Claire Lajus, Aperçus indisponibles, extraits

salle d’attente

derrière des portes vitrées

arbustes au vent ou corps convalescents ?

*

les pensées s’arrêtent

pile sur un point du lino

plus rien autour plus rien

*

dossier dossier poupées russes

coups d’œil sur des clichés

moue sourcils haussés feuilles mal classées

le docteur retarde sa parole

mais son corps a déjà tout dit

*

couloirs fléchés bandes de couleur

au sol et sur les murs

un jeu d’enfants

qui s’amuse à nous perdre ?

Sur le mont Janus, demeure secondaire du dieu des Portes, passent des silhouettes éphémères.
Ces ombres cheminent entre sapins et crevasses, à mi-corps parfois dans la blancheur muette.
Elles empruntent des sentiers défendus et des chemins gardés. Janus n’ouvre aucune porte.
Il observe. Qui pousse les portes et comment ?
La nuit tombée, les pistes abandonnées se peuplent. Ne pas se perdre ni dormir là où gèle le
sang et même le cœur. Avancer en flairant les pas de ses prédécesseurs. Franchir les distances
le souffle court, bousculer la peur qui gifle sans arrêt. Janus n’offre aucun abri. Bardé de nuit,
un long chemin reste à faire.

À l’orée de la vallée attendent accueil ou renvoi, matraque ou sourire.

 

∗∗∗

Le bitume est noir et brille de pluie, la petite route serpente légèrement ; entre deux hameaux,
un bosquet sombre. La brume a préparé la venue du crépuscule, au-dessus de la verticalité
singulière de chaque tronc, le feuillage foncé couvre le sol. Masses roussâtres, des vaches
marchent là, à pas lourds, ignorant superbement la pluie, elles s’avancent hors du bois, vers
l’herbe humide. De puissantes cornes font balancer leur front, dans leur sillage l’obscurité se
magnétise. Elles passent sur les mottes mouillées, enfoncent leurs sabots, les soulèvent, la peau
de leur cou pend et leurs cornes se balancent, ivoire-signes dans le sous-bois plein d’ombres,
leurs cornes renferment un langage. Je les observe attentive comme devant un film en langue
inuit. Elles me tiennent à distance. Brutes et sauvages.

 

∗∗∗

Imprimé dans la vase comme une patte de grue, un arbre couché à marée basse.
Jouet du fleuve et perchoir des échassiers, dans la lourdeur de la glaise, il sommeille sa mort.

Ses racines, quelque part, s’étirent
loin de lui.

La vase ne cherche pas à l’avaler, écharde échouée dans l’épaisseur de son ventre.

 

∗∗∗

La rivière coule entre ses berges étroites, à chaque coude accélère, cavale en petites cascades.
Elle chantonne et badine comme une volée de moineaux. Ses tonalités, soudain, entrechoquent
mes tripes et réveillent un chant. Je sens toutes ses notes jaillir en moi, elles sortent de leur
conque où l’âge les tenait cadenassées. Ce chant oublié dans les hautes herbes de mon enfance,
je le connaissais par cœur.
La rivière riante, aux fonds sombres, au corps brillant, m’accroche comme si j’étais toujours
l’enfant qu’elle a nourrit de ses balbutiements.
Je m’assois à son bord et

bute sur le temps comme un oiseau sur une vitre.

 

 

 

« Aperçu indisponible », c’est ce qu’indique une fenêtre sur l’ordinateur quand le système n’a pas réussi à ouvrir la photographie demandée. Je suis partie de là pour élaborer un recueil autour de l’idée de l’image.

Ce ne sont pas des images qui exigent d’apparaître. Ce sont des images qui sont chacune unique, ne peuvent être démultipliées, car elles sont chacune liées à une émotion particulière.

Ces poèmes représentent une forme de défi. Ils amènent à mettre de côté l’image hyper pixélisée, à la ringardiser par l’imaginaire personnel de chaque lecteur. Donnant à voir tout en laissant imaginer, ils accompagnent le regard, l’entraînent dans un apprentissage rebelle. Ils invitent aussi à voir l’écho de chaque image et à sentir leur pulsation, leur vie.

Par la poésie, le langage refuse ici de n’être qu’un médium, opérateur de visibilité. Le langage travaille à faire apparaître une image qui est aussi une émotion.

 Poèmes extraits d’Aperçus indisponibles, à paraitre février 2024, La Crypte.

Présentation de l’auteur




L’écho de l’écho, le carnet de haïku de l’AFAH N°12 – Novembre-Décembre 2023

En écho décuplé à l’écriture contemporaine du haïku, ce douzième numéro dirigé Danièle Duteil s’avère le point final d’une entreprise commencée par sa directrice de publication au cœur de la crise Covid, fin 2020, pour perpétuer un lien aux livres, aux poètes, aux éditeurs en ces temps critiques…

Mais comme le rappelait son éditorial en cette période de fin d’année 2023 : « [C]omme je l’ai annoncé dans L’écho de l’étroit chemin N° 45, septembre 2023, l’AFAH, Association Francophone pour les Auteurs de Haïbun, va être, faute de relève, dissoute – à moins que quelqu’un se décide en dernière instance ! – le 9 décembre 2023, au cours de l’assemblée générale extraordinaire. Avec elle, cessera la parution de L’écho de l’étroit chemin, le journal du haïbun et la présente publication. Deux pages se tournent donc, mais je n’éprouve pas de regret, c’est ainsi. En tant que responsable de l’une et l’autre revue, j’ai accompli la tâche que je m’étais fixée avec passion et du mieux que j’ai pu. »

Saluons alors, comme il se doit, cet exemplaire exceptionnel, qui offre une image fidèle du travail de collecte, de lecture et d’écriture mené à la fois avec patience et ferveur et qui donne un éclairage sur la profonde unité comme sur l’étonnante diversité de cette pratique de rédaction, ce mode d’écrit de tradition d’abord asiatique, fragmentaire, concentré à l’essentiel, qui s’est généralisé, par-delà les frontières entre Orient et Occident, exprimant au plus près, par son économie de moyens, un rapport au monde dont le grand critique et théoricien structuraliste Roland Barthes livra déjà une analyse personnelle de cette façon délicate, sensible, éphémère, de suggérer le plus par le moins : un minimum de signes pour un maximum de sens…

Signes d’une saisie du présent, d’une évocation du passé, d’une méditation sur le temps qui passe, la mémoire, l’oubli, les absents et les présents, les courts vers traduisant cette pensée à la fois d’un art de vivre ancien et d’une contemporanéité plus large où le partage de sa pratique dit quelque chose de notre présence au monde, jusque dans le détail insaisissable, le passage imperceptible, l’épiphanie de l’instant saisi au vol, sa beauté, son éclat, sa saveur, les recensions de ces brefs poèmes se dégustent comme des quintessences de vie dans cette troublante relation entre finalité et finitude qui vient nourrir l’écriture sur le bord de l’effacement, dues au travail minutieux de Danièle Duteil et de son équipe : Janick Belleau, Marie Noëlle Hôpital, Pascale Senk, Monique Merabet, et ceux qui ont joint leurs contributions : Georges Chapouthier, Jean-Paul Gallmann, Philippe Macé, Philippe Quinta…

Relevons notamment l’analyse si justement développée dans ce dernier opus de Scatti di Luce / Instantanés de lumière de Marilyne Bertoncini, Alma Saporito et Francesco Gallieri qui met en exergue le travail de traduction des poèmes de l’italien au français comme du français à l’italien, double épure de la poésie à la fois italienne et française, dans le jeu de miroirs, de miroitements même où les mots en échos aux photographies de Francesco Gallien sondent tant le mystère de la création que l’énigme de la nature, à travers l’image décisive du reflet dans l’eau abolissant encore les limites de nos représentations.




Pascal Boulanger – la poésie comme méditation et combat

L’acte de lire la poésie nécessite retrait et silence, afin d’atteindre la source unissant notre intériorité à celle du poète que nous lisons. Il convient dès lors de se laisser envelopper par la mélodie, le rythme, la « vision » ainsi que l’indiquait Marcel Proust dans son immortel Temps retrouvé. Y baigner nous permettra d’expérimenter avec passion l’univers du créateur.

Nous avons tenté une approche de celui de Pascal Boulanger à travers trois recueils1, car tous trois nous semblaient refléter ce qu’il y a d’intemporel dans l’œuvre de ce poète, toujours se renouvelant, et approfondissant sans cesse ce que cet univers a de plus lumineux.

Nous pourrions à ce titre parler, dans l’esprit d’André Rolland de Renéville, d’expérience poétique pour Pascal Boulanger. En effet, l’expérience poétique est celle de la mise à jour – donc en mots – de l’énigme qui sourd en nous, presque inconsciemment, ce que Heidegger nommait si justement « bruit de source ». Il y a ce que l’on ressent – et ce quelque chose qui transcende ce « il y a ».

Ce quelque chose nous atteint, mais il nous faut longtemps écouter pour en recueillir la parcelle d’énigme saisissable.

Cette patience et cette écoute font partie intégrante de l’expérience poétique et elles éclairent les poèmes de Pascal Boulanger, lui qui s’adressait à ses filles par ces mots magnifiques : « Je recueille vos silences »2 ou « J’attends l’inattendu et pourtant le déjà-là »3.

Un ciel ouvert en toute saison nous introduit dans cette expérience authentique de l’œuvre poétique comme recueillement et combat, les deux s’enchâssant tel l’écrin unissant les différentes parties du diamant.

Pascal Boulanger, Tacite, Flammarion, 2001, 120 pages, 13 € 80.

En effet, Pascal Boulanger y rejoint la puissance des grandes œuvres lyriques, tout autant mystiques que tragiques, en plongeant dans les profondeurs de l’âme, là où le fleuve universel traverse ce que Montaigne définissait « la forme entière de l’humaine condition ». Le plat lyrisme, ce fade narcissisme sans intérêt, n’est qu’un épanchement sans horizon, et dieu merci, bien vite oublié. Nous n’y pourrions jamais sentir cette parole « d’âme à âme » qu’évoquait Rimbaud.

Le lyrisme de Pascal Boulanger est, lui, universel. De même que le Victor Hugo des Contemplations mettait en garde ses lecteurs en les prévenant que, « quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? », nous pourrions faire le même rappel au lecteur d’Un ciel ouvert en toute saison. Ce recueil est en effet, à première vue, le plus personnel publié par Pascal Boulanger. Celui-ci s’y adresse à ses deux filles et nous donne à lire une immense lettre d’amour, sublime de beauté et de simplicité. Nous sentons dans les nombreux chiasmes le désir de relier d’un même élan ses deux filles, leur mère et lui-même dans un univers qui, nous le verrons, est chanté sans cesse avec ivresse. « Dix-huit mois vous séparent mais rien ne me sépare de vous » (p. 12), ou encore : « Si, il y a longtemps, les grottes abritaient la mémoire du monde en dessinant les premiers gestes des hommes sur la terre, moi, c’est mon cœur qui vous abrite » (p. 19).

Pascal Boulanger, Un ciel en toute saison, Le Corridor bleu, 2013, 34 pages, 10 €. 

On le voit, l’écriture chante l’amour paternel. Mais nous sommes bien vite emportés par l’élan poétique qui se révèle en même temps une arme contre le défaitisme spirituel, pour l’amour de la vie réelle, vécue, expérimentée. En opposition à toute forme de ressentiment, ses poèmes ont une force qui fait front au nihilisme – pour le dissoudre.

Le combat et la volonté sont liés dans des vers tels : « Un jour, lorsque vous serez plus grandes, je vous parlerai de l’acquiescement, de l’un et l’autre dissemblable et de ce qui se donne en se retranchant » (p. 25) ; « L’existence n’est pas une faute, toutes les chances s’offrent à vous » (p. 26) et enfin ce OUI tragique à la vie : « Je m’exerce à perdre ce que j’aime, je dois aimer ce qui m’échappe. »

Dès lors, lire Un ciel ouvert en toute saison est une belle adresse à ses filles en même temps que des munitions pour le lecteur. Nous le lisons en intégrant le « je » comme le faisait les grands mystiques, ou encore le Descartes des Méditations métaphysiques nous amenant à faire l’expérience ontologique en même temps que lui. Dans le même temps que nous lisons Un ciel ouvert en toute saison s’opère une métamorphose dans laquelle les filles, destinatrices, deviennent des allégories de la vie, chez qui la joie, l’affirmation, l’exaltation s’opposent telle une rage d’amour à toute forme de regret, de ressentiment, de haine.

L’émotion l’émeute, recueil plus ancien que le précédent, amorçait déjà cette vision combative vis-à-vis de tout nihilisme perçu comme négation de tout sens et de toute valeur de l’existence. La puissance du verbe de Pascal Boulanger est telle que – dépassant les fades oppositions aussi futiles que fausses – nous y sentons une parenté spirituelle avec l’exaltation de la vie et de la beauté d’un William Blake, d’un Hölderlin, et (le paradoxe n’existera que pour les penseurs de surface) d’un Christ et d’un Dionysos ! « Ne rien dire / dire oui » (p. 23) !

Comme nous allons le voir, le remords, l’obsession de la mort, toute cette pensée du ressentiment est détruite dans un acquiescement volontariste, dans des « vagues de feu / sur lesquelles danse la pensée » (p. 14) car « on prend feu en prenant la parole » (p. 21) et « Le feu éclaire le récit / en hébreu / lumière veut dire secret » (p. 24). Pascal Boulanger nous donne lui-même, page 45, une courte définition du nihilisme aussi brève qu’éclairante : « le nihilisme / un retrait du monde ».

La prééminence de la vie, du lien inhérent à l’existant sont chantés dès le premier texte, mise en forme de courte de préface (p. 9), qui mériterait d’être repris en entier (comme tant de poèmes !) mais dont voici un extrait : « Pourquoi faudrait-il que la mort soit la religion absolue ? / L’œil habillé d’une paupière n’est pas dans la tombe. / D’ailleurs, placé en ce lieu de parole qui fait parole, / rien ne meurt qui a commencé ». 

Pascal Boulanger, L'Emotion l'émeute, 2003, 10 €.

De fait, « le monde s’occupe trop des morts » (p. 19) et dans ce que Nietzsche nommait l’ivresse du devenir, Pascal Boulanger semble lui faire écho en proclamant : « jamais de remords / pas l’ombre d’une faute à confesser ».

Cette vie se fête aussi par la beauté du réel dans un magnifique déploiement de joie : « Depuis que la lumière créa l’œil pour être vu / la rose a souci d’elle-même » (p. 13) et « La rose ensoleillée sera / en tout lieu / la poésie dans une autre » (p. 16). Le chant de la vie s’exalte aussi dans le rapport direct avec la beauté métaphorique du monde : « C’est encore la mer / le souvenir de la mer / où se lancent des oiseaux de toutes sortes / impatients d’écrire, "la vie en tant que forme de l’être" / dans la lumière qui soudain / envahit la scène » (p. 18) ; « le présent seul / Un bleu très pur se noie dans un bouquet de nuages / tout un vide accumulé de bleu / c’est une absence de monde / Je l’embrasse / je l’embrasse encore / je l’embrasse pour la première fois ».

Enfin, il semble inévitable d’évoquer les poèmes en proses (et en italiques, comme le seraient des discours directs adressés directement aux lecteurs), phrases sans ponctuation et lancées d’un même élan, lumineuses paroles prenant la vie à sa source. Je limiterai ici la citation à un seul de ces poèmes – invitant par là même les lecteurs à les traverser tous d’un même élan – situé à la page 34 du recueil : « Les anges de lumière qui tombent frappés à genoux ils disent dieu s’est retiré du monde la main s’efface on n’entend plus que le faible murmure d’une fontaine brûlée de soleil impossible de réveiller ceux qui dorment une sorte d’impatience amoureuse unanime les guide vers la mort pourtant les matins sont comme des oiseaux arrachés l’ombre ne pèse plus sur le mur le temps s’écoule le feu monte une bouche ébranle le temple chaque couleur inonde les toits le cœur dérive parmi les bêtes qui traversent lentement le jardin à chaque seconde acquiescer veut dire jouir »

Harmonie poétique où la beauté et le combat ne font qu’un !

Tacite fut publié seulement un an avant L’émotion l’émeute, et bien que l’atmosphère semble s’opposer en tout point aux deux autres recueils évoqués précédemment, la parenté d’esprit, pour peu qu’on en approfondisse le sens, apparaîtra bien vite.

La lucidité suppose d’avoir l’œil ouvert, ainsi que le courage de la vérité et de l’authenticité à l’égard de ce que le réel nous enseigne. Ce dernier peut être tout aussi bien notre environnement que notre subjectivité. Dès lors, l’énergie nécessaire au combat contre le ressentiment et le nihilisme suppose d’en affronter – parfois témérairement – la fascination de notre modernité pour la mort.

À cet égard, Tacite est exemplaire car il mêle à la description des horreurs absolues de l’histoire romaine – peu différentes de l’histoire récente, si ce n’est pour celle-ci l’apport du « progrès » technique – des sentences intemporelles que le génie du classicisme français n’eût pas reniées. Ce faisant, Pascal Boulanger met en lumière le mal à sa source, à savoir ancré dans l’esprit même de l’être humain, là où la pulsion de mort fleurit depuis toujours.

L’emprisonnement est avant tout spirituel. Dès le début, le texte nous le dit : « L’aménagement de la terreur : / dorénavant le mur est dans toutes les têtes » (p. 9) avant de le confirmer quelques pages plus tard : « Prisonniers, / au milieu de la plus libre, / la plus ouverte des routes » (p. 15). Mais l’emprisonnement n’est jamais l’objet d’une prise de conscience, car pareil à cette volonté absurde et sans cause décrite par Schopenhauer, les humains sont agis, si l’on me permet cette expression, ils le sont passivement, en tant que purs objets dans l’ensemble du réel, et ainsi incapables de conscience réflexive vis-à-vis du désastre qui se prolonge : « époques fécondes en catastrophes, ensanglantées de combats, déchirées par les séditions, cruelles même pendant la paix. / Pareils aux bêtes de labeur, abandonnées au vertige de leur fabrication, qui se déchirent elles-mêmes, se déchirent dans la nullité du néant » (p. 16). La folie meurtrière ne se révèle finalement « rien qu’une ivresse vide » (p. 32), une « boîte du néant » (p. 35), menant au bout du compte au pire de l’absurde, à cette inversion du sacrifice d’Abraham que raconte Pascal Boulanger (p. 108).

On le voit. L’œuvre de ce poète est une longue méditation en même temps qu’un vaste combat, où l’exaltation de la vie, l’affirmation d’une volonté sans faille en faveur de la vitalité, n’hésite pas à plonger dans le mal absolu, à en affronter les peurs et la douleur, pour mieux les conjurer et les métamorphoser en lumière.

∗∗∗

 

Notes

  1. Les trois recueils qui font l’objet de cet article sont les suivants : TACITE, publié en 2001 aux Édition Flammarion ; L’ÉMOTION L’ÉMEUTE, en novembre 2002 aux Éditions Tarabuste et Un ciel ouvert en toute saison, en 2010 aux Éditions Le Corridor Bleu.
  2. Un ciel ouvert en toute saison, p. 50
  3. P. 14

Présentation de l’auteur




Bernard Grasset , Fontaine de Clairvent

 Une lampe éclaire le destin
 Des matins et des soirs marcher »

(Vendredi 5 mai 2023 Causses du Quercy)

De 2021 à 2022, au fil des jours, au fil des saisons, Bernard Grasset a rédigé soixante-quatorze quatrains, une forme brève qui concentre la force de l’écriture, la force d’une inspiration méditative au plus près du silence et une écriture au plus près de la nature quand l’homme devient marcheur et que le poète regarde et écrit

Chaque quatrain s’inscrit dans un espace-temps et cette invitation au voyage commencée le dimanche 14 mars 2021 à la Chaume Paracou, s’achève le mercredi 7 juin 2023 à l’Ile-d’Yeu.

Ce journal poétique est aussi un pèlerinage intime, une incitation à regarder, à sentir et ressentir, à poser ses pas sur le sable, le sable… celui aussi du sablier qui égrène le temps car «  tout s’efface, tout s’oublie » , mais pour ne pas oublier, les mots des quatrains pour saisir l’instant, tous ces instants vécus dans le secret qui murmurent « le chant des vagues » et au commencement du jour, mettre «  nos pas dans le matin » pour retrouver le vent et « les monts au bord du ciel » pour que naissent aussi les mots  au bord du ciel .

Cheminer du silence à la lumière, marcher et méditer pour entrer au plus intime de son être et parfois rejoindre l’enfance, marcher et s’ouvrir à l’infini.

Un élément l’eau et une couleur le bleu sont  deux occurrences constantes, l’eau de mer, l’eau des fleuves et surtout celle de la Loire, l’eau des fontaines celle du mont Beuvray ou celle de Lorèze. Des fontaines qui ne sont pas sans rappeler la fontaine bretonne de Brocéliande.

Bernard Grasset, Fontaine de Clairvent, éditions Au Salvart, 2023, 50 pages, 12 €.

Des fontaines de jouvence qui ouvrent à l’ailleurs ; le bleu celui de l’eau et celui du ciel pour entendre le « chant bleu d’oiseau » franchir « la porte bleue » et en cueillir « l’instant bleu ». Le bleu, la couleur dominante des illustrations qui accompagnent les mots de Bernard Grasset, le bleu des aquarelles et encres monotypes de l’artiste Isaure. Le bleu, ce « calme muet » qu’évoque Vassily Kandisnsky.

Les quatrains pour l’essentiel sont souvent rédigés en phrases nominales avec verbe à l’infinitif, et souvent aussi dans un rythme binaire pour se calquer sur le rythme des pas. « de silence/et d’espérance » « tout commence/ tout s’achève », des mots qui donnent l’impression d’être nés pendant la marche, au plus près des sensations éprouvées.

La nature est poème, les mots pour en capter le mystère. La poésie est offerte, partagée, elle ouvre sur le mystère, sur la lumière comme « l’aube au creux des mains ».

Parcourir une contrée, c’est aussi entrer en « pays de mémoire » parfois sur les pas d’un Autre qui a su aller à la rencontre des plus petits, des enfants, qui a su désaltérer la Samaritaine venue au puits , qui a su partager le pain, un pain de Vie :

Voix d’enfants, puits, Cène
Revenir au pays de mémoire 

Le poète dit l’invisible, il marche vers l’au-delà du visible, par sa marche il incarne sa parole et sait « Etre homme de Clairvent ».

Extraits

Terre blanche, silence,
Chalet, tant de lumière,
Celui qui atteint les cimes oublie,
Echo de pas, bleu éclat.

(dimanche 6 mars 2022 Lac des confins)

L’eau reflète les feuillages
Harpe de l’heure immobile
Grue rouge, bateau blanc, un banc
Le ciel abrite les passants.

(jeudi 2 février 2023 Nantes, canal Saint-Félix)

 

Présentation de l’auteur




Luca Ariano, Demeure de Mémoires (extraits inédits)

Voici une poésie que j’ai plaisir à traduire et à présenter parce que la nostalgie y est une force active : il ne s’agit pas en effet, dans l’univers poétique de Luca Ariano,  de cette attitude passive de déploration d’un passé supposé meilleur, mais d'une infinie tendresse pour les souffrances passées, les misères tues, les violences cachées, que l’Histoire balaie, ne gardant que le souvenir des Grands Evénements, bons ou mauvais, négligeant la petite histoire des humbles qui pourtant la constitue. 

Luca Ariano, depuis ses premiers recueils,  rend leurs voix aux oubliés, ainsi que le titre son dernier ouvrage, La Memoria dei Senza nome – s'y meuvent tous ces anonymes dont il incarne la parole, pour lesquels il trace ces silhouettes de paysans, de citadins, d’ouvriers des rizières, de jeunesse déclassée aux vaines espérances, de  filles violentées autant par le capitalisme que le patriarcat…

Ses souvenirs d’enfance teintés de mélancolie – odeurs, musiques, gestes du quotidien, fêtes de famille, lits défaits après l'amour – se mêlent à des bribes de souvenirs tels que nous en avons tous, qui nous traversent plus qu'ils ne nous appartiennent,  et ainsi nous unissent – tel air de musique marquant une époque, qui parfois nous revient, un drame dont on a parlé à la télé, la trame d'événements liés aux lieux où l'on vit... tout le kaléidoscope de la mémoire où tout se mêle, images et mots, faisant écho à la douleur actuelle d’un monde impitoyable à l’humain.

Luca Ariano parle depuis un lieu précis, la région située près du Pô, les alentours de Milan, de Parme, de Bologne - mais il parle de temps lointains qui sans cesse irriguent le présent : la région qu'il évoque est marquée depuis l'antiquité par des invasions, des guerres de conquête, des luttes politiques .évoquées au fil des poèmes .où se devine une identité de résistance et d'accueil à l'autre - cet autre toujours présent dans un jeu mobile de pronoms qui empêche l'identification de devenir identitaire, créant un réseau de communication, comme un rhizome ... et je ne peux m'empêcher de penser que cette implantation des textes dans une zone rizicole a quelque chose de prédestiné - le riz dit "sauvage" est en effet un bon patronage pour cette poésie humaine, de culture, et de lutte.

 

introduction et traduction : Marilyne Bertoncini

Quelle mattine – a casa da scuola

con la febbre, profumavano di latte

e miele, di terra d’orto portata

in casa con le ciabatte.

Rumore di vapore e ferro da stiro

tra vecchi film senza colori

e poi biciclettate in campagna

con l’odore di animali prima della pioggia.

Ancora non le conoscevi le nuove stagioni,

il fumo delle ciminiere bucare l’aria

e rotoli d’asfalto lucidi di afa.

Teresa seduta su una panchina piange

per quel gioiello rubato, i suoi piccoli

segreti violati ma domani – a San Giorgio,

passeggiando per le bancarelle il sole

asciugherà gli occhi e tra le mani

il profumo di una rosa da regalare.

Per te quel giorno è sempre il rimbombo

di spari lontani dietro le colline

e il vecchio sul viale alla stessa ora,

ha il volto di Parri e claudicante

cerca un filo d’ombra dietro grandi occhiali.

Ces matins à la maison – pas d’école

avec la fièvre,  ils sentaient le lait

et le miel,  la terre du jardin rapportée

à la maison sous les pantoufles.

Bruit de vapeur et de fer

parmi les vieux films en noir et blanc

puis balades à vélo dans la campagne

avec l'odeur des animaux avant la pluie.

Tu ne connaissais pas encore les nouvelles saisons,

la fumée des cheminées qui perce l'air

et les rouleaux d'asphalte brillants de touffeur.

Teresa est assise sur un banc et pleure

pour son bijou volé, ses petits

secrets violés mais demain – à San Giorgio,

se promenant parmi les étals le soleil

séchera tes yeux et entre tes mains

le parfum d'une rose à offrir.

Pour toi, ce jour est toujours le grondement

de coups de feu lointains derrière les collines

et le vieux sur l'avenue au même moment,

a le visage de Pâris qui claudicant

cherche un fil d’ombre derrière ses grandes lunettes.

*

L’Ada, donna d’un altro secolo,

a quasi novant’anni è l’ultima arzdora

che ancora fa la pasta in casa.

Moglie d’un marito dal nome garibaldino

– antica tradizione romagnola,

emigrato per fare le scarpe prima della guerra;

se n’è andato una sera di geloni

con ancora il brodo fumante.

Ammira la vetrina di quel pasticcere

e ritorna bambina: babà, cannoli,

pastiera, sacher e sfogliatelle …

ma la glicemia va tenuta sotto controllo

tra scatole di pillole e ricette.

Il suo vicino pasteggiava a broccoli e carote,

pomodori – ben cotti, insalate, omega tre

e the verde: è sbiancato quando il dottore

gli ha dato pochi mesi per una leucemia fulminante.

Osservi quel sensuale passo di jeans

ma a guardarlo bene potrebbe essere tua figlia

e hai voglia ad aspettare quella telefonata

tra quei primi fiocchi d’un inverno rinsavito.

Ada, femme d'un autre siècle,

à presque quatre-vingt-dix ans, est la dernière arzdora*

qui fait encore les pâtes à la maison.

Épouse d'un mari au prénom garibaldien

– ancienne tradition romagnole,

émigré avant la guerre pour faire des chaussures;

il est parti un soir d’engelures

la soupe encore fumante.

Elle admire la vitrine de ce pâtissier

et redevient enfant : babà, cannoli,

pastiera, sacher et sfogliatella…

mais la glycémie doit être contrôlée

entre les piluliers et les ordonnances.

Son voisin mangeait brocoli et carottes,

tomates – bien cuites, salades, oméga trois

et thé vert : il s’est décomposé quand le médecin

lui a donné quelques mois pour leucémie fulminante.

Tu observes la sensualité de ces jeans qui passent

mais si tu regardes bien, ça pourrait être ta fille

et tu as envie d'attendre ce coup de fil

dans les premiers flocons d'un hiver renaissant.

 

 

*ménagère – dialecte romagnole

*

Certo che quando l'Emilio iniziò

a tradurre versioni dal latino e dal greco,

a memorizzarsi l'atlante storico

non immaginava certo di star lì a ciondolare

in attesa di una telefonata: si vedeva professore

in qualche Università a decifrare il mistero

della lingua etrusca, a scavare nel Peloponneso

alla ricerca di nuove civiltà.

S'è alzata la via Emilia e la tua casa affonda

nella polvere però val sempre la pena

di vedere cupole e torri struccarsi di rosso

per le luci della sera.

Alla prima ombra davanti al Tardini

quei vecchi se la contano

su come andrà quest'anno il nuovo Parma

e ogni domenica c'è qualche poltroncina vuota

per un colpo di tosse troppo forte.

Tu c'eri quando Don Leandro e Don Lorenzo

predicavano in un angolo, te li ricordi pregare

anche per te e non sai s'è rimasto almeno

un po' di marmo s'un muro per Fausto e Iaio.

Quest'anno non hai visto le risaie gonfiarsi

e stai ancora cercando nell'orto le tue farfalle,

le conti e le riconti ma i colori non tornano.

Evidemment, quand Emilio a commencé

à traduire du latin et du grec,

à mémoriser l'atlas historique

il n'imaginait sûrement pas qu'il traînerait là

en attente d'un coup de fil : il se voyait professeur

dans une université pour déchiffrer le mystère

de la langue étrusque, fouiller dans le Péloponnèse

à la recherche de nouvelles civilisations.

La Via Emilia a  monté et ta maison s’enfonce

dans la poussière mais ça vaut toujours la peine

de voir des dômes et des tours se maquiller de rouge

aux lumières du soir.

Dès la première ombre devant le stade Tardini

les vieux se racontent

comment se déroulera le nouveau Parme cette année

et chaque dimanche une nouvelle place vide

à cause d’une toux trop violente.

Tu y étais quand Don Leandro et Don Lorenzo

prêchaient dans un coin, tu les revois en train de prier

aussi pour toi et tu ne sais pas s'il y a au moins encore

un peu de marbre sur un mur pour Fausto et Iaio*.

Cette année tu n'as pas vu se gonfler les rizières

et tu cherches toujours tes papillons dans le jardin,

tu les comptes et recomptes mais les couleurs n’y sont pas.

 

* Le 18 mars 1978, deux jours après l'enlèvement d'Aldo Moro, deux garçons de dix-huit ans sont tués à Milan, à quelques mètres du centre social Leoncavallo. Il s'agit de Fausto Tinelli et Lorenzo « Iaio » Iannucci, assassinés par trois tueurs à huit coups de feu.

*

A marzo nel chiostro di San Giovanni

lì dove studiò fra Teofilo, quel giorno

c'era una strana luce e Pilàr non sapeva

che i passi sarebbero stati frettolosi

come un bacio inatteso lontano dall'ombra.

Accanto al parco si vedono le mura,

crollate dopo l'Unità, antiche orme di battaglie,

di eserciti all'assedio a depredare tesori.

Vanni, uno di quei ragazzi del Trentasei,

partito per lottare nel POUM, da settant'anni

racconta di quel compagno scrittore, quello là famoso

della Fattoria e sua nipote s'è stancata d'ascoltarlo

e fresca di tatuaggio sulla schiena con un low cost

vola verso le Baleari profumata di cocco.

La ragazzina sa come farsi desiderare,

come strappare una sera in spiaggia d'ombrelloni chiusi

e bassa marea, e Gianni – a farsi la stagione per pagarsi

l'inverno – già agli amici pavoneggerà il suo sapore.

Lorena ha imparato presto che il suo nudo profilo

allo specchio vale oro e quei seni sono un girotondo;

passano rapidi i treni merci di notte in un unico sobbalzo

sul cuscino ma domani il tuo letto sarà d'un caldo silenzio.

En mars dans le cloître de San Giovanni

Là où étudiait frère Teophile, ce jour-là

il y avait une lumière étrange et Pilàr ne savait pas

que tout aurait été si vite

comme un baiser inattendu sorti de l'ombre.

À côté du parc, on peut voir les murs,

effondrés après l'Unification, trace d’anciennes batailles,

d'armées assiégeantes pour piller des trésors.

Vanni, l’un de ces garçons de 36

partis combattre avec le POUM*,  parle depuis 70 ans

de ce célèbre compagnon-écrivain, celui

de la Ferme**,  et sa petite-fille fatiguée de l'écouter

avec un nouveau tatouage sur le dos en vol low-cost

part vers les Baléares au parfum de noix de coco.

La jeune femme sait comment se faire désirer,

comment arracher une soirée sur la plage aux parasols fermés

à marée basse, et Gianni – qui “fait la saison” pour se payer

l’hiver – se fera gloire de ce qu’elle était bonne.

Lorena a vite appris que son profil nue

dans le miroir, vaut de l'or et que ses seins sont un manège ;

les trains de marchandises passent vite la nuit une seule secousse

sur l'oreiller mais demain ton lit sera silencieusement chaud

 

 

 

*Parti ouvrier d'unification marxiste qui a combattu durant la guerre d’Espagne contre le franquisme

**(Animals Farm – George Orwell)

Présentation de l’auteur




Jean-Yves Guigot, La Traversée du Silence, extraits

L’ENVERS DE L’HISTOIRE UNIVERSELLE

 

            La nuit seule éclaire les silences…

            Il n’est qu’elle pour elle-même se précéder et porter sa mémoire

            jusques-en sa source.

 

            L’immobilité se fait mouvement

            se continuant dans la plénitude

            là où se perpétue l’écoute

            du mystère.

 

            Le marcheur ne fait l’expérience

            que du non savoir

            de tout pourquoi

 

 

            Contempler ce rêve réel de la voûte

            éveille l’âme à l’absence

            de sens

            autre que le pur vécu.

 

***

Nuit universelle… L’impossible expérience…

            Contempler la vaste ténèbre ravive une forme originelle de vertige

            où se déroule le mouvement titubant de la plongée cauchemardesque

            la plus noire…

            Celle où le déracinement,

            l’obscur sol de la bouche océanique

            avale le réel tel un Dieu aveugle.

 

***

 

            Seules quelques brumes y énoncent quelque alphabet

            pour l’adepte de l’avenir

            qui en devinera le maniement de l’archet…

            qu’il lui faudra inventer.

 

***

            La voute céleste s’unifie à la courbe des lèvres dont les murmures

            se taisent, désormais…

 

            Énoncés dans la vaste nocturne, eux-mêmes

            me deviennent moins moi-même que le silence.

 

            L’antre du silence sauve l’antre du néant…

 

***

            Sur la cime la plus haute je m’allonge,

            et l’absence de toute lune laisse déployée

            la vaste obscurité de l’infini.

 

            Je n’en peux être…

 

            Les rares ondées lumineuses ravive le souvenir

            de ce qui fut.

 

            Mimant la geste continuelle de

            ces frères nés de leur éclat passé

            sans doute roulant vers quelque perte future

            et s’empoussiérant et glissant dans

            l’infini cimetière du réel.

 

            En serai-je peut-être quand rien ne sera plus ?…

 

***

            Mais ici-bas demeure le lien

            d’où s’écoulent

            les mythes et les dévoilements.

 

            La chair ploie le réel

            où l’âme délie le mouvement

            vers la vision

            de la substance.

 

            La peau métamorphose la nuit, sans l’arrêter.

 

***

            L’homme errant se sent écrasé

            par la perte, percevant l’aube

            dont la substance déborde

            sa vertu.

 

            Le sommeil justifie l’abandon – quand le plongeon nie l’éveil…

 

            Est-ce frisson angoissant que la fuite

            face à l’effort

            de faire par le Verbe

            la saisie de l’aube ?

 

            L’ivresse, précédant tout principe, nourrit l’angoisse des cimes.

 

            L’humilité est la lucide vision de l’ombre où s’enfonce le monde des profondeurs –

            où s’enracine la vie…

Présentation de l’auteur




Pascal Boulanger, L’amour malgré (extrait)

Expérience immédiate
connaissance.

Quelque chose arrive, je deviens
je ne deviens qu'en tant que quelque chose arrive
sur la rive
dans le sentir
dans le rêve & son ombre
sur ces lèvres qui goûtent les miennes.

Sur la case vide,
pleine d'ici & de maintenant
dans le cours du temps, tel qu'on le parle.

∗∗∗

Là-bas
si cet arbre ou ce voilier n’est plus
le point-origine d’horizon
debout à travers tout – jusqu’au vertige
je deviens la proie.

Mais au sortir, le champ du regard
est l’espace qu’il habite & m’invite
dans le lointain,
dans ces bras-là.

∗∗∗

Je saisis ce qui me saisit
dans l’errement,
jusqu’au couchant.

Le pain qui occupe la table
entre rien & tout
frappe d’évidence.

Penseurs privés : Job & Abraham
ne s’embarrassent ni de raison ni d’éthique
ils ont le cœur présent à l’Autre
qui s’adosse au néant
ou se lance dans le ciel.

Avant qu’une flamme ne se courbe
dans la porcelaine
& dans l’abri du familier
quand même sur le baiser d’amour
règne la finitude.

∗∗∗

D’une rive du monde jusqu’à l’autre
l’amour se console-t-il de l’exode
du confort, de l’inconfort
du temps long, de l’exploration fervente ?
Spacieusement en vues ardentes
il ne respire qu’au vent très fort
soulève les flots puis retombe
dans les méandres, les abimes
jusqu’à l’île mouillée en un baiser
jusqu’à la mer immense en un toucher.

Présentation de l’auteur




Linda Maria Baros, Le pistolet d’insémination et autres poèmes

Le pistolet d’insémination

Tout comme cette lumière qu’on exfolie de la rétine
           dans un sous-sol occulte, un projecteur dans les yeux,
            c’est ainsi que j’imagine la mort de la poésie.

Puisque ce n’est pas la combustion de la mort qui noircit
les os, mais, encrassés, le code de barres et les foreuses
                                                           des décorations,
les verres que les invités lancent, joyeux, jusqu’au plafond
                                                           – phosphorescents ! –
            et les musiciens sauvages qui viennent les attraper
                                                           avec leur bec.

C’est pour cela que j’écris le meilleur poème
                                                           que je puisse écrire.
Le poème qui trépane, brise les sutures en surjet
            et laisse ses artères, comme des tuyaux
            sous pression, se débattre, libres, autour du cou.
                        Qui taillade les poignets de l’air
                                               et en libère les dieux, les pierres.

On pratique les plus grands raclages sur la feuille de papier
et sous les armes.
Mais la main avec laquelle j’écris se sépare du corps,
                                   comme les mains des détenus sibériens
           cachées parmi les rondis empilés dans de longs trains                               
                                   glacés qui partent dans le monde.
Rien, pas même un geignement ne résonne
à travers le tunnel métallique de la langue.

Je tends la main, gardée par les volets de la clinique,
            par les mâtins blancs des volets,
                        juste assez pour qu’elle écrive le poème qui lave
                                   tes pieds fatigués dans son urine.
Aucun sein, aucun nuage ne tremble.
                        Peut-être les armes d’assaut.
                                                          Les rues.

Ma main attachée comme une menotte
                        à la vision qu’elle a de la poésie.
La main – détachée du corps – flottant par-dessus le monde.
            Un pistolet d’insémination dans son champ d’action.

 

Le circuit de la récompense. Dopamine et plaisir

 

Chaque nuit, le nœud pubien se desserre petit à petit.
           La peau s’élime.
Avec quelques outils mous, de chair,
nous essayons de défaire la haute couture crânienne de l’esprit,
            d’ouvrir les boîtes noires des plaisirs.

Commence ainsi le circuit de la récompense. Avec
            la courbure d’une viole qui garde dans la chambre
                        acoustique les halètements des instrumentistes.
Nous nous mentons. Nous cherchons une autre combustion,
une nouvelle étreinte – une sorte de loupe
à travers laquelle le monde se montre autrement,
                                   les choses telles qu’elles ont été faites.
            Que la chair ne pende plus au-dessus du lit
                        comme si elle suintait d’un crochet.

La nuit, nous gaspillons tellement d’insistance.                  
Le bruissement du drap, l’étincellement nocturne
                        de la peau qui sécrète beaucoup de tristesse.
                                   Le silence la langue qui s’entêtent
                                   comme un pont à rapprocher les gens.
Tous les nœuds se desserrent progressivement,
                        selon le mythe du recyclage stérile.
Dans l’éternelle et désespérée quête de l’amour.
                        Et les choses se donnent à voir, après tout,
telles qu’elles sont.
                        Déshabillées des noms translucides qui les
            désignent, nettoyées de la vessie de tout concept.
                        Pures, inévitables, d’une cruauté infinie.

Et le fleuve cogne, sous les fenêtres, contre le pont.
Comme s’il nourrissait ses noyés
                                               du dernier étage.

 

Les gens sortent dans la rue en tranches fines

Chaque soir, je descends dans la rue
           et la rue s’enroule autour de moi
            comme le bandage sur la plaie.

Je passe le fleuve. Ses chiens infidèles
            me lèchent la main.
Par-dessous les ponts,
            coule la chair de mes ennemis,
                                   en grands quartiers, bleuâtres.

C’est ainsi que je marche à travers la ville,
                        comme un dieu paresseux et cruel.
Les rues s’enroulent, poisseuses,
                        l’une après l’autre, autour de moi,
et cet enroulement, c’est la ville même,
            sous les hardes militaires du matin.

Toujours plus mince, toujours plus lucide.
C’est ainsi que je marche à travers la ville.
Comme un doigt qui tourne dans la plaie,
                                                           qui l’élargit.

Poèmes extraits du recueil La nageuse désossée. Légendes métropolitaines (Le Castor Astral, 2020).

Présentation de l’auteur




Claudine Bohi, Quelques poèmes inédits

1

Il faudrait surtout pleurer
parfois nous aimons beaucoup ça

c’est si simple de se laisser couler
noyés dans l’ampleur du désastre
perdus dans toute cette agonie

c’est si simple d’acquiescer de dire
oui à toute cette misère
à cette abolition

si simple de se perdre et d’habiter la perte
de se sentir vaincu

mais du fond du sommeil
du fond de tous nos cris
repousse une aventure

un frémissement s’ouvre
au-dedans au dehors 

une chair vient aux mots
c’est là qui recommence
une caresse d’âme une langue profonde

derrière les mots une étrange parole
tout entière musique
tout entière couleur

infiniment tactile tout entière vertige

nous roulons à nous-mêmes
et pourtant sans limite

l’immensité nous suspend
qui ouvre tous nos signes

qui recoud tous nos mots
à leur profonde source

qui nous remet au monde

un par un si multiple
un par un si divers

 

2

Nous parlons dans nos corps

nous arrachons le sens avec des mots
qui furent d’abord des sensations

roulés dans notre chair
avalés dans le consentement

toujours venant de l’autre le mot nous fut offert

ce cadeau nous précise

il nous augmente en même temps
qu’il nous diminue  

nous sommes ce tragique déploiement
nous sommes cet indépassable manque

nous l’habitons
pleins de couleurs et de frissons

3

Le combat est obscur
qui ouvre dans les mots  
le retour du silence

qui soulève leur sens
jusqu’aux portes de chair

la parole est un chant oublié
disparu dans ses signes

que la voix des poètes
retrouve et recommence

la voix
son gouffre d’origine
où le corps fait berceau

ce chant premier
que nous n’oublions pas

 

4

Nous sommes sous les signes
habitués au silence

habités par les mots
nous savons les murmures
le glacis de nos gestes

la grande farandole où nous rêvons le sens

nous continuons

au loin nous reconnaîtrons
cette sorte de bleu
qui entièrement nous déplace

qui lentement nous conduit

 

5

Ce qui déplie son règne nous ne le tenons pas

nous le manquons

ce qui fut au respir sa cascade lointaine
son eau de jour et de partage
ce qui fut sa lumière

nous l’espérons
nous le rêvons

nous cherchons plus loin que nous
cette part de nous-mêmes
qui nous a abandonnés

qui nous a désertés

que toutes nos mains rassemblent
sous une peau obscure   

quand de cascade en cascade l’eau vive du soleil
vient réparer nos yeux
pour entrer dans les mots  

 

6

De mot en mot
de phrase en phrase
nous n’approchons d’aucune porte

ce qui vient d’ailleurs
nous ne le savons pas
ne le connaissons pas

il n’y a pas de trace

et pourtant cela surgit

la lumière est en nous
ce qui en nous échappe

elle est ce qui nous éclaire
et nous fait croire en elle

tous les mots lui font signe  

 

7

routes perdues
où rôde encore un bout de ciel

le blanc approche une démesure
un silence de joie
que crève alors le couteau des mots

la découpe est profonde
en même temps qu’impalpable

résiste le silence où tournoie quelque peur

la blancheur neige d’où surgit le désir
on ne sait pas de quoi

mais qui est si violent

il ferme tout l’espace avec sa main absente
son lieu de regard fixe et de cri inaudible

ce fut d’abord perdu cela revient toujours

l’éternité est blanche et nous ferme les yeux

8

Quelque remous de rêve dites-vous

une balançoire de neige douce   
une musique de peau

on pourrait croire un sommeil

juste au bout de la main
un friselis d’eau claire   

l’ancêtre d’un baiser

ce que nous disons commence là
car ce regard perdu
car ce premier oubli
renverse le silence

il y bâtit d’ inconnaissables demeures

et donne à nos paroles
leur obscur goût de ciel

9

Il y a un trou dans les mots
une porte y bat doucement

on ne peut ni la voir ni la toucher

elle est ce que nous avons de plus proche
mais que nous ne voyons jamais

chacun de nos cœurs en est l’accès
miroir au plus profond de nous posé

nous ne le voyons pas

il est dans chaque mot
ce qui nous porte vers lui

10

Ce qui bouge dans les mots
nous le cherchons

 ce qui les porte

cette lente coulée de brume et de clarté
dans la voix où s’étire un vieux sommeil

comme une caresse de cristal

car chacun d’eux vient d’un rêve multiple
multiplié encore

d’un territoire ouvert sur notre insondable immensité

Il surgit de très loin pour ajuster nos chairs
à l’inaccessible réalité

 

11

Car nous venons de si loin parmi l’écume et le soleil
dans l’abandon caressant de l’eau et des nuages

nous venons d’avant nous-mêmes

dans l’éternelle aventure des hommes et de la lumière
dans le jeu des songes et des planètes

dans la terrible invention de la parole
qui va s’engouffrer dans les mots    

nous venons dire une sorte de peau
une sorte de rêve et d’étoile sonore

nous venons réduire l’immensité
nous venons l’oublier

nous venons aussi la contenir 
et la donner

 

12

Nous parlons soliloque avec des mots d’avant

avec des mots d’ailleurs
que d’autres inventèrent que nos morts ont repris

nous parlons soliloque je m’invente avec vous
qui suis-je et rien ne me l’assure
car rien de vous ne vient et tout de moi
m’échappe je parle soliloque mais d’un seul coup
frémit cette peau de vertige et
ces mains de cascades

le corps et sa musique dans le tamis des mots
lui qui toujours se glisse lui qui nous fait unique

l’inépuisable corps dans la marée des signes

lui qui s’ouvre partout vers ce qui nous précède
et qui mêle à la chair tout le senti du monde

il donne à notre parole ce qui la fait unique
et qui vient du temps même où nous étions muets

 

Présentation de l’auteur




Guillaume Métayer, Singe et autres poèmes

 

Singe

Nous parlons d’un secret à quatre avec la morte. Je raconte comment l’on peut reconstituer
une côte à partir de quelques lumières. Comment on enterre une amitié d’été. Mes réflexions
l’intriguent. Je ne boude pas cette monnaie de singe : les songes.

Étais

Cette jeunesse a passé penchée sur les livres à attraper des poissons volants. Puis, je me suis
lassé des étés et des étais. Ma tête s’est mise à tenir toute seule, interloquée. Puis, elle est
devenue si lourde que j’ai dû la poser en arrière et regarder le plafond à l’affût des plis de la
peinture.

Barres parallèles

S’il est vrai que l’on revoit toute sa vie au moment de sa mort, je dois être en train de mourir
sous une forme extrême du ralenti. Tout, sans cesse, revient, plus précis. Deux bords du
calendrier se rejoignent en une double vie des deux rives. Des deux rampes avant le grand
saut. C’est ainsi que je serai mort aussi à vingt-cinq ans.

Platon

Vu à la télé : l’idée. Sous la pluie de lumière des spots publicitaires, l’atrophie tigrée des êtres,
le monde agglomération sous l’orage de septembre, des découpes comiques en grand nombre.
Et puis un jour, la poésie, dont la pièce sans cesse oscille.

 

Belle

Je peux parfaitement dire qui est la plus belle femme du théâtre. C’est un savoir devenu
d’autant plus exact qu’il ne m’est d’aucune utilité. D’abord, parce que tout le monde pourrait
faire le même constat que moi. Ensuite, car dès qu’elle s’aperçoit, de l’autre côté du bar, que
je l’ai percée à jour, je fuis son regard. La beauté est un chapitre. Je relis.

 

Caméra

Ma caméra de 2020 rencontre ma caméra des années 1980. Tout est pareil, tout est différent.
Le métro est le métro. L’escalator reptilien est toujours au même endroit. La silhouette floutée
jusqu’aux ailes d’un imperméable d’adolescent l’arpente devant moi comme un défilé, entre
course et décollage. Nous n’avons pas assez de souvenirs de trajectoires. Nos cornées sont des
catins.

 

En traduisant

L’apparition du saurien de pixels le long de cette pente familière nous rendit d’un coup la
station debout. L’illusion ouvrait les pupilles de l’amitié. Et ses ailes : nous avons contemplé
la ville pointilliste, prête à bondir de son sommeil d’époque, traîné nos sabres dans tous les
étages de l’appartement capitale, talonné les habitacles avec des bruits de trombone, de
mastication d’acier. Au ressac sur la plage de Babel les scintillations du sable et du sens. Ce
rectangle modique serait-il la seule ardoise où cette apparition opère encore, peut-être pour le
seul sourcier, les manches prises dans les deux plans ? Si l’être humain est une braise dans le
souterrain des idiomes, mon gosier de chair n’aura parlé qu’une seule langue, celle du temps
qui passe sans se comprendre.

Présentation de l’auteur