Nimrod : Lettre à Christophe Dauphin à propos de Totem normand pour un soleil noir

Je me permets de vous demander tout de go : de quel bois êtes-vous fait ? Le bois que je cherche à connaître est contenu dans Totem normand pour un soleil noir (Collection Peinture et Parole, Les Hommes sans Épaules éditions). Il m’a laissé pantois ! Il contient la Normandie et l’Afrique, Senghor et les brumes de votre pays natal. Qui a jamais osé ça ? Personne. Vous vous affichez résolument à contre-courant de tout.

Même les bocages normands épousent désormais la platitude sahélienne : L’espace est à ras de terre. Mais le plus décapant est ailleurs. Vous plantez votre totem avec un rythme sec et cinglant, un rythme de rock’n’roll comme pour vous défaire de l’humidité normande :

N’en jetez plus j’ai tout avalé jusqu’à l’asphalte
la mer déborde du lavabo
et la flamme de mes doigts

D’où vous vient d’écrire au couteau comme pour effacer jusqu’au bruit du pinceau sur la toile ? Car, je n’entends même pas ses caresses, vous qui êtes si peintre. Je ne fais pas seulement allusion aux œuvres d’Alain Breton qui accompagnent votre totem. Je pense également aux essais que vous avez consacrés à de nombreux peintres, dont le sculpteur Jean-Pierre Duprey. Dois-je me contenter de cet aveu :

Poète
je me suis adressé la parole pour la première fois
lors d’un cauchemar
avec des mots qui dressaient
non pas leurs hosties
mais leurs poings comme des armes

Senghor est retoqué, mais aussi Césaire, le plus rock’n’roll de tous les poètes de la négritude et du surréalisme. Cet Antillais de Basse-Pointe, au nord de la Martinique, qui se voulait volcanique avant tout (pour peu qu’on veuille comparer les paquets de mer aux laves de pierres) devient sous votre plume : Marinade du bas-ventre. C’est un constat et non pas une injure.

Je suis le premier à rire de ma mauvaise foi, mais comment vous appréhender, cher Christophe ? Vous sabotez allègrement votre prénom et votre nom (la poésie n’appelle pas un taxi pour se rendre en ville/mais la hache du cri/oublié au fond d’une poche). J’aime cet « oubli de la hache », c’est là que j’habite. S’il revenait parmi nous, André Breton serait épouvanté par votre usage du surréalisme. Aucun poète de ce mouvement n’a réussi à en faire une arme de combat : tel était pourtant le vœu de son pape ! C’est au vitriol que vous le réalisez. Désormais, Césaire pointera après vous.

À dire vrai, vous êtes l’incarnation du prophète Ézéchiel (je vous renvoie à sa description de la résurrection des morts). Comme la grande voix biblique, surréalisme et apocalypse (la révélation, d’après l’étymologie) se renforcent et se répondent. En tout cas, je risque une analogie soudain claire pour moi qui n’y ai point songé avant la lecture de Totem normand pour un soleil noir. Une question s’impose : quel totem peut bien résister aux fracas de votre prosodie ? Aucun.

Depuis que j’ai lu ce livre (et deux numéros de la revue Les Hommes sans Épaules, ainsi que votre essai magistral Derrière mes doubles (Les Hommes sans Épaules éditions) sur Jacques Prevel et Jean-Pierre Duprey), je passe mon temps à le relire, le cerveau grillé dès que je parcours une dizaine de pages environ. Ayez pitié des lecteurs qui cèdent à la charge de votre infanterie. Et je recommence quelques semaines plus tard. Et j’échoue aussi lamentablement.

Pour diriger une entreprise comme les Hommes sans Épaules, il faut une énergie de granite. Césaire avait bien raison de se revendiquer du volcan, lui, le natif de l’océan atlantique. Ces deux éléments sont des frères siamois. Et vous les incarnez à merveille !

J’ai suivi de loin votre voyage en Bretagne puis en Aveyron : la mer rugueuse, la montagne de terre et sa plaine métaphysique. Vous avalez tout. Votre revue fera bientôt écho de votre belle moisson, lors même que je continue de reculer avec Totem normand pour un soleil noir. Décidément, nul n’habite vraiment sa terre. J’ai appris cette leçon depuis longtemps ; vous me donnez l’occasion de le vérifier.

J’ai peu d’énergie, et sans chercher à apprivoiser ma révolte, je la chambre constamment afin de pouvoir écrire la plus brève des partitions. Vous m’êtes la grande révélation du printemps déjà révolu.

 

NIMROD

∗∗∗

II / Réveille-toi dans tes os

La cendre défait la flamme du passé décomposé
je bois les éclats du soleil
dans l’eau de mon ciment

Le monde pavillonnaire dort contre l’oreiller du silence
les maisons sont enroulées dans les paupières
de leurs jardins

De l’autre côté de la voie ferrée
tours-totems repeintes avec leur vérole
bouquets d’étages en sueur

Les balcons flottent dans les yeux cernés d’une nuit blanche
au-dessus de l’herbe-à-merde des chiens
le ciel s’envole avec ses rues barrées

Dans le train je relis la chair et le soleil
cette riche banque aux étoiles

La première fois c’était il y a longtemps
je marchais dans mes émotions
en voyageur trompé d’horizons de boue

Terminus
l’avion en papier est en chute libre dans l’enfant
le silex et la rivière

Ce n’est pas en pantoufles
que l’on peut décrocher les étoiles
ni en robe de chambre
que roule la vie de l’œil à l’abîme

C’est dans l’émotion seule du vécu que se forgent les mots
avec la foule et les squelettes
confondus dans les décombres du sommeil

Je me souviens de ce paysage sans horloge
son ciel coupé au couteau et ses fenêtres de marteau
frappant l’enclume de l’aube

La tour se dresse sur les nuages
et je dérive à ses pieds
nombre parmi les nombres

Je me souviens de ce paysage et de ces fleurs en béton
loin de l’Avre qui coule en silence dans la lumière

Le temps questionne ses réponses
qui montent et se retirent avec la marée

dans le seau d’un enfant.

Le silex poursuit son duel avec la rivière
pour la mémoire de l’eau

Réveille-toi dans tes os
la mort fermente comme un chien dans tes jambes

Réveille-toi dans tes os
joue du miroir
la mort te prend à la gorge et ne te lâchera pas
de sable et de limon

Réveille-toi dans tes os
tu avances en file indienne à la lueur des cadavres
ton visage jeté par la fenêtre
qu’as-tu fait de ton enfance ?
Tous les fleuves se perdent en mer

Réveille-toi dans tes os
tu avances  matelot-sanglot dans l’eau dormante
sur le charnier des jours passés
fermé comme une paupière que soulève la nuit

Qu’as-tu fait de ton enfance ?
un long silence
soleil tombé du nid de ta voix dans la mienne

Ni chanson ni prière
le même
sans chasuble ni stock-option
le même

Je ne m’appelle pas Joyeux Noël
je ne suis pas le ver solitaire des subventions publiques
et je n’ai pas écrit :

je est un écho
il roule sous le crâne
et qui l’a dit
la voix ne rassemble à rien

Je ne suis pas le Passage Jouffroy
je ne suis ni boutiquier
ni candidat à la Légion d’honneur
certains en rêvent déjà tout petits

J’ai toujours pensé
qu’il fallait d’abord tuer le con dans l’homme
et le cheval dans l’oiseau

La main passe
et le gant est à sa recherche
la nuit n’a pas encore été décapitée

III / Fantômes de gaz

Le feu consume la marée et ses pieuvres
je le soulève et mon ombre engloutit la moitié du soleil
que le sommeil capture
avec deux poches pleines d’étoiles
le sang est monté au plafond pour secouer la foudre

Fantômes de gaz je déambule avec Yves Martin
dans le cul-de-sac de l’aube
l’exil en bandoulière

N’approchez pas   n’allumez rien
ça ranime les plumes relève la sciure
j’étouffe alors
dieu la gamelle ma vermine
ne mange pas de ce chien-là
gardez vos anges vos ouvriers minute
je fous le feu à toute caricature

Poète noyé dans les bas étages du soir
avec minuit et ses courants d’air
je fais rouler mon œil dans la serrure qui a perdu
sa porte
un litre de bière
dont les murs de Paris ont gardé l’empreinte

Sur le trottoir et sous l’averse
le laid culmine au Merveilleux
et fait le tour du monde en un seul regard
rongeant l’écorce terrestre
la lumière barbare du siècle

Rue Marcadet
un orage éclate dans le bois sec de mes artères
la poésie ne renonce à rien pas même à vivre
à regarder le chien qui nargue les poubelles
pas même à l’amour trop fardé des anonymes

La poésie fracture cette réalité qui m’assiège
éclate
et se disperse dans la nuit
dont chaque écharde est un soleil
qui fait crier les cordes vocales d’une épée 

Mais dites
qui rendra la mémoire de vie
à l’homme aux espoirs éventrés ?

Nous sommes les hommes de la danse
dont les pieds reprennent vigueur en frappant le sol dur

Square de Tocqueville Paris 17
je revois Léopold Sédar Senghor
son regard-lance de Sérère

Banlieusard de la nuit sans diamant
arabe-nègre des amitiés qui dérident
poète-voyou qui sort de l’arbre du sommeil
entre deux tranches d’ombre
le ceci et cela
le etc.
je rôde entre les traits du sang

Senghor mon ami
je venais à vous de ma brousse de la banlieue ouest
et de ses clichés-sur-Seine
à en faire boiter les ponts qui dorment sur le fleuve
lorsque les chiens leur mordent la jambe

À défaut d’être un je nous étions des loups
que l’on regardait comme des plaques d’égout
pas même des insectes

Pas même un insecte ?
méfiez-vous ! Nous avons du venin plein les veines

Léopold me regarde fixement
pose ses mains sur mes épaules et serre fort
comme pour emboîter quelque chose qui ne l’est pas
je n’ai oublié ni son regard  ni sa voix
ni ce serrement qui a réveillé mon sang

Je me souviens du ressac et de l’ombre
et de mes souvenirs
je fais du basalte cousu de rage 

IV / La cassure qui dort dans les pierres

Un jour j’ai fracturé le réel avec un pied de biche
j’ai plié mon arbre et je suis parti avec la pluie
qui dort dans les pierres
avec sa cassure gyropharisée
bétonnée avec ton venin
armaturisé avec tes os

La cassure
ton visage en chute libre du 9e étage

La cassure
amour soldé d’un baiser vorace
amitié à la tempe éclatée
des insultes et du mépris plein les veines

La cassure
poing d’une révolte qui n’en finit pas
poing de colère pour étoiler une vie en loques
prête à dériver vers tous les ports
dans toutes les mers

Et pourquoi pas Alger ?
là où la vague n’a pas séché sa dernière larme

Là où le poète
dans sa cave-vigie taudis des étoiles
là où le poète tutoyant la lèpre de la solitude
a signé l’azur du soleil de ses doigts
avant de prendre cinq coups de couteau

Tunis Le Caire
la nuit vous rend votre dignité de langue
que le jour bâillonne

L’azur fait sa révolution
le souffle la parole et le printemps
sont emportés par les lèvres en feu d’une place publique

Damas aux rues de tueries
bouscule ses cadavres comme la vie
que traverse un poignard en prière de meurtre

L’azur est toujours enfoui dans le cœur des galets
l’azur n’est ni ma haine ni ma joie
le vent m’a vidé les poches

L’azur est l’usine du soleil
qui explose comme une grenade
lumière dans laquelle je lave mes yeux

De l’œil à l’abîme le chemin est court
l’azur est soleil de plaies
solitude à dormir debout
chambre opaque refermée sur la cassure que rien ne colmate

La nuit n’a pas encore été décapitée

 

Poèmes extraits de Totem normand pour un soleil noir, Collection Peinture et Parole, Les Hommes sans Épaules éditions.

Soir d'automne II, Nimrod.

Présentation de l’auteur

Nimrod

Nimrod Bena Djangrang, plus connu sous le nom de plume de Nimrod, né le 7 décembre 1959à Koyom au Tchad, est un poète, romancier et essayiste.

Il a poursuivi ses études supérieures à Abidjan en Côte d’Ivoire, où il a enseigné dans les collèges et lycées. Docteur en philosophie (1996) et rédacteur en chef de la revue Aleph, beth (1997-2000), Nimrod vit aujourd’hui en France, à Amiens où il enseigne la philosophie à l’Université de Picardie Jules-Verne

Il reçoit en 2008 le prix Édouard-Glissant, destiné à honorer une œuvre artistique marquante de notre temps selon les valeurs poétiques et politiques du philosophe et écrivain Édouard Glissant : la poétique du divers, le métissage et toutes les formes d’émancipation, celle des imaginaires, des langues et des cultures.

En décembre 2020 il reçoit le prestigieux prix Apollinaire pour son recueil Petit Éloge de la lumière nature.

Poésie

Pierre, poussière, Obsidiane, 1989, Prix de la vocation en poésie 1989.

Passage à l’infini, Obsidiane, 1999, Prix Louise-Labé.

En saison, suivi de Pierre, poussière, Obsidiane, 2004.

Babel, Babylone, Obsidiane, poème, 2010, Prix Max-Jacob 2011.

L’Or des rivières, Actes Sud, sept récits poétiques, 2010.

Sur les berges du Chari, district nord de la beauté, éditions Bruno Doucey, 2016, Prix de poésie Pierrette-Micheloud 2016.

J'aurais un royaume de bois flotté : anthologie personnelle, 1989-2016 , éditions Gallimard, coll. « Poésie », n°522, 2017.

Nébuleux trésor, peintures de Giraud Cauchy, Forcalquier : Archétype, 2018.

Petit éloge de la lumière nature, Obsidiane, 2020.

Romans et récits

Les Jambes d’Alice, Actes Sud, roman, 2001

Bourse Thyde Monnier de la Société des gens de lettres.

Le Départ, Actes Sud, roman, 2005.

Le Bal des princes, Actes Sud, roman, 2008

Prix Ahmadou-Kourouma et prix Benjamin-Fondane.

Un balcon sur l’Algérois, Actes Sud, 2013.

L’enfant n'est pas mort, éditions Bruno Doucey, coll. « Sur le fil », 2017.

Gens de brume, Actes Sud, coll. « Essences », 2017.

La Traversée de Montparnasse, éditions Gallimard, coll. « Continents Noirs » , 2020

Essais

Tombeau de Léopold Sédar Senghor, Le Temps qu’il fait, 2003.

Léopold Sédar Senghor, monographie cosignée avec Armand Guibert, Éditions Seghers, coll. « Poètes d'aujourd'hui », 2006.

La Nouvelle Chose française, Actes Sud, 2008.

Alan Tasso d'un chant solitaire, Beyrouth, Les Blés d'or, coll. « Estetica », 2010.

Visite à Aimé Césaire suivi de Aimé Césaire, le poème d'une vie, Obsidiane, 2013.

Léon-Gontran Damas, le poète jazzy, À dos d'âne, coll. « Des graines et des guides », 2014.

L'Eau les choses les reflets : la peinture de Claire Bianchi, Claire Bianchi, 2018.

Pour la jeunesse

Rosa Parks, non à la discrimination raciale, Actes Sud Junior, coll. « Ceux qui ont dit non », 2008.

Aimé Césaire, non à l'humiliation, Actes Sud Junior, coll. « Ceux qui ont dit non », 2012.

 

Poèmes choisis

Autres lectures

Nimrod, Petit éloge de la lumière nature

Depuis Saint-John Perse, on sait ce que recouvre ce terme d’éloge, genre poétique qui relevait autrefois de la louange et du chant funèbre, revisité par la modernité (Pierre Oster, René Char, Guy Goffette…), [...]




Solmaz Sharif, Douanes, Radu Portocala, Signe en déchéance

Le qui je suis de Solmaz Sharif

Solmaz Sharif illustre une poésie politique et pour cause. "J’ai longtemps aimé ce que l’on porte en soi."écrit-il mêmesi certains types de pertes sont les prix à payer. Mais il arrive que celles-ci se perdent ou se  transforment en sel.

La poète a franchi des frontières mais seule face à ses origines perdues, irrattrapables, elle interroge ses racines iraniennes, ses souvenirs imaginés au sein de son Occident en Californie, où elle vit.

Considérée parfois comme une barbare elle s'est habituée à de multitudes images des regards que certains s'en nourrissent : : l’œil noir des caméras de surveillance, le regard d’un amant ou d'un policier sur son corps nu.

Du Moyen Orient à l'Amérique dans ses poèmes elle fait la part entre les émotions, os de son identité. C'est à la fois périlleux et intelligent pour se connaître. Bref c'est là où peu à peu existent des possibilités de permission inconnues, inédites.

Solmaz Sharif rejoint en conséquence suffisamment le régime phénoménal qui dépassait ses propres conditionnements et en tenant compte des partitions qui régissent sa nouvelle identité.

Solmaz Sharif, Douanes, traduit de l'anglais (États-Unis) par Raluca Maria Hanea et François Heusbourg,  Editions Unes, 2024, 104 p.,  19 €

∗∗∗

Radu  Portocala et ses postulations

Chez Radu Porocaa  le lieu de l'Imaginaire est un lieu ambigu et paradoxal. Il porte jusque dans l'extinction un monde du doute, de l'impossible. Le poète met en marche un épuisement mais dans une langue de pure création.

Demeure un balancement entre la fascination et sla répulsion. Ou si l'on préfère d'une attraction répulsive.  La pensée remplace la rêverie là où ce qui reste du monde se fixe au sens photographique du terme.

Ce "qui n'est jamais qu'un signe" (Beckett) échappe aux catégories admises dans la mesure où nous sommes confrontés à cet Imaginaire paradoxal.

Mais ici la poésie possède le pouvoir de dire au total plus qu'elle ne dit mot à mot. Elle se devancer elle-même.  L’objet du livre vient de partout et de nulle part, de l'espérance et son contraire (même si l'inverse est retourné). La réserve de gestation est donc complète là où Radu Portocala  embrasse les champs des possibles bien au-delà de ce qui est attendu.

Radu Portocala, Signe en déchéance, Editions Dédale, non paginé, 2024, 12 €

Présentation de l’auteur

Solmaz Sharif

Née à Istanbul en 1983 de parents iraniens, Solmaz Sharif a grandi aux États-Unis, et elle est diplômée de l’université de Berkeley et de la New York University. Elle enseigne actuellement l’anglais à Berkeley. Elle a été directrice générale de l’Asian American Writers’ Workshop.

Bibliographie 

Son travail a été récompensé par le « Discovery » Boston Review Poetry Prize et le Rona Jaffe Foundation Writers’ Award. Mire (Unes, 2019), son premier recueil de poésie, a paru en 2016. Largement salué par la critique, finaliste du National Book Award, il a remporté le American Book Award et le Pen Center USA Literary Award in Poetry. Douanes, son deuxième livre, paru en 2022, a été tout autant distingué par la presse.

Poèmes choisis

Autres lectures

Présentation de l’auteur

Radu Portocala

Radu Portocală est un écrivain et journaliste français, né en 1951 en Roumanie, pays dont il fut exilé par le pouvoir communiste en 1977. En tant que journaliste, il a collaboré avec divers journaux : RFI, Le Point, Le Quotidien de Paris, Libération, etc. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages en roumain et en français.Diplômé en   Relations internationales, il fut directeur de l’Institut culturel roumain de Paris.

Bibliographie 

En français

  • Autopsie du coup d'État roumain, Paris, Calmann-Lévy, 1990
  • L'exécution des Ceausescu, Paris, Larousse, 2009
  • Le vague tonitruant, Paris, Kryos, 2018
  • La chute de Ceausescu, Paris, Kryos, 2019
Participation à des ouvrages collectifs
  • Stéphane Courtois, Du passé faisons table rase !, Paris, Robert Laffont, 2002
  • Stéphane Courtois, Sortir du communisme, changer d’époque, Paris, PUF, 2011

En roumain

  • (ro) Semn în pustiire, Bucarest, Vinea, 2013, poésie
  • (ro) Istorii de familie, Brăila, Istros, 2015
  • (ro) Istoria întortocheată a Jaguarului albastru, Bucuresti, Vremea Press, 2015
  • (ro) Un președinte împotriva României, Chișinău, Cartier, 2015
    Retiré de la vente par l’éditeur le jour de la parution
  • (ro) Lamentabilul deceniu, Paris, Non Grata, 2018
  • (ro) Revers 1999-2000, Paris, Non Grata, 2018
  • (ro) CĂDEREA LUI CEAUŞESCU, Bucarest, Mediafax, 2019
Participation à des ouvrages collectifs
  • (ro) « Ipostaze ale unui exil », dans Analele Sighet 2, Bucarest, Fundația Academia Civică, 1995
  • (ro) « Indiferența, o formă de cenzură », dans Analele Sighet 3, Bucarest, Fundația Academia Civică, 1996
  • (ro) « Sistemul sovietic : strategia morții aparente », dans O enigmă care împlinește șapte ani, Bucarest, Fundaţia Academia Civică, 1997
  • (ro) « Crima împotriva spiritului », dans Analele Sighet 7, Bucarest, Fundația Academia Civică, 1999

Poèmes choisis

Autres lectures




Mise en mouvement, entretien avec Jacques Réda

La version complète de cet entretien réalisé par Mathieu Hilfiger publié en 2015 sur Recours au poème est paru aux éditions du Bateau Fantôme

Mathieu Hilfiger – Arpentant les multiples chemins de votre œuvre, je me suis dit que pour initier notre entretien, cher Jacques Réda, il serait propice de préciser un peu sa situation, non pas par rapport à je ne sais quelle histoire ou courant littéraire, mais vis-à-vis d’elle-même, précisément dans ce qu’elle peut dire du lieu et du besoin de se situer. En chemin, j’ai eu confirmation, je crois, que cette question était centrale chez vous, que l’exploration, le cheminement, parfois le voyage (je pense que vous le distinguerez quelque peu), bref le mouvement ou sa seule dynamique, constituaient proprement chez vous l’acte poétique, en tout cas le cœur de votre inspiration.

Avant de vous donner la parole, je m’en tiendrai donc à quelques considérations au sujet d’un recueil publié en 1982 chez Gallimard, intitulé Hors les murs. Mais j’aurais aussi bien pu évoquer d’autres œuvres, dont les titres seuls sont déjà révélateurs : Le sens de la marche, Ponts flottants, La course, Un voyage aux sources de la Seine, Recommandations aux promeneurs, Moyens de transport, etc., une large partie des autres évoquant directement des formes de voyage et de mouvement.

« Hors les murs » : de prime abord, le lecteur candide croit recevoir la promesse d’une escapade vivifiante hors de l’enceinte aliénante de la ville, extra muros, de son quotidien bruyant et répétitif. Mais les titres des premiers poèmes déçoivent immédiatement cette inopportune attente, ils désignent en effet des lieux de Paris, et non les plus propices au rêve : Javel, Bercy, Montparnasse, etc., en somme, des quartiers. Au lieu d’une fervente communion avec la nature, vous évoquez très directement les choses les plus indigentes d’une ville – boulevards, immeubles et autobus, stade, etc., et ses habitants le plus indigents. Notre lecteur candide se sent dupé, désorienté – pourtant, il ne sera pas longtemps déçu s’il consent à vous suivre plus avant.

Ce recueil présente le résultat de sortes de relevés topographiques méthodiques de lieux parcourus, essentiellement à Paris intra muros et à proximité (finalement on approche même la campagne). Or, tout relevé de ce genre nécessite une mesure – et celle-ci est ici celle du mètre de la versification – et des jalons – et ceux-ci sont ici les rimes ; mesures et jalons subjectifs qui se substituent aux balises qui emprisonnent l’espace infini que nous partageons tous et qui le marquent avec douceur et respect : « Non, l’espace n’arrive pas à comprendre pourquoi de toutes parts on s’acharne, c’est le mot, à le traquer et parquer en entrepôts […]. »[1] Aidées par une myriade d’images fortes et d’inventions facétieuses à chaque carrefour de vers, ces formes classiques que vous employez, à l’épreuve d’un réel apparemment aussi commun et mobile que celui de la vie et des rudes paysages urbains, produisent un étonnant contraste qui nous bouscule, avant qu’on finisse par ne plus percevoir ces « lieux communs » de la ville comme inutiles et mornes. Oui, ils s’animent, prennent place dans le jeu foisonnant du vivant d’où ils tirent eux aussi leur épingle métallique. La métaphore (ce mouvement, métaphora, que j’évoque) qui les dit, ou qu’ils redeviennent, leur rend une dignité que les poètes leur accordent rarement de bonne grâce. La plupart trouvent plutôt matière et joie dans le chatoiement de la campagne, où le mouvement vital de la nature serait plus aisément perceptible, ou plus authentique.

Faut-il un mouvement pour activer la mécanique poétique ? Ici, un mouvement nous porte de l’intérieur vers l’extérieur, intra puis extra muros, sans d’ailleurs qu’on puisse distinguer une prégnance supérieure. Oui, sans prendre garde à distinguer des hiérarchies, vous continuez à arpenter, n’excluant rien, considérant tout, et chemin faisant vous parlez de ce que peut signifier voyager, laisser son empreinte dans des lieux, inscrire ces rencontres dans son vécu, dans sa mémoire et son corps. Qu’en diriez-vous ?

À votre rythme, vous faites votre bonhomme de chemin, considérant que le chemin fait le bonhomme. Et tout cela en feignant la désinvolture ! Voici l’incipit de notre recueil : « La péniche, tiens, s’appelle Biche, vide elle avance la proue en l’air, doucement. »[2]. Quelques mots sur cette phrase. Celle-ci prend place dans un texte liminaire, « Deux vues de Javel », le seul en prose du recueil avec le texte final. Dès cette première phrase, vous êtes en route, actif, en mouvement ; nous vous accompagnant in medias res. Sommes-nous, comme vous ici, toujours déjà en chemin ? Mais il faut un moyen, mécanique ou non, pour se transporter, et c’est une péniche qui retient votre attention. Cette attention aux moyens de transport (je rappelle qu’un de vos livres porte précisément ce titre-là) qui ouvre le recueil n’est pas anodine, elle me paraît même déterminante pour comprendre votre œuvre. Cette péniche-ci n’est pas à quai, elle aussi a levé l’ancre pour se mouvoir, elle est en mouvement, peut-être sort-elle, comme vous bientôt, « hors des murs », peut-être quitte-t-elle doucement Paris par l’ouest (sûrement : elle part ventre vide de la ville)… Vous semblez vous arrêter à un détail incongru (le baptême un peu dérisoire d’un bateau) en baissant le regard vers le quai – mais là encore il n’en est rien. Le contraste entre le nom de l’animal sauvage traqué et le contexte urbain provoque une puissante évocation poétique. Les homonymes en noms propres ne le démentiraient pas (le thonier-dundee de 1934 et l’affluent de la Loue)… Cette « Biche » filant sur la Seine et sur sa rime avec « péniche », c’est une sorte de « rus in urbe », d’élément ou de vision de la nature dans le milieu urbain. Ce mot de « biche » annonce-t-il le voyage à venir, de la ville vers la campagne, de l’urbain vers le rustique ? Suggère-t-il de manière un peu dérisoire et comique l’absence de supplément ontologique de la « nature » vis-à-vis de la « culture », ou de l’incongruité de leur opposition ? Ou bien est-il simplement l’un de ces jalons parmi d’autres digne d’être retenu et inscrit dans votre carnet de voyage ?

Jacques Réda – La Biche : Je crois simplement avoir été retenu par ce nom de cervidé attribué à un type d’embarcation dont la vitesse et l’agilité ne sont pas les qualités principales. Ou y avoir reconnu un de ces termes affectueux que marins et mariniers emploient souvent pour baptiser leur propre moyen de transport sur les eaux. Tout comme il m’est arrivé de considérer mon deux-roues comme un vrai compagnon de route. Il me semble que dans ce texte, ou ailleurs, j’ai mentionné « un chaland baptisé Paulhan »[3], comme si son patron avait été un fervent lecteur des Fleurs de Tarbes. Ce sont un peu des manifestations du « hasard objectif » des surréalistes, et résultant d’une rencontre de deux cheminements subjectifs particuliers. « Paulhan » n’avait sans doute pas le même sens pour moi que pour le parrain de cette autre péniche.

Pour le reste, votre question porte sur le mouvement, et je la trouve si bien circonstanciée que vous semblez y avoir répondu pour moi.

Qu’il s’agisse de « mécanique poétique » ou de tout autre domaine, je crois que nous n’avons pas besoin de vouloir activer le mouvement : nous y sommes inclus et, resterions-nous parfaitement « en repos dans une chambre », nous continuerions de nous mouvoir dans le temps, pendant que la chambre elle-même, à son niveau, poursuivrait sa course dans l’espace avec la galaxie qui contient le système solaire qui contient notre planète – etc. Prendre conscience du mouvement et vouloir le gouverner d’une certaine manière n’ont à mon avis, et selon mon expérience, que deux motifs : ou tenter d’abolir l’espace, par exemple en allant plus vite que la lumière, et du même coup suspendre le temps (mais c’est une intention de nature prométhéenne tragique) ; ou – autant que faire se peut – accéder en quelque sorte au mouvement pur, au pignon central d’où se démultiplient tous les autres, par l’effet de relativité qui nous fait voir prodigieusement lente le déplacement vertigineusement rapide des étoiles. Disons le « la » fondamental de tout ce qui bouge et ne peut que bouger. Et parfois en effet la musique nous permet d’entrer dans ce chœur qui est en même temps quelque chose comme un progrès en suspens ou, si l’on préfère, le suspens qui avance. J’ai appris cela à l’école élémentaire des « riffs » de l’orchestre de Count Basie. L’univers me paraît à la fois une catastrophe incohérente et une danse jubilatoire réglée au moins provisoirement à la perfection. On peut s’y associer à peu de frais harmoniques et mélodiques, puisque l’élément rythmique y est déterminant. Le surcroît lyrique est notre contribution propre, la réponse de notre émerveillement, de notre désespoir ou de notre révolte. C’est pourquoi nous tentons de lui donner un élan qui réponde à la démesure des faits. Mais celle-ci peut rester perceptible dans la pratique d’une mesure qui figure celle qui les règle aussi, et y adhérer sans abandon ni refus pathétique de nos limites.

Ma prédilection pour l’emploi du vers régulier provient sans doute de cette façon de ressentir plutôt que de concevoir aussi extensivement que possible ce qui est. Et, peut-être, ce qui n’est pas, l’illusion n’étant au réel que ce que l’antimatière est à la matière. Donc le vers est une sorte de « riff » aux nuances rythmiques secondaires infiniment riches, et qui me donne au moins l’illusion de me glisser dans le mouvement d’une mesure souple et rigoureuse de tout. Même quand je ne fais que me rendre à la poste pour y expédier ma réponse à ce premier volet de notre entretien.

M. H. – Certes, nous évoluons toujours déjà in medias res, dans le cours incessant du fleuve (j’allais dire, de la Seine, à moins que ce ne soit le Nil[4]), ou plutôt nous sommes d’emblée partie prenante liquide de ce fleuve universel du mobilisme héraclitéen auquel vous faites parfois allusion, par exemple dans Battement[5] (mais je reviendrai sur cet ouvrage). D’ailleurs, nous le sommes dans les deux aspects de la phénoménalité : l’espace, donc, mais aussi – et vous faites bien de le rappeler – le temps, l’un n’étant que le mode de la présence de l’autre, qui lui a en quelque sorte donné lieu

Mon intuition initiale, celle de la prégnance dans votre œuvre de la vibration du lieu en tant que mouvement et sonorité, a reçu dans votre première réponse non seulement une confirmation, mais une précision très intéressante, somme toute logique : l’écriture elle aussi ne saurait être générée hors de cette dynamique ; peut-être en est-elle aussi bien, simultanément, un moteur et un épiphénomène, un aspect de son procès autant qu’un résultat, une dunamis et une énérgéia. À ce titre, vous parlez, trop modestement je crois, de la « mécanique poétique ». Car il me semble que c’est tout le mouvement de votre écriture qui, par votre nature et votre écoute, bref votre personne, reçoit les bénéfices de cette mobilité universelle. Qu’en pensez-vous ? D’ailleurs, si cette tentative de « prise du poult » de notre monde, battant de la présence des êtres qui le constituent, se retrouve si farouchement dans votre œuvre, n’est-ce pas aussi celle de toute la littérature ?

Mais certes la poésie, dans son rapport musical à la langue (emploi du vers, de la rime, etc.) permet de mieux donner écho au rythme intime de « ce qui est » ; d’abord ces révolutions astrales que vous évoquez, puis les pas des promeneurs à qui vous avez voulu livrer votre riche expérience personnelle[6] et dévoiler là, et presque sans vers ni rimes, votre passion pour les voyages au sens le plus large. En est-il de même pour la musique ? Selon vous, cherche-t-elle comme la poésie à saisir ou à nous inscrire dans le mouvement perpétuel produit par le grand moteur à explosion de l’univers qui nous transporte, dans tous les sens du terme ? C’est bien : partant du lieu, nous évoquons le mouvement, et nous gagnons l’espace ; poursuivant dans cet espace, nous évoquons le temps et, ce faisant, le rythme.

J. R. – Comme la première, votre deuxième question me paraît si buissonnante que je ne sais trop par quel bout la prendre, et c’est très bien, car elle reflète vos propres interrogations. De sorte que nous nous entretenons de « quelque chose » qui nous est commun mais que nous abordons de deux différents points de vue. Qu’est-ce que c’est ? On en aura peut-être à la fin une idée. Causons toujours.

            C’est vous qui avez employé le terme de « mécanique poétique », et je l’ai repris parce qu’il me semble approprié malgré son allure a priori rébarbative. En effet ce mécanisme n’exclut ni la fluidité ni l’aléatoire, à l’image de la mécanique quantique dont il est un aspect particulier.

            Puisque nous sommes en tête à tête, et qu’aucun tiers ne risque d’accompagner mes propos d’un gloussement ironique ou d’un hoquet réprobateur, je vous dirai que cette affaire du temps et de l’espace relève pour moi du phénomène que j’appelle « battement ». Leur interdépendance a été rigoureusement démontrée, après un long flottement dans les catégories d’une théologie trinitaire qui prouve bien l’insuffisance d’un dualisme. L’Un ne peut être sans une conscience de soi qui le dédouble, mais ce dédoublement, qui n’est pas division, maintient étroitement le rapport de ce qu’il sépare, et constitue une troisième instance que la théologie nomme Esprit. Je ne le ravale pas en attribuant son rôle à la matière, car le processus qui s’enclenche à partir de l’évolution de la matière paraît la conduire à une sublimation. Autrement dit, la matière est en somme le témoin, le garant, de l’unité préservée de l’espace et du temps. La matière ou bien l’énergie, puisqu’a été établie l’équivalence des deux.

            Est-ce que je déraille ? Oui, dans la mesure où ces majestueuses questions posées et, chacune à sa façon, plus ou moins résolues par la théologie et la physique, passent de beaucoup les réponses qu’y apporteraient mes petites excursions dans la banlieue parisienne. Mais je ne pense pas dérailler en estimant qu’il n’est rien de notre activité qui, en quelque mesure, ne reflète ce modèle fondamental du « battement ». Mais il faut dire que j’ai aussi un sens assez prononcé du comique, et que ce n’est pas non plus, au moins sans sourire, que je me vois circuler à bicyclette entre le chaos suburbain et les monuments de Thomas d’Aquin et d’Einstein…

            Ah, et puis la musique : eh bien, c’est pareil. J’aime surtout Bach et les autres baroques, et Mozart, Chopin, Ravel. Mais on ne peut pas ignorer, tant je me suis appliqué à le mettre en évidence, le goût tout à fait particulier que j’ai pour le jazz. J’entends le jazz dit « classique » par ceux qui jugent que l’abandon de ce qui foncièrement le caractérise, autorise quand même des emplois abusifs de cette dénomination. Si vous l’estimez nécessaire, je reviendrai sur les motifs de cet intérêt. Il suffit peut-être pour l’instant de préciser que, sans du tout négliger le trait élémentaire de ses origines mélodiques (la pure et simple merveille humaine et pour ainsi dire algébrique du blues), il est pour l’essentiel rythmique. Et je me suis efforcé de montrer comment ce rythme est lui-même un reflet spécialement fidèle du « battement ». Presque une mise en gloire de ce phénomène, dont il capte à sa façon l’énergie afin de nous la communiquer, recharger en somme nos batteries, nous donner à la fois le sentiment de la célébrer et de nous soustraire, en dansant, au caporalisme de la gravitation universelle, voire à ce renversement de la « récession » que Hubble a découvert.

M. H. – Je m’entretenais hier soir[7] avec ma mère au sujet de la forme de dialogue que poursuit Kertész dans ses journaux, et des évolutions entre les différentes époques de ceux-ci[8]. Comme de nombreux écrivains, le romancier accompagne son quotidien de cette écriture diaristique (comme on dit aujourd’hui), il s’y livre, y énonce sa pensée et son opinion, s’y dénonce, etc., sans renoncer à cette forme de parole introspective ; pratique courante, mais où l’introspection – terme ô combien galvaudé – est à entendre à la lettre, comme un regard plongé dans la profondeur impénétrable du soi, toujours en quête de quelque chose, quelque chose de caché, mais dont il reste malgré tout (ou justement) l’intense sentiment de la présence derrière l’ombre des choses, objet a ou autre chose, je l’ignore… Ma mère m’a demandé pourquoi j’avais ce léger sourire aux lèvres après lui avoir répondu à ce sujet : j’aurais pu aussi parler de mon orgueil, mais je lui ai répondu que ma parole n’utilisait que le mode de la « pensée littéraire », question ou « scope » tournant avec souplesse et souci autour de son objet, qu’elle considérera jusqu’au bout ne pouvoir être certaine de connaître. Se rappelle-t-on que le scepticisme constitue une sorte de suspens du jugement permettant à la réflexion de s’épanouir, peut-être le seul rapport valable à la vérité subjective ?

Excusez, cher Jacques, cette digression un peu incongrue, mais là encore, je m’en tiens à cette manière d’avancer (puisqu’il semble que nous parlons du rythme, cette présence du mouvement), quitte à me priver de la garantie de progresser. C’est cette anecdote qui m’est venue là, à la lecture de votre réponse, dans laquelle vous évoquez avec beaucoup de subtilité ce « quelque chose » qui nous soucie positivement, qu’on ignore encore, mais qui semble nous être « commun ». Ti, quelle chose ? « Ti esti », qu’est-ce que c’est ? Ce serait magnifique d’en conclure que les poètes ont mieux compris Platon que les dignes philosophes…

            Poursuivons donc avec notre méthode, elle est fragile mais bonne, nous le sentons réciproquement comme il se doit dans tout véritable dialogue.

Vous voyez, je vous prête même maladroitement mes propres mots (ceux de « mécanique poétique », que nous entendons pareillement) ! Ne rejetons ni les poètes, ni les philosophes, ni le jazz, ni le « classique », ni les banlieues, ni les campagnes, ni le métropolitain, ni Saint Thomas d’Aquin… Et puis, avec cet humour délicieux et impossible qui vous est propre, vous vous assurez qu’ « aucun tiers » ne viendra interrompre notre « tête à tête », avant de parler de « théologie trinitaire » ! Je ne sais encore qu’en penser. Recherchez-vous ou rejetez-vous le « tiers », la triade ? À moins que celui-ci doive être là, mais en creux, discret, bienveillante colombe descendant du ciel pour nous bénir de sa médiation, pour mieux dynamiser duel ou dialogue ? Et qu’est-ce que ce tiers ? Pourrait-il être ce « quelque chose » que j’ignore comment nommer, fatalement peut-être, ce ti qui serait l’essence conditionnant le sensible (Platon), ou cet objet a (Lacan), ou cet inframince (Duchamp), ou ce boson de Higgs, ou que sais-je encore ? Pourrait-il correspondre, dans votre pensée, à cette syncope dont la force semble perpétuer la mécanique de ce que vous appelez en effet le « battement » ? Faut-il trois pattes à l’homme pour qu’il y ait un –dia, pour qu’il avance ?

J. R. – Je dois vous avouer que je suis très sensible au vertige. Un jour où je circulais à pied, j’ai dû me résigner à faire de l’auto-stop pour traverser un pont sur la Loire. Même à Paris, quand il s’agit de passer d’une rive à l’autre, il m’arrive de choisir incommodément le Pont-Neuf dont la largeur permet de marcher à distance prudente du parapet. Cela pour dire que la substance de vos questions me donne un peu le vertige. En me penchant dessus, j’y découvre, dans votre réflexion et votre savoir, une ampleur, une profondeur et une allure du courant qui m’obligent, si je ne veux pas reculer trop vite, à me cramponner. À quoi ? Je n’ai aucune vraie culture philosophique, aucune conviction religieuse et ne suis pas même certain de posséder une identité. Donc le réflexe de me cramponner me met sous la main ce qui lui paraît le plus proche, le plus solide ou le plus familier, et c’est encore la question du trinitaire. Bien entendu, elle est un héritage de mon éducation catholique. Je ne sais pas si j’y ai jamais « cru ». Mais le bric et le broc dont ma petite spéculation s’est alimentée, m’a conduit à cet axiome (ou postulat ?) : l’Un me semble inconcevable sans une conscience de soi qui fatalement le dédouble, mais en le maintenant uni à soi par un rapport qui non moins nécessairement le fait trin (j’aime aussi ce mot parce qu’il m’amuse : le trin ou le train des choses – vers quelle destination, sur quels rails…).

Quel rapport avec la syncope ? Le fait qu’elle met en jeu deux éléments d’un rythme – le temps faible et le temps fort – et que simplement elle les inverse. Le faible devient le fort et vice versa, sans autre indication de solfège qu’une sorte de parenthèse horizontale entre deux notes et qui ne se ferme pas. Si bien que l’ordre de la durée s’en trouve lui-même modifié, puisque le temps fort précède normalement le faible, et qu’en tout cas se produit entre les deux un échange d’énergie immédiat et sans déperdition, un pur changement d’état de la « masse sonore » des deux notes, un pur transfert non moins garanti par une autre définition de la syncope en tant que prolongation du temps faible sur le temps fort. Or prolonger est une opération qui exige une certaine durée, ce qui semble contrevenir au principe d’un transfert immédiat. Pour me tirer d’affaire, je ne vois rien moins que la célèbre équation d’Einstein sur l’équivalence de la masse et de l’énergie, où intervient la notion de vitesse – celle de la lumière portée au carré – soit, si je compte bien, environ quatre-vingt-dix milliards de kilomètres à la seconde, et ça ne nous laisse pas le temps de dire ouf.

            En somme, la syncope est aussi parfaitement insaisissable dans sa fonction que le lien qui unit les deux autres hypostases de la Trinité.[9] Il serait alors tentant d’élaborer toute une théorie à partir de ce modèle fondamental, et je pense l’avoir amorcée avec le concept du « battement ». Mais, Dieu merci, je ne dispose pas de l’équipement intellectuel qui risquerait de la rendre ridiculement dogmatique.

Ce n’est qu’une hypothèse « de travail », si tant est que le mot convienne à mon activité décousue. Et, de fait, je crois que l’on pourrait, trop facilement sans doute, retrouver le phénomène partout, y compris – vous avez raison – en physique où le fameux boson de Higgs a tenu longtemps ce rôle d’intermédiaire, bien que la découverte de sa « réalité » soulève en fin de compte presque autant de problèmes que lorsqu’il n’était que conjectural.

M. H. – Vous vous baignez très bien, soyez tranquille, dans ce fleuve où j’ai ajouté mon eau, mais dont le flux, sinon le lit, est d’abord vôtre. Et peut-être qu’en reculant sans toutefois être emportés par nos réflexions, nous parviendrons ensemble à une idée plus satisfaisante du mouvement, ce « quelque chose » qui n’est pas simple, mais plutôt multiple : à plusieurs temps, suspens et vitesse, rythmé, énergie produite par un moteur.

Vous posez bien modestement dans votre réponse certains linéaments d’une « théorie sensible » (j’utilise ce quasi oxymore à dessein, en vue de ma question) du mouvement – non, plus généralement encore, de l’être : une manière d’ontologie ou de « métaphysique » ancrée dans l’expérience sensible (une phénoménologie ? Presque une physique). Ontologie d’abord « héraclitéenne », en tout cas très empirique, à la fois proche et lointaine des Anciens (présocratiques et platoniciens). Loin d’être anodine, je crois que votre conception ontologique traverse votre œuvre, elle mériterait une étude à part entière.

Cependant, c’est certainement dans votre curieux (étrange et drôle) ouvrage intitulé Battement qu’on la trouve la mieux dessinée. J’avais promis d’y revenir. « Battement », c’est le terme clé (vous parlez de « concept ») de votre pensée et le nom que pourrait prendre cette doctrine – très personnelle, aussi hétérodoxe qu’elle n’est pas dogmatique, « hypothétique » comme vous dites. (Mais Platon n’a-t-il pas élaboré sa doctrine des formes intelligibles d’abord comme une hypothèse permettant de donner une norme absolue et stable pour fonder la possibilité de savoir – épistémologie –, et par suite de bien agir – éthique ?). Dans la première partie de ce texte surprenant, vous discutez (avec) ces métaphysiques grecques à la lumière d’expériences vécues et les rendez plus proches, du moins de notre représentation, déroulant sous une forme originale une sorte de doxographie : genre typiquement antique, qui chez vous devient divertissant et efficace. En effet, dans la digne assiette théorique moniste de Parménide, vous picorez et déposez votre graine, de même dans l’assiette mobiliste d’Héraclite ou celle, dualiste, d’Empédocle… Ne recherchez-vous pas « l’unité du battement », c’est-à-dire, d’une certaine façon, l’origine du rythme, dans une voie tierce ? Je vous livre également un mot de Quignard auquel vos réflexions m’ont amené à repenser, et qui devrait vous intéresser : « Je pose que le temps n’a pas trois dimensions. Il n’est que ce battement, ce va-et-vient. Il n’est que ce déchirement désorienté. Ce qui reste du fond du temps originaire dans l’homme est un battement à deux temps : perdu et imminent. »[10]

Ces Anciens se prennent eux aussi les pieds dans les filets joviaux de votre « empirisme sceptique ». Il me semble qu’ainsi vous recevez votre part de chacune de ces théories, que vous moulez à la mouture de votre goût, tout prêt à un usage pratique renouvelé… Plus qu’à Platon lui-même[11], c’est à Socrate que vous me faites penser (un Socrate à mobylette) : grand dialecticien l’air de rien, maniant une ironie feignant l’ignorance, poisson-torpille qui dynamise vos sens en vous engourdissant…

J. R. – On peut bien sûr, à tout propos, convoquer les plus vénérables figures de la pensée, et relier le fait le plus futile ou le plus banal aux plus majestueux objets de nos inquiétudes. Je ne m’en prive d’ailleurs pas. Mais j’apprécie que vous ne me compariez à Socrate qu’avec un moteur à deux temps, à la fois pour ménager ma modestie et rester dans le sujet, puisque le Temps lui-même est un phénomène à deux temps, comme la citation que vous empruntez à Quignard le précise. Elle dit aussi que le Temps a trois dimensions, ce qui se discute, parce que le passé n’existe plus, le futur pas encore, tandis que le présent que nous vivons demeure insaisissable. De ce point de vue le Temps n’existe pas. Et le présent ressemble beaucoup à la syncope qui relie les deux temps inversés d’un rythme, si j’appelle « faible » celui du futur (dans la mesure où il reste hypothétique), et « fort » celui du passé où, bien qu’à l’état de souvenir progressivement moins solide, nous trouvons un appui pour rebondir. Ce n’est donc qu’en devenant sans aucun délai du passé que le futur prend une consistance. Le « batteur » a toujours raison, de quelque nom qu’on l’appelle, et j’aime lui donner ceux de Jo Jones, Sam Woodyard ou Zutty Singleton. Platon, Parménide, Héraclite, Empédocle ou bien d’autres, je reconnais que je les cambriole plus que je n’écoute et médite leurs leçons, mais ma précipitation est due à une urgence, je pare au plus pressé. J’ai d’autre part cette conviction intime et que rien sérieusement ne fonde, que nous possédons le savoir absolu : il nous manque seulement une méthode pour y accéder. Le rythme en est une, mais elle nous confond avec lui et ne se prête pas à une objectivation intellectuelle qui jusqu’à présent nous en a plutôt séparés. C’est pourquoi je ne suis intéressé à la physique et à ses développements récents : ils semblent aller parfois dans le sens où je patine sur mon pauvre acquis.

M. H. – On voit bien que chez vous, cet intérêt central pour la mobilité ne doit pas être considéré simplement comme un goût prononcé et une curiosité pour l’évasion ou le voyage. Ce serait, là encore, réduire le vivre poétique à une dimension onirique ou « romantique » trop étroite. L’homme a en commun le transport. Transport comme moyens (ses jambes, ses mécaniques) ; transport comme élan d’enthousiasme le rapprochant d’un objet aimé (ex-altation) ; transport comme capacité imaginative à penser les choses (métaphore). Trois situations fondamentales auxquelles il faudrait sûrement celle du transport comme mesure harmonieuse (la musique) – excusez mon allant, tout ce jazz m’emporte à lancer une définition ; vous n’y êtes pas pour rien, revenant régulièrement à ce sujet de la musique, comme un batteur bat passionnément le rythme. Dans et avec ces situations, l’individu sort de lui-même pour mieux revenir à lui, à la fois plus dense et présent…

La question que vous posez à vos lecteurs, et, préalablement bien sûr, à vous-même, semble être de savoir si l’on va prendre position par rapport à cette mobilité universelle, si l’on va, oui ou non, décider de prendre le « train en marche » et participer au rythme écumant des choses. Oui, parfois il faut se lancer et chevaucher la Biche, se faire biche. Car les choses sont toujours déjà en mouvement, et l’animal immature que nous sommes a à se situer par rapport à cela. L’expression de cet infini mouvement naturel des choses, parce qu’il est distancié par la « raison », peut se nommer « événement ». C’est un terme que l’on retrouve souvent chez vous, par exemple dans votre roman policier L’affaire du Ramsès III. Pour enquêteur, vous mettez en scène un jeune historien, un peu veule, qui considère les événements avec la confortable distance rationnelle propre au scientifique. Par tempérament, il préfère considérer les événements à distance raisonnable, mais à y mieux regarder, sa relation à l’action est assez paradoxale : par exemple, il s’intéresse aux hommes entreprenants et prépare une thèse sur Bonaparte, homme d’action par excellence. Cet anti-héros choisi par le hasard (encore que) est conduit à se positionner vis-à-vis d’événements qu’il considère de prime abord tout à fait extérieurs à sa personne.

Cependant, il va trouver dans sa libido (son attirance pour une jeune femme séduisante et intrigante) le moteur qu’il lui faut pour passer à l’acte, entrer en mouvement, activer son « –dia ». Peut-être retrouve-t-on ici le tiers si nécessaire de tout à l’heure ? Vous écrivez : « […] alors que mon vœu le plus profond était de m’endormir aussi paisiblement qu’à Auxonne en contemplant l’image du navire (mais cette fois j’étais aussi dedans) […]. »[12]. Voici notre homme dans le navire et plus seulement hors de lui, à regarder de la rive la biche rejoindre sans lui sa vie aventureuse… Nous allons suivre avec plaisir ses aventures, car il ne sera pas lâche, alors même qu’au gré des dangers, on aura envie de répéter comme Géronte : « mais que diable allait-il faire dans cette galère ? »

Là encore : il faut un moyen pour se déplacer. Il suffit de peu pour vivre des choses, finalement. Un petit encouragement du désir, une parenthèse autour de ses scrupules objectifs, pourtant solidifiés par le leurre de la mauvaise foi (« Mais je suis homme à préférer, aux démarches laborieuses et aux paperasses que suppose un dédit même avantageux, le saut vers l’inconnu que représente une obstination déraisonnable »[13]). Et de spectateur, on devient acteur ; de la chambre, on entre en scène. La même gravure se retrouve ainsi, simplement retournée, à l’envers, dans la chambre de l’hôtel prête à l’usage et dans la cabine du navire où se joue l’action. Au début du roman, le héros déclare : « J’ai souvent été inventé par les événements. » Il s’est laissé aller au gré des flots ; mais l’histoire raconte précisément cet événement-ci, que cet homme plutôt passif donne un coup de pouce à son destin ; et à la fin, peut-être ne ferait-il plus la même déclaration.

Enfin, vous concluez votre roman avec une allusion au courant héraclitéen des événements, semblant nous dire que l’on peut (plus ou moins) décider d’y tremper le pied : « Mais je m’étais replacé dans le courant du fleuve qui arrose une Égypte intérieure à l’abri des touristes et des pilleurs de sépulture. »[14], posant l’expérience authentique (cette « Égypte intérieure » qu’est la vallée du soi) en opposition avec l’expérience artificielle et brutalement arythmique des profanes et des profanateurs…

J. R. – C’est pourtant vrai que j’ai écrit ce petit roman qui parodie l’un des plus connus d’Agatha Christie. Je me demande encore pourquoi. Peut-être à cause d’un bref séjour à Auxonne, où j’ai tâché d’imaginer ce qu’ont pu y être les rêveries du futur empereur. Et sûrement pour servir de cadre à certaines scènes qui me trottaient dans la tête depuis longtemps, et dont je ne comprends pas mieux maintenant quels peuvent être le sens et la provenance. Cela m’arrive assez souvent et m’incite à supposer que nos « moi » ne sont pas toujours aussi étanches et structurés que nous l’imaginons.

Partout et sans arrêt, des images, qui peuvent s’organiser en scènes de ce genre, s’échappent de tel ou tel cerveau où elles ne se sentent pas à leur aise, et cherchent un refuge dans un autre cerveau où elles comptent la trouver. Comme en rêve, il en va peut-être ainsi de tout ce qui, nous hante et que nous jugeons le plus personnel, mais simplement parce que nous nous sommes accoutumés à elles. Au lieu de les laisser se naturaliser progressivement, je les ai mises à contribution et m’en suis débarrassé dans cette histoire assez loufoque (on ignore en général que Pierre Dac a été mon premier vrai lecteur, voici près de quatre-vingts années). Je n’ai pas relu L’affaire du Ramsès III qui n’en a qu’une douzaine, et j’admire la façon dont vous l’analysez. Elle prouve le contraire de ce que je disais tout à l’heure à propos du caractère évasif de nos « moi ». Et les contradictions prouvent toujours quelque chose ou, au moins, qu’on a presque toujours tort d’affirmer ou de nier – deux faces de la même attitude. Car la réalité se révèle et se dérobe à la fois dans le rapport – d’union ou de séparation – qui existe entre les deux termes contradictoires. Si peu sérieux que soit le Ramsès, il y a du sérieux au fond de cette affaire, la seule question restant de savoir s’il est convenable de traiter avec frivolité le sérieux, comme si au fond il en manquait lui-même. Parce qu’il n’y aurait de fond à rien. Dès lors un événement en vaudrait un autre. Il ne reste plus alors qu’à danser, puisque, faute de fondement, subsiste quand même un rythme dont les différents tempos se superposent d’une façon qu’on a cru longtemps stable et harmonieuse. On ne peut que ressaisir ce qu’ont peut-être en commun les phases diverses d’un détraquement qui, de manière fugitive, a dû connaître celle d’un équilibre parfait. Le ressaisir quelquefois à l’état sauvage pour ainsi dire, par exemple dans un paysage ou un ciel nuageux ; ou – voulu – dans la structure d’œuvres d’art d’ambitions inégales : un silo à grains et une cathédrale, un graffiti et une toile de Poussin, le blues et un choral de Bach, une contre-rime de Toulet et la terza rima de Dante. Electivement enfin pour moi ce battement, propre au jazz, qui – d’une simple glissade syncopée – a transformé le pas de notre marche, si aisément caporalisable, en libre et jubilant accord avec ce point où la nécessité a connu elle-même une résolution du conflit entre le suspens et le mouvement. Ça ne dure en général que deux ou trois minutes, bien sûr, mais on peut toujours (ou en tout cas longtemps) faire repartir le disque…

Je me demande si vous ne vous montrez pas quelquefois trop subtil. Mais je respecte trop Héraclite pour lui refuser de monter à bord du Ramsès III. Et il est probable que tout le fret qu’on a embarqué en cabotant ici et là, occasionnellement en fraude, fermente dans les cales et en laisse des émanations monter jusqu’au pont de la première classe. Je me souviens que l’éditeur de ce petit roman avait choisi de le présenter sous cette bande : « un bateau ivre ». Rimbaud rejoint Héraclite, et le Nil l’indistinction des fleuves impassibles. Qui a raison ? Laissons-les en discuter ensemble.

M. H. – Retrouve-t-on dans ces œuvres si diverses, dans un poème, ou pour vous par préférence dans le jazz, ce « quelque chose » que nous essayons vainement de saisir, et qui, dites-vous, leur est cependant « commun » ? S’agit-il d’autant de tentatives impossibles de capturer (ressentir) dans la coulisse de l’être cet événement sauvage qui met toutes choses en mouvement, ou les fait apparaître présentes dans notre existence ?

J. R. – C’est parce que j’avais l’impression d’avoir déjà, d’une façon ou d’une autre, répondu à cette question, que je suis resté muet. Mais vous êtes un inquisiteur intraitable. Il est vrai qu’il s’agit du Saint-Esprit. Ou de la syncope ou, en effet, du boson de Higgs, particule intermédiaire. C’est le mot. En théologie orthodoxe (pas au sens d’Athènes ou de Moscou), l’Esprit est bien l’hypostase intermédiaire entre le Père et le Fils. Vous retrouverez cette configuration dans quantité d’opérations de physique, de chimie, de logique, de musique et de la vie courante. Même l’athée le plus convaincu agit et pense selon ce mode trinitaire.

Cet entretien a été réalisé entre fin décembre 2014 et mars 2015. Sa version complète est à paraître aux éditions du Bateau Fantôme


[1] Exode, p. 107.

[2] P. 9.

[3] Ibid., p. 15.

[4] Cf. L’affaire du Ramsès III.

[5] Pp. 26-27.

[6] Cf. Recommandations aux promeneurs.

[7] 20 janvier 2015.

[8] Un autre (1999), Journal de galère (2010), Sauvegarde (2012), et récemment L’Ultime Auberge (2015).

[9] À quoi il convient d’ajouter que, dans la rythmique du jazz, chaque temps se décompose lui-même en un triolet symptomatique…

[10] Abîmes, p. 28.

[11] À la lecture de votre réponse, je repense cependant à ce passage cosmologique du Timée (37d), où le temps de l’âme, qui scande le rythme du monde, se retrouve tendu entre le mouvement sensible des astres (multiples) et l’immobilité de l’éternité (une) : le temps sera ainsi « une image mobile de l’éternité ».

[12] L’affaire du Ramsès III, p. 33.

[13] Ibid., p. 22.

[14] Ibid., p. 86, avant-dernière phrase.

 




Marie-Noëlle Agniau, Nuit. Tombe. Sur. Univers

Nuit. Tombe. Sur. Univers. Clair.

 

Jardin. Flux. Mécanique. Eau. Flux. Cascade. Soleil. Incessant. Chaleur. Épaules. Genoux. Pastilles. Jaune. Yeux. Pouces. Yeux. Feu. Trèfles. Bleu. Mouches. Vent. Là. Herbe. Tremblement. Léger. Gramme. Or. Creux. Main. Jardin. Flux. Mécanique. Incessant. Fort. Incessant. Faible. Cris. Chien. Enfants. Eau. Torrent. Véhicules. Lents. Véhicules. Vite. Flux. Cascade. Fleuve. Mécanique. Herbes. Couchées. Vent. Grand. Nuit. Tuiles. Feu. Herbes. Pli. Force. Courbe. Terre. Peur. Enfants. Fenêtre. Nuit. Pli. Bruit. Chien. Cris. Peur. Bleu. Nuit. Éclair. Éclair. Éclair. Image. Nuit. Vent. Feuilles. Courbe. Casse. Flux. Fluide. Mécanique. Eau. Soleil. Pluie. Chaleur. Poids. Chaise. Corps. Longue. Nuit. Courbe. Torrent. Boue. Feuilles. Vol. Claque. Porte. Panique. Fort. Faible. Jour. Tombe. Blé. Vert. Long. Mer. Roule. Vent. Courbe. Sol. Haut. Couché. Yeux. Eau. Flux. Tonnerre. Éclair. Bruit. Vent. Herbe. Roule. Mer. Vagues. Herbe. Yeux. Orage. Fenêtre. Casse. Vent. Gouffre. Sol. Herbes. Trèfles. Mouches. Bleu. Pouces. Yeux. Jaune. Soleil. Voir. Air. Vent. Peau. Chaude. Lourde. Chaise. Corps. Descendre. Herbes. Trèfles. Terre. Sol. Verre. Eau. Claire. Main. Fraîche. Vitre. Orage. Fenêtre. Cris. Question. Porte. Claque. Eau. Trèfles. Verre. Mouches. Air. Ombre. Yeux. Mouches. Air. Soleil. Chaud. Coton. Terre. Fleurs. Fraîches. Ombre. Acacia. Feuilles. Trous. Maximum. Air. Soleil. Ombre. Avance. Frais. Sombre. Épaule. Froid. Frisson. Nuit. Orage. Vite. Fenêtre. Pluie. Ouverte. Pluie. Fraîche. Sol. Herbes. Terre. Ombre. Vent. Feuilles. Jardin. Flux. Mécanique. Arbre. Feuilles. Ombre. Parasol. Trou. Visage. Chaud. Tête. Cheveux. Sentir. Bon. Eau. Flux. Gorge. Cascade. Eau. Sentir. Flux. Blé. Roule. Herbes. Hautes. Prairie. Grande. Herbes. Hautes. Maximum. Toi. Taille. Elles. Herbes. Hautes. Courbe. Casse. Herbes. Fleurs. Trèfles. Eau. Flux. Pollen. Yeux. Gloire. Ombre. Goutte. Eau. Pli. Yeux. Sérum. Nu. Mains. Flux. Incessant. Fort. Faible. Moins. Peu. Nul. Rien. Sol. Trèfles. Chaise. Longue. Peur. Corps. Remise. Tôle. Froid. Pluie. Vent. Tempête. Pluie. Eau. Bleu. Vert. Soudain. Nuit. Air. Électrique. Masse. Eau. Herbe. Verte. Nuit. Bleu. Blanc. Colline. Eau. Nuit. Tuile. Bruit. Toux. Poussière. Nul. Toux. Herbes. Bêtes. Plumes. Nid. Corps. Peur. Peuple. Nuit. Herbes. Casse. Vent. Clair. Frais. Nuit. Genoux. Eau. Flux. Cascade. Pré. Bêtes. Gros. Grasse. Herbe. Lait. Âge. Rouge. Blé. Nuit. Vent. Beau. Loin. Fort. Herbes. Hautes. Corps. Dedans. Feuilles. Carré. Ivoire. Boutons. Yeux. Pollen. Rouge. Creux. Parfum. Yeux. Terrible. Sol. Feu. Pré. Herbe. Grasse. Nuit. Vent. Soleil. Tombe. Nous. Corps. Ombre. Chair. Seule. Jour. Nuit. Terre. Seule. Ombre. Chaleur. Yeux. Main. Pluie. Lourde. Vent. Casse. Herbes. Tôle. Feuilles. Branches. Nid. Trèfles. Blé. Vert. Haute. Herbe. Rose. Pétales. Rouge. Noir. Nuit. Non. Eau. Bleu. Courbe. Brille. Vent. Noir. Dedans. Nuit. Clair. Fort. Seul. Flux. Grand. Ivre. Peur. Sel. Noir. Yeux. Nuit. Jardin. Flux. Soleil. Corps. Nul. Nuage. Sombre. Blanc. Oiseau. Haut. Meule. Chaud. Chaleur. Soleil. Roule. Corps. Sieste. Boule. Meule. Rien. Nuit. Jour. Herbe. Sel. Eau. Tremble. Tête. Front. Yeux. Bleu. Eau. Coule. Joues. Jardin. Flux. Mécanique. Juste. Nuit. Tombe. Sur. Univers. Clair.

 

Du sol vivant a surgi …

 

    1

 

Du sol vivant a surgi le doublon de l’homme et du poisson. La cordée d’une pêche miraculeuse. Loin la mer derrière la plage immense. Le pain par les miettes avance tout de suite. On tient le chapeau en papier volatile. Lui le grand innocent. Du sol vivant a surgi la ronde tambour et le cri droit – hélas, la perspective est close. Hauteur dont les genoux cognent. Ils marchent à l’abri du temps dans un linge usé et cette œuvre inédite ravale la face de Dieu. Ils avancent, un filet d’or sur l’envers. La nuque est tranquille avec son collier de vents. Du sol vivant a surgi la courbe d’un dos. Le poids de l’être. Le cuir d’un poisson. Ils n’ont pas eu peur de s’accoupler en ouvrant grand la bouche. Du sol vivant a surgi l’huile – le pigment pour écrire – la couronne et l’assise : rouge sang. Un bébé de neuf jours. Son crâne est mou comme une éponge. Les souvenirs s’agglutinent et perçoivent l’orée du fond.

 

               2

 

En marchant avec toi qui marches lent. Non loin de la verdure, l’avant-dernier jour d’un nom. On rajoute à minuit ce qu’il faut de secondes – la masse lourde d’une Terre surchargée d’elle-même. Témoin : la vie muette.

Dites – quelle forme avons-nous ? Un corps semé de particules luminescentes. Nous voyons trouble. Que voyons-nous ? La patte d’un insecte soudain fractionné. Est-ce une seconde ? Peut-être moins ? Lichen de feu ? Dès qu’on y pense. Quel est ce corps qui happe les collisions ? Un sentiment dans l’être humain.

                        3

 

Et les méduses changent de couleur.

Est-ce que ça flotte les billes ?

 

Est-ce que ça flotte les billes ? Se demande celui qui regarde à travers comme on cherche à voir l’entrechoc des mondes. Est-ce que ça flotte avec la lumière et son tilt indéchiffrable ? Est-ce que ça flotte les billes dans l’eau claire d’une rivière ? Dans la main de l’enfant qui joue à Jonas saisissant la baleine ? Est-ce que ça flotte comme une feuille ? Comme la lotte ? Est-ce que ça flotte comme le sens ? La répétition des leçons ? Est-ce que ça flotte comme le mime qui balaie tout langage ? Ou bien l’ombre qu’on bouge pour s’éloigner de soi ? Se rapprocher ? Est-ce que ça flotte ? Comme les noms que ça porte ? Les agates ? Les araignées ? Les tornades ? Les dragons ? Est-ce que ça flotte depuis longtemps ? Depuis toujours ? Depuis qu’on joue ? La première roue ? Est-ce que ça flotte dans les parois ? Avec quelle main ? Est-ce que ça flotte avant de couler ? Combien de temps ? Peut-on le voir ? L’instant d’avant ? Avant de couler ? Est-ce que ça flotte ? De quelle couleur ? Faudrait-il un filet ? Pour les garder ? De couler plus bas ? Est-ce que ça flotte les billes qu’on partage en deux tas ? Est-ce que ça flotte comme la nef qui sauve Hélène ? Est-ce que ça flotte les billes qu’on jette en colère ? Est-ce que ça flotte les billes qu’on n’a pas ? Qu’on a perdues ? Qu’on palme entre ses doigts ? Pour nager avec ? Est-ce que ça flotte les billes en terre cuite ? Qui ne cessent pas – jamais – de jouer. Est-ce que ça flotte ? Comme une toupie ? Multicolore.

 

Marelle

 

De la terre jusqu’au ciel, marelle, rien ne défait le jeu noir ni la nuit ni le vent. Les enfants ont grimpé à cloche-pied sur le sol. Sont tombés plusieurs fois en jetant les cailloux. Fallait-il ou non mordre la ligne ?

Tu n’es pas rentré alors que j’avais un récit à te faire. Celui de ma journée – désormais en souffrance. Tu vois, il y avait des abeilles ou peut-être des guêpes dans un crâne de chien. Le nid était sûr. S’agitait furieusement à l’approche des enfants. Au Muséum d’Histoire Naturelle, une jeune fille dont j’ai su le prénom, disait d’un ton décidé à son petit ami que les dinosaures – non vraiment – n’ont pas pu exister. Il n’y avait pas d’hommes alors et les hommes ont tout inventé. En plus, les squelettes sont des faux et comme la verrière est cassée, il pleut sur les os. Moi, je préfère les bocaux avec les fœtus. La leçon de vocabulaire fut atroce. On installait un cirque d’hiver pour les animaux. Dans les grandes villes, on cherchait de quoi manger. S’achetaient parfois des grillons et des fourmis grillées à l’épicerie fine. Il y eut un incendie au moment des travaux : une étincelle, des grésillements, un feu de prise et puis de l’eau. On jouait à trap-trap dans les écoles. Un coup de vent a fait chuter les marronniers et sous les coquilles d’œuf brisées – une paire de chaussons taille 28. Le sang fuse dans mes petites artères. Partout la paille brûlait et des humains coulaient au fond des mers depuis le canoë. Ailleurs, de gentilles personnes s’occupaient des ancêtres à les faire manger et boire, les langer comme des bébés et leur parler comme aux braves bêtes. J’avais perdu mon doudou dans les rayons d’un grand magasin. Le temps était maussade : il fallut remettre à la maison le ronron du chauffage au fuel et comme toujours en ce début d’automne, on s’étonnait à l’avance de voir les décorations de Noël accrochées aux fenêtres. Mais qui peut hâter les jours ? Au fond d’une cour – un jeune homme eut l’œil perforé par un morceau de verre. Les raisons de l’attaque sont restées troubles avant d’apparaître comme une histoire de cœur. On ramasse à la pelle des insectes tout secs, un bout d’aile de papillon jauni par le manque d’oxygène. Le démantèlement des centrales nucléaires terminait à peine. Des êtres hybrides poussaient leurs cellules. De jeunes cancers couraient partout. À l’hôpital, le plus ancien organisait les courses de bolide. Dans les couloirs, le jeu du requin faisait des ravages avec la taie d’oreiller. Sur un fil à linge, les cintres tintinnabulaient comme les ô ma d’un catamaran. En un mot, fallait dire, l’orthographe s’effondrait. Dans mes cahiers d’école, tous les émoticônes pleuraient. On installait au bord des routes des groupes électrogènes. Un bleu de ciel kilowatté. Je n’ai pas vu Didi tomber de la voiture. Les gens ne savent plus lire et rêvent pourtant des anneaux de Saturne. En chemin, les cinémas montraient la plus belle des fictions : la guerre rendait les armes et les morts se relevaient au jardin d’éden. La lampe solaire du colibri vibrait la nuit toutes les 5 secondes. Il y avait des graffitis sur la table, gravés peut-être au compas. Des écritures obscènes ta race ! Les enfants avec des bouts de bois fabriquaient des ponts. Pimpon. Pimpon. La bibliothèque bruyante disait 1, 2, le vol de livres n’est pas autorisé. Les ondes harmoniques cherchaient des portes dans les ordinateurs et la suprématie quantique. Le tambour des machines tournait très vite et la douleur est un circuit supraconducteur, logique ! Des conflits militaires agitaient toujours la même bande de terre. Entre deux raids, les mamans lavaient les enfants dans une jolie bassine. L’eau n’était pas bien comestible et des poupées à la tête coupée regardaient le ciel. Nul ici ne se connait. Ce sont d’autres enfants que les mères nettoient. Et d’autres mères que les enfants enlacent. Au passage à niveau, j’hésitais entre vertige et rouge phare. Dans le train, paraît-il, une grande sœur consolait son petit frère de la longueur du voyage. J’avais dans mes oreilles le bruit du IPod. Les oiseaux n’existaient même pas. Les hommes se partageaient le souvenir de la Terre à travers des tablettes. La poussière collait aux écrans et la pulpe des doigts. Un bébé naissait sans visage mais les jeunes aiment bien faire de la glisse urbaine et descendre en vitesse les éléments du skate-park. Mon sac à dos pesait lourd et les affaires d’école. J’eus même l’idée de peser chaque mot mais seules les choses ont un poids : mystère et boule de gomme.

Présentation de l’auteur

Marie-Noëlle Agniau

Marie-Noëlle Agniau est née à Verdun en 1973. Poétesse, elle vit en Limousin et enseigne la philosophie. Très attachée à la publication en revue, elle a publié une trentaine de recueils et/ou livrets poétiques. Présente dans plusieurs anthologies, elle participe à de nombreuses lectures publiques et manifestations littéraires. Elle produit sur le réseau radiophonique RCF une chronique littéraire et philosophique. Depuis 1998, elle s’attache quotidiennement à la rédaction d’un journal intime et fabrique des petits livres-objets destinés au cercle amical de la correspondance.

Bibliographie 

Dernière publication : L’objet du livre est un songe, Triages, anthologie, volume 2, Tarabuste, 2020

Autres lectures




Joep Polderman, Passages , extraits

            1.

je recule
devant l’immense

image d’espace
parfois il manque

à mon regard
moi-même

de même que la forme
et la couleur du hasard
de ce qui m’environne

et je sais que je ne pourrais jamais accueillir en moi
qu’un quart ou moins

mais un quart
d’espace
c’est déjà la silhouette

déracinée des pieds
jusqu’à la tête
une fleur cueillie                    dans le temps

qui s’efface

c’est déjà un filament
l’étincelle allumée
par mon désir – du bûcher présent

 

les amours
soufflées. perdues.
un à un passé

sous mes pieds
la terre tremble
rugit sans traces

la mémoire les efface
jusqu’à la pâleur des pierres

je pleure je souris
c’est comme ça.

 

tout le monde part
dehors
même la vie
dedans
fuit

le temps passe
sans traces
que nous
devant l’immense
bouche béante

autour du nœud
« moi »
tout se détache

même la peau se relâche
et les nerfs se délient
« je » fuis

 

mon corps
un poids parmi tant d’autres
dans cet espace-là
présentement

mon corps presse contre les herbes vertes à Montsouris
sur une colline

le bleu du ciel est partout                je dirais

les herbes vertes pressent contre mon corps à Montsouris
dans une vallée

partout brille le bleu du ciel            je dirais

une impression condensée
nous submerge

elle à mes côtés
ou moi en corps
à côté d’elle

on meut en réalité
tout ce qui est présent
rythmé

aux accents
d'une surfaces et de secondes  
accidentels                                       – on respire  

quel soulagement de le ressentir     – on vit 
encore en corps
la pelouse pulse          fort

 

le souffle silencieux
centrifuge                               l’univers dans ses yeux
                                               / j’attends en mouvement
que l’étincelle du silex
révèle la motion des cieux

 

 

 




Christian Monginot, L’Insecte du placard, Un jour d’exercice sur la terre, textes inédits

VANITÉ DES VANITÉS

            Tu empiles dare-dare tes livres sur ta table. Achevés, pas achevés. Édités, pas édités. Tes notes, tes brouillons, tes chroniques. Tu mets ton crâne par-dessus, style presse-papier. Un zeste de musique pour lier le tout. Luth, viole, flûte. Et ton globe terrestre pour dire d’où tu viens. Au cas où. Mais, vite, vite ! La lumière est en train de flancher. Ta chandelle est morte. Il n’y a plus de feu ! Toutefois, quoi qu’en dise l’ami Pierrot, dans l’état où tu es, frapper chez la voisine serait un manque flagrant et littéral de savoir vivre. Même si, dans sa cuisine, on bat le briquet. Viennent le peintre, le photographe, l’interviewer. Souris leur ! Pas comme ça. Non. Les deux mâchoires bien serrées et synchrones. Pas pendantes ni disloquées. Cheese ! Un dernier effort, oui c’est ça, autrement ça fait peur ou désordre et la postérité n’a pas besoin de ça. Hélas, hélas, pauvre Yorick ! Te voici donc nature morte et bien morte, crâne épinglé comme un gros scarabée au milieu de cette « vanité », le reste de ton squelette disparu, dispersé aux quatre vents comme les miettes du petit Poucet.

            Ce sont les peintres hollandais, humoristes à leurs heures, qui inventèrent au XVIIème siècle ces joyeusetés qu’on appelle « vanités ». Par gros temps calviniste, il était de bon ton de faire chuter le prix des séductions terrestres et de rappeler à tout un chacun qu’il n’est qu’un peu de chair rêveuse sur un bout d’os friable, le tout coincé entre deux blocs d’éternité sévères. Un coup d’œil sur la mort matin, midi et soir, pensait-on, ça aide à patienter entre les repas et ça remet les idées en place. Tu tombes raide devant certaines de ces œuvres. Celle de Pieter Van Steenwyck, par exemple. Qui semble faite exprès pour toi. Il ne manque au tableau que ton ordinateur. Le reste, sur la table, est pareil. Mêmes objets, mêmes empilements, même désordre. Sauf que ton crâne est encore accroché sur tes épaules. Ce qui n’est pas vraiment gênant.

            Jacques-Bénigne Bossuet, catholique impénitent, sermonneur de génie et évêque de Meaux, humoriste lui aussi à ses heures, stupéfia la cour du Roi Soleil, dans un de ses fameux stand-up, en ouvrant devant elle une boite surprise : « Me sera-t-il permis aujourd'hui d'ouvrir un tombeau devant la cour, et des yeux si délicats ne seront-ils point offensés par un objet si funèbre? » C’est ainsi que commence son sketch. Tu aurais payé très cher ta place pour voir la tête des Ducs et des Duchesses, des Marquis et des Marquises ! Un tombeau ! Autrement dit, une boite à vanités, destinée à illustrer cette leçon de chose épiscopale sur la mort et ses vertus thérapeutiques.

            Vanité des vanités. Tu t’es aussi, quant à toi, très souvent retrempé dans l’humour sublime, grinçant et sans fond de l’Ecclésiaste, tu y reviens sans te lasser. Buée de buées. Tu nages entre ses lignes en retenant ton souffle. Tu tentes de plonger chaque fois plus profond pour en rapporter quelque étoile de mer, quelque coquillage inconnu. Fumée de fumées. La pratique régulière de l’apnée poétique donne à ton souffle ce petit coup de pouce qui te permet à chaque fois de ne pas rester au fond. Se pourrait-il que la joie paradoxale ressentie dans ces moments de plongée en eau amère et profonde découle d’une équation unique dont les termes incluraient tout ce que tu n’es pas au point d’en faire la pupille même de ton œil et le cœur palpitant de ta propre évaporation ? La mer mélangée avec le soleil. Les poissons avec les oiseaux. Les pierres avec les roseaux. Les jours gris avec les jours clairs. La présence avec l’absence. L’amour avec la blessure. La solitude avec ses reflets. Est-elle vraiment retrouvée ? Quoi ? L’éternité ! Mais ton chat miaule dans le couloir. Tu lui donnes quelques croquettes contre un bout de la réponse.

 

Texte extrait d’un livre en cours d’écriture de Christian Monginot : L’insecte du placard.

Illustration : une « vanité » du peintre hollandais Pieter Van Steenwick (1615 – après 1656). Titre du tableau : « ars longa, vita brevis », soit : « l’art est long, la vie est brève », formule extraite d’un aphorisme d’Hippocrate. L’aphorisme entier dit : « L’art est long / la vie est brève / l’opportunité fugace / l’expérimentation faillible / le jugement difficile ». Qui dira le contraire ?

HABITER POÉTIQUEMENT

 

            Il suffit d’un instant, celui d’un premier pli dans le temps de la chair, pour que ton lieu te soit ouvert. Tout est là. Aussitôt. Tout. Tu touches d’un coup aux bords obscurs et muets de ton ignorance. De ta province. L’infini s’est fait un nouveau corps. Lumière. Nuit. Velouté d’étoiles. Carnaval de formes. Explosion de couleurs. Déluge de sons. Tourbillon d’odeurs. Été des saveurs. Brise des caresses. Tout est venu dans ce choc et dans cette stupeur que tu appelles « corps ». Rien ne reste dehors. Rien ne stagne dedans. Le vent emporte tout, le vent rapporte tout. Le vent qui est l’âme inquiète de toutes les poussières et la dictée secrète de ce qui te fait et te défait sans cesse.

            D’aussi loin que tu voies, d’aussi loin que tu entendes, d’aussi loin que tu t’ignores, tu es déjà venu et revenu par lui. Il ne te manque que les mots pour le dire. Et ce manque sera, si tu le veux, ta vie. Un retard infini sur toi-même. Dans lequel s’engouffrera et parlera le vent. Quand tu verras l’oiseau, tu diras « l’oiseau », mais du mot à l’oiseau qui passe, tu te verras toi-même comme un puits sans fond. Un gouffre à peine aménagé avec de frêles passerelles et de pauvres échelles de corde qui se balancent dans le vide. Tu diras : voici tout ce que je peux faire pour combler mon retard et faire fructifier ce vide, je n’ai pas d’autre art poétique que ces cordes et ces planches. Et ceux qui croient en savoir long sur le « profond » se moqueront de toi.

            Arrivé avant de partir, tu n’as plus qu’à trouver les actes et les questions qui mènent de la fin vers le commencement. La réponse est là et bien là. Depuis toujours. Comme un insecte prématuré, un papillon volant à l’envers, une perfection sans normes. Le voyage déjà achevé cherche parmi ses braises l’étincelle d’un départ avorté. Mais entre le voyage qu’absorbe l’horizon et l’horizon qu’aveuglent les désirs, toi tu cherches ton pas, ta façon de marcher, un chemin réversible où les mots ne seraient plus séparés de leurs actes ni de leur chair mais avoueraient enfin le poudroiement théâtral d’un monde étrangement continu dont les coulisses seraient la propre nudité des corps et des voix.

Extrait d’un livre en cours d’écriture : L’insecte du placard.

Illustration : Tableau d’Henri Rousseau, Le rêve, huile sur toile, 1910.

 

 

 

HEUREUX LES PAUVRES EN ESPRIT

            Certains matins, tu te lèves et la richesse te submerge. L’autre richesse. Pas celle des comptes en Suisse ou aux îles Caïmans. Non. Celle du goût. Du goût des choses. Du goût d’aller. Du goût de vivre. Cette étrange saveur dont tu ne sais quelle est l’épice, mais dont tu peux retrouver sans peine les ingrédients de base. Une certaine fraîcheur, par exemple, qui est musique et danse pour le corps. Une certaine lumière, déjà présente dans le noir. Une sorte de légèreté élastique et digressive, qui semble se propager autour d’un centre vide se déplaçant sans cesse entre les objets, les pensées, les émotions. Le tout composant un trésor impalpable qui se confond avec le jour qui vient.

            Mais parfois, comme par sortilège, enchantement, malédiction, alors que tu touches au cœur de ce trésor, tu butes contre un roc. Celui de la plus sévère pauvreté. Voici le rêve d’amour du Prince réduit à une pantoufle. Voici Cendrillon rendue à sa citrouille, à ses souris, à ses haillons. Le conte tourne court. As-tu rêvé comme eux ? Te voici soudain perdu dans la brocante des mauvais jours, courbé sous le vieux bric-à-brac des monotonies, l’insipide poussière de l’ennui, les toiles d’araignée du temps qui passe. Se peut-il que le cœur de la merveille fusionne ainsi avec le silence des pierres ? Est-il possible que le trop devienne synonyme du rien ? Par quel « sésame » communiquent donc l’envers et l’endroit du bonheur ?

            Heureux les pauvres en esprit, dit-on. Et non les pauvres d’esprit, comme disent certains. Un trésor leur serait promis. Un Royaume. Durable écho de la montagne aux Béatitudes. Rumeur d’un temps où la ronde des pauvretés entraînait tous les pauvres à danser d’un même pas autour d’un même vide voilé d’amour et de stupeur. Mais toi, lorsque tu joues à saute-mouton de merveille en pauvreté, quel est ton bond, quel est ton vide ? Quels sont les enjeux, les désirs, la formule ou la destination qui te poussent à naître, à marcher, à écrire, écrire encore ? Toujours est-il que le bond se produit, que l’abîme est franchi, que l’incroyable advient. Tantôt dans un sens. Tantôt dans l’autre. Le moins changé en plus. Le plus changé en moins. Et ainsi de suite. Le miracle en est si familier qu’il semble l’air que tu respires. Tu ne sais par qui, par quoi, ni où, mais, de toute évidence, la recette est écrite quelque part en toi. Chimie ? Alchimie ? Magie ? Où donc se cache l’étrange Docteur ? Le Faust de ces métamorphoses ? L’alchimiste ou le sorcier de ces inexplicables torsions du goût des choses ? Où sa diabolique recette ?

            Ta richesse a la couleur des fleurs, des fruits, la couleur des paysages luxuriants que le hasard vaporise parfois dans le vide qui sépare l’œil et le mot, le frisson et la forme, l’attente et la rencontre. Ta pauvreté a la couleur du givre, la couleur de ce qui s’éloigne et s’absente, mais que l’on sent un jour renaître à l’intérieur de soi à la façon d’un printemps discret, d’un conte que l’hiver aurait confié à la terre endormie et dont celle-ci se souvient en s’éveillant. Mais de l’une à l’autre n’a cours qu’un seul et même commerce, dont l’objet, le bénéfice et toute la magie consistent à rappeler à l’une ce qu’elle veut oublier de l’autre, afin que l’une et l’autre puissent reconnaître, par-delà espoirs et déceptions, dégoûts et fascinations, ferveurs et coups de blues, l’étrange unité du monde fou mais sans couture qui s’ingénie à les rêver ainsi, toutes deux, en les opposant.

Texte extrait d’un livre en cours d’écriture : L’insecte du placard.

Illustration : Wang Wei, période Tang, 701-761.

LES SAVOIRS D’APRÈS

 

            Il est des savoirs amers. Des savoirs qu’on refuse. Des savoirs d’après. Des savoirs dont l’amertume brouille le goût qu’on a de vivre. Des savoirs que l’on frôle toute une vie durant sans pouvoir leur prêter la moindre part de soi. Savoir ce que tu aimes, savoir ce que tu refuses, savoir comment, pourquoi : tu en admets tant bien que mal brumes et flottements, mais lorsque tu t’approches de ces savoirs d’après qui te glacent le sang, tu doutes soudain de pouvoir en accueillir le tranchant sans te vider de toi. Que feras-tu, que vivras-tu, qui seras-tu après ? Peux-tu même imaginer le moindre après de ces savoirs d’après ? La poésie elle-même, celle qui ne recule pas, celle qui obéit sans défaillir au flux silencieux de ce qui dicte, la poésie possède-t-elle quelque double des clefs de ces savoirs d’après l’après ? Qui le dira ?

            Or, y a-t-il pire savoir d’après que celui de la perte présente ou prochaine d’un être aimé ? Peut-être celui de sa souffrance, te dis-tu. Mais l’un ou l’autre revient au même, tu es touché en ce point où ce que tu vis se heurte au mur désespérant de ton impuissance. C’est au pied de ce mur, toutefois, que se dévoile à toi la pleine valeur de l’écho. Ce que tu te désoles de perdre se mesure à ce que tu n’as jamais possédé et qui t’a pourtant si fortement tenu. Devant ton impuissance et l’aller sans retour de la nuit, tu te dis que l’amour est un art infini de l’écho, et le monde, le simple fruit musical de cet art : mais pourrais-tu savourer le moindre fruit sans le perdre à l’instant même de sa cueillette ?

            Les savoirs d’après ne sont pas de ceux qu’on acquiert par l’effort ni le talent. Ce ne sont que savoirs âpres distribués par le hasard ou la fatalité. Sans l’avoir désiré, tu en as reçu ton lot, et d’autres, pas moins saumâtres, se rapprochent de toi. Tu n’as pas choisi. Tu ne choisiras pas. Mais si tu regardes autour de toi, face au fil vibrant de ta chair s’étend l’immensité de ces monts, abîmes et merveilles d’effacements et résonances, pavée de ces savoirs amers que nul n’a désiré. Les disparus et les vivants y prospèrent d’une même vie et d’une même mort dans la seule chair des vivants. L’amour et la mort s’y abreuvent d’une même eau faite d’échos et de reflets qui s’entretissent entre les quatre coins du vide.

            Chacun tient le fil à son tour. La tapisserie se déploie, s’étend et vit sa vie d’ombres et de lumières, de cailloux et d’étoiles, de saisons et de couleurs, flottant comme une oriflamme parmi les plis invisibles de la grande innocence. Des mains lâcheront le fil. D’autres le reprendront. Feu, miel, cendres à volonté. Tiens donc ce fil. Travaille vite. Bien si tu peux. Puisque c’est ton tour et que rien d’autre ne justifie les dix doigts de tes mains.

Extrait d’un livre en cours d’écriture : L’insecte du placard.

Illustration : Edward Hopper, Sun in empty room, 1963.

Un jour d'exercice sur la terre

 

 

Introduction

UNE CERTAINE INTENSITÉ

 

            Quelques jours après la mort de Pascal, un domestique de sa maison trouva dans la doublure de son dernier pourpoint un parchemin et une feuille de papier, auxquels il ne put accéder qu’en défaisant la couture intérieure de l’habit. Ces documents furent aussitôt remis entre les mains de Madame Périer, sœur ainée du philosophe. Le texte écrit sur le parchemin, l’avait été avec grand soin de la main de Pascal, et figurait en double sur la feuille de papier, comme une copie ou un modèle du premier. Il était daté du 23 novembre 1654. Presque huit années s’étaient donc écoulées entre sa rédaction et la mort du philosophe, survenue le 19 août 1662. Compte tenu de l’endroit où il avait été découvert, du temps durant lequel il n’avait probablement pas quitté celui qui l’avait écrit et du caractère lapidaire mais intense de son contenu, on pouvait imaginer avec vraisemblance qu’il n’était destiné qu’à un usage personnel et constituait, à ce titre, une sorte de mémorial d’un moment très fort et très précieux dont le philosophe souhaitait conserver la trace tangible au plus près de lui. Écrit bref, énigmatique, succession de phrases courtes, d’interjections, exclamations, supplications, témoignant d’une crise spirituelle profonde, mêlant les accents de la contrition, de la prière, de la révélation et de l’extase, ce texte est connu aujourd’hui sous le titre posthume de Mémorial.

            Tu avais seize ans lorsque tu découvris cet écrit dans une vieille édition des œuvres de Pascal. Sans que tu puisses alors comprendre vraiment la nature de la crise profonde qu’il évoquait, son intensité te frappa et te parut étrangement familière. Ce feu dont il témoignait, et dont ses mots semblaient autant de braises, te renvoyait à ces moments singuliers où tu avais toi-même, tout au long de ton enfance et de ton adolescence, connu de tels embrasements. Oui, cette intensité par laquelle un homme ou un enfant s’évadent parfois des signes et des cadres de son existence en déjouant la surveillance de sa propre raison, ne t’était que trop connue et t’avait depuis toujours autant fasciné qu’inquiété. Au fil de tes expériences de la vie et de tes relations avec la poésie et l’art en général, il t’a semblé que cette intensité contenait une aspiration à un mode de communication différemment orienté entre les hommes et esquissait, entre ceux qui en étaient porteurs, par-delà le temps, l’espace, les langues et les croyances, un embryon de communauté où cette communication trouvait non seulement une manière anticipée d’application sociale mais devenait ainsi disponible à tous ceux, qui pourraient dès lors, s’ils en ressentaient le désir ou le besoin, s’y associer.

            Une telle communauté, liée de façon très improbable par un certain type ouvert et assumé de débordement symbolique, où quelques vivants de chaque époque auraient côtoyé quelques morts parmi les plus vivants des époques précédentes, aurait donc été faite, par les singularités respectives de chacun de ses membres, dépositaire d’une intuition de valeur universelle touchant à quelque limitation et inversion matricielles de la communication humaine et à la possibilité de faire et de dire plus et autrement. Tout ce que tu as pu écrire jusqu’à aujourd’hui n’aura, au fond, obéi qu’au désir d’approfondir cette intuition et de renforcer ta propre participation à l’effort de cette communauté dispersée, pour la mettre en pratique et la vérifier. Tu t’es très tôt senti aspiré et lié par cette intensité que tu éprouvais toi-même et retrouvais dans les Pensées ou le Mémorial de Pascal, dans la rage d’Une saison en enfer, la flamme noire des tableaux de Goya, la puissante révolte d’Artaud le Momo et dans bien d’autres œuvres, expériences ou façons de vivre déterminées par ce type de débordement raisonné.

            Le poème présent ne fait pas exception à cette règle, bien au contraire, puisque, comme le dit le choix de son titre, extrait du Mémorial, il aspire à mieux faire ressortir encore et agir cette règle dans et contre le cadre de ta propre existence. Ce poème t’a été suggéré, entre autres choses, par ton insomnie chronique et ce qu’elle t’a appris du monde qui t’entoure et de toi-même. Ses couleurs varient selon l’heure de ses séquences. Poème de la ville, des gens qui l’habitent, de leur multiplication, de leurs métamorphoses, du trop qui les consume, du vide qui les nourrit, il s’est écrit au gré des flux et des reflux qui font communiquer entre eux les corps et les lieux, les heures et les couleurs, à la façon d’un vagabondage où intérieur et extérieur avoueraient leur nature commune et l’étrange continuité dans laquelle ils sont pareillement embarqués.

            On pourra le lire, selon sa préférence ou sa disponibilité, de façon continue, comme une aventure, une quête, une histoire, un conte, ou bien de façon désordonnée, en disjoignant et séparant les séquences les unes des autres. À moins qu’on ne préfère accorder l’heure et la lumière de la séquence choisie à l’heure et à la lumière du moment de sa propre lecture. Il est vingt-deux heures trente à l’instant où tu poses le point final de ton livre, c’est peut-être l’heure à laquelle le hasard aura fait que le lecteur l’ouvrira : pourquoi ne te rejoindrait-t-il pas, par exemple, à la séquence correspondante ?

SÉQUENCE N° 1 : commençons par la fin [20 : 00]

Commençons par la fin,
Te dis-tu,
Car désormais l’ordre n’est plus l’inverse
Du chaos,
Et la fin pourrait bien être
Ce qui se rit de toi au fond de toi,
Cette chose dernière qui s’absente des mots
Dès la première phrase
Mais veille dans les blancs et n’en pense
Pas moins ;

Rira bien qui rira le dernier,
Comme on dit,
Et rire bien est sans doute
Ce qui peut t’arriver de meilleur ;

Tu t’assois sur un banc
Dans un minuscule jardin public,
L’air est doux,
Le monde semble endormi,
Des noms flottent dans l’atmosphère,
Tu t’efforces de déchirer la membrane invisible
Du temps
Pour entendre plus distinctement le murmure
De cette chose appelée fin ;

Entre la fin des haricots et celle
Qui justifie les moyens,
Entre la fin des fins et la fin de tout,
Se dissimule la plus discrète,
La plus silencieuse,
La plus opaque et charnelle des fins,
Celle qui tourne et vire dans ta tête et n’a cure
De tambours ni trompettes
Pour donner à chacun de tes mots
Cette pincée de vertige qui le sépare
Des brumes originelles ;

Chaque jour n’est-il pas d’ailleurs, comme celui-ci,
Le jour qui la précède,
Et chaque instant, celui qui la mélange au flot
De ce qui n’a jamais cessé de commencer ?

 

SÉQUENCE N° 13 : le « oui » où tu te perds [23 : 00]

Parfois, la nuit devient celle de tous,
Elle reconnaît son propre fil
Dans le tissage de chacun,
Nuit noire,
Nuit blanche,
Son pas devient audible,
Pour le dormeur, pour l’insomniaque,
Le noctambule, le somnambule ;

Tu crois la traverser, l’explorer,
Mais c’est elle qui musarde en toi,
Faisant cueillette de tes questions, de tes doutes,
De tes raisons de dormir ou de ne pas dormir,
Elle sait être une seule et même nuit,
Elle sait en être mille et une,
Elle est tienne parce que tu te fais puis te défais
En elle comme se font et se défont tes songes ;

Au matin, tu jurerais avoir rêvé,
Mais qui te dis que ce que tu crois avoir été ton rêve
N’est pas la pensée nue de cet arbre aux lucioles
Qui a trouvé en toi le nom de « nuit » ?
La nuit n’est-elle pas toute ton ignorance,
Mais à l’envers, vue de dehors,
Sa face non humaine si tu veux,
Visage exposé à l’absence dernière de regard ;

La grande image de la nuit n’est aucune image
Et toutes à la fois,
Elle est ce que tu ne vois pas
Dans tout ce que tu vois,
Elle est en même temps le point autour duquel
Tournent tes pensées les plus intimes
Et l’horizon où se dessinent
Les figures de ta stupeur ;

Le visage de la nuit résume-t-il ces visages tiens
Qui te restent étrangers,
Figures animales, végétales, minérales, divines ?
Son sourire n’est-il que ta façon
D’apparaître ou de disparaître,
Son silence, le « oui » où tu te perds ?             

 

SÉQUENCE N° 14 : l’impasse matricielle [23 : 15]

Sur la chaîne préférée du patron,
Les informations tournent en boucle,
L’Apocalypse suit son bonhomme de chemin,
Mais les clients ne regardent plus, ils préfèrent
Échanger les fumées de leurs têtes plutôt que d’inhaler
Celle des commentateurs ;

Toi, tu regardes, au-delà de l’écran,
Cette foule immense que nul ne peut plus dénombrer,
Une foule venue du tréfonds de la vie,
Parlant des langues inconnues,
Serrée, pressée, affolée autour du vide qui aspire
Les cœurs, les esprits, mais ne donne à chacun
Ni le moyen ni la façon d’identifier
Le lieu à atteindre, le mot à dire,
La chose à désirer, la réalité à étreindre ;

Comme chacun,
Dans ce petit bistrot,
Tu es venu te délester des significations dernières,
Celles qui pèsent sur ta pensée, sur tes mots,
Tu t’amuses de voir ici,
Pour un instant,
La Fin trinquer et jouer aux dés sans façon
Avec le Commencement ;

Tu as appris à écouter, au gré du temps,
Un homme après l’autre, mais qui peut,
Restant dans sa propre mesure, écouter sans broncher,
Le grondement de ce torrent où les hommes roulent
Comme des galets ?
Le flux se mettra-t-il enfin à parler ou cela ne sera-t-il
Que subterfuge de ventriloques stipendiés
Contrefaisant les voix
De l’actualité, du temps, de l’histoire ?

Dans leurs habits déchirés, poussiéreux,
Ces foules viennent sans doute, te dis-tu,
De la grande impasse matricielle,
Celle qui durcit la matière du rêve afin de nier
La soif du rêveur et promouvoir obstinément
L’absurde tautologie du veau d’or et de son signe…

 

SÉQUENCE N° 26 : habiter la stupeur [02 : 15]

Ce n’est pas assez de s’étonner, songes-tu,
En terminant ton verre,
Ce n’est pas assez,
Il faut,
Un jour ou l’autre,
Sortir de l’étonnement passager,
Du doute méthodique, 
De la perplexité de circonstance
Et investir,
Sans regret ni retour,
Poétiquement et pratiquement,
Le territoire hors dimensions de la stupeur ;

Ces corps qui vont et viennent sans but,
Ces bouches qui s’ouvrent sans parler,
Ces désirs qui tâtonnent dans la nuit des organes,
Ces rêves qui débordent les mots,
Ces intuitions qui griffent le silence,
Ces cris jetés au-delà du dicible,
Ces actes qui trouent la comptabilité des actes,
Tournent tous
Autour
De cette terra incognita ;

Ni l’ivresse, ni la violence,
Ni le mensonge, ni le déni,
Rien ne peut faire que l’instant
N’irradie désormais comme le cœur de braise
D’un astre aride où se vivrait
L’expansion d’une soif orpheline
En quête de sa neuve innocence et des lueurs
D’une insécable alliance ;

Celui que le temps oublie sur le bord du chemin,
Celui qui s’oublie sur le bord de lui-même,
Celui que mille vies aspirent, disloquent et abandonnent
À chaque pas,                            
Celui-là le sait mieux que n’importe qui,
Car sa chair est
La stupeur même,
Et sa pensée, une main tendue dans le noir
Vers la pensée naissante de ce qu’elle touche… 

SÉQUENCE N° 95 : feu [19 : 30]

Vers le couchant, le feu hisse ses voiles,
Et la ville s’embarque avec armes et bagages
Dans ses ors et ses rouges ;
Les immeubles échangent leurs reflets,
Les arbres redorent leurs feuilles,
Les nuages prennent des poses,
Tandis que les visages se font tournesols
Et les désirs, cartes postales ;

Mais c’est un autre feu qui parle
Depuis le fond noir que masque
L’agitation inquiète des beautés simples :
Un feu d’épines,
Un feu de pierres,
Un feu de miroirs brisés,
Un feu de solitude et d’os voué à d’impossibles
Buissonnements,
Ou aux buissonnements de l’impossible ;

Ce qui brûle dans l’attente obscure des choses,
Fait briller le noir qui circule en toi
Et ouvre dans ton corps
Des allées rouges et blanches qui mènent
Vers des clignotements d’herbes électriques
Et des phosphorescences criblées
De lettres brunes signalant
Les opacités indépassables du paysage
Et les fausses
Interruptions du flux ;

Aussi, cherches-tu en toi et autour de toi
L’instrument
Le mieux adapté aux équilibres et aux tensions
De cet instant où se dévoile
La nécessité de faire un trou dans le décor ;
Mais tu devines que cet instrument ne sera
Ni question ni réponse,
Ni même cri ou silence :
Pourquoi ne pas miser alors, te dis-tu,
Sur cette tendresse idiote et sans objet
Qui n’a jamais jugé utile de demander
Sa route ni sa destination à quiconque ? 

 

Présentation de l’auteur

Christian Monginot

Christian Monginot, né en 1947 à Béziers. Famille maternelle d’origine italo-croate venue de Pula, famille paternelle champenoise. Enfance et une partie de l’adolescence à Rabat, Maroc. Vit en Aquitaine. Écrit depuis toujours. Publié beaucoup moins. Sur le tard.

Christian Monginot

Textes publiés aux éditions de L’Atlantique :

Poésie :
Ce que l’on ne peut dire
Voix inverse
Le syndrome d’Orphée
Sous la dictée de l’eau (en écho au Yi King)
Le livre de l’onde et du rocher (en écho au Livre des Psaumes, préface de Pierre Dhainaut)

Aphorismes :
Le livre de la stupeur et du vertige

Contes :
L’idiot et son tourment

 

Textes publiés aux éditions de L’herbe qui tremble :

Poésie :
Le miroir des solitudes (en écho à La Divine Comédie de Dante et illustré par Alain Dulac)
Le dit de l’horizon
Après les jours (en écho à l’œuvre et à la correspondance de Rimbaud et illustré par caroline François-Rubino)
Le radeau d’Ulysse (en écho à l’œuvre d’Homère et illustré par Denis Pouppeville)

 

En préparation aux éditions de L’herbe qui tremble :

Coups de marteau en forme de ciel (en écho à l’œuvre et aux cahiers d’Artaud, illustré par Denis Pouppeville)

 

Inédits :

Poésie :
Le livre du souffle et de l’écho (en écho au Livre de la Genèse)
Le livre de l’innocence et de ses fins
L’avaleur d’échanges et d’usages
Pour un jour d’exercice sur la terre (en écho à l’œuvre de Pascal)

Récit :
Patchwork
Articles publiés ou pas dans des revues et rassemblés en recueil :
L’innocence, l’erreur, l’écho
Publications sur les réseaux sociaux rassemblées en recueil :
Un souffle entre deux pierres, notes rapides au point du jour

Articles, poèmes, aphorismes publiés dans les revues :

Saraswati, Arpa, Nu(e), Poésie/première, Thauma, Rivaginaire, Glyphes, Lieux d’Être, Le Journal des Poètes, Encres Vives, Mange Monde.

 

En cours d’écriture :

Les chroniques de l’inconnaissance (journal de bord depuis les années 70)

L’insecte du placard (Livre entre réflexions et poésie en écho à l’œuvre et à la vie de Kafka)

 

Autres lectures

Christian Monginot, Le miroir des solitudes

      Le miroir des solitudes est rigoureusement construit. : trois parties intitulées Nigredo, Albedo et Rubedo regroupant exclusivement des poèmes du même modèle, cinq huitains de vers libres. Ces trois mots intriguent [...]

Lettre ouverte sur l’avenir de la poésie

Par cette lettre ouverte, je voudrais dire à ceux que l’avenir de la poésie préoccupe qu’aucune raison d’espérer n’est plus forte que celle qui naît de l’expérience même. Ce n’est pas ce qu’une [...]




Arthur Fousse, le vieil homme parle et les aubes ont toutes coagulé dans le sel et autres poèmes

autrefois les rives étaient si proches…

maintenant

dans le gué de mes larmes,

le chagrin transi,

les mots las,

la queue qui ne bande plus

et le triste assistanat des griefs, et la pension,

et aussi

les sédatifs,

les comprimés

et tout ça,

la mort travaille plus la matière

que le silence n’use l’esprit. dans ma main,

je lis mille sillons

plus profonds qu’une douve,

et j’y lis un écartèlement

que je ne peux franchir.

tous mes potes malades sont morts

et je suis le dernier sur le banc de touche.

la mort nous garde en réserve

et les joueurs comme des secondes

ne cessent de s’envoyer la balle.

nous nous sommes peut-être trompés.

peut-être n’étions-nous faits que pour tisser

le suaire d’un monde

qui ne devait que cacher la lumière

d’un faussaire.

peut-être devions-nous simplement nous taire

et attendre.

maintenant,

je regarde ces rides dans le coin de mes yeux, j’y lis des frontières qui ont croisé le fer

avec l’éternité

et qui sont restées closes à jamais.

des barbelés tristes sur un visage de honte.

et dans le noir,

parfois, j’entends un bruit venir de très loin,

de vieilles musiques jouent encore pour moi.

nous ne pouvions qu’apprendre à oublier

et disparaître

pour ne jamais nous souvenir.

les doigts, eux, tissent une autre honte.

 

 

vos corps sont sans prénoms, vos larmes sont sans merveilles, le conte du clodo fou pleure.

il suffit de regarder 
dans l’œil du cobra,
il suffit de regarder dans l’œil d’un mort, 
ou dans le pixel qui hurle dans le téléviseur. 
ou encore dans l’œil de bœuf de la terreur, 
ou dans l’iris pâle d’un clodo fou,
ou d’un épileptique maniaque 
hurlant pour plus de mort.
il suffit de regarder à la lueur d’une ampoule qui pâlit 
l’inconstant plafond
d’une larme qui s’effondre
sur le parquet plat d’un ciel mouvant.
il suffit de compter le glas d’une montre, 
d’une trotteuse lasse de courir
pour entendre tous les cadavres que la vie amorce 
d’une seule détente
courant sans faux pas.
il suffit de mourir dans le noir et de regarder dans un asile 
ces vitres de verre teintes,
il suffit de regarder la peau crispée 
d’un dépressif sauvage
pour sentir la bouilloire hurler 
d’un crissement sans nom.

mort et sans bruit, 
préalable sans frontière.
évangiles tonitruants d’un chagrin 
éternel, d’un enfer insomniaque, 
d’une pute borgne,
d’un terroriste amnésique de son amour, 
d’un paralysé n’arrivant à se sucer la queue 
pendant que rien ne répondra à son nom,
à ces mains lasses cherchant dans l’air
de quoi nourrir l’immobilisme du monde. 
la pauvreté de notre désir est sans limites.
et on nous apprend qu’un homme en bonne santé 
est plus puissant qu’un homme malade.
et notre système éducatif nous apprend 
qu’il faut comprendre pour ne pas hurler,
mais qui a entendu la larme de ciguë qu’un homme 
nourrit jour après jour, dans le noir
sans un bruit,
jusqu’à s’étouffer sous le grincement de larmes 
plus agiles que ses doigts…
qui a entendu un bipolaire cinglé hurler 
pour sentir son prénom palpiter

plus que son amour, 
plus que son cœur, 
plus que sa honte.
qui entend dans le noir
la clameur d’âmes évanouies
qui ne ressortiront jamais des ténèbres
de la noirceur ?
d’un vide si abyssal 
qu’il devient transparent 
au simple pas
dans un couloir ;
si noir, que l’on se noie 
dedans et qu’on n’en ressort jamais 
que trop tard
quand la lumière a abattu toutes ses 
cartes
et le ciel tous ses rêves.

mort
et sans épitaphe
dans une guerre du silence.

mort sans parafe,
signant en lettres de sang 
l’anonymat de l’air,
la constante du soupir, 
la terreur de la honte
et l’horreur de tout vivant.

nous mourrons dans le noir agitant des bras 
comme des draps brisés
aux plis échancrés comme des lèvres hurlantes.

nous hurlons dans le noir 
d’un silence si profond
que nous n’entendons même pas hurler 
la sirène du monde.

nous brûlons le quart de mégot 
en existentiels karmas,
nous fumons à la racine l’os 
qui nous tient d’égo,
un égo plus maigre qu’un rouleau de cuisine, 
un égo plus plat qu’une assiette brisée,
un égo si triste
que si les larmes pouvaient couler,
un rideau de sel entarterait toutes les fenêtres 
du monde d’un gris terrible.

non,
nous ne sommes pas heureux.
nous crions de ne pouvoir satisfaire
ce que l’esprit demande
à proportion de ce que la chair désire.

nous hurlons de satisfaire le bas branlant 
de la tour de Pise,
nous hurlons de nous esclaffer dans le noir 
en scarifiant des bras ridés
ne serait-ce que pour sentir la monstruosité 
de notre horreur
voiler le consensus 
même du monde.

nous pleurons, 
nous pissons, 
nous chions, 
nous saignons,

le bas des immeubles s’effrite sous un battement de paupière, 
les dunes s’abattent comme des automnes sur des vies
plus pauvres qu’un sablier de verre bâti dans une bouteille 
en plastique tranchée.

et on ne nous apprend pas
la terreur d’un homme seul entretenant une plante séchée 
dans la condamnation éternelle
d’une honte privatisée.

non,
nous ne sommes pas heureux.

nous pleurons, 
nous pissons, 
nous chions, 
nous saignons.

et dans le respectable réquisit d’une société qui tue 
sans signer de chèques
qu’au bas d’une mort à crédit pourvue à seule 
mention de drame,
nous abattons les rideaux,
nous sortons les couteaux, 
nous entaillons la chair, 
nous travaillons à l’esprit
ce que le monde ne peut user 
jusqu’à la moelle.

nous secondons le tonnerre, 
nous travaillons la pluie,

nous fanons sous le bruit des pas de nos maîtres,

nous sommes des mainates secouées par le tonnerre, 
nous sommes des singes jouant sur un bidon, 
cogitant pour l’élémentaire
dans la comédie politique de nos égos, 
travaillant le vide de l’air
et le plat du verre
dans un regard plus triste
que n’importe quelle nuit d’hiver.

SEUL.

SANS PRENOM.

ANONYME

ET MORT,

NOUS NOUS LEVONS.

et dans le noir
nous épelons le sommeil 
comme nous éplucherions 
un rêve
d’un baiser 
plus mortel
que n’importe quelle femme 
aimant
n’importe quel schizophrène fou.

nous nous taisons 
et mourrons.

il n’y a pas de réponses.

 

 

/poème à une vieille dame.

 

j’ai lu mon magazine
d’acupuncture
ils disent
qu’on peut guérir le cancer 
en travaillant sur
ses émotions.

tu savais qu’on pouvait guérir 
de la schizophrénie en mangeant 
du chou-fleur ?

respirer,
cela permet de délivrer l’âme 
de ses terreurs.

ah ouais, je dis.

oh oui,
et il faut boire du jus
de coquilles d’œufs
pour hydrater tout le corps 
de potassium
pour nourrir la beauté de Dieu.

j’ai guéri mon genou 
en priant,

même les médecins 
ne savaient le guérir,

tu vois que je ne suis pas si folle.

et la vérité,
c’est la solitude enfermée dans une huître
avec des murs qui ne rendent pas de perle.

 

et la vérité,
c’est l’existence comme un compacteur d’ordure 
qui fait d’un cœur une bobine fripée
constipé de son rêve,
prête à chier son désir affamé.

je lui offre 
des fleurs

(parfois)

et j’essaie de la faire rire,

mais elle est perdue 
et seule

et dingue d’une folie banale 
qui tue tous les dingues 
cathos
et toutes les pauvres petites 
vieilles solitaires
de la vie qui meurt et qui pense.

 

un jour peut-être
les corps qui furent poussière 
redeviendront des roses,
et les cœurs
des chardons pleins d’épines 
que rongeront les ânes.

pas ce soir.

les jours comme des graviers
se jettent sur les tombes  
pour épeler les prières.

les désirs comme des tournevis
ne s’agencent pas dans le bon trou,

et la croix d’un mot
peut faire vivre un homme
jusqu’à ce que son existence s’assèche
comme les neiges bleues au sommet de la chance.

nous sommes tous voués 
à une paralysie complète, 
à un inceste de l’esprit
pour n’avoir pas à mourir trop tôt.

nous avons peur,

nous sommes effrayés sous les parvis de vos sourires, 
nous sommes terrorisés sous les abat-jours de vos visages, 
sous les frontons de vos esprits,
sous les abattements de vos dettes,

nous sommes constipés d’un manque de vie
et d’un désespoir plus prolifique que l’esprit 
d’un génie alimenté de homards jusqu’à la fin du monde.

nous sommes des grains de raisins que mastique la mort

en ricanant du manque à gagner à propos du crédit premier.

les mots s’usent, 
les vieux pensent,
les vieux élident leur peur avec la plume d’un rêve effrayé.

les morts cherchent, 
les vers trouvent.

les sommiers comme des corps s’affaissent

ils finissent jaunis comme nos esprits

et on les jette

pourvu que la déchetterie passe

et que nous mourrions tous,

ma pauvre et vieille Titi.

 

Présentation de l’auteur

Arthur Fousse

Arthur Fousse, né en 1993, après des études de philosophie, un passage en classes préparatoires, et des emplois difficiles, se consacre à l’écriture. Auteur d’une œuvre multiforme à la croisée du théâtre, de la poésie, de la philosophie et du roman, Arthur Fousse ambitionne de faire de la vie une expérience totale. 

Autres lectures




Marc Alyn, T’ang l’obscur, Mémorial de l’encre, extraits

Paroles de T'ang

 

Le sommeil-confiait-il-est un lieu traversier
qu'empruntent nos géniteurs immémoriaux
nomades du clair-obscur
sujets à des absences
affublés d'oripeaux de pourpre rapiécés
porteurs de baluchons
que gonfle un passé rauque.

 

Les hors-venus des neiges morfondues
franchissaient d'une voltige les remparts
et l'eau serrée des douves
sur des radeaux de branchages.

Je parlerai encore-décrétait-il-
des espaces gordiens à l'intérieur de l'homme
où le désert s'unit aux vergers aux sépulcres : 
région de poussière et de suie
ultime retranchement de l'esprit en partance
au-dessous du niveau de la mort.

 

 

∗∗∗∗

 

 

La vie, songe éveillé, s'achevait par un sommeil
sans rêves ni rivages, au seuil des steppes, où croît
la solitude parmi chardons et ronces : barbelés du
règne végétal. Quand surgissaient, d'un vol acéré,
les oies sauvages dont l'aile nous frôlait hardiment
au passage, nous faisions halte sur les hauts pla
teaux de schiste noir afin de saluer les revenants
de nos vies à venir aux bras chargés d'icônes et de 
coquelicots. Un soleil flambant neuf nous guidait
vers les cimes. De l'autre côté de l'horizon s'éla
borait, dans des cuves gorgées de grappes écrasées,
la fermentation heureuse.

 

 

∗∗∗∗

 

L'au-delà ressemblait comme deux gouttes d'eau
à ces ombres chinoises
dont les doigts de l'aïeul peuplaient le papier
    peint
à la lueur échevelée
d'une lampe d'argile :
coq de bruyère errant dans le brouillard
chevreau de lait lapé par les ténèbres...

Á la fin
le loup dévorait la lumière.
Chacun demeurait seul
les mains sur ses genoux.

 

 

∗∗∗∗

 

Alchimiste inversé
sosie du Pendu des tarots
il restituait au brasier
l'or potable des chrysopées
à l'issue du Grand-OEuvre.

De son pinceau giclait
point-trait du morse des abîmes
flèche visant le coeur de la planète
au-delà des myriades d'années
et son oeil de huppe sagace
détectait les trésors dans le limon des fleuves.

Sisyphe de l'immatériel
nouveau-né du néant
agile gondolier
il édifiait des mausolées à la gloire de l'oubli
puis offusquait la nuit
d'un clignement de cils.

Présentation de l’auteur

Marc Alyn

Marc Alyn, né le 18 mars 1937 à Reims, en Champagne, reçoit vingt ans plus tard, le prix Max Jacob pour son recueil Le temps des autres (éditions Seghers). Auparavant, il avait fondé une revue littéraire, Terre de feu, et publié un premier ouvrage, Liberté de voir à dix-neuf ans. Ses poèmes en prose, Cruels divertissements (1957) seront salués par André Pieyre de Mandiargues, tandis que l’auteur doit revêtir l’uniforme et partir pour l’Algérie en guerre. De retour à Paris, en 1959, il donne articles et chroniques aux journaux :  Arts, La Table Ronde et le Figaro littéraire parallèlement à des essais critiques sur François Mauriac, Les Poètes du XVIe siècle et Dylan Thomas. En 1966, il fonde la collection Poésie/Flammarion  où il révèlera Andrée Chedid, Bernard Noël, Lorand Gaspar, publiant ou rééditant des œuvres de poètes illustres : Jules Romains, Norge, Robert Goffin, Luc Bérimont. Sa création personnelle s’enrichit alors d’un roman, Le Déplacement et de deux recueils : Nuit majeure et Infini au-delà, qui reçoit le Prix Apollinaire en 1973. 

A partir de 1964, il s’éloigne volontairement de Paris et vit dans un mas isolé, à Uzès. De ce port d’attache au milieu des garrigues, il accomplit de nombreux voyages en Slovénie (où il traduit les poètes dans deux anthologies, et étudie les vers tragiques de Kosovel), à Venise, puis au Liban où il rencontrera la femme de sa vie, la poétesse Nohad Salameh, qu’il épousera des années plus tard. De ses périples marqués par la guerre à Beyrouth, naîtra sa trilogie poétique Les Alphabets du feu (Grand Prix de poésie de l’Académie française) laquelle comprend : Byblos, La Parole planète, Le Scribe errant.

Revenu enfin à Paris, Marc Alyn connaîtra de douloureux problèmes de santé (cancer du larynx) qui le priveront quelques années de l’usage de sa voix. Contraint de substituer l’écrit à l’oralité, l’auteur entreprend alors une œuvre où la prose prédomine, sans perdre pour autant les pouvoirs du poème. Le Piéton de Venise (plusieurs fois réédité en format de poche), Paris point du jour, Approches de l’art moderne inaugurent une série d’essais fondés sur la pensée magique irriguée par l’humour :  Monsieur le chat (Prix Trente Millions d’amis), Venise, démons et merveilles. Notons enfin les poèmes en prose : Le Tireur isolé et les aphorismes, Le Silentiaire, Le Dieu de sable et Le Centre de gravité. En 2018, paraissent les mémoires de Marc Alyn sous le titre : Le Temps est un faucon qui plonge (Pierre-Guillaume de Roux).   

 

Autres lectures

Marc ALYN, Le temps est un faucon qui plonge

Avec Le temps est un faucon qui plonge, les éditions Pierre-Guillaume de Roux nous offrent de disposer, grâce à ces mémoires de Marc Alyn, du matériau complet composé par le poète. [...]

Marc Alyn, L’Etat naissant

L’Etat naissant, comme une évidence ou une contradiction ? Qui ne connait pas Marc Alyn, dans le petit monde parfois trop cloisonné de la poésie française contemporaine. Né en 1937 à Reims, de son [...]

Marc Alyn, Forêts domaniales de la mémoire

Marc Alyn rêvait jeune « d’une poésie verticale, toujours en marche ». Son vœu est exaucé. Qui mieux que les forêts peut rendre compte des « ressources infinies du Temps » ? Surtout lorsque, « domaniales », leur titre de [...]




Lambert Schlechter, Les dépêches de Kliphuis

Manuscrit de Lambert Schlechter

Manuscrit de Lambert Schlechter

 

 

5. 
Sur les pentes bien pentues des collines qui entourent Walker Bay, j’ai envoyé à ton assaut quelque mille messagers, il y aura d’abord les collines, puis les montagnes, puis les plaines, puis de nouveau les collines et les montagnes, ils vont mettre des jours, des mois, peut-être des années, peut-être des siècles, mille scarabées en route vers ton pays, ils portent le message, plié en quatre, sous leurs ailes, je leur ai interdit de voler, ils marcheront, c’est pour ça qu’ils mettront si longtemps, à mi-chemin vers le nord, ils auront tout le Sahara à traverser, ils portent tous le même message, il est plausible, même évident, entomologiquement, qu’ils vont mourir par centaines, ils vont mourir presque tous d’ici quelques jours, quelques semaines, il est probable, très probable qu’aucun d’eux n’atteindra le bord du Sahara, et s’il y en a deux ou trois qui atteindront le bord du Sahara, ils ne vont sûrement pas le traverser, j’aurais peut-être dû leur permettre de voler, mais c’est trop tard, ils ne m’entendent plus, ils sont trop loin, ou morts, je commence peu à peu à me résigner que tu ne recevras pas mon message, c’était juste une petite page, à peine mille signes, comme on dit, pour te dire que… , comment dire, dire que…

 

6. Que ce sera monologue, je le déclare sans trop de conviction, et plutôt par paumerie, et que tout le temps les mots m’échappent, quand je veux en attraper un dont j’aurais besoin, il s’échappe, juste au moment où je pense mettre la main mentale dessus, il s’échappe, j’avais besoin, pour ma phrase, de frêne, mais pas moyen de l’attraper, ce n’est que plus tard, beaucoup plus tard que frêne m’est revenu, mais j’avais déjà biffé la phrase où frêne aurait pris sa place et son sens, que ce sera monologue, c’est une sorte de déclaration, sans trop d’engagement, un temps de monologue ou seulement une page de monologue, c’est pas dit, je n’ai jamais su me résoudre à faire des contrats, ça vous mène au bord du gouffre, il y avait un vent violent qui faisait anxieusement frémir les frênes, ça me revient maintenant, ça devait être une sorte de monologue avec des frênes qui frémissent anxieusement dans le vent violent, alors que les frênes n’ont pas vraiment des sentiments, c’est peut-être pour ça que j’ai biffé la phrase, les frênes ont seulement des feuilles qui par milliers paniquent.

 

7.
 C’est entendu, on n’écrirait pas s’il n’y avait pas l’écriture de ceux qui écrivent, Monsieur Pinget saisit le râteau de cette façon-là pour traverser le potager de cette façon-là, personne n’écrit de cette façon-là, écriture en abyme d’écriture, démence des syllabes depuis Hésiode et Homère, et moi dans tout ça : amibe ventriloque trottinant pataudement depuis septante ans sur le boulevard de la Grande Aphasie, et du coup me verse encore un coup de « Black Tie », merlot / cabernet, soft & fragrant blend from Western Cape, tandis qu’une mite affolée virevolte autour de l’abat-jour, encore une nuit après toutes les autres nuits, je ne les ai pas comptées, il y en a tant, il y en a trop, il y en a assez, amibe mélancolique saturée de syllabes, je t’écrirai, promis, la 8862e lettre d’amour demain, la nuit prochaine, promis, parce qu’il y aura encore une nuit, assurément, c’est ce que me promettent les grillons affolés et les grenouilles affolées de cette nuit-ci, qui est encore une nuit où tu ne seras pas.

 

8. 
Hierher also, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à ces mots, ou plutôt, ces mots ont surgi en moi quand je suis arrivé hier soir à cet endroit, sous cette tonnelle qui ploie sous un immense enchevêtrement de branches et de rameaux sans doute séculaires, pour la moitié flétris, desséchés et morts à l’intérieur, ce sont les premiers mots de la fameuse première phrase d’un fameux roman du début du XXe siècle, c’est un enchevêtrement proprement amazonien, c’est le mot qui m’est venu à cause de la sauvagerie incontrôlée du végétal, la poutre centrale ploie dangereusement, et le jour où elle sera suffisamment pourrie, toute la tonnelle s’effondrera, hierher also kommt man, écrivait Brigge, c’était l’année 1910, ce n’était pas un roman, je lisais ça adolescent, sans vraiment savoir ce que je lisais, mais déjà la mortifère mélancolie noircissait ma chimie, hierher also kommt man, um zu sterben, et il écrit son livre, compulsivement, dans la mortelle ville, écrit son livre, afin de moins mourir.

9.
 Au premier abord, et même avec une soudaineté étrangement abrupte, celle qu’on pointe dans un récit, mine de rien, en mettant dans la syntaxe le mot soudain, mot banal & commun, on a beau dire, mais qui a pour fonction de susciter, soudain justement, un surplus d’attention, soudain, donc, se manifeste ce contraste, en apparence anodin mais en réalité, soudain ahurissant, contraste entre la présence banale & familière de ces quelques objets sur la nappe, ce matin, de la table du petit-déjeuner sous la tonnelle, je veux dire : mes deux plumes, la sépia et la rouge, et un crayon Faber-Castell orange, objets-ustensiles qui toujours m’accompagnent où que j’aille, et que je pose sur chaque table où je m’installe, contraste donc entre la familière présence de ces objets, contraste avec tout le reste, moi y compris, contraste avec tout ce qui m’entoure, avec tout l’univers, c’est un abîme et un vertige, et du coup, soudain, tout se renverse, upside down, et c’est l’objective familiarité de ces objets, ces plumes et ce crayon, qui se fait étrangeté absolue, tout perd son sens et il n’y a plus de mots.

 

10.
 Étonnantes performances de l’esprit, lorsqu’il tente, par exemple, de penser l’infini, la question des étoiles et des galaxies, la question tout élémentaire des nombres, de la suite des nombres, comment ils ont fait, au tout début, dans leur tête, en Mésopotamie ou dans la vallée du Nil, raisonner à partir de la trigonométrie d’un champ, après le reflux de la crue, essayer de construire le concept d’un champ qui n’aurait pas de bords, d’une province qui n’aurait pas de bornes, d’un pays qui n’aurait pas de frontières, parmi les médiévaux, plus tard, il y en avait qui disaient qu’on peut penser l’infini, dans la mesure où il est possible de penser qu’on peut compter sans jamais s’arrêter de compter, ce qui, évidemment n’est pas possible, puisqu’on meurt et donc s’arrête de compter, et du coup aussi de penser, mais si on ne mourait pas on ne s’arrêterait jamais de compter, et donc on pense cette pensée-là, la pensée de l’infini, et elle reste valable, même si on meurt, je ne me suis jamais lancé dans des spéculations de ce genre, j’admire Duns Scot, infiniment, mais ne le comprends pas, mon esprit est bien trop infantile & fantassin, moi ce qui me passionne, c’est les files de rouges fourmis, spiar le file di rosse formiche, qui vont sans cesse nulle part, avec une solennellité désarmante, si j’avais vécu en Mésopotamie, je n’aurais pas eu de prénom, mais vu ma mine, on m’aurait appelé le Minable du bord des champs.

 

11.
 La Méduse de céans m’avait pourtant averti, dans ce microcosme mimétiquement amazonien, ça grouille facilement, sur milliers de pattes ou par toutes sortes de rampements, beware of the snakes, fermer la porte de ma chambre, au moins le battant inférieur, les portes ici ont quatre charnières et deux battants, par le battant supérieur, ouvert, circule l’air de la nuit, par le battant inférieur, fermé, on empêche l’invasion des serpents, s’il y a l’un ou l’autre serpent chez La Fontaine, faudra examiner, j’ai toujours eu le souci de vérifier dans les livres, l’occurrence de certains mots dans certains livres, et pendant que je feuillette dans les Fables, j’entends soudain grande alerte des oiseaux, ils s’égosillent et battent bruyamment des ailes : dans l’arbre au-dessus de l’étang serpente un serpent de plus de deux mètres, des oiseaux de toutes sortes, des grands et des petits et de toutes les couleurs s’acharnent sur le reptile, s’accrochent à lui, le frappent de leurs becs, ils pépient de façon aiguë et croassent rageusement, une espèce de gros corbeau verdâtre a enfoncé ses griffes près de la tête et donne de puissants coups de bec, ça semble traverser les écailles, et le serpent se déroule et se laisse glisser rapidement le long du tronc de l’arbre et disparaît dans les épais fourrés, disparaît à jamais de notre vue, de notre vie, et sa progéniture prolifère, en bleu foncé, sur la tête de Méduse.

 

12. 
Cela aurait pu arriver au bord d’une rivière poissonneuse mais non identifiée, il aurait pu se noyer en essayant de pêcher le vairon, et on l’aurait trouvé huit jours plus tard coincé dans le barrage, c’est un biographème fantasmé, une anecdote funeste & fatale qu’il a notée telle 
quelle dans son petit clairefontaine bleu, pour titiller, comme il faisait souvent dans ses vieux jours, son hypochondrie et son angoisse des issues néfastes & funèbres, coquetteries inutiles & lassantes, quand je fais le relevé des dates de mes lecture de Monsieur Songe, ça nous fait une sorte d’exercice eschatologique : mai 2017, vignoble La Rasina sur la colline de Montalcino / juin 2017, Pension Tübli (ce qui signifie ‘petit pigeon’ en schwyzerdütsch) à Gersau, lac des Quatre Cantons / juillet 2017, chez moi dans le vignoble mosellan / nov. 2017, Hauptbahnhof Düsseldorf / nov. 2017, Café Waschsalon, Köln / janv. 2018, Kliphuis, à Riebeek Wes, Afrique du Sud où toutes les rivières, en cette saison, sont à sec, aucun vairon en vue, et je ne resterais coincé dans aucun barrage, puisque je ne me serais pas néfastement noyé --- et quand je pense, imaginez, que Monsieur Songe s’appelait Édouard…

 

13.
 Parfois, quand j’avais trop le trac au départ d’une page, soit à cause du sujet, soit à cause de l’absence de sujet, je commençais à écrire, non pas dans le cahier prévu, avec sa page prévue, mais sur un quelconque bloc à brouillons, à fatras, et le plus souvent, dans ces cas-là, ça foirait, après huit ou dix lignes, ça stagnait, et j’arrêtais d’écrire, parce que ça n’allait nulle part, c’était illisible, mais il arrivait aussi, plus rarement, qu’après ces premières lignes tâtonnantes ça se déclenche, que le non-texte devienne texte, grâce à tel mot, telle tournure, ça s’amorçait, et la vibration vaticinatrice, si infime soit-elle, dont tout texte a besoin pour surgir, commençait à fonctionner, et c’était gagné, encore une fois gagné, c’est une sorte de grâce gratuite, on ne sait pas vraiment d’où ça vient, mais ça vient, --- c’est vrai aussi que sans le trac de la contrainte ce ne serait probablement pas venu, l’aire de la page formatée, avec son tiers de marge et ses strictement vingt-cinq lignes manuscrites, cette aire aspire l’écriture, je n’écris pas sous la romantique inspiration, mais sous aspiration, strict contrat à remplir.

 

14.
 A l’intérieur, dans la tête, c’est un peu comme sur la table, c’est souvent encombré, il y a des choses qui traînent, c’est, comme disent les érudits : hétéroclite, je n’ai jamais eu la prétention d’être érudit, et d’ailleurs je ne le suis pas, on dira de quelqu’un qui a écrit 333 apostilles sur la cosmologie de saint Thomas que c’est un érudit, ou de quelqu’un qui lors d’un colloque à Toronto en 1931 a présenté une conférence comparative sur les tempéraments & les complexions des commentateurs montaigniens du dix-septième siècle tardif, j’aime bien les érudits, ils m’émeuvent, souvent ils m’instruisent, je n’ai jamais utilisé le terme d’érudit comme injure, et ça me plaît de dire que ma table est encombrée de choses hétéroclites, puis je dis pareil pour ma tête, au lieu de dire qu’il y a là tout un fouillis, un indescriptible capharnaüm, je dis concernant ma tête que dans ma tête c’est hétéroclite, et avant de me lancer dans une nouvelle étude que je considère comme indispensable, je dois d’abord désencombrer, ma table autant que ma tête, il y a là un strict parallélisme d’image et de souci, ce sera une étude historico-paléontologique où j’exposerai pour quelles multiples & irréfutables raisons les éléphants étaient sur terre longtemps, longtemps avant Dieu.

 

15.
 La carotide, évidemment, peut lâcher à tout moment, pourquoi le dire spécialement, explicitement, la sournoise permanente panique de sentir d’un moment à l’autre que la carotide va lâcher, on aurait juste le temps, peut-être une fraction de fraction de seconde pour sentir que la carotide va lâcher, puis quand elle lâche pour de bon, on n’est même plus là pour le sentir, et encore moins pour le dire, personne ne t’entendra dire putain ma carotide a lâché, on n’aura même pas le temps de le dire, je trouve ça rassurant de n’avoir pas à dire ces mots-là, de n’avoir pas à m’entendre dire ces mots-là, ce sont quand même des mots malsains et en quelque sorte néfastes, là, pour le moment je n’en suis qu’à la permanente sournoise panique d’avoir à dire ces mots-là, alors qu’en réalité tout va pour le mieux, quelques grappes de sauvignon se dandinent dans la brise, le serpent de l’autre jour n’est pas revenu, une invisible tourterelle quelque part dans les bougainvilliers fait sa mijaurée, et je me prélasse dans un vain & vaniteux mais légitime contentement parce que contre toute attente j’ai réussi ma quatorzième page, et la carotide pompe, pompe, comme elle toujours pompé.

 

 


Les dépêches de Kliphuis
à à paraître dans CAHIER NOIR HEMA
 (inédit)

Présentation de l’auteur

Lambert Schlechter

Lambert Schlechter, né en 1941 à Luxembourg, est un écrivain luxembourgeois de langue française qui a publié une trentaine de livres, à Luxembourg, en Belgique, au Québec et surtout en France. Son œuvre comprend des ouvrages de poésie, d’essais, de récits, de chroniques, de nouvelles. Il a contribué à de nombreuses revues et anthologies. Il a participé, en tant que poète, à une centaine de rencontres et festivals internationaux. Depuis 2006 il travaille sur le projet « Le Murmure du monde », une vaste collection de fragments littéraires, philosophiques et autobiographiques ; six volumes ont paru (voir bibliographie), d’autres sont annoncés.

 

Lambert Schlechter

LE MURMURE DU MONDE

Le Murmure du monde, Le Castor astral, 2006
La Trame des jours, Les Vanneaux, 2010
Le Fracas des nuages, Le Castor astral, 2013
Inévitables Bifurcations, Les Doigts dans la prose, 2016
Le Ressac du temps, Les Vanneaux, 2016
6 Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager, phi, 2017
7 Une mite sous la semelle du Titien, proseries, Tinbad (à paraître en avril 2018)

PIEDS DE MOUCHE

Pieds de mouche, petites proses, Phi, 1990
Le Silence inutile, petites proses, Phi, 1991 / La Table ronde, 1996
Ruine de parole, roman schématique et sentimental, Phi / Écrits des Forges / Arbre à paroles, 1993

PROSE

Angle mort, récit, Phi, 1988 / L’Escampette, 2005
Partances, nouvelles, L’Escampette, 2003
Smoky, chroniques, Le Temps qu’il fait, 2003
Petits travaux dans la maison, Phi / Écrits des Forges, 2008
Pourquoi le merle de Breughel n’est peut-être qu’un corbeau, Estuaires, 2008
La Robe de nudité, petites proses, Vanneaux, coll. Amorosa, 2008
Lettres à Chen Fou, et autres proseries, L’Escampette, 2011
La pivoine de Cervantès, et autres proseries, La Part commune, 2011

POÉSIE

Das grosse Rasenstück, Lyrik, Guy Binsfeld, 1982
La Muse démuselée, Phi, 1982
Honda rouge et cent pigeons, Phi, coll. graphiti / Écrits des Forges / Arbre à paroles, 1994
Le Papillon de Solutré, quatrains, Phi, coll. graphiti, 2003
L’Envers de tous les endroits, Phi, coll. graphiti, 2010
Les Repentirs de Froberger, quatrains, La Part des anges, 2011
Piéton sur la voie lactée, 99 neuvains, Phi, coll. graphiti, 2012
Enculer la camarde, 99 neuvains, Phi, coll. graphiti, 2013
Je est un pronom sans conséquence, 99 neuvains, Phi, coll. graphiti, 2014
La Théorie de l’univers, distiques décasyllabiques, Phi, coll. graphiti, 2015
Milliards de manières de mourir, 99 neuvains, Phi, coll. graphiti, 2016

 




Frédéric Tison, Vesper et autres poèmes

 

C’est comme cela que règne le soir
Au loin, dans le ciel, versant ses arènes
Noires et ses derniers soleils.

Ta lampe est une étoile plus pâle
Ton visage un automne plus frêle
Sous la voûte où dérivent les êtres sombres.

Touche de ta main le soir qui vient
C’est ainsi que se brisent les miroirs.

 

(Poème inédit, 2013.)

La traque

Saisir la ville où l’ombre de toi-même est vague
Assez pour se confondre avec celles des arbres
Et murmurer… : l’empire où tout bruit est si vaste
Que tes lèvres en d’autres lèvres sont tombées ;
D’autres ici ont passé comme toi pour trouver
Au carrefour de branches et de pierre un visage.

Poème extrait du livre Les Effigies (Librairie-Galerie Racine, 2013)

Nos corps

C’était comme si nos corps s’effondraient dans le soir
Que les branches, plus haut, multipliaient
Comme si nos forêts trouvaient à boire
Dans l’ombre et comme si ce soir
Était pour nos regards un merveilleux visage
À embrasser et à aimer.

Nos hâtes heurtaient la nuit. Notre connaissance
Des matins et des soirs était si frêle encore
Que nous voyions à l’ange des ailes froissées.

(Encore que les lampes s’encombraient
De papillons et de rêves pour la pensée
Ou qu’elles semblaient s’illuminer
À la façon de lucioles et d’étoiles.)

Poème extrait du livre Les Effigies (Librairie-Galerie Racine, 2013)

Cette lampe...

Cette lampe quand nous étions à tâtons dans le noir
Avec le livre et nos ombres a brillé plus encore…
(Avec nos mots nous faisions l’ombre derrière nous)

N’avons-nous pas contemplé
Que cet oiseau se posait sur le vent

Nous ne sommes rien d’autre
Qu’une patience de nous-mêmes
Sans fleurs avec la fleur d’une pensée sans nous

Nous rêvâmes et nos corps ébranlèrent la douceur
D’un dieu qui est l’oiseau intime des vents.

(Celui des rivières de bruits.)

Poème extrait du livre Les Ailes basses (Librairie-Galerie Racine, 2010)

Le jardin de regards

Telle d’Écho la pensée splendide
De perdre à la fin Narcisse dans l’Eau
Je sais ce jardin où je me sème.

Si je brise ce jour la jeune image
Dans l’arbre – aux miroirs de moi-même
Reflétés dans le feuillage – et me devance

Souriant ! désenlacé des branches
… Où je me vois encore – traversé d’oiseaux lents.

Et m’allonger au jardin blanc – d’arbres encore
Comme de plus lentes fleurs – me délivre, encore

La geste des jours où me rêve déjà
Le calme vieillard en son jardin de regards.

Poème extrait du livre Les Ailes basses (Librairie-Galerie Racine, 2010)

Présentation de l’auteur

Frédéric Tison

Frédéric Tison, né en 1972 à Tarbes, dans les Hautes-Pyrénées, vit et travaille à Paris, au milieu de livres. Il est l’auteur d’une dizaine de livres de contes et de poésie, dont Anuho (Les Quatre Livres) (Larbaud et Cie, 2005), Les Ailes basses (Librairie-Galerie Racine, 2010), Les Effigies (Librairie-Galerie Racine, 2013). Quelques uns de ses textes ont paru dans la revue de poésie Les Hommes sans Épaules. En 2013, il collabore avec le peintre et graveur Renaud Allirand pour un livre d’artiste, Une autre ville, présenté au Cabinet d’arts graphiques du musée des beaux-arts d’Orléans. Il est également l'éditeur de textes rares et oubliés des XIIIe, XVe et XVIe siècles (Jehan Renart, Charles d’Orléans, Maurice Scève, Étienne Dolet…). Il publie encore, en tant que photographe amateur, ses propres albums de photographies, et pratique l’aquarelle et l’encre de Chine.

Son blogue : http://leslettresblanches.hautetfort.com/

 

Frédéric Tison