Jean-Pierre Siméon, Une théorie de l’amour

Ne pas se montrer, c’est s’enterrée vivante.
Les gens vous pardonnent tout, sauf de vous tenir à l’écart.

Marina Tsvetaïeva

C’est maintenant, oui, comme dans une envie dont rien ne pourra me détourner, ni la tendre malachite de l’herbe sous le soleil engoncé du printemps, ni le caprice de perdre la tête dans les artères des sous-bois, que m’est venue la belle audace de relire ce livre.

Quelque chose de l’ordre d’un désir. Avec le courage d’ouvrir encore aujourd’hui la fenêtre de la première page pour la lumière et le grand air. Puis aussitôt de répondre par contagion à la lettre par une lettre. À cet homme qui, de toutes ses forces s’adresse à nous, à travers ce prénom comme brodé en   dédicace et en filigrane sur tous les autres livres, Véronique.

Mais à travers elle aussi, par ricochets sur l’eau claire de son âme, à toutes les femmes. À tous les amants. À tous les couples et leur infini. À tous ceux, éprouvés ou blessés daimer.

Cest comme une lettre furieuse écrite les yeux fermés, du bout des lèvres qui embrassent, du bout des doigts qui caressent, un élan longuement façonné pour quil entre vivant et sans se froisser dans une enveloppe. Lenveloppe de notre corps et de notre âme, sous le même papier.

Une théorie de l'amour comme un coup de poing sur la table des audaces, un coup de sang. Un point dhonneur. Un sang dalliance. Un tremblement sur la terre du papier.

Aimer n’est-ce pas trouver
Ce qu’on ne cherchait pas ?

 

Jean-Pierre Simeon, Une théorie de l'amour, Gallimard, 2021, 112 pages, 12 €.

Une inspirante théorie en fait, un souffle et un parfum, une décision et un abandon à l’évidence, prétextes « À la transparence d’un regard / À la transparence d’une caresse / Cette transparence donne-t-elle corps à l’infini ? »

Je me suis réchauffé dans cette froidure dAvril et du soleil qui ne revient pas, dans cette grande clique des guerres et des désastres détoiles, cette contagion dindifférence envers toutes les morts qui frappent à notre porte, je me suis ranimé, revivifié contre les parois de ce livre chaud et lumineux, pardon, jusquà le serrer contre moi comme un bouclier de papier.

Jean-Pierre Siméon, frère adoptif de tant de poètes depuis tant dannées, « Debout, épaule contre épaule, sur le versant solaire » lutte et bataille mot à mot, du premier au dernier souffle, contre vents et marées des préjugés, contre et avec tout ce qui a été dit et non-dit avant lui sur lamour, comme sil exhumait de sa propre chair, de sa propre quête, une raison décrire par-delà les mots, une raison de vivre par-delà la vie. Un sens qui surgirait enfin de nos existences aveugles.

Un ciel dans lâme certes
Mais un ciel aux mains de feu

On en veut beaucoup à ceux qui osent. À ceux qui prennent des risques. À ceux qui nous atteignent. On aimerait détourner le regard de tout ce quils pourraient ressusciter en nous.

Lamour nest-il pas une autre forme de la pensée
Où tout peut arriver
À la jonction du vide et de l
éclair ?

Cette concision quasi aphoristique d’un René Char, ce Marteau sans maître de la phrase nous laisse béant, vacant, abasourdi, plus conscient et plus fragile aussi, poreux à ce qui cherche à nous rejoindre, franchissement permanent des contours, des limites mentales, dans la pleine conscience sensorielle du vivant, jusquau réel fraternel du poème, accomplissant main dans la mains avec des maîtres comme Juarroz ou Pessoa, une lucidité à l’exigence solaire irrigant les écorces d’une écriture singulière, totalement Siméonienne, phrasé de haute humilité reconnaissable entre tous, et qui nous cueille, nous emporte du plus rugueux de notre être, vers plus d’ampleur et de regards, n’est-elle pas aventure dans la paume du grand livre des poèmes, une audace contagieuse qui sans cesse nous rassemble vers une utopie du geste d’écrire : la beauté apaise, relie, la beauté est amour.

Une vie libérée delle-même
comme le monde dans la nuit
est délivré de lui-même

Il en faut du culot pour oser cette écriture, cette thématique, ce geste de la même ampleur quune Politique de la beauté, ou que linsensé dune Lettre à la femme aimée au sujet de la mort et enfin de cet essai quantique despoir, La Poésie sauvera le monde.

Cest la belle audace dun aventurier créateur du printemps des poètes, dun voyageur de lintime qui a consacré sa vie à fraterniser avec la poésie des autres, à adopter des poètes de tous les pays, à ouvrir des espaces de rencontres et de lecture, de transmission et de partage, à libérer chacun de nous de ses impossibles pour lui ouvrir dautres espaces à franchir.

Ce livre est parfumé. Du boisé de celle qui nous cherche, nous trouve, nous contourne. « Un soleil de hanches et dépaules » nous réchauffe le cœur, lâme et serre notre solitude contre lui. Nous nous jetons dans les bras du ciel qui « sétire comme un rêveur au matin qui ne comprend pas la lumière. »

Il est temps de faire la fête
De ne pas en croire ses yeux
(...)
Après tant de nuits infiniment
et qui furent fleuves. 




Béatrice Libert, Comme un livre ouvert à la croisée des doutes

Une note en postface nous apprend que ce livre s'est construit durant le confinement de la façon suivante : Laurence Toussaint, cloîtrée dans sa maison de campagne et faisant une promenade quotidienne autour d'un étang, envoya une photo à Béatrice Libert qui lui répondit par un poème. Le principe était lancé : une photo suivit auquel un poème fit écho, ainsi de suite jusqu'à constituer un livre d'artistes de 56 images accompagnées de 56 poèmes, publié en 2023.

La seconde édition, courante, nous donne à lire les poèmes, cinq reproductions photographiques seulement figurant à l'intérieur de l'ouvrage (en sus de celle de couverture). Celles-ci signent la présence de l'eau (la promenade autour de l'étang) mais sont aussi un éloge de la lumière et de ses variations.

Le livre est encadré par deux citations de Christian Bobin : « Ce qui ne nous sauve pas immédiatement n'est rien. » en exergue et « L'art de vivre consiste à garder intact le sentiment de la vie et à ne jamais déserter le point d'émerveillement et de sidération qui seul permet à l'âme de voir. » en fin d'ouvrage. Voilà qui pose la tonalité (contemplative, sensorielle, de cheminement intérieur) : Une lumière qui tiendrait le pays / Comme on tiendrait la main d'un poème avec parfois des glissements mystérieux qui font que l'on reste songeur, laissant les vers flotter doucement, les répétant intérieurement : Partir est parfois une phrase si longue / Que certains n'en reviennent jamais.

 Si le poème est légèrement descriptif, évocateur plutôt, il s'accompagne souvent d'une interrogation sur soi, le monde, l'écriture, le sens...

Flambeaux drus d'avril
Promesses de Pâques

Écrire est-ce dédoubler le temps
Ouvrir un cahier d'eau

Faire sentinelle
Au bord du vide

Porter ce vide envahi d'azur
À son sommet d'incandescence ?

Béatrice Libert (poèmes), Laurence Toussaint (photographies), Comme un livre ouvert à la croisée des doutes, Le Taillis Pré éditeur, 2023, 96 pages, 15 €.

Nous voici donc dans un entre-deux : l'évocation du concret et la posture abstraite, intellectuelle et poétique : Debout sur l'aile de l'instant / Quel vertige nous saisit // Alors que la lumière / Joue à la marelle sur un arbre flétri ?

J'ai précisé les circonstances d'écriture de ce livre. Le confinement et ses conséquences sont bien là, en arrière-plan, dans ce poème par exemple :

Ce poids sur notre attente
Cette barrière invisible dans l’œil

Ce cadenas posé sur nos voyages
Cette frontière fermée à tous les horizons

Nous aimons leur donner
L'empire d'un nouveau langage

En levant chacune de ces limites
En nous disant « Le monde c'est toi ! 

C'est alors une attention plus grande portée au monde accessible, au proche : Il nous arrive quelquefois / De regarder ce lent bocage // Comme si c'était la première fois / Comme si nous étions photosensibles et cette acuité renouvelée mène à des associations : Ce n'était pas un paysage / Qui se lisait sur l'étang // C'était un tableau de Magritte / Peint par un nuage qui passait, un regard qui va du dehors au dedans : On jette l'ancre puis on écoute / Les voix qui nous traversent  dans une durée qui se trouve modifiée : Et voici que l'instant / S'est lentement dissous ou encore : La journée a eu lieu on ne sait trop comment / Mais elle a traversé l'immense et le peu // Comme si les heures n'existaient plus / Sinon pour le plaisir des seules horloges

Bien sûr, la nature est omniprésente (rappelons que le prétexte est une promenade autour de l'étang) et elle renvoie à notre incomplétude :

Après les pluies orageuses
Les arbres ont gonflé leur voilure

On se disait qu'ils réagissent mieux
Que nous aux éclats des intempéries

Leur faconde interpelle le ciel
Et la confiance demeure leur viatique

Nous nous avons les bras coupés
Comme par une ombre nostalgique

 J'aimerais conclure par ces trois vers qui, à mon sens, reflètent l'esprit du livre :

Peut-être ne faut-il plus rien dire
Ne rien penser ne rien écrire

Simplement respirer respirer

Présentation de l’auteur




Habib Tengour, Consolatio

Le recueil de Habib Tengour commence par une citation de Francis Ponge : « O Table, ma console et ma consolatrice, pourquoi, table, aujourd’hui me deviens-tu urgente ? » La table du poète, même « foutoir », devient dans la rue « Uhlandstrasse (…) un bureau de ministre où consolider ton imaginaire » Est-il étonnant que le poète chez qui l’exil est un thème récurrent nomme dès le début de son livre une rue de Berlib, où il se trouve alors en résidence d’écriture ?

Est-ce un hasard s’il mentionne à la fin du poème d’ouverture les noms des différentes villes où il l’a écrit, ainsi que des dates ? Habib Tengour esquisse d’emblée les contours d’une carte de l’exil et de l’errance. Si vaste soit son bureau de ministre à Berlib, il demeure l’espace restreint et délimité qu’il dédie à son écriture, au-delà de son perpétuel mouvement entre les lieux. Sa table est console et consolatrice, comme l’écriture est quête de réparation et de guérison symbolique.

Consolatio est le titre de ce recueil bilingue français-anglais, publié entre deux langues et deux pays, comme un surplus de sens accordé à des poèmes, nés eux-mêmes d’un entredeux.  Il y est question d’écriture, mystérieuse plongée à l’intérieur de la langue où le poète est à l’affût de mots que les contraintes, oulipiennes ou pas, excellent parfois à faire surgir, nous dit-il.

Et le chant de se faire « hymne pour mémoire », de désigner comme inséparables, l’individuel et le collectif, la traversée de l’un et la marche de l’Histoire. Le poète convoque le souvenir de l’Iliade et de l’Odyssée, épopées qui lui sont chères et dont il précise qu’elles sont « ininterrompues », inscrivant son errance dans leur sillage. Que sont errance, exode et exil ? Ils se transmettent, comme le chemin d’Ulysse, avec ce qui déborde d’une génération à l’autre, par-delà le mutisme ou la douleur restée plainte, sans verbalisation. Blessure pour laquelle on cherche un nom, la migration inflige une amputation de soi. Elle impose aussi de vivre avec la distance, de se soumettre au rythme des départs et des retours, à la cruauté froide des formulaires à remplir.

Habib Tengour, Consolatio, poèmes traduits en anglais par Will Harris et Delaina Haslam, édition bilingue français-anglais, World Poet Series, Poetry Translation Centre, 66 pages, 9 £   www.poetrytranslation.org,  

Où trouver son trésor, sinon dans la mémoire, dans la trace, celle que transmet l’institutrice de Yacine,  « Merveilleusement, / Comme la huppe de la reine de Saba dans son envol » ? Le monde est rempli de gares désaffectées et de signes à déchiffrer, par la grâce de la connaissance. Devenues musées, elles sont traversées d’ombres et d’histoires que croisent leurs visiteurs. Anciens lieux de souffrance, le passé qui s’y entasse s’offre à l’élucidation. Il est aussi rempli de la clameur d’« armées aguerries » et du « cri » de la résistance.

Dans l’écriture, parfois survient, comme de nulle part, ce qu’on ne connaissait pas, ce qu’on avait oublié. Ainsi ce « râle dans les grottes du Dahra/ au moment où tu traverses le quai de la gare », entaille gravée dans la chair par l’une de ces tragédies de l’Histoire que l’on porte au fond de la nuit de soi et qui ne guériront pas. Pas plus que « Les quais encombrés des fantômes d’Octobre » ne se dépeupleront de leurs morts. Le poème les rend au plein jour, là où on ne les attendait plus, sans qu’ils ne se soient jamais absentés vraiment.

Habib Tengour transcende dans son évocation de l’Histoire et de l’exil ce qui ne serait que rengaine. Il ancre ses poèmes dans les territoires d’une langue incarnée et sans complaisance. Matière défaite de ce qui relèverait d’une simple impression, pour garder et fixer, tel le métal, lui qui brûle lorsqu’il entre en fusion. « Ici, / La nuit n’a pas de fin / Ni le froid / L’hiver dure plus que de saison », écrit-il, avant de préciser : « Mourir, / Pas question / Non/ Il n’en est pas question ». Car les contours du bureau-console du poète sont garants de ces mots, puisés jusqu’aux tréfonds de l’impensé de soi-même et de ce qui résiste à l’oubli. Comme l’écriture demeure une contrée pour tenter de démentir l’exil.

Il faut souligner le beau travail des traducteurs Will Harris et Delaina Haslam, qui ont accompagné ce livre d’une belle et solide introduction. Ce recueil paru en édition bilingue est une avant-première, composée d’extraits d’un ensemble de poèmes à paraître en France.

Présentation de l’auteur

Habib Tengour est né en Algérie à Mostaganem en 1947. Poète, écrivain et anthropologue.

En 1959, il arrive en France avec son père, militant nationaliste avant 1954 qui a quitté l'Algérie pour échapper aux persécutions policières.

Il poursuit ses études à Paris et, après avoir obtenu une licence de sociologie, rentre en Algérie et enseigne à l'université de Constantine. Il partage depuis son temps entre l'Algérie et la France, ses activités universitaires et le travail littéraire.

Bibliographie

Poèmes

  • Tapapakitaques, la poésie-île, P.J. Oswald, Paris, 1976.
  • La Nacre à l'âme, couverture et trois dessins de Khadda, Éditions de l'Orycte, Sigean, 1981.
  • L'Arc et la cicatrice, Entreprise Nationale du Livre, Alger, 1983 (78 p.); Éditions de la différence, 2006 (ISBN 2-7291-1594-3).
  • Schistes de Tahmad II, couverture et quatre dessins d'Abdallah Benanteur, Éditions de l'Orycte, Paris, 1983.
  • Ce Tatar-là 2, Éditions Dana, 1999 (exemplaires de tête accompagnés d'une gravure d'Abdallah Benanteur) (ISBN 2-911492-21-8).
  • Épreuve 2, Dana, Rennes, 2002 (ISBN 2-911492-32-3).
  • États de chose, suivi de Fatras et La sandale d'Empédocle (témoignages 1991-1994), La rumeur des âges, La Rochelle, 2003.
  • Gravité de l'ange, Éditions La Différence, Paris, 2004 (ISBN 2-7291-1513-7)

Récits

  • Le Vieux de la Montagne, relation, 1977-1981, Sindbad, Paris, 1983 (118 p) (ISBN 2-7274-0081-0).
  • Sultan Galièv ou La rupture des stocks, Cahiers, 1972-1977, CRIDSSH, Oran, 1983; Sindbad, Paris, 1985 (134 p.) (ISBN 2-7274-0115-9).
  • L'Épreuve de l'arc, Séances 1982-1989, Sindbad, Paris, 1990 (246 p.) (ISBN 2-7274-0184-1).
  • Gens de Mosta, Moments 1990-1994, Sindbad, Paris, et Actes Sud, Arles, 1997 [Prix ADELF 1997] (ISBN 2-7427-1063-9)
  • Le Poisson de Moïse, Fiction 1994-2001, dessin de couverture de Abdallah Benanteur, Edif 2000, Alger, et Paris-Méditerranée, Paris, 2001 (264 p.) (ISBN 2-8427-2129-2)
  • Ce Tatar-là, Éditions Dana, Paris, 2002 (ISBN 2-9114-9221-8)

Théâtre

  • Traverser, avec un dessin d'Abdallah Benanteur, La rumeur des âges, La Rochelle, 2002 (ISBN 2-8432-7065-0) [Mise en scène de Alain Rais, Théâtre du Lucernaire].

Essais

  • L'Algérie et ses populations, en collaboration avec Jean-Pierre Durand, éditions Complexe, Bruxelles, 1982 (ISBN 2-87027-095-X).
  • Spatialités maghrébine traditionnelles : étude d'un cas, les Beni-Zéroual, thèse de troisième cycle, Paris, 1985.
  • Retraite (témoignages), photographies d'Olivier de Sépibus, texte de Habib Tengour, traduction vers l'arabe par Saïd Djabelkheir et Esma Hind Tengour, Éditions Le Bec en l'Air, Manosque, 2004 (ISBN 2-9516-5959-8).
  • Dans le soulèvement, Algérie et retours, Éditions de la Différence, 2012.

Anthologies

  • Anthologie de la littérature algérienne (1950-1987), introduction, choix, notices et commentaires de Charles Bonn, Le Livre de Poche, Paris, 1990 (ISBN 2-253-05309-0)
  • Cinq poètes algériens pour aujourd'hui, Jean Sénac, Tahar Djaout, Abdelmadjid Kaouah, Habib Tengour, Hamid Tibouchi, Poésie/première, n° 26, Editions Editinter, Soisy-sur Seine, juillet-octobre 2003 (ISBN 2-915228-07-8).
  • Des Chèvres noires dans un champ de neige ? 30 poètes et 4 peintres algériens, Bacchanales n°32, Saint-Martin-d'Hères, Maison de la poésie Rhône-Alpes - Paris, Marsa éditions, 2003 ; Des chèvres noires dans un champ de neige ? (Anthologie de la poésie algérienne contemporaine), édition enrichie, Bacchanales, n° 52, Saint-Martin-d'Hères, Maison de la poésie Rhône-Alpes, 2014
  • Ali El Hadj Tahar, Encyclopédie de la poésie algérienne de langue française, 1930-2008 (en deux tomes), Alger, Éditions Dalimen, 2009, 956 pages (ISBN 978-9961-759-79-0)
  • Quand l'amandier refleurira, anthologie de poètes Algériens de langue française établie par Samira Negrouche, éditions de l'Amandier, Paris, 2012

Poèmes choisis

Autres lectures

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Marie Alloy, Ciel de pierre

Le poème/ n’est pas un récit/ mais le temps d’un passage

que le poème de l’aube t’apporte ma dédicace

En cette antithèse du titre, la légèreté de l’espérance et la pesanteur du chagrin.

Cinq parties composent ce recueil : Approche du corps, ciel de pierre qui a donné son titre au recueil, cécité de la lumière, l’ossature de la vie, la durée du silence.

Dès le premier poème est évoqué le moment de la séparation, quand approche la mort. La poète est sœur et accompagne son frère, elle perçoit ce qui se joue au plus intime alors que « le corps n’a plus ni faim, ni soif/ seulement faim d’amour à l’heure de l’acceptation/ où tu consens à perdre sans recevoir »

Se tenir là, dans le silence, à l’écoute pour traduire ce moment de douleur mais aussi d’espérance, car celui qui part n’est-il pas en train de naître, de renaître ?

frère ton désert n’est peut-être/  qu’un commencement/ tu es né le premier

Se tenir en cette fraternité, à côté de ce frère  que nous regardons et qui nous regarde. Marie Alloy est poète et elle est aussi peintre, elle sait que la peinture nous regarde aussi sûrement que nous la regardons et que  les couleurs délivrent comme les mots.

Voici la couleur/ qui blanchit dans l’absence/ se terre dans la mort/ explose dans l’amour/ délivre/ le frère 

Marie ALLOY, Ciel de pierre, Les Lieux-Dits éditions, 100 pages, 2022, 15€.

Le temps de la mort est un temps sacré, un temps béni, un temps de mystère et cet oxymore pour le traduire : «  tu es entré dans une nuit de lumière. »

Le recueil est construit sur l’antithèse, figure de style qui illustre parfaitement ce paradoxe, vie-mort, présence-absence. Mourir, c’est entrer en «  une nuit de lumière », la prière même ne pouvant élucider cette énigme, mais l’espérance pour l’accompagner.

 La poète témoigne que la vie et l’amour sont plus forts que la mort, là où a été l’amour tout se prolonge.

Nous ne lèverons pas le secret/ mais nous lui donnerons à boire/ la mort serait une arche où nous recueillir/ un lieu de pardon et de résurrection. 

 Alors qu’un être aimé disparaît, la poète interroge sur ce qu’est la création, cette source de vie qui permet peut-être à l’artiste «  d’exaucer ce qui n’a pu devenir. » L’œuvre  est souvent habitée de manque, d’absence ? « Nous voilà/ au bord de toi/ la vie en nous/ pour habiter ton absence. » Au sein même de la douleur, la consolation, celle la création littéraire et artistique quand elle naît de la contemplation, il arrive que parfois la lumière de l’instant ouvre le ciel, alors la mort est délivrance :

Souvenez-vous/ quand il est sorti de lui-même/ du fond de son désespoir/il a retrouvé la quiétude. 

Pour la poète aussi la quiétude, ses poèmes sont de lumineuses méditations sur la vie et la mort quand tout se mesure à l’aune du cœur.

Les mots et les couleurs sur la page blanche du linceul. Les mots pour se souvenir de la joie partagée, se souvenir de l’émerveillement et du temps de l’enfance et de la fraternité.

En ce recueil, l’ombre de la mort et la lumière de la fraternité ; entre fraternité et solitude, entre absence et présence, la vie à partager, la vie pour aimer jusqu’au bout,  pour accepter et pouvoir à l’ultime moment tout donner et se donner soi-même : «  tu as fini par lâcher prise/ pour tout donner. »

La vie se donne jusqu’à l’ultime moment, désarmés que nous sommes devant ce mystère, il nous reste la prière et la bénédiction et les poèmes pour panser la blessure des mots retenus.  

Marie Alloy nous offre une poésie lumineuse et apaisante, à la lumière de l’Espérance dans «  la bonté d’un sourire ».

La lignée se poursuit
La voix toujours se tient droite
Le temps redevient musicien
L’enfoui refleurit

……………….

Ce que tu éprouves tu l’écris
sur la toile avec les couleurs intarissables
de ce qui résiste à l’immuable perte
et tu sais combien la lumière même

est fraternelle.

Présentation de l’auteur

Marie Alloy

Marie Alloy, née à Hénin-Beaumont le 2 juillet 1951, est peintre, graveur et éditeur. Elle est également l'auteur de plusieurs ouvrages ainsi que de textes publiés dans des revues.

Iris Cushing




Pierre Tanguy, Poètes du monde

Le monde entier entre dans ce livre de Pierre Tanguy qui accueille des voix multiples en amitié poétique : quarante-sept poètes d’hier et d’aujourd’hui, de vingt pays différents nous invitant au voyage hors de nous-mêmes. C’est dire si le livre s’abreuve aux sources les plus variées et vise, comme l’auteur le dit en avant-propos, à « apprécier la constante vitalité de la poésie, notamment portée par ceux qu’on appelle les petits éditeurs ».

Point de volonté exhaustive pourtant, dans ces « lectures choisies ». Pierre Tanguy évoque en âme sensible et flâneuse les poètes qu’il apprécie et ceux qu’il a choisi de lire et de recenser. En résonance à Poètes en Bretagne et Écrivains en Bretagne publiés également aux Éditions Sauvages. Loin des modes, en prenant son temps. Des lectures de passage. Des lectures en partage. Le livre dessine ainsi une promenade sous toutes les latitudes et à toutes les époques, hautement révélatrice du regard posé sur le monde de Pierre Tanguy.

L’auteur donne leur place à Gustave Roud et Philippe Jaccottet à l’égard de qui il a une filiation naturelle. Comme à ceux qui sont porteurs de cette fibre spirituelle qui lui tient à coeur, François Cheng et Jean-Pierre Lemaire. Le poète reconnaît là ses dettes. Comme le dit Julien Gracq, « on écrit d’abord, parce que d’autres avant vous ont écrit ».

Pour évoquer cette poésie au pluriel, Pierre Tanguy s’attache à citer les noms, les biographies, les œuvres. Il nous emmène de Virgile à Seamus Heaney et Cypris Kophidès, d’Edith Brucq à Attila Jozsef, de Paul Guyon à Sôseki. D’un poète taoïste du Japon du 4è siècle à la redécouverte du poète ukrainien Taras Chevtchenko, heureusement traduit par Guillevic. Avec quelle force il résonne son recueil, Notre âme ne peut mourir, en ces temps d’invasion russe actuelle :

Pierre Tanguy, Poètes du monde, Les Éditions Sauvages, 2024.

Quand je serai mort
Mettez-moi
Dans le tertre qui sert de tombe
Au milieu de la plaine immense
Dans mon Ukraine bien-aimée

Ces « lectures choisies » forment ainsi une sorte de bibliothèque idéale en poésie du monde entier. Chaque recueil s’y voit présenté, documenté et judicieusement éclairé.

Nous avançons dans le compagnonnage de ces poètes, tantôt intimiste, fulgurant d’Emily Dickinson, tantôt minimaliste de l’iranien contemporain Reza Sâdeghpour nourri de tradition persane. Ou bien c’est le souci de la terre de la québécoise Hélène Dorion ou le chant d’exil du haïtien Antony Phelps. La poésie de langue française d’Henri Bauchau à Estelle Fenzy, d’Yves Namur et de Benoît Reiss montre la diversité des registres, la variété et l’inventivité de ses écritures contemporaines.

La parole poétique engagée, à des titres divers, n’est pas absente. Telle celle d’Anna Akhmatova, de l’irlandais Yeats, du marocain Abdellatif Laâbi, du palestinien Mahmoud Darwich, des femmes iraniennes rassemblées fort opportunément dans l’anthologie Zabouré zane et celle de l’anthologie des poètes féministes américaines. Il est à noter la présence importante des œuvres de femmes dans le livre de Pierre Tanguy. Il faut le saluer. Combien d’anthologies, sous la plume d’auteurs d’aujourd’hui, occultent purement et simplement toute poésie féminine.

Écoutons Hélène Dorion :

Mes forêts
quand je m’y promène
c’est pour prendre le large vers moi-même

Ces proses livrées ici donneront envie de lire, de découvrir au lecteur curieux d’aller voir plus loin sur ces chemins voyageurs, balisés ou non. Tant il est vrai que Pierre Tanguy, poète lui-même, fait allègrement vibrer cette compagnie de poètes du monde.

Présentation de l’auteur

Pierre Tanguy

Pierre Tanguy est originaire de Lesneven dans le Nord-Finistère. Ecrivain et journaliste, il partage sa vie entre Quimper et Rennes. En 2012, il a obtenu, pour l’ensemble de son œuvre, le prix de poésie attribué par l’Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire.

Ses recueils ont, pour la plupart, été publiés aux éditions rennaises La Part commune. Citons notamment  Haïku du chemin en Bretagne intérieure  (2002, réédition 2008), Lettre à une moniale (2005),  Que la terre te soit légère (2008), Fou de Marie (2009), Les heures lentes (2012), Silence Hôpital aux éditions La Part commune (2017).

Il est également l'auteur de recueils de haïkus

 Haïku du chemin en Bretagne intérieure, La Part Commune 2002, réédition 2006. Postface de Alain Kervern

Haïku du sentier de montagne, La Part Commune, 2007. Préface de Alain Kervern

Ici même,  avec des peintures du Michel Remaud, La Part Commune, 2014. Postface de Alain Kervern

Silence hôpital,  La Part Commune, 2017, postface de Alain Kervern

En anthologies ou livres collectifs

Chevaucher la lune, anthologie du haïku français contemporain, éditions David (Québec), 2001

Anthologie du haïku en France, bilingue français-anglais, éditions Aléas, 2003

L’arbre sort du bois, éditions Pippa, 2017

Le petit livre du haïku, First éditions 2018

Sav-Heol, Soleil levant, Rising sun,  haïkus et tankas de Bretagne et du Japon, Futurescan, 2019

Haïkus d’hommes, éditions Pippa, 2020

 

 

 

 

Pierre Tanguy

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Pierre Tanguy, Poètes du monde

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Claudine Bohi, Un couteau dans la tête

Pour ce 31e recueil, la poète s'est jetée coeur et âme dans la déchirure incommensurable des familles qui ont connu la perte, l'absence, la séparation, à cause de l'effroyable guerre, à cause de toutes les blessures.

Alors, il reste à cette petite fille blonde de cinq ans comme "un couteau dans la tête", cette arme qui lacère, sépare, fouille les chairs, abat les corps.

Tout écrit en distiques qui rythment l'aveu, la reconnaissance, la blessure familiale, le livre cisèle la peine, le chagrin, les pleurs. Toute une famille est brisée, esseulée : la grand-mère qui a perdu "son monstre" à la guerre, la mère, la fille. La fille aujourd’hui témoigne de l’inceste que le grand-père a commis à l’adresse de sa propre fille. Cette douleur intime, l’auteure l’a gardée pour elle pendant quarante ans. Elle s’en délivre à présent par la force du poème.

Les images crues, nues, entaillent le coeur, le mettent à vif.

La poésie, seule, peut exposer ainsi, grâce à son chant, sa plainte, ce que chacun peut vivre, dans ces temps de souffrance.

la mère défait l'amour
comme on brise un miroir (p.25)

tout ce brouillard en elle
ce cocon plein de blanc (p.31)

Claudine Bohi, Un couteau dans la tête, L'herbe qui tremble, 2022, 60p., 14 euros.

Pas un mot de trop dans ce chant de douleur, pas de métaphore clinquante, la nudité seule prévaut. Un livre à la fois de compassion et de générosité, que la mémoire familiale nourrit d'une émotion non feinte.

Présentation de l’auteur

Claudine Bohi

 Claudine BOHI vit entre Paris, Strasbourg et St Pierre des champs. Elle est agrégée de lettres et poète. Elle a publié une trentaine de recueils, elle participe à de nombreuses revues françaises et étrangères, figure dans plusieurs anthologies. Elle collabore à de nombreux livres d’artistes, est traduite en plusieurs langues. Certains de ses textes ont donné lieu à des compositions musicales.  Elle dirige actuellement la collection 2Rives aux éditions Les lieux dits. Elle est membre du jury des prix Mallarmé et Louis Guillaume. Elle est membre du conseil d’administration de la maison de poésie de Paris.

Elle a reçu les prix Verlaine, Aliénor, Georges Perros et le prix Mallarmé en 2019.

Bibliographie 

Dernières publications : Un père (Les lieux dits 2021), Regarde, avec Anne Slacik (coéditions l’herbe qui tremble et Papiers d’Art) 2022, Un couteau dans la tête,  éditions l’herbe qui tremble 2022, Parfois l’un d’entre nous,  L’herbe qui tremble, 2023.

Autres lectures

Claudine Bohi, L’Enfant de neige

Le dernier recueil de Claudine Bohi, lauréate en 2019 du Prix Mallarmé, est illustré  par sept magnifiques peintures aériennes d’Anne Slacik dont la couverture elle-même. Le blanc, mêlé à des variations de bleu et [...]

La minute lecture, Claudine Bohi, Un père

Entre le questionnement et l’appel, Claudine Bohi signe dans la délicate collection du Loup bleu un bouleversant poème, une chanson lancinante et pudique en mémoire de son père. Comme [...]

Claudine Bohi et Anne Slacik, Regarde

C’est lors d’une visite d’une exposition des œuvres d’Anne Slacik qu’ « un certain bleu », nous dit la poète, « a foudroyé en moi toute résistance. / Très vite, une parole est venue, une sorte [...]

Claudine Bohi, Un couteau dans la tête

Pour ce 31e recueil, la poète s'est jetée coeur et âme dans la déchirure incommensurable des familles qui ont connu la perte, l'absence, la séparation, à cause de l'effroyable guerre, à cause de [...]

Claudine Bohi, Je cherche un enfant

Que penser des sociétés dont les structures sociales, qu’elles soient économiques, culturelles, ou encore religieuses, permettent que soient maltraités les enfants ? Je laisse la question en suspens et je reviens sur la [...]




Giorgi Lobzhanidzé, un Professeur d’arabe en Géorgie

Le recueil de Giorgi Lobzhanidzé est une tentative éminemment empathique de partager l'expérience d'une vie libre dans la Géorgie d'aujourd'hui ; défi de chaque instant. L'individu y est broyé sous les difficultés matérielles, la pauvreté, la violence sociale, les propagandes politiques de tous bords, le carcan des différents dogmes religieux... Marginal et funambule, le poète renvoie dos à dos toutes les chapelles et préfère ne se fier qu'à ses propres vérités. Pamphlétaire, rêveur, il sera notre professeur surréaliste d'une langue nouvelle qui puise aux sources inédites d'un Coran secret et d'une conjugaison ré-imaginée, aventureuse, nomade, sans passé ni avenir.

Docteur en philologie, Giorgi Lobzhanidzé enseigne actuellement à l’Université d’État de Tbilissi. Il a traduit des œuvres médiévales et modernes importantes de la littérature arabe et persane. Il est l’auteur de la nouvelle traduction géorgienne du Coran, présentée et annotée par lui-même, pour laquelle il a reçu, en 2008, le Prix littéraire Saba dans la catégorie « Meilleure traduction de l’année » et le Prix d’État du « Livre de l’année » de la République islamique d’Iran. En 2010, Giorgi Lobzhanidzé a de nouveau reçu le Prix Saba pour sa traduction de Golestan de Saadi, éditée chez la Maison caucasienne, dans la catégorie « Meilleure traduction de l’année ». En 2020, il a publié aux éditions Sulakauri la traduction présentée et annotée par lui-même du premier des six livres du Masnavî de Djalâl ad-Dîn Rûmî, pour laquelle, en 2021, il a une troisième fois reçu le Prix Saba dans la catégorie « Meilleure traduction de l’année ».

Extrait du poème « Les martyrs » de Giorgi Lobzhanidzé en géorgien et en français, lu par le traducteur B. Chabradzé, du recueil "Le professeur d’arabe", éditions Les Carnets du Dessert de Lune, la nouvelle collection de poésie contemporaine européenne cofinancée par le Creative Europe Programme, 2023. Pikis Saati, émission radio publique géorgienne, 14.07.2023.

Ses poèmes sont traduits dans plusieurs langues et sont inclus dans diverses anthologies, notamment dans Le train de Koutaïssi : Vingt poètes géorgiens (traduction de Boris Bachana Chabradzé, éditions Caractères, Paris, 2022). En 2020, la maison d’édition lituanienne Kauko Laiptai a publié son recueil de poèmes « La phobie des saints » (traducteurs : Nana Devidzé, Viktoras Rudianskas et Jonas Liniauskas) qui a été nommé, en 2021, parmi les quinze meilleurs recueils de poésie de l’année par l’Association des éditeurs et critiques lituaniens. En 2022, son recueil de poèmes Nelle rovine del sogno (« Dans les décombres du rêve ») est paru, dans la traduction de Nunu Geladzé, en Italie, aux éditions Giuliano Ladolfi Editore.

Giorgi Lobzhanidzé
Traduit du géorgien par Boris Bachana Chabradzé

 

Faire connaissance

Bonjour,
J’ai déjà pataugé dans cette eau
Et je ne crois plus en rien,
Ni à l’amour
Ni à la tendresse juvénile,
Ni à la pudeur.
Je crois en un coup de poing dans la mâchoire,
En une rage de dent,
En un cadavre enfin redevenu
Ce qu’il était en réalité.

Partout où je vais, les loups hurlent après moi,
À mon tour, je hurle à la lune
Non pas comme un amant fou
Mais comme un loup
Affamé et souffrant d’une rage de dent,
Sans-abri,
Traçant son chemin dans la neige
De la forêt au village.

Bonjour,
J’ai déjà fleuri,
J’ai traversé tous les fleuves,
J’ai suivi tous les vents,
J’ai enfreint les dix commandements
Jusqu’à ce que je redevienne enfin
Ce que j’étais en réalité :
Un défunt heureux
N’ayant plus besoin d’amour,
De l’argile nue
N’ayant plus besoin de préservatif,
Ne pouvant plus m’accoupler qu’avec la terre.

Fais-moi faire connaissance avec qui tu veux,
Présente-moi des âmes sœurs plus belles les unes que les autres :
L’amour finit toujours de la même façon,
Il ne se suffit pas,
Il doit se déverser dans quelqu’un.

La prière de l’homme avec des sacs de courses

Merci mon Dieu !
Jamais tu ne m’oublies,
Pas même dans une telle tempête.
Elle aurait pu m’emporter,
Me porter au ciel,
Chez toi
S’il n’y avait eu ces sacs de courses
Chargés de nourriture pour deux ou trois jours,
Juste assez pour préparer
Quelques déjeuners
À condition de ne pas manquer d’imagination culinaire.

Merci mon Dieu
D’avoir créé,
Dans chaque quartier de notre capitale
Où j’ai vécu
Au moins un magasin
Où je peux,
Certes avec un sentiment de gêne,
Récupérer de la nourriture à crédit,
Où les vendeurs me font généreusement confiance
En notant néanmoins mon nom sur leur ardoise,
Tout en indiquant la somme à régler -
Le mois prochain, quand j’aurai touché mon salaire.

Sur ces ardoises, à côté de mon nom,
Ils ajoutent mes caractéristiques
Pour ne pas me confondre avec d’autres clients du même nom.
Auparavant, ils notaient : « chétif »,
Maintenant, ils notent : « Professeur ».
Or, moi, je suis l’homme
Avec des sacs de courses dans la tempête.
Quand j’écarte les bras
Afin de conjurer le vent
Pour qu’il ne m’emporte pas brusquement chez toi,
Je te ressemble soudain,
Tel que tu étais
Quand tu devenais Dieu…

Telle est la crucifixion des sacs de courses,
Avec deux poissons
Et cinq pains.

Le retour de Pénélope

Ici tout se passe à l’envers :
C’est Pénélope qui rentre à la maison.
Elle suit sa propre tapisserie
Telle une araignée,
Entrelace maille par maille
Les sentiers sortant de son ventre
Et avance ainsi
Vers son unique UlysseQui a pris le large
Depuis déjà si longtemps
Et a forgé sa propre histoire…
Tandis qu’elle, femme,
Est une Pénélope active,
Elle tisse et s’englue dans les mailles de sa tapisserie
Telle une araignée
Et son ouvrage
Pour lequel elle use de bleu
Se répand sur toute la terre
Comme l’eau de mer
Et fait déferler ses espérances comme des vagues.
Mais pourquoi « comme » ?
Cette tapisserie est une véritable mer
Salée par les larmes
De Pénélope esseulée.
Elle pleure…
Elle tisse…
Et au bout de la mer,
Ulysse.
Arrivée jusqu’à lui,
Elle déploiera à ses pieds
Son ventre lassé d’avoir tissé
Et lui dira :
« J’ai suivi ma tapisserie,
Je t’y ai tissé comme trame principale
Et puisque je suis
Une Pénélope active,
Je suis venue moi-même…
Cette tapisserie est notre progéniture ».

Ma voisine

Ma voisine est une vieille femme,
Avec une vie de galérienne derrière elle,
Asséchée par le labeur
Comme l’herbe des champs…
Alors que dans mon enfance
Elle était belle comme une immortelle d’Italie.

Maintenant, elle a tout oublié.
Dans son esprit, le passé a entièrement recouvert le présent,
S’étant peu à peu emparé, tel un marécage sans vie,
De l’espace vital de sa pensée
Où seuls les souvenirs glougloutent désormais,
Quelques souvenirs marquants,
Nénuphars flottants,
Étendards blancs sur les remparts de l’oubli.

Sa maison d’enfance
Est l’un de ces nénuphars…
Tandis que la maison qu’elle s’est construite,
Où elle a élevé cinq enfants,
Où elle a labouré toute sa vie,
Lui est étrangère.

Dès que les membres de sa famille s’absentent,
Elle se précipite dehors,
Verrouille soigneusement le portail derrière elle
Et remonte la rue vers l’autre bout du village,
Vers chez elle…
À quelques pas, il y a un carrefour,
Elle s’y arrête
Et s’apprête à crier de désespoir,
Or, n’en ayant pas la force,
Au lieu d’un cri, un râle pitoyable sort de sa gorge :
« Je veux rentrer à la maison !
Ramenez-moi chez moi ! ».
Tous ses souvenirs ont coulé dans le marécage.
Sur les décombres de son esprit
Entièrement effondrés sur son passé,
Un seul arbre a poussé :
« Ramenez-moi chez moi ! » –
Seule son âme se souvient de sa vraie patrie
Et tourne en rond…
Mais pour l’heure, elle ne peut aller nulle part.

Et, du carrefour,
Ses voisins la ramènent
Chez elle,
Jusqu’à son portail verrouillé.

Au revoir

Je t’ai dit au revoir
Comme
Un arbre à ses feuilles
Après les avoir serrées dans son cœur
Toute l’année.
L’amour
Exige toujours
De nouveaux habits
Et c’est le supplice des arbres :
Voir
Leurs feuilles choir
Et devoir leur dire au revoir,
Branches tendues vers elles,
Afin de pouvoir accueillir
Des feuilles nouvelles…

Recueil de poèmes de Giorgi Lobzhanidzé "Le professeur d’arabe", traduit du géorgien par B. Chabradzé, a été édité par Les Carnets du Dessert de Lune dans la nouvelle collection de poésie contemporaine européenne cofinancée par le Creative Europe Programme. L'auteur et le traducteur parlent du recueil dans l’émission radio publique géorgienne "Pikis Saati". Source : https://1tv.ge/audio/pikis-saati-14-0...

Présentation de l’auteur

Giorgi Lobzhanidzé

Né en 1974 en Géorgie, dans le village de Nabakhtevi de la municipalité de Khachouri, Giorgi Lobzhanidzé (გიორგი ლობჟანიძე) est l’auteur de six recueils de poèmes.

Bibliographie

  • « Un destin d’orphelin » (ობლის კვერი), éditions Merani 1991.
  • « Le point d’ébullition » (დუღილის ტემპერატურა), éditions Merani, 1997.
  • « Le bouquet de pissenlits » (ბაბუაწვერების თაიგული), éditions de la Maison caucasienne, 2004.
  • « Le Professeur d’arabe » (არაბულის მასწავლებელი), éditions Saunje, 2013.
  • « Dans les décombres du rêve » (სიზმრის ნანგრევებში), éditions A. Orbeliani, 2019.
  • « Le cœur d’Achille » (აქილევსის გული), éditions A. Orbeliani, 2023.

Poèmes choisis

Autres lectures

Giorgi Lobzhanidzé, un Professeur d’arabe en Géorgie

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Jacques Robinet, Clartés du soir

La nuit, c'est la "mort" qui vient, c'est l'heure où "la lumière décline", alors, il faut promouvoir au mieux cette clarté, annonciatrice du jour.

Le poète oeuvre dans le feu de l'autre et du silence, à force d'images qui puissent nier l'exil, l'absence, la perte :

Une rose à la fenêtre
le gel au fond du coeur

Le chemin est un élément important de la poétique de Robinet : il inaugure "l'ouvert", engrange "l'estuaire", afin que la parole circule et vienne "le bleu du ciel".

Les poèmes, assez brefs, circonscrivent un domaine de réflexion : la présence de l'autre (ce "tu" obsédant), les impératifs dressés à soi ("reviens , n'écoute pas l'appel/ du vent"), les "traces" attendues, requises ou négligées.

Perdu sur mon chemin
j'ai tressailli à ton approche

Jacques ROBINET, Clartés du soir, unicité, 2022, 15 euros. Couverture de Renaud Allirand.

Un aller-retour désir / présence creuse les enjeux de cet intimisme brûlant : "la nuit respire/ ton silence".

On comprend l'intensité qui s'y joue et l'étonnement métaphysique "d'être là", encore, et toujours, en quête du beau, de l'impossible, de ce réel qui nous joue des tours.

"Rôdeur", témoin des "nocturnes", le poète sait "où règne la nuit/se tisse la lumière".

Lyrisme vivace, explorant les fins fonds de l'être : voilà où le poète nous mène, signe après signe, sans triche, énumérant les "passages incertains", "frottant les mots jusqu'à l'usure".

Le lexique, ainsi, ressasse les mêmes vocables, dans une volonté dense de tout dire de ce désir de "clartés".

Un beau livre.

Présentation de l’auteur

Jacques Robinet

Jacques Robinet , né en 1937, vit à Paris. Il est psychanalyste.

Publications :  Veille le Silence (éditions St Germain- des- Près, 1984 - épuisé)

En collaboration avec l'artiste peintre et graveur Renaud Allirand : Miroir d'ombres (2000) et Traces (2013) —  Frontières de sable (2013) et Feux nomades (2015) ont été publiés par les Editions la tête à l'envers à Ménetreuil ( 58330- Crux la Ville).

Poèmes choisis

Autres lectures

Chronique du veilleur (38) : Jacques Robinet

 Jacques Robinet a publié plusieurs livres de poèmes aux éditions La Tête à l’envers. En 2018, les éditions La Coopérative ont fait paraître son récit autobiographique, Un si grand silence, bouleversante évocation de [...]

Le Lieu-dit L’Ail des ours

Les éditions L'Ail des ours est un Lieu-dit. Ce qui suppose qu'il s'y déploie de multiples dimensions. Une profondeur. Une amplitude. Tout ceci naît de la rencontre, des rencontres de la poésie et [...]

Jacques Robinet, Notes de l’heure offerte

« Seule compte l’heure  offerte qui vient à ma rencontre et cette branche qui tremble encore d’un oiseau envolé » (p.65) Ces notes sont à la fois méditation et dialogue, dialogue avec le lecteur et [...]

Jacques Robinet, Ce qui insiste

Dès le premier poème de ce recueil, l’univers intime du poète s’offre aux lecteurs ; la communion avec les éléments de la nature : l’arbre, l’oiseau, mais aussi la nuit qui est une porte ouverte [...]

Chronique du veilleur (53) : Jacques Robinet

Après La Monnaie des jours et Notes de l'heure offerte, Jacques Robinet nous offre des extraits de ses « notes » de l'année 2020, sous le titre L'Attente. Ce troisième volume me semble aller aussi [...]

Jacques Robinet, Clartés du soir

La nuit, c'est la "mort" qui vient, c'est l'heure où "la lumière décline", alors, il faut promouvoir au mieux cette clarté, annonciatrice du jour. Le poète oeuvre dans le [...]




Jean-Pierre Vidal, Fille du chemin

Avant de parler du nouveau texte de Jean-Pierre Vidal il convient d’évoquer son livre précédent, un recueil également publié aux éditions Le Silence qui roule de Marie Alloy ; il s’y passe déjà une rencontre, celle entre le vent et la couleur qui ont en commun la puissance. Ils sont tout un monde sous la dictée duquel le poète écrit.

Dans ce nouveau livre en partie en prose, la rencontre est celle de deux êtres vivants et, avant tout, il faut à propos de celui-ci laisser l’auteur parler lui-même. Il a eu l’occasion de dire :

J'aime beaucoup les grands poèmes narratifs italiens, par exemple La Chambre de Bertolucci, certains poèmes de Mario Luzi, en prose (Trames) ou en vers, et je considère bien des récits d'André Dhôtel comme des poèmes. Textes inclassables... Prose poétique, oui, je l'espère. Après tout c'est au lecteur de le dire.

 

Jean-Pierre Vidal, Fille du chemin, éditions le Silence qui roule, 2024.

Certaines constations faites ici conduiront à affirmer qu’il s’agit bien de poésie et que cet ouvrage est bien aussi un recueil.

L’opus est placé sous l’égide de Robert Marteau, le poète des sonnets dont on lit cette citation : « …Intense viridité de l’amour inaccompli… »

La délicatesse de l’incipit liée à un échange inattendu dans le plaisir de la marche est à elle-même en effet d’ordre poétique ; l’économie de mots dans ce constat en est une de plus :

 l’autre était là, simplement, et c’était bien… et il en était ainsi depuis toujours…nous allions de concert.

S’engage ensuite une analyse très fine - avec son champ lexical abstrait de sentiments - de cette compagnie réciproque dont « l’inflexion » des voix rappelle celle des poètes.

La nuit innocente que passent ensemble le narrateur et la femme donne lieu à une aussi belle définition que le style du reste de ces pages de « prose » : « alors que…nous était perceptible l’irréductible et belle distance entre les vivants du monde », longue période qui s’achève par « un frisson du corps dans la nuit » ; ce partage supérieur entre écart et proximité des corps - « se repaître du monde… dans la bienheureuse proximité d’un autre mortel plutôt que dans l’isolement amer » est ici magnifié et participe de « l’ordre du monde ».

Les pages suivantes sont d’une pureté sans égale. La nudité décrite, les « corps intègres » ne sont « ni proies, ni prédateurs ». « Avec le monde comme jardin » on peut à coup sûr parler de prose poétique et le lecteur se réjouit d’avancer vers d’autres découvertes animées par « l’énergie divine ».

Le corps « comme part du paysage », le visage « comme un livre qui a la légèreté d'une feuille » : délicates notations pour un « absolu » anonyme et éphémère qui termine cette première partie éponyme du titre. Le désir finalement n'y aura été que celui du chemin et du rythme de la marche. Ni l'émotion ni « la culture » ni même « la pensée » n'en parasitent les instants. Seul ainsi comptent « le passage » et l'imaginaire face à une réalité où la liberté de chacun est restée vive. Les trois poèmes qui suivent intitulés Dans la chambre nue prouvent bien quel genre d'écrivain Jean-Pierre Vidal montre qu’il est depuis l'incipit. Un poète qui apporte un souffle nouveau avec toujours une dentelle de mots : « C’est par vagues la souvenance de toi ».

Puis viennent des pages dont les titres sont Présente et préservée et Si l’autre se donne et qui sont consacrées à des paragraphes ayant la même force que des versets. On y retrouve le thème de la pureté de la rencontre : « Pas de fauve dans ce livre heureux » et la question de savoir si le « récit » est commun entre deux êtres reliés par l’imaginaire d’une relation restée désir. La réflexion, monologue intérieur ponctué de questions, se fait incantatoire et ramène l’auteur à la question de l’écriture :

 

Ecrire, c’est souffler sur le feu frêle ou puissant que le monde nous propose. Se préparer à le voir, ce feu d’un visage, ce regard, d’une courbe, d’une voix.

Et dans cette vision libre et pure, sans passion, mais dans « une confiance absolue… qui leur donne un sentiment d’éternité » ils ne se perdent pas, ils se trouvent.

Il n’y a plus un homme et une femme mais deux êtres humains ce qui réjouit le narrateur :

 Je nage dans cette merveille que m’offre l’accord obtenu sans mots par l’acte de chacun.

A part un passage de nouveau en prose l’opus s’achève sur trois pages poétiques ; on retiendra, pour finir, de celles-ci une strophe qui résume la rencontre et son présent idéal :

L’un et l’autre simplement là
Où ils sont
Ni ensemble ni séparés
Là au même moment
Sans attente et sans promesse

 

Présentation de l’auteur

Jean-Pierre Vidal

Jean Pierre Vidal est un poète français qui a vécu à Lyon. Il a collaboré à de nombreuses revues : Verso, Aires, Faire part, Théodore Balmoral, Chef-lieu, La Nouvelle Revue française, Sud, Recueil, Arpa, La Sape, Le Paresseux, Écriture... 

© Wikipedia, Jean Pierre Vidal, 2014.

Alentour de Philippe Jaccottet, numéro spécial préparé par André Ughetto et Jean Pierre Vidal, Sud, 19891

Philippe Jaccottet Pages retrouvées - Inédits - Entretiens - Dossier critique - Bibliographie, Payot Lausanne, 19892.

Feu d'épines, Le Temps qu'il fait, 19933.

La Fin de l'attente, Le Temps qu'il fait, 19954.

Du Corps à la ligne, avec des estampes de Marie Alloy, Le Silence qui roule, 20005.

Vie sans origine, avec des estampes de Marie Alloy, Les Pas perdus, 2003.

Thanks, avec des estampes de Marie Alloy, Le Silence qui roule, 20106.

Gravier du songe, avec des estampes de Marie Alloy, Le Silence qui roule, 2011.

Le Jardin aux trois secrets, avec des estampes de Marie Alloy, Le Silence qui roule, 2015.

Exercice de l'adieu, Le Silence qui roule, 2018.

Passage des embellies, image de Marie Alloy, Arfuyen, 2020.

Philippe Jaccottet, Une transaction secrète : lectures de poésie, Gallimard, 1987

Philippe Jaccottet, Écrits pour papier journal : chroniques 1951-1970, textes réunis et présentés par Jean-Pierre Vidal, Gallimard, 19947

Philippe Jacottet, Tout n'est pas dit : billets pour La Béroche, 1956-1964, Cognac, le Temps qu'il fait, 19

Poèmes choisis

Autres lectures

Chronique du veilleur (41) : Jean-Pierre Vidal

« Elans, interruptions », le titre de la cinquième partie du nouveau livre de Jean-Pierre Vidal pourrait être une bonne entrée pour parler de Passage des embellies, œuvre d’une richesse surprenante, voire heureusement déconcertante. Il [...]

Jean Pierre Vidal, Le vent la couleur

Objets d’une publication initiale aux éditions Le Temps qu’il fait, ces poèmes ont longtemps patienté sous le boisseau de l’indifférence avant que Marie Alloy, éditrice avisée, ne les mettent à nouveau en lumière. [...]

Jean Pierre Vidal, Le vent la couleur

Objets d’une publication initiale aux éditions Le Temps qu’il fait, ces poèmes ont longtemps patienté sous le boisseau de l’indifférence avant que Marie Alloy, éditrice avisée, ne les mettent à nouveau en lumière. [...]

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Chantal Dupuy-Dunier, Parenthèses

Parenthèses : voilà un titre plutôt énigmatique. Est-ce celles qui bornent notre chemin, depuis l’avant jusqu’à l’après, faisant de nous… une parenthèse dans le cours des choses ? Il semblerait ici qu’il s’agisse des deux parents défunts : « ceux qui les referment sont les mêmes qui les ont ouvertes ». On peut y voir une charge agressive : ils n’étaient donc qu’une parenthèse ! On apprendra au fil de la lecture que le père a manqué à l’enfant, et que la mère l’a délaissée.

Chantal Dupuy-Dunier ne nous a pas habitué à ce type de texte, on perçoit bien qu’il fut une urgence pour elle. Tant est fort le besoin que nous ressentons tous de retracer l’histoire au moment du décès de père et mère. D’inscrire des mots sur la dalle :

 

Ces mots
couchés sur le papier dans l’urgence,
comme s’ils pouvaient prendre la place des morceaux
de ton corps qui se délite

 

On comprend dès lors que le texte tienne autant du récit que du poème. Pourquoi aussi il se lit d’une traite, comme si nous étions à la recherche de l’histoire familiale de l’auteur ; l’histoire de sa genèse puisque le récit des origines est à l’origine de toute histoire. Est-ce pourquoi celles-ci sont toujours reconstruites afin de donner à lire une légende où les ancêtres sont toujours valeureux ? Du coup nous voilà gonflés au narcissisme, fiers de nous et de notre tribu… Rien de tel chez Chantal Dupuy-Dunier, elle nous fait voyager sur l’autre versant de l’histoire, celle que l’on balbutie dans les larmes et l’amour.

La première partie du livre porte comme titre : Passe impair et manque : le père est passé, il a manqué, quel impair a-t-il commis ? Avant tout celui de mourir, dépouillé de lui-même :

 

changé en un autre que mon père.
Réduite, sa tête,
comme par les Jivaros
Nez busqué
avec cette trace de piqure
sous le menton
On t’a vidé de ton sang,
Vampirisé

 

Pendant neuf mois (soit le temps d’une naissance ?), la fille imagine la dissolution, la dislocation du corps paternel – un corps qu’elle aima pour le voir ainsi dans sa matérialité ; d’où cet érotisme noir où quelque chose du corps de la fille est enterré avec celui du père, avec lui elle endure le froid sous terre, elle assiste à la décomposition de son visage, la perte de son sourire, jusqu’à l’insoutenable :

 

Et les vers…
Non !

Ton ventre d’où je viens.
Vaine vendange des vers

 

Tant fut intense la fusion amoureuse.

La seconde partie du livre est titrée : Laisse de mère. On appelle « laisse de mer » la bande de débris déposés sur la plage au gré des marées, composée d’algues, de bois mort, mais aussi de déchets abandonnés par les humains. Nous voici donc prévenus !

 

Tu me délaisses,
je te délaisse.
C’est comme une comptine…

 

Il semblerait que la mère fut aussi abandonnée que la fille, sur le sable au gré des marées :

 

Naufrage de tout ce que tu aimais,
Épave rejetée sur le rivage,
ma mère

 

Je n’en dirai pas plus, au lecteur de découvrir le fond de l’histoire…

La fille n’ira pas saluer la mère agonisante. Ni son cadavre avant la clôture du cercueil. Son corps va disparaître, enfourné dans le crematorium, la fille est là :

 

Moi muette,
pas un poème lu,
étranglée.

 

C’est le père qui lui donna les mots. Quant à la mère : « de chair et de lait / de lèvres et de mains aimantes », ainsi fut-elle en un temps perdu, depuis longtemps semble-t-il. 

Un amour contrarié, donc. De sa mère, l’auteur dit : « l’imparfait porte bien son nom ». Et cependant :

 

Dans mon miroir,
c’est ton visage éteint que j’aperçois désormais.
En vieillissant, je te ressemble, ma mère.

 

… Telle est la thèse sur les parents de Chantal Dupuy-Dunier …

Présentation de l’auteur

Chantal Dupuy-Dunier

Poétesse, née le 28 novembre 1949 en Arles. A vécu douze ans dans le petit village de Cronce en Haute-Loire. Vit maintenant à côté de Clermont-Ferrand.
Elle a exercé la profession de psychologue dans un hôpital psychiatrique et a animé pendant onze ans un atelier d'écriture et de lecture poétiques. Crée des spectacles poésie-musique.

BIBLIOGRAPHIE :

A publié une trentaine de livres dont Initiales (Voix d’encre, Prix Artaud 2000), Creusement de Cronce et Des Ailes (Voix d’encre), Éphéméride et Mille grues de papier (Flammarion), Où qu’on va après ? (Cadex), Pluie et neige sur Cronce, Miracle et Ton nom c’était Marie-Joséphine, mais on t’appelait Suzon (Les Lieux dits), C’est où Poezi ? et Ferroviaires (Henry). Le plus récent : Cathédrale (Petra, collection Pierres écrites/L’oiseau des runes, juin 2019.

SITE : chantal.dupuy-dunier.fr

 

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