Systématiquement, et c’’est toi qui les prends ?
Ce sont plein de photos que je prends, que je tire sur du papier et que je scotche sur de grands cartons, et j’attends de voir ce qui résiste, ce qui va s'imposer à moi ... ?
Ensuite vient la question du format. Une fois que j’ai une intention, quelque chose que je ne peux d'ailleurs pas expliquer dans un premier temps, un format s'impose alors. C’est un soulagement. Ensuite il faut que je mette en place ma gamme colorée, et à ce moment-là, je peux commencer à me déployer sur la toile, pour ensuite revenir vers les photos. Aujourd’hui, je viens forcer les photos pour qu’elles me servent comme des dessins/desseins dans tous les sens du terme. Ce sont des esquisses photographiques. Je viens les forcer par rapport à ce que je souhaite, à ce vers quoi je souhaite/pense aller. Ensuite, je peins, j’avance avec la crainte que ce ne soit jamais assez fort.
Des esquisses photographiques, pourrais-tu préciser ce terme, qui n’est pas anodin ?
Ce sont mes repères en fait. Ce sont mes supports de travail, les éléments qui me permettent de composer, d’aller toucher la précision de ce qui me concerne et me regarde. J’ai l’impression de faire des choses toujours trop fermées dans l’aspect formel de mes œuvres, mais je crois aussi que j’aime bien l’idée d'un « qu’est-ce qu’il y a derrière ». Le propos n’est pas de bien faire pour bien faire, mais d’essayer d’être juste. La direction que je prends ressemble à une idée, à un univers, à un sentiment, c'est très intuitif. « Fermer l’image », pour revenir là-dessus, c’est une manière de dire cette précision des contours, des contours qui sont à la fois précis et dans un flou précis, et ils ne sont pas vraiment flous.
Ta peinture est très intuitive et en même temps elle nait d’un travail de préparation photographique et d’élaboration technique très poussée, qui pour autant laisse toute la place à l’incertitude et à la poussée créatrice.
Oui, par exemple avec Médusa, (en résonnance avec la Biennale d’art contemporain, Septembre 2022), c’est vraiment ce qui s’est produit. Je pense, comme tant d'autres, avoir mal vécu la période du covid. J’avais un magnifique bouquet de tulipes rouges à mon atelier, des tulipes doubles. Je n’avais jamais eu l’équivalent. Je les ai regardées évoluer au fil des jours. Je les ai prises en photo en permanence, aussi bien pleinement épanouies que sur le déclin. Une fois les photos regroupées sur des grands cartons, j’ai alors éprouvé « la sensation du format », un triptyque, qui m’apparaissait comme faussement religieux, un peu comme un retable. A partir de là, j’ai réalisé que c’était vraiment rouge rouge, et que j'avais besoin de ce rouge. Il n’y avait pas que les fleurs qui étaient rouges, tout allait être rouge, un camaïeu de rouge, et là j’ai choisi mon rouge de base, qui était très lumineux, carmin.
J’ai commencé par faire plusieurs châssis avec cette couleur de fond rouge orangé lumineux, ensuite j’ai commencé à m’installer sur la toile par rapport aux sensations que j’éprouvais des motifs floraux que j’avais dans les yeux et à partir de toutes les photos que j’avais prises. Et petit à petit s’est mis en place un univers avec un certain élan. En peignant, j’étais obnubilée par le radeau de la méduse, ainsi que La Méduse du Caravage que j'avais vue aux Offices à Florence.
En relisant alors l'historique du radeau de la Méduse, j’ai réalisé que la façon dont j’avais vécu ce confinement, c’est comme si on s’était retrouvé embarqué à l'échelle planétaire sur le radeau de la méduse, qu’on s'était retrouvé comme pétrifié, médusé. Et de manière bien anecdotique, je dirais que ce qui a induit le thème du radeau, c’est peut-être d'avoir placé mon bouquet de tulipes rouges dans un panier d’osier ayant pu m'évoquer inconsciemment une sorte de radeau ... Ce fut déterminant.
Il y a aussi Le totem des dahlias. J’ai réalisé tout un ensemble de peintures autour des dahlias. Ce sont des fleurs qui grincent, des fleurs de la maturité. Elles se déploient d’une manière magnifique. Elles sont fastueuses et elles fanent très vite, tu ne gardes pas un bouquet de dahlias comme tu gardes un bouquet de roses ou de lys. Elles fanent rapidement avec une odeur particulière, un peu âcre et verte me semble-t-il. Et elles donnent une variété de propositions formelles et de couleurs incroyables. C’est l’hiver qui s’annonce !
Il est grandiose le tableau Médusa, par son format et sa couleur. Et tu dis que c’est une peinture très habitée par le rouge et qui s’exprime au travers de la force, de la profondeur qu’il endosse lorsqu’il se déploie dans le vertige de ses nuances, de façon particulièrement sensible dans cette toile.
Je ne sais pas à quoi ça correspond cette force du rouge parce que ce n’est pas ma couleur (!) mais j’ai éprouvé ce besoin de faire un camaïeu de rouge, je ne suis pas allé le chercher. A propos de cette couleur, il y en a qui parlent de la force de la colère. On parle encore du cœur, d’une forme de sensualité, mais c’est aussi le bœuf écorché, que je n’ai pas réussi à adoucir. Il a dans ce triptyque un côté râpeux, et même rouge barbaque. Cette toile me renvoie aussi à deux autres toiles, Au loin les Charitains, des pivoines blanches, sorte de cavaliers errants réalisées juste avant les « rouges », et exposées dans une galerie qui s’appelle la galerie des Charitains, dans la belle cité d'Ebreuil près de Vichy .
Il y a quelque chose des temps premiers, d’une descente archaïque.
Cela a été une réaction à ce que l’on a pu vivre. La suite de mes impressions, c’est de transmettre.
Qu’est-ce qui est à transmettre à travers tes tableaux ?
Une forme de résistance, et du sensible qui nous caractériserait comme êtres humains, notre fragilité autant que notre force, et encore nos incompréhensions. Et au début, beaucoup de nos mères ...
Et puis, j’aime la frontalité de la toile, on est comme au pied du mur, aussi bien la personne qui réalise, que la personne qui regarde. On peut être renvoyé dans les hors champs, mais il n’y a pas d’échappatoire. Cela signifie qu’il faut bien pendre acte de tout ce qui est proposé au regard, et donc de le décrire pour qu’il vienne faire corps ou pas avec son propre vécu, avec ses perceptions des choses et du monde. J’aime beaucoup la peinture pour ce relationnel. Cela signifie que ce sont des regards qui s ‘échangent ou se partagent possiblement.
Si on prend le temps de regarder, il y a une contemplation qui résonne avec un engagement du peintre mais aussi de la personne qui regarde. C’est le regard qui donne cet engagement et qui nous lie. Je fais également des volumes, des vidéos ou des céramiques, mais toujours avec un regard de peintre. Quand on est peintre, si on ne prend pas le temps de regarder ce qu’on est en train de faire, pourquoi d’autres le regarderaient.
On touche là à quelque chose de très sensible, de très poétique dans ta peinture. C’est ta capacité d’emmener intuitivement « tes fleurs », et les grands formats y contribuent, vers une capacité à dialoguer avec nos regards. Tes fleurs, nous happent par ce qu’elles traduisent du rapport à une proximité enveloppante et une distance infinie. Elles relèvent d’une évidence tangible et impalpable, de la durée et de la fugacité en même temps. Peut-être même que leur véritable secret c’est qu’elles nous échappent, et c’est en cela qu’elles sont pleinement vivantes.
Pour moi la poésie participe à l’expérience d’un regard. Et des liens s’établissent à partir d’éléments à priori anodins, et pourtant extrêmement présents, qui ont cette force de présence. La notion de poésie aussi c’est comme quelque chose qui semble venir d’un sensible humain concret, c’est-à-dire, qui évoque la notion de contemplation et qui viendrait créer un univers à partir de choses qu’on ne soupçonnerait pas. Chaque fleur est un mot, qui vient se relier ou se bousculer aux autres, créant un déploiement d’images possibles et potentielles.
Ta peinture nous les rend visibles, lisibles. Je suis encore frappée par le caractère organique de tes peintures : des courbes organiques qui se rapprochent, se frôlent, se renversent, des lignes vulvaires, des peaux qui se fendent, des tissus qui se font vêtements
Le rapport au format a certainement aussi son importance. Le fait de se déployer sur des formats à une échelle humaine, c’est toujours accessible. Ce n’est pas du gigantisme, mais n’empêche qu’il y a une incidence, c’est un peu à corps perdu sur la toile. II y a une confrontation directe, physique même. Ce n’est pas la même chose quand on est sur une toute petite toile où là il y a une confrontation plus intimiste, voire plus intellectuelle.