation fabriquée en usine et censée guider les ciseaux.

Quelle pagaille cette chienne faisait lorsqu’elle buvait, renversant de l’eau dans toutes les directions, sa langue fourchue comme une antenne de radio, deux feuilles séparées battant l’air tandis qu’elle lap-lap-lappait le bol. Et pas une parole dans la tête en dépit de ça.

TWO VOICES

My uncle sits beside the wood stove in the kitchen, between two voices. On his left the varnished radio, on the daybed to his right his baby sister, squalling. Look, the radio begins, up in the air, it’s a bird, it’s a plane … it’s Superman! His sister screams into her red fists, a single unappeasable cry. My uncle leans toward the radio, the words distorted or lost beneath the baby’s wail, like mice scurrying beneath a wood pile: … aster … ana … ding bull … He cannot hush her or make her stop. Able … eap … build … gle bound, the program is about to begin, his mother is elsewhere.

He stands over the child, stares down at her face, at the round open mouth like an entrance to a rabbit hole, a hidden creature crying from inside. He fingers a peppermint knob in his pocket and his hand suggests a plan, the candy about the size of the voice that will not stop: he drops it into the hole like a stone into a well, the soft plop echoing in the sudden, sickening silence.

Silence. He does not even hear the radio now as his sister’s face begins to swell to the colour of a partridgeberry, a bright painful red, and panic enters him like a voice from the stars as the cheeks become blueish, then blue, and the eyes bulge in their sockets like snared animals. The entire episode of suffocation taking place in absolute silence, my uncle immobilized and staring stupidly at his sister, while behind him Superman goes on saving another world in silence.

     And behind him his mother claps through the door, pushing him away and lifting the girl into the air by her heels, she is shouting something he cannot hear as she slaps the baby’s back, and a wet peppermint candy falls to the floor, nothing, nothing, he hears nothing at all until the first cry, his sister’s voice returning, the sound of her squall returning him to the world, to his mother yelling curses on his head, and the radio’s bland conversation going on and on like a long sigh of relief in the background.

DEUX VOIX

Mon oncle est assis près du poêle à bois dans la cuisine, entre deux voix. À sa gauche, la radio vernie, sur le canapé-lit à sa droite sa petite sœur, qui braille. Regarde, commence la radio, en l’air, c’est un oiseau, c’est un avion … c’est Superman ! Sa sœur hurle dans ses poings rouges, un cri unique et inapaisable. Mon oncle se penche vers la radio, les paroles déformées ou perdues derrière les gémissements du bébé, comme des souris qui détalent sous un tas de bois : … astre .... ana … timent … brut … Il n’arrive pas à la faire taire ou à l’arrêter. Able … auter … édi … gle bond, le programme est sur le point de débuter, sa mère est ailleurs.

Il surveille l’enfant, baisse les yeux vers son visage, vers la bouche ronde et ouverte comme l’entrée d’un terrier de lapin, une créature cachée criant depuis l’intérieur. Il touche un bonbon à la menthe dans sa poche et sa main suggère un plan, la sucrerie environ la taille de la voix qui ne veut pas s’arrêter : il la laisse tomber dans le trou comme une pierre dans un puits, le doux floc résonnant dans le silence soudain et écœurant.

Silence. Il n’entend même pas la radio maintenant tandis que le visage de sa sœur commence à prendre la couleur d’une airelle en gonflant, un rouge vif et douloureux, et la panique pénètre en lui comme une voix des étoiles tandis que les joues deviennent bleuâtres, puis bleues, et que les yeux sortent de leurs orbites tels des animaux pris au piège. L’épisode entier de suffocation se produisant dans le silence absolu, mon oncle immobilisé dévisageant bêtement sa sœur, tandis que derrière lui Superman continue de sauver un autre monde en silence.

Et derrière lui, sa mère franchit la porte comme le tonnerre, le repoussant et soulevant la fille en l’air par ses talons, elle crie quelque chose qu’il n’arrive pas à entendre pendant qu’elle tape dans le dos du bébé, et un bonbon à la menthe mouillé tombe par terre, rien, rien, il n’entend rien du tout jusqu’au premier cri, la voix de sa sœur revenant, le son de son braillement le ramenant au monde, aux cris et jurons de sa mère sur sa tête, et la conversation molle de la radio continuant indéfiniment comme un long soupir ou soulagement à l’arrière-plan.

 

Note

 

[1] Ce type de fluide est utilisé par les jardiniers pour différents types de nettoyage et se débarrasser des mauvaises herbes. Il a été inventé par un Anglais, John Jeyes en 1877.

Présentation de l’auteur




Philippe Tancelin, Autre jour dans la nuit

En quel temps..me diras-tu ?

Celui très tôt dans les ruines
quand se lève de la poussière
l’infatigable soleil éclairant
les songes de notre maison

Par quelle voie..me diras-tu ?

Celle des figures  de rosée
entre les corps massifs d’oliviers
et connurent tes pas sans las
Jusques aux portes closes du désert

Comment..me diras-tu ?
Sur un air de musique
dans tes cheveux en boucles
dressés sur ton courage
à démasquer l’impasse blême
dans ses formes invisibles

Pour qui..me diras-tu ?

Toi ou ton frère tant recherché
pour son cœur brisé sans guide
ce ressentir de promesse fatiguée
en la colombe que ne délivre plus
le rêve attesté de ses ailes

Avec quoi...me diras-tu ?

Si le miroir ne reflète plus le souffle
sur la terre ouvragée des amants
et que s’exile la noce des dieux
dans les bas quartiers d’étoiles
pour ne pas voir se mourir la mer

En quelle langue..me diras-tu ?

Celle de la pierre à nu à bout de  larmes
Cette autre encore des images disparues
que prophétise la soif ouverte sur la terre
sa capture en longs cris perdus dans le lointain
le bannissement des murs adossés aux légendes

Je vais te dire..quelle heure…

Portera le sang des espoirs simples
coulés à même la corde du luth
Lancera ce fougueux pas  du danseur
sur le fil-frontière aux senteurs  d’éden

Je te dis maintenant l’autre jour dans la nuit

Celui que dresse la langue conjuguée des mémoires
leurs témoins sabliers du devenir fou des choses

Je te dirai l’extrême brisant
des mots lucides
leur lumière gravissant
ton ombre complice
Ton âme d’enfant
à sa suite impénétrable

∗∗∗

 

Rien ne sera ravi à la lumière
qui crie de Gaza
le nom retrouvé d’un enfant
de l’espoir au milieu des ruines

Nous avançons sur le fil d’histoire
avec le visage incandescent du rêve
irréductible à la douleur du jour

Poèmes extraits du dernier recueil 2023 « l’in-sûr et certain aux marges débordantes »
Col,  Poètes des 5continents l’harmattan

Déclaration-Rempart

Quand s'infinit la vague
répétée dans l'image
de son mouvement surpris
le regard rallie ses semblables
sur la crête
et les mots à l'aveugle
survolent le sens
dépouillé de la mer

Ils errent dans l'oubli
des pays intérieurs de l'écume

Ce n'est ni la nuit
ni le jour
mais leur écart de givre
une lame invisible
insomniaque
guettant l'instant
d'une pure envolée
sous l'orage
et couvre sans las la plainte
de l'espace

vois l'arbre à son faîte
ll discerne
la clairière

Vois l'abeille
Ivre de parfum
elle séduit
la fleur hésitante

N'abandonne plus la langue
sur l'épave
de ton nuage

Sous aucun mirage
ne dérobe les sables
à leur château

∗∗∗

Les Naufragés

Ils sont mille
et huit cents
partis de loin
sur des barques pourries
pour un lointain plus inhumain
que la misère qui les poursuit

Ils sont mille
et huit cents
ce jour
à ne plus respirer l'air du large
ni entendre ce qui des abîmes
les attend tous ensemble

Ils sont mille
et huit cents
abreuvant de leur rêve
l'indifférence de l'autre monde
qui s’étend invisible
à leur espoir

Ils sont mille
et huit cents
martelés par la soif
sur les miroirs brûlants
dont les flots accompagnent
leur danse à corps et cris

Ils sont mille
et huit cents
à scruter au-delà
l'horizon qui les cache
à ce côté pour eux perdu
consentant à la fatalité

Ils sont mille
et huit cents
peu à peu
peur à peur sans demain
leurs paumes serrées
contre la nuit qui s'offre
intense et éternelle

Ils sont mille
et huit cents
ni les mêmes ni autres
qu'ils voulaient devenir
une ombre dessine
en-deçà de leurs barques
leur âme vendue aux requins

Ils sont mille
et huit cents
détaché déchirés
largués en pages du naufrage
qu'écrivent à l'infini
nos rivages protégés

Ils sont mille
et huit cents
confondus sur la mer-encre
murmurant entre midi minuit
l'adieu des humbles
qui perdent en silence
la nudité de leur espoir

Ils étaient mille
et huit cents
combien seront demain après demain
dont leur mort arrime nos lits
bat nos lèvres muettes
défient les mots
accourus de l'amour

Ils sont par milliers
anonymes, interdits
sur la grève
relégués à l'écume
puis happés par les fonds
où triomphe leur supplice
entre hélices de tankers
et de bâteau-plaisance

Leur fin dernière n'annonce plus
ses chiffres d'infortune
elle suit la bourse des pertes
et profit de nos passeurs de calme
siégeant parmi les dieux nouveaux
qui les broient en toutes nos certitudes

Nous voici parvenus 
au moment extrême
de vos lambeaux de ciels
dispersés par les vents prédateurs

Quel oiseau de ses ailes translucides
réfléchira les ombres
de vos mers d'embarque?

Quel horizon sous vos doigts tendus
trace encore vos  exils
attache sur nos cils
vos mémoires
du grand large souffert !

Quelle de nos mémoires
devant vos clairs perpétuels
d'autres mondes
saura donner vos noms
de vivre aux mers étrangères !

∗∗∗

Dit de l'aimer

 

Au surgir du désir
tes courbes d'absolu
où j'aborde de mal-monde
nos temps d'innocence
croyant en l'horizon
de rêves qui ne mentiraient pas…

Au surgir de tes détresses
quand la nuit
passe à ton cou
son collier de silence
pour adoucir les larmes
de noces qui ne saigneraient plus…

 

Que voyons-nous l'inséparable
de toi
de moi
nous confier ses croquis
aux couleurs de vertiges
pour la mémoire ensemble
d'aimer sans lèvres            au rouge
de quelques braises           retournées

 

L'authentique nuit d'amour
monte à l'abordage mystérieux
des grands fonds de confiance
que ne double sur la vague
aucune ombre de formes

Aucune esquisse
d'aucune nuit
n'éclaire la chose étreinte
et le dit ne retient
que les plis en mémoire

 

Je ne crois pas l'amertume
savoir abuser la beauté
pour lui donner séjour parmi les défaits
Je sais le ressentir d'infini
consoler le cœur de ses brisures 

Je nous vois plus loin qu'à portée de poème

∗∗∗

Dit de l’incessant

Est-ce l’œuvre d’un jour
de décider si la fenêtre donnant sur le jardin
est libre de s’ouvrir
et la lumière de bercer les fleurs
les nourrir de la rosée
percer le vrai visage
qui rallierait les chants
de l’ineffable ?

Assis à ma table
qui ne dessine aucune frontière
entre la conviction et l’espoir de défier la raison
J’apprends de chaque mot
tous les matins
le grand détachement qu’ils couvent en moi
et l’inséparable brisure
de mon ombre sur les choses

Est-ce feuillet vierge battu d’un souffle d’ailes 
l’éphémère accueillant l’infini ?

                                           Je n’en ai pas fini de la ronde enfantine
maintenant mon séjour

Présentation de l’auteur