William Blake, The Tyger, Dylan Thomas, Do Not Go Gentle…

Pourquoi Jean Migrenne nous offre-t-il ces deux sources vives que sont William Blake et Dylan Thomas  pour accompagner la fin de notre année 2019 ? Pourquoi ce rapprochement, ce compagnonnage ? 

Nous pourrions voir dans la rencontre de ces deux poètes anglophones une similitude d’inspiration. Le retour aux sources judéo- chrétiennes, ainsi que l’ouverture à l’expression d’une parole éminemment personnelle, une voix intérieure, le discours d’une âme, un monologue du poète vers l’humanité, autant dire une veine romantique. C’est vrai, bien que leur œuvre respective s’inscrive à presque un siècle d’intervalle dans une histoire littéraire qui a bien sûr changé de paysage, répondu à d’autres sources d’inspiration, à d’autres contraintes contextuelles. Malgré cela, ils sont si proches, parce que leurs vers incantatoires s’adressent à la même source qu’est l’âme humaine. Ils en restituent toute la complexité, toute la brillance, toutes les dimensions. Sûrement est-ce pour cette raison qu’ils sont ici, réunis, et que leur voix ne s’est jamais éteinte.

Traduction, Jean Migrenne. 

∗∗∗

William Blake : The Tyger ( 1757-1827)

The Tyger

 

Tyger Tyger, burning bright, 
In the forests of the night; 
What immortal hand or eye, 
Could frame thy fearful symmetry?

In what distant deeps or skies, 
Burnt the fire of thine eyes?
On what wings dare he aspire?
What the hand, dare seize the fire?

And what shoulder, & what art,
Could twist the sinews of thy heart?
And when thy heart began to beat,
What dread hand? & what dread feet?

What the hammer? what the chain, 
In what furnace was thy brain?
What the anvil? what dread grasp, 
Dare its deadly terrors clasp! 

When the stars threw down their spears 
And water'd heaven with their tears: 
Did he smile his work to see?
Did he who made the Lamb make thee?

Tyger Tyger burning bright, 
In the forests of the night: 
What immortal hand or eye,
Dare frame thy fearful symmetry?

 

William Blake, Songs of Experience

 

Le Tigre

 

Tigre, tigre, feu ardent
Des bois du fond de la nuit
Quelle main, quel œil hors du temps
Osèrent ton orde symétrie ?

De quel antre ou de quels cieux
Jaillit le feu de tes yeux ?
Sur quelle aile osa-t-il partir ?
Et de quelle main le brandir ?

Par quel art, quelle vigueur
Bander les arcs de ton cœur ?
Et quand ce cœur se mit à battre,
Quelle main ? Quelle marche opiniâtre ?

Quelle chaîne ? Quel marteau ?
Où fut forgé ton cerveau ?
Quelle enclume ? Quelle horrible peur
Osa contraindre ses terreurs ?

Quand des étoiles churent les armes,
Quand le Ciel fut bain de leurs larmes,
A-t-il vu son œuvre et souri ?
Lui qui fit l’agneau, t’a-t-il fait aussi.,

Tigre, tigre, feu ardent
Au fond des bois de la nuit
Quelle main, quel œil hors du temps
Ont osé ton orde symétrie ?

 

 

∗∗∗

Dylan Thomas : Do Not Go Gentle… (1914-1953)

Do not go gentle into that good night

 

Do not go gentle into that good night,
Old age should burn and rave at close of day;
Rage, rage against the dying of the light.

Though wise men at their end know dark is right,
Because their words had forked no lightning they
Do not go gentle into that good night.

Good men, the last wave by, crying how bright
Their frail deeds might have danced in a green bay,
Rage, rage against the dying of the light.

Wild men who caught and sang the sun in flight,
And learn, too late, they grieved it on its way,
Do not go gentle into that good night.

Grave men, near death, who see with blinding sight
Blind eyes could blaze like meteors and be gay,
Rage, rage against the dying of the light.

And you, my father, there on that sad height,
Curse, bless me now with your fierce tears, I pray.
Do not go gentle into that good night.
Rage, rage against the dying of the light.

 

In In Country Sleep, éd. New Directions,  New York, 1952.

 

Ne va pas sans fureur au repos de la nuit

 

Ne va pas sans fureur au repos de la nuit,
L’âge doit s’embraser quand s’éteint la lumière ;
Rage, révolte-toi contre un jour qui périt.

Le sage au trépas trouvant raison malgré lui,
Qui n’a vu de ses mots jaillir le moindre éclair,
Ne va pas sans fureur au repos de la nuit.

L’honnête homme, à l’adieu des flots, pleurant son fruit
Fragile et beau dont n’a joué nul golfe vert,
Se révolte et rage contre un jour qui périt.

Le barde fou, pêcheur de l’astre qui s’enfuit,
Découvrant trop tard que ses chants l’importunèrent,
Ne va pas sans fureur au repos de la nuit.

L’homme austère, à sa fin, lorsqu’il voit, ébloui,
Qu’aveugle l’œil fulgure sans être sévère,
Se révolte et rage contre un jour qui périt.

Et toi, mon père, au triste sommet, je t’en prie,
Maudis-moi, bénis-moi, de tes larmes amères.
Ne va pas sans fureur au repos de la nuit.
Rage, révolte-toi contre un jour qui périt.

 

 

 

 

 

 

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




ZÉNO BIANU : Rencontre avec Gwen Garnier Duguy

À l'occasion des 50 ans de la collection Poésie/Gallimard, vous faites partie, Zéno Bianu, des douze élus choisis pour fêter cet événement éditorial. Vient de paraître un beau livre, rassemblant deux ouvrages déjà parus chez Gallimard en grand format : Infiniment proche, publié en 2000, puis Le désespoir n'existe pas, publié en 2010.
La présentation biographique, à la fin du volume, se termine ainsi : « Toute son œuvre peut se lire comme un long poème-randonnée, dont l'architecture d'ensemble, en modulations et variations constantes, invite à reconsidérer la poésie comme une forme ultime d'engagement existentiel ».
La poésie avait-elle perdu considération ?

La poésie reste singulièrement considérable, et ceci dans tous les sens. Elle demeure, selon la puissante formule de Leopardi, le plus haut état de la langue. Mais c’est une énergie qu’il convient, disons, de réactiver cycliquement, de donner à lire et à relire… et à entendre encore et toujours.
La vraie question serait : le fameux « ça ne veut pas rien dire » lancé par Rimbaud n’aurait-il plus rien à nous dire aujourd’hui ? La poésie aurait-elle fini d’interroger les limites de notre compréhension ?
Et si, tout au contraire, en un temps de manque voué aux fabrications médiatiques, la poésie était — et restait — ce qui met à mal toutes les pseudo-compréhensions – une écriture d’intensité ?
La poésie ne serait-elle plus une urgence majeure ? N’y aurait-il plus vraiment de verbe capable d’irriguer notre présent, de risquer l’utopie ?
La poésie, au sens le plus chaviré, reste et demeure notre combustible. Notre combustible de création vivante. Notre voix centrale, celle qui rend la vie plus incandescente. La dévoile comme un territoire de perpétuelle nouveauté. Une voix qui nous dit que les raisons de se passionner n’ont aucune raison de disparaître.
Le plus haut état de la langue – et, peut-être bien, le plus haut état de la vie…

Qu'est-ce qui lui confère cette dimension ultime ?

Un surcroît de présence au monde. Là encore, la question serait : et si l’on pouvait toucher vraiment le cœur de la réalité ? Nous parlons ici d’une poésie qui excède le poème, ou plutôt, dont le poème est le précieux tremplin. Quelque chose que j’ai essayé d’approcher dans ma préface à Marina Tsvétaïéva, Le ciel brûle (Poésie/Gallimard), justement intitulé « L’état poétique ». Toute poésie qui ne relève pas de cette aventure intérieure me glisse des mains, me tombe des yeux et du cœur.

Plutôt que des réponses toutes faites, ne sommes-nous pas, au fond, des questions perpétuelles ? Des êtres-questions, traversés, toujours traversés… De ce questionnement qui nous fonde et nous habite, la poésie demeure pour moi la clef absolue : clef de sol, clef des songes, clef des champs. Ou, si l’on préfère, le chant, le rêve et la liberté. Inlassable, elle continue de se tenir au centre, obstinément, comme une pensée qui chante, fût-ce au cœur même du désenchantement. Elle dessine sans relâche la vraie géographie mentale de la planète. En ce qu’elle est le lieu où la langue bat son plein, elle marque et magnifie notre singularité, contre une société avide d’un clonage toujours plus vaste, contre ce qu’il faut bien appeler l’hégémonie de l’apparence.

Comment êtes-vous « entré » en poésie, Zéno Bianu ?

Mon premier poème écrit, je ne m’en souviens pas, sinon qu’il y était question du ciel et que ce ciel avait un «souffle au coeur». C’était en 1963, à Paris, j’avais douze-treize ans. Je lisais tout, sans jamais (dans mon souvenir) avoir appris à lire, surtout des romans « initiatiques », notamment Moby Dick  et  Voyage au centre de la terre. Au-dessous du volcan viendrait plus tard. Rituel de la lecture, rituel de la marche. La Grande Galerie et le vivarium du Jardin des Plantes constituaient mon territoire magique : espace de mélancolie et de jubilation. C’était en 1963, donc, en classe de cinquième, au lycée Lavoisier. Il y avait ce vers d’Hugo dans le poème « Enthousiasme »  : «Frères de l’aigle, aimez la montagne sauvage ! » qui ouvrait avec une vigueur toute hölderlinienne notre manuel Vers et Prose — classe de cinquième (Fernand Nathan), et cet autre vers évoquant « le voyageur de nuit dont on entend la voix », qui continue d’étinceler pour moi comme la figure même de la poésie.

Puis, Rimbaud a surgi, comme un grand déclencheur… Celui qui a cristallisé tout cela quand j’avais 14-15 ans. Rimbaud, qui exigeait l’éternité sur le champ. Rimbaud venu dire inimitablement la nécessité du départ intérieur et extérieur : « Départ dans l’affection et le bruit neufs. »

Dans un second temps, après la lecture vivifiante des surréalistes, ma passion pour Artaud s’est révélée fondatrice. De quoi s’agissait-il ? D’incarnation, encore et toujours. « D’accrocher - pour reprendre Artaud – certains points organiques de vie ». Je vois derrière cette exigence de vérité en acte  – exigence que j’ai retrouvée plus tard chez un Ghérasim Luca,  autre passeur ascendant, ciselant sans fin le noyau incantatoire de la langue – la volonté de donner inlassablement sa vraie chair à la parole, de mettre au jour sa teneur en chant.

Une prose ouvre votre livre Le désespoir n'existe pas, comme une sorte d'introduction ou de préalable à la lecture. Dans cet extrait, vous écrivez : « Des poèmes animés par un pari farouche : transformer le pire en force d'ascension. Des poèmes pour reprendre souffle et tenir parole. Ouvrir un espace aimanté, irriguer le réel dans une époque vouée à l'hypnose. Transmettre quelque chose d'irremplaçable : une présence ardente au monde, une subversion féérique. La poésie - ou la riposte de l'émerveillement ».

Au-delà du grand contentement à lire la claire énonciation du devoir du poète en nos temps négatifs, comment le poète actuel peut-il irriguer le réel du monde à l'instar de ce que réalisa, par exemple, Homère pour toute la civilisation méditerranéenne ?

Tout poète un peu sérieux devrait avoir l’ambition d’être un « irrigateur de la sensibilité contemporaine ». Revendiquant une œuvre qui ne craint pas de tout interroger. Mes textes entrent volontiers en résonance, comme dans une chambre d’échos perpétuels, avec les figures-limites de l’art : d’Antonin Artaud  aux Poètes du Grand Jeu, de Van Gogh à Yves Klein, de Chet Baker à John Coltrane. Tout cela, au fond, procède du même souffle. Facettes changeantes d’une polyphonie. Démultiplications de l’expérience. Poèmes, essais, théâtre, lectures publiques, anthologies, entretiens, traductions – la poésie demeure au centre. On se souvient que Cocteau avait classé son œuvre foisonnante en différents registres poétiques : poésie de roman, poésie de théâtre, poésie de cinéma, poésie graphique, etc.

Si je considère attentivement ma trajectoire, je constate que j’ai toujours été aimanté par une esthétique du partage. De mes premiers poèmes polyphoniques réalisés pour France Culture à la traduction des poétiques d’Orient, des haikus aux adaptations théâtrales, de l’anthologie sous toutes ses formes aux essais spirituels, mon parcours s’est toujours tenu, invariablement, du côté de la voix vivante. Il y a quelques années, j’ai tenté de concrétiser cette perspective dans un projet polyphonique intitulé « Constellation des voix », projet qui se situait à l’intersection de l’écriture poétique, de la musique et du théâtre – et qui fut mis en scène par Claude Guerre à la Maison de la Poésie de Paris. Un dialogue que j’avais écrit au « passé présent », une sorte d’opéra où un acteur (Denis Lavant, complice poétique par excellence) et un compositeur-percussionniste, Gérard Siracusa, répondaient à la galaxie sonore des poètes du XXe siècle, d’Apollinaire à Celan – de tous ceux qui nous ont laissé, dans les archives de la radio, la trace orale de leur poésie.  Un témoignage ardent de l’état  de poésie.

Il y avait là, dans le tourbillon continu de ces voix, quelque chose d’irremplaçable. Quelque chose de l’ordre du partage et de la transmission. Ouvrant dans l’instant une brèche sur un monde autre, qui tiendrait vraiment debout– un monde repassionné. Dans une époque vouée à la déréliction et à un renoncement hypnotique, ma poésie voudrait, avant tout, imposer une rupture ardente.

Vos poèmes, dans Infiniment proche, convoquent les étoiles, le paradis, le psaume, le credo, la dimension ascensionnelle, le dedans, mais aussi le vide et le sans lieu. Ne peut-on voir là l'importance de la tradition méditerranéenne, avec son pouvoir, avec son devoir alchimique ?

Ce devoir alchimique, ce pourrait être « poétiser par le feu », comme nous nous sommes risqués à le faire avec André Velter dans notre Prendre feu (Gallimard), qui ouvre une sorte de synthèse rédemptrice entre le soleil et la parole. Ou donner, par exemple, à entendre un Credo (l’un de mes poèmes fétiches) où se conjuguent le jazz, la Beat generation, le Grand Jeu et l’Orient. Autrement dit, traquer le feu sans âge, la révélation où affleure toujours un univers possible. Dans les mots, dans le souffle, dans l’attention exacte au réel, inventer des poèmes, entre séisme et lumière, semblables à des silex qui garderaient en eux les échos d’un chorus des profondeurs et l’éclat d’un embrasement souverain.

Étendre même les fastes d’Orphée jusqu’aux sources du Gange, comme j’ai pu le faire dans mon oratorio dansé Gangâ, avec Brigitte Chataignier et Alain Kremski. Faire tourner la parole à l’infini, et les poèmes comme des mantras de haute altitude. L’Inde, on le sait, a porté au plus loin sa méditation sur la correspondance intime du  cosmogonique et du phonétique, sur l’énergie universelle des phonèmes par laquelle tout existe. Donner un nom, selon la pensée indienne, c’est donner de l’être — au sens où le nom est l’être même de ce qui est nommé. Toute la création tourne ainsi dans la parole. Les choses sont — ontologiquement — issues des mots. Mieux, l’énergie, c’est la parole. Tout est fait de parole, rien n’existe qui lui soit extérieur — et tout y retourne. L’univers est perçu comme une surabondance vibratoire.

Les présences de Daumal et Gilbert-Lecomte vous accompagnent. Dans Initiation, vous parlez d'effondrement. À la différence des poètes du Grand Jeu, de quels moyens usez-vous pour faire l'expérience, dans votre œuvre constructive, de la confrontation à la mort qui, ici, « s'est endormie » ?

La vraie force du Grand Jeu, c’est de faire jouer sans relâche tous les contraires. Dans une réforme haletante de l’entendement. Dada et l’Orient. Orphée et Faust. Les Védas revisités par les Poètes du Chat Noir. Aventure éphémère, marquée au sceau de la révolte, de l’humour, de la spiritualité iconoclaste et de la prise de risque, le Grand Jeu prit l'allure foudroyante et contradictoire d'une comète collective. Avec mon anthologie consacrée aux Poètes du Grand Jeu (Poésie/Gallimard) et ma préface à La Vie l’Amour la Mort le Vide et le Vent  de Roger Gilbert-Lecomte (où j’ai justement tenté d’éclairer cette notion de « Mort-dans-la-Vie »), j’ai voulu faire revivre, « réactiver » l’un des mouvements d’avant-garde les plus attachants du siècle passé, un moment de grâce dans l’histoire de la poésie, comparable, toutes proportions gardées, à l’irruption de Mai 68 dans le champ du politique. Moment qui a excédé de toutes parts la seule littérature en vue de créer un authentique courant spirituel, jouant à la fois de l’immémorial et de l’inouï. Tradition/modernité. Révélation/Révolution. Expérience et absolu. Après Rimbaud, et parfois jusqu’au tragique, les poètes du Grand Jeu ont témoigné authentiquement pour la poésie vécue. En ce sens-là, on peut tenir poétiquement qu’ils ont « endormi la mort » en vivant dans leur vie leur « mort à soi-même ». Écoutons attentivement le jeune Daumal, qui écrivait dès 1925 : « Il ne faut distiller qu’après avoir tout brûlé. » 

Alain Borer, dans la préface qu'il consacre à votre poésie, dit que vous êtes « un poète nucléaire, contemporain de la physique atomique. »
D'être contemporain de la physique atomique, qu'est-ce que cela induit, dans la langue, dans la vision, dans la responsabilité, dans la forme,  pour un poète ?

L’homme ne peut vivre sans feu, répètent les Upanishads, et comment faire vraiment du feu sans se brûler soi-même? Certains poètes, je songe ici à Gilbert-Lecomte, à Jean-Pierre Duprey, à Joë Bousquet et à bien d’autres, ne cessent de brûler ainsi, comme s’ils obéissaient à une loi d’effondrement inconcevable. Leurs réserves d’énergie épuisées, ils implosent et parfois se transfigurent, à la manière des trous noirs, dont la gravité croît jusqu’à retenir même la lumière. Ce sont, en un sens, des astrophysiciens de la poésie.

L’univers est en vibration constante. Apogée-déclin, plein-vide, aller-retour, ombre-lumière. Quoi de plus somptueux, de plus inspirant pour un poète ? Nous n’aurons jamais assez de souffle pour respirer le monde comme un mystère inépuisable. Le big bang recouvre encore le ciel de ses dernières lueurs. Tout, autour de nous, en appelle à l’infiniment ouvert, à l’expansion de notre radar intime. Tout s’aimante à la puissante énergie du désir. Traversée d’afflux incessants, scintillement d’autres logiques : supérieures, vibratoires, enchanteresses.

Le cosmos ne tient debout qu’en dansant avec le chaos.

Dans l’imprévisible bruissement chaotique, au fond du cœur comme au fond du ciel, éclosent en continu des spirales d’ordre. Un monde ordonné/ désordonné, un mandala qui toujours se dilate, un présent en devenir illimité, un océan de possibles. Autant de facettes tourbillonnantes pour décliner notre passion poétique du vivant.

Vous nommez le deuxième ensemble : Le désespoir n'existe pas.  Pourtant, le mot existe. Est-ce un titre conjurateur ?

Au sens où il s’agit d’écarter les ondes néfastes, oui. Les poèmes, comme le marque Michaux, sont peut-être les vrais exorcismes d’aujourd’hui, capables de « tenir en échec les puissances environnantes du monde hostile ». Le désespoir n'existe pas est un titre que j’emprunte à Rabbi Nahman, l’un des maîtres les plus singuliers du hassidisme, auquel on doit des aphorismes tels que : « Dieu ne fait jamais deux fois la même chose. » Mais, puisqu’il est question de mots, soyons clairs, je ne dis pas « la souffrance n’existe pas », « le mal n’existe pas », ou « l’ignominie n’existe pas ». Je dis simplement qu’il est possible, tel que je l’ai vécu moi-même après une épreuve de vie, de « désespérer le désespoir » ou de « transformer le pire en force d’ascension ». Tenir parole sans cesser de reprendre souffle.

Vous ouvrez ce livre par un poème intitulé « Rituel d'amplification du monde », composé de dix parties commençant chacune par ce vers : Je commencerai pas être, renvoyant peut-être à la Genèse : Au commencement, Dieu créa  ainsi qu'à l'Evangile de Jean : Au commencement était le Verbe.
La situation de la poésie aujourd'hui doit-elle prononcer la parole au futur, par rapport au passé et à l'imparfait des Écritures ; ainsi que d'affirmer le pouvoir essentiel du poète ?

Rimbaldiennement, encore et toujours, la poésie se doit d’aller « devant », comme une raison raisonnant (résonant) sur un plan plus démesuré que la raison. Ce procès poétique fait à la raison discursive comme fonctionnement ordinaire de l’esprit, l’Occident contemporain ne l’a pas toujours exclu de sa réflexion.  Je songe aussi bien à l’aveu radical de Heidegger décryptant Hölderlin :« Le dernier pas, mais aussi le plus difficile, de toute interprétation, consiste à disparaître avec tous ses éclaircissements devant la pure présence du poème » – qu’à certain constat ébloui de Wittgenstein - « Ce qui est mystique, ce n’est pas comment  est le monde, mais le fait  qu’il soit ». Ou encore à Roland Barthes s’émerveillant devant le satori, qu’il définissait comme le « blanc qui efface en nous le règne des Codes, la cassure de cette récitation intérieure qui constitue notre personne ».

N’y a-t-il pas là le rappel d’un trésor autre, qui s’oppose au crispé d’une voie purement analytique, où l’esprit est littéralement coupé du cœur ? Quand vous commencez à écouter vraiment l’univers, allez-vous vous contenter de remplacer un académisme par un autre ?

Comme je l’avais écrit, en manière de slogan, il y a quelques années :

La poésie c’est
un réflexe de survie
une effraction continue
la persistance du souffle
le vrai coeur de la planète
le contraire de l’inhumanité croissante

En même temps que paraît ce volume chez Gallimard sort un autre beau livre, au Castor Astral, intitulé Satori Express. Est-ce un stade alchimique d'apothéose que ces parutions simultanées ?

Après mes quatre recueils consacrés à Chet Baker, Jimi Hendrix, John Coltrane et Bob Dylan – quatre porteurs de voix, quatre porteurs de vie –publiés au Castor Astral, je me suis attaché, avec Satori Express, à poursuivre, ciseler mon « autoportrait poétique » commencé avec Infiniment Proche et Le désespoir n’existe pas. J’entends ici « satori » dans son sens le plus radical : une suspension du sens ordinaire, un exercice de plongée dans le cœur du monde

La quatrième de couverture présente Satori Express comme une revisitation d'une certaine tradition de l'éloge. Pouvez-vous nous présenter votre Satori Express ?

J’ai conçu, composé ce livre comme un traité d’instants accomplis. « Apprenons à rayonner », disait fortement Jacques Lacarrière. Et peut-être, du reste, devrions-nous mesurer les poèmes à leur indice de rayonnement… L’éloge devient alors une sorte de nécessité organique, un hommage à toutes les icônes porteuses d’énergie qui façonnent une vie, la modulent et l’irisent. Surgissent alors comme de grands fantômes propulseurs Artaud, Gilbert-Lecomte, Joë Bousquet, Jack Kerouac, Jean-Pierre Duprey, tous ceux qui ont risqué quelque chose dans les mots de leurs vie ou dans la vie de leurs mots, afin que nous puissions – peut-être – y voir plus clair dans le grand puzzle de notre chaos/lumière.

Dans la liste de tous ces éloges fabuleux, l'un, à titre personnel, me touche particulièrement : celui que vous consacrez à Thélonius Monk. Quelle influence Monk a-t-il joué sur votre poétique ?

Il faut, d’une manière ou d’une autre, que le poème jazze. La découverte de Monk, avec ses ritournelles quantiques, sa façon de peler les notes comme des oranges, est liée à cette époque du milieu des années soixante, où je commençais vraiment à écrire, où après la trilogie fondatrice Baudelaire-Rimbaud-Lautréamont, je découvrais les Manifestes du Surréalisme, puis la Beat Generation, par l’entremise de l’anthologie publiée chez Denoël par Alain Jouffroy et Jean-Jacques Lebel. Pour quelqu’un qui entend confronter la poésie à d’autres champs artistiques, notamment à la musique, le déhanchement mélodique de Monk, sa grâce de l’irrésolution, sont de puissants vecteurs magnétiques.

Magnétisme, c'est un mot qui pourrait définir votre poésie. Quel mot, selon vous, la rassemblerait, la contiendrait toute, ce mot-étoile qui vous aurait guidé ?

Irisation, peut-être. Pour tenter de dire cette fraternité continue de la foudre et du silence. Ce tremblement interne, en art comme en amour, où la vie entre enfin en résonance.

Merci cher Zéno Bianu.

Présentation de l’auteur




La revue AYNA

À l’heure actuelle, il n’existe pas sur le web français de site spécialisé qui fasse connaître la poésie turque contemporaine. Le public français a de plus en plus d’intérêt pour les romans turcs, l’augmentation du nombres de romans traduits en français le montre, mais il ne dispose pas de suffisamment d’ouvrages pour avoir un aperçu de la création poétique turque.

Ayna signifie miroir en en  turc. La revue se veut en effet le miroir de la poésie turque en direction du public francophone. Le fait que la revue Ayna soit  en version bilingue franco-turque et qu’elle présente les textes en langue originale lui donne également la vocation d’être un lieu miroir entre les langues et les cultures.

Ayna est une revue qui permet à tous, francophones ou turcophones, d’avoir accès à un panel de poètes contemporains reconnus. Elle a été créée en 2013 par Claire Lajus, traductrice et poète.

Cette revue numérique est gratuite et met en ligne des poèmes originaux, leurs traductions, leurs enregistrements sonores et des entretiens avec les poètes. Elle met également à disposition du public l’actualité des événements poétiques en Turquie et donne des focus sur certains poètes ou ouvrages.

Vingt  poètes sont actuellement présentés dans la revue. Des lectures publiques sont aussi organisées pour apporter la parole des poètes au plus près des gens.

Ayna a pour objectif à moyen terme de présenter une base de données suffisamment importante pour constituer un espace de référence pour toutes les personnes intéressées par la poésie turque.




Quatre revues poétiques

 

**

L’Etrangère n°37 honore la mémoire d’un écrivain belge tôt disparu, François MUIR (1955-1997), né Jean-François de Bodt,  poète qui a beaucoup écrit pour, dit-il, « me défendre contre moi-même ». Dans ce souci testamentaire, il se rappelle la métaphore artaudienne « athlète du cœur » qu’il souhaite, une fois mort, qu’on lui applique désormais (p.33)

« L’Infamie de la lumière » fait preuve d’une économie stylistique, où le lyrisme s’exerce corseté par une rigueur toute stoïcienne :
« Festive elle s’échappe, l’air laisse le jonc
Lèvres courbes, chasse-la, l’ancienne course, gale de l’informe
Qu’elle monte, qu’elle descende, baise le tranchant
L’or en bouche, laisse pieds et mains
Accroupi, donné en cercle, erre et fouille le sol » (« Ombre lente, ombre-lien » (p.11)

Stéphane Lambert (auteur d’un bel essai sur Muir) évoque le manifeste de son jeune auteur (« Pourquoi je suis écrivain »).

La revue-livre, livraison 37, féconde de ces 156 pages, propose encore des études de Jean-Patrice Courtois, qui tente d’appréhender le terroir-intérieur de Muir, comme la conscience qui se livre en paysage et tisse le « parler loin » et la présence de l’autre qui comble vide et vanité.

« Le poème se fait donc scène de l’Autre »

« Le plissement, / Les rives de la vacance, transition/ de l’Autre, limites de l’effraction » (p.60)

**

Les Hommes sans épaules n°39 rend mémoire à l’immense Alain BORNE, l’auteur de « Cicatrices de songes » (1939) et autre « Contre-feu » (1942).

De l’ami fidèle (il dit de lui-même : « En amitié, il a quelque chance. Il croit avoir su rester fidèle à quelques êtres qui lui sont restés fidèles. (…) Il les a choisis avec ce mélange de lucidité et de passion qui le caractérise – croit-il – et il se tiendra à son choix quoi qu’il découvre en eux » (p.136), la revue propose un large choix de poèmes intenses (« Chambres taillées dans le soleil » (p.143) :

« J’entendrai mille pas avant d’aller dormir
bénir mon seuil d’inconnu jamais le vôtre
jamais sur ma porte votre ombre ne vous parodiera… » (p.145)

Christophe Dauphin éclaire le parcours de Yusef Komuniyakaa, marqué par la guerre du Vietnam (« Dien Cai Dau », 1988). « C’était un lieu de flux émotionnel et psychologique où l’on essayait de donner un sens au monde et d’y trouver une place », dit le poète à William Baer dans « Kenyon Review », p.185.

Beaux poèmes de l’excellent Claude VIGEE (« Parler/ palper : / connaître en caressant »), du non moins remarquable  Lucien BECKER de l’Ecole de Rochefort (« Dans la plupart des chambres, un homme/ dont le sang veille comme l’eau sous la glace/ n’est plus qu’une épave au milieu de sa vie/ avec parfois, mal entendu, l’écho d’un rêve » (p.23)

**

La haute revue N47, en est déjà à son numéro 27.

Le sommaire propose dans la section « Pleins formats » (pp.5-25) quatre noms : Michel Bourçon, Sylvie Loizeau, Ariane Dreyfus et Pierre Soletti, avec les trois pages imposées. Chaque poète est brièvement présenté par Antoine Emaz et Christian Vogels, rédacteurs de la belle revue.

La poésie discrète et ombriste de Bourçon ouvre en lui « une fenêtre » pour saisir « un sens à tout ce qui nous entoure » et « les mains ne rallient plus ce que nous sommes » et « les jours se répètent…à traîner jusqu’au soir où les mots vont paître en tête et les mains protéger la flamme d’un être aimé » : c’est très beau, très fin.

La section « Plurielles » (pp.31-76) : une anthologie de voix diverses où l’on pointera le travail original de la Roumaine Doina Ioanid (« Son cœur tire la maison derrière lui »), celui de Mathias Lair ou encore la diatribe terrible contre « nos mères » de Eric Martinet, véritable assaut verbal : « nos mères…trompées…battantes…cocottes…complexées…rougeaudes…chiantes… »

Présentation très élégante pour 108 hautes pages, très fécondes en belles découvertes !

**

Verso 160, sur le thème de « Chemins d’eau, chemins de mots », apparie des voix très variées pour dire en quelques poèmes chacune « le courant », « l’eau et les mots même substance » (François Charvet).

Ferruccio Brugnaro, dans une suite bilingue italien/français, cerne « l’étoile/ ce soir/ aussi limpide et grande/ que la lutte que les exploités sont en train de soutenir ».

Les « Poèmes flottés » de Michel Serraille («  La salive a nettoyé l’icône » ou « Avec la main je te fais signe/ et le reste je te le dis avec de la nuit », p.31)

Riche numéro et nombre de découvertes dans les noms proposés (entre autres, Andrée Ospina et son « Barbe-Rouge » : « J’ai dévoré une femme, j’ai mangé mon amour »

 




Catherine Andrieu, Des nouvelles de Léda ?, Louis Savary, les mots sans fin, Régine Nobécourt-Seidel en Camille Sei­no­bec, Du Fol Amour à la Grâce

Catherine Andrieu, Des nouvelles de Léda ?

Les lecteurs des textes de Catherine Andrieu deviennent ses voyeurs obligés. Ils projettent sur la femme, son corps, son âme ce qu'elle en dit. Les voici soumis à ce flux et démultiplié car l'œuvre est aussi profondément spirituelle et ailée que charnelle et érotique.

Parfois cela peut sembler cruel du moins pour un public effarouché. Surtout lorsqu'elle évoque l'amour même si, au fond, Catherine Andrieu demeure pudique et presque platonique. Bref nue de nuées.
 
Pourtant sa poésie dérange car il n'est pas jusqu'à la vulve parfois béante de s'ouvrir sur l’imaginaire. Le lecteur se plait alors à considérer l'auteur coupable de nous imposer son implicite injonction : "regarde !".  Mais dès lors il est obligé de s'infiltrer par où ça passe et ne finit jamais de s'enfoncer.
 
La vie s'y rattache - même dans ses envolées là où l'auteur enjoint de regarder par le trou de sa serrure pour voir non seulement ce qu'on espère mais aussi des abysses de l'existence puisque de l'enfance à aujourd'hui, de la Méditerranée à l'Atlantique Catherine Andrieu nous offre sa vie. Pas toutefois comme un festin nu. Car il y a bien plus. La douleur demeure même si parfois l'auteur la cache sous une mantille.
 
Comme Artaud, elle est à sa manière une suicidée (encore en vie) de la société dont elle fait partager le sort des victimes. Elle est à ce titre la "différante" (pour emprunter le néologisme de Derrida). Elle tient debout dans ses textes comme si c'était un miracle de l'amour même lorsqu'il chute et ce pour dire l'absence et le manque. L'accomplissement toutefois n'est pas oublié. Il est plus même plus qu'une thématique : il devient la poésie et sa présence. Bref son essence.

Catherine Andrieu, Des nouvelles de Léda ?,  Éditions Rafael de Surtis, Cordes-sur-Ciel, 273 pages, 25 euros.

Ce qui est masqué dans les abîmes de l'être l'auteure le révèle en nous faisant participer à sa quête. Sur le blanc de chaque page nous retrouvons l'épreuve de l'épaisseur humaine nourrie de bien des mythes (et des chats) qui participent à une telle éclosion contre les occlusions de l'âme et les ratés du corps.
 
Tout un monde intérieur est là entre orgasme et douleur dans un effet de sublimation où le cri du cœur trouve des mots pour se dire. De la crudité facile il n'est jamais question mais de vérité. Et c'est un honneur de la présenter par celle qui lie la poésie à l'érotisme, l'art à la matérialité de l'âme de même que ses diverses postulations complexes à son envie d'être en vie malgré sa charge de supplices.
 
Si bien que c'est l'inconscient qui s'ose et parle. Catherine Andrieu devient Vénus, Sainte Thérèse et Madame Edwarda confondues.

∗∗∗

Louis Savary : les mots sans fin

Louis Savary poursuit son œuvre qui est autant esthétique qu'éthique. L’auteur affirme son objectif :  "m'impose de me montrer / intransigeant / avec celui qui écrit mes livres".

Ils font ce qui échappe à l’esprit ; c’est pourquoi ils sont noirs. En sort soudain voix de dedans que le mental ignore tant qu'ils ne l'usent pas suffisamment. C'est pourquoi il faut trouver ceux qui font "taches d'huile" pour dérouiller ce qui en nos cerveaux restent rouillés.
Dans ce but, Savary cherche les vocables les plus simples et sans fioritures. C'est là que pour le Belge se trouve la seule poésie jusqu'au moment "je n'aurais plus rien à dire" ou "plutôt la pudeur / de ne pas écrire".  Certes rien ne sera vraiment donné puisque tout restera encore à dire même si l'auteur à tenter de prouver le contraire.
Telle est donc l'aventure de l'écriture et sa vis ou son vice sans fin. La légende continue et continuera encore. C'est une sorte de constat en demi-teinte mais qui fait toute la valeur d’un tel livre.
Louis Savary, Je n'écris pas de main morte, Les Presses Littéraires, Paris, 2024, 102 p., 15 €

∗∗∗

Régine Nobécourt-Seidel en Camille Sei­no­becMari vaut parfois d’âge

Rien de plus futé que ce livre au marivaudage souvent appuyé d’une solide stratégie là où le temps n’est pas à l’affaire. Et c’est rassurant. De plus il n’y a là aucune mégère et tant s’en faut : les aimantes sont passionnées mais ne se font pas toujours d’illusions - quoique lucides - envers leurs amants. 

Mais la victoire des femmes est probante. Il leur arrive parfois de courber l’échine face à des grâces roturières. Le tout est de dresser le mulet bellâtre mais sa mise sous le joug nécessite une habile prestance poétique.
 
Dès lors et par exemple, sous les tamaris (ou ailleurs) la poétesse risque tout car elle se languit quasiment forcément. Mais elle sait rosser l’animal menteur voire lui faire changer ses comportements pour en finir par le béni « c’est toi et c’est moi »  puisque tout couple digne de ce nom vit d’émois.
 
Cette suite de poèmes est donc brillante car sa « leçon » est l’essentiel « Entreprendre l’impossible / Atteindre les sommets. Les vers distillent des acmés. De vespérales épousailles – ou non – Régine Nobécourt-Seidel en Camille Sei­no­bec, émanent ainsi densité ou déroute, violence ou douceur. Mais la poétesse retrouve à chaque aventure un petit soir chaud « comme le secret creux de paille sous la charpente de la grange de mon enfance. ».
 
Régine Nobécourt-Seidel en Camille Sei­no­bec, Du Fol Amour à la Grâce, Edi­tions Constel­la­tions, Brive, juin  2024, 98 p., 14,00 €.
Elle sait d’ailleurs s’ourler de dentelles au nom des émotions partagées et de nouvelles espérances. Pour les réaliser, dans de tels poèmes l’écriture reste mémoire, combat à fleuret moucheté, lâcher-prise et ivresses. L’auteure nomme les dernières parfois « sobres ». Mais ce ne sont pas les seules. A la lectrice ou au lecteur de lui faire confiance.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Thierry Le Pennec, Le visage du mot : fils

Thierry Le Pennec, poète auteur d’une douzaine de recueils, dont Un Pays très près du ciel, aborde dans celui-ci la question de la paternité. Qu’est-ce qui se vit, à mi-mots, dans un tremblement de tendresse, entre un père et son fils ? Il y a de l’allant et de l’élan dans ce recueil. L’élan de la vie qui ponctue et ouvre métaphoriquement le recueil par la naissance du fils et le clôt par la naissance à venir d’un enfant de celui-ci. Cette vie au plus près de la nature, le père et le fils en savent les secrets, le tempo selon les saisons, eux dont le poète dit, non sans fierté : « paysans sommes ».

Il y a l’élan de la route. Il est beaucoup question de route dans ces poèmes « ROAD, ROAD, ROAD » du fils parti en roulotte avec sa compagne vers l’Est de l’Europe, rappelant en abîme la vie de routard du père, et route du père et de l’épouse aujourd’hui pour rejoindre le fils en Autriche. La poésie de Jack Kerouac n’est jamais loin.

L’allant, celui du jazz, du rock, de la guitare électrique vient rythmer, en contrepoint dissonant, des Travaux et des Jours  biensinguliers. S’articulent des scènes de travail dans les vergers, le soin des chevaux, le traitement des pommiers et, d’un même mouvement, des références livresques, telle « l’odeur virgilienne » du verger, la figure de Diotima ou le souvenir du Bauhaus.

L’allant tonique, décalé, du flux poétique emporte le lecteur et fait signe tantôt vers le lyrisme avec Hölderlin, tantôt vers la langue parlée au registre rabelaisien, tantôt vers une belle floraison de langues, l’anglais, le breton, l’allemand, le latin, traversant les poèmes à vive allure.

Ces instantanés restituent beaucoup plus qu’une suite d’instants. Ils pointent un rapport au monde, un attachement commun du père et du fils au rythme des saisons, à une sociabilité rurale, ouverte en même temps à des valeurs humaines de solidarité et d’échange. En témoignent les anecdotes au village, le marché, une soirée de kig-ha-farz, la mort d’un voisin, une fête de nuit – clin d’œil à Xavier Grall ? Comme René Char célèbre les braconniers, les pêcheurs d’anguilles, les bergers, Thierry Le Pennec chante les hommes qui aiment les arbres et les vergers.

Thierry Le Pennec, Le visage du mot : fils, , La Part commune.

La connivence avec le fils se tient dans les gestes plutôt que dans les grandes déclarations, dans la sourdine de ces mots tout simples : « il est /toujours mon garçon la tête en voyage ». Au bout du compte, qu’est-ce que le père et le fils construisent ensemble ? Une bibliothèque, œuvre symbolique, s’il en est. Telle est la célébration de ce chant du fils si prégnant qu’il rassemble le visage, le mot et le fils dans un raccourci saisissant magnifique, à l’image de tout le recueil.

Présentation de l’auteur




Morgan Riet, Toi, moi, miroir etc.

Quand on suit le parcours d’un poète depuis ainsi dire toujours, depuis ses débuts, mettons, on peut s’émouvoir de sa permanence, ou se réjouir de ses évolutions, ou bien encore être percuté par ses révolutions.

Pour certains, et tel est le cas de Morgan Riet, c’est l’ensemble de ces trois possibilités, de ces trois voies qui nous sont offertes. L’auteur suit sa voix, écoute la progression de son timbre, et parfois crie presque.

Crier, non, élever le ton, comme pour mieux répondre à l’exigence du poème, qui n’est pas d’atteindre la vérité de l’existence, mais de ne pas se laisser endormir par la prétention des mots.

Sourde oreille

Depuis leur silence infini,

les étoiles qui brillent

souvent me font

des réflexions.

Par exemple, jamais

elles ne manquent

de me remettre à ma place

dans mon espace-temps,

quand, les yeux cloués aux cieux,

gonflé, ébloui d’orgueil, je

décolle du linoléum,

plus léger qu’un ballon d’hélium,

comme toutes les fois

où, brûlant des mots qu’on rumine,

on s’imagine

qu’une brassée de vers suffit

pour contenir tous les parfums du monde.

Sans aucun doute est-ce là la meilleure façon de vivre, nous suggère-t-il, ensuite, pourrions-nous croire, dans un mélange tout personnel d’implication et de distanciation, en restant l’acteur et le spectateur du monde, du vivant, et donc de l’amour – amour de son Autre, autant que de tous les Autres… et de soi. Parce que le réel est un conte, une fiction, une projection ? 

Théâtre

Les lumières s’éteignent,

et la rumeur aussi.

Le rideau se lève.

Applaudissements nourris.

Deux comédiens sur la scène.

Un homme, une femme.

Un couple qui va

avancer dans la pièce,

de tableau en tableau,

avec qu’il aurait

mieux valu taire,

avec son lot jumeau,

conjugué à tous les temps,

de travers, de mauvaises fois,

de malentendus divers.

Mais le tout

sur un fond de ciel couleur tendre

rehaussé d’humour.

Bref, une femme, un homme,

qui pourraient nous ressembler

et qui, ce soir, jouent avec nous

cette comédie de l’amour.

« Toi, moi, miroir, etc. », simple titre du recueil, ou leitmotiv, ou évidence ? Ce que l’on est, ce que l’Autre est, ce que nous sommes : une projection, une fiction, ou la réalité ? Le poète se garde bien de répondre. Et d’ailleurs, se pose-t-il la question, ou la pose-t-il à son binôme photographe, Cédric Cahu, qui l’accompagne, ou qu’il l’accompagne… à l’origine le photographe a écrit, puis le poète a imagé des mots… mais du poème à la photo, de l’œuf à la poule ?! Et nous la pose-t-il, cette question de savoir quelle est la réalité de soi, de l’image de soi comme de l’Autre, de nous, ou bien est-ce nous qui la lui posons ?!

Morgan Riet, Toi, moi, miroir etc., Chrisophe Chomant éditeur 16,50 €. 16, rue Louis Poterat – 76100 Rouen.

Présentation de l’auteur




Sabine Dewulf, Près du surgissement

Nous entrons dans le livre de Sabine Dewulf par une photographie signifiante. En couverture du livre, une eau vive, un bouillonnement « Près du surgissement ». Où peut-on demeurer pour écrire un poème ? Près de la source.

Les photographies de Stéphane Delecroix, photographe-philosophe à la recherche de beauté et d’harmonie à travers son viseur, nous y invitent : du minéral à l’aquatique en passant par le végétal, on suit un regard qui nous initie. L’eau, la terre, l’air, le feu, les quatre éléments sont présents auxquels il faudrait peut-être ajouter le vide, ce cinquième élément du bouddhisme. C’est ainsi que Près du surgissement semble retracer une genèse personnelle.

L’histoire de ce livre est présentée en avant-propos. Tout a commencé, pour la poète, par l’« étonnement, mêlé d’émerveillement, face aux images singulières de Stéphane Delecroix : souvent proches de l’abstraction, toujours inspirées par le monde naturel, ses photographies traduisent une présence au monde à la fois intense et respectueuse1 ». Reliant ces images à ses recherches sur l’histoire des lettres de l’alphabet, la poète en avait sélectionné 26 (+2 pour début et fin), puis avait procédé à un montage (établissant un ordre) et écrit une suite de 26 poèmes, de « Altitude » à « Zénith ». 

Sabine Dewulf, Près du surgissement, photographies de Stéphane Delecroix, Éditions Pourquoi viens-tu si tard ?, 2024 – 70 pages, 12 €

Quelques années plus tard, elle s’est éloignée de ses poèmes jugés par elle-même trop « tendus vers un universel idéalisé », alors que les photographies la fascinaient toujours autant. Elle a donc écarté les poèmes de Cosmos où nous dormons1 et procédé à un autre montage, première introduction du temps, d’un rythme, d’un instantané à l’autre, chemin tracé pour conter une autre histoire.

Sabine Dewulf est de ces poètes qui pourraient reprendre la formule chère à Georges Didi-Huberman : « Aller lire ailleurs pour voir si j’y suis.2 » Si le téléobjectif rapproche le lointain en quête de lumière, d’harmonie, de lignes et formes abstraites, l’écriture fait pénétrer dans un arrière-plan intime. Plus de contrainte alphabétique, voici une suite de poèmes retraçant un développement, une croissance, une quête personnelle et spirituelle partant de l’enfance pour y retourner. La brièveté des poèmes répond à l’instantanéité des photographies. Le photographe n’intervient plus quand la poète entreprend de lire et relire les images, de les lier et relier entre elles et avec les textes.

Il suffit de rester, il suffit de vivre l’instant. Sabine Dewulf l’exprime dans la préface : « face à une réalité sensible » livrée par les photos, les images « parviennent à nous dépayser ». C’est qu’un détail dans l’immensité du ciel, par exemple, traverse l’espace telle une virgule à l’envers, faisant signe ou énigme. La poète le découvre, l’éprouve et voit « la fracture ». Jamais, dans ce joli livre, le sens des poèmes n’amoindrit la perception. Quelque chose, suggéré par l’image, est revisité au prisme de la vision et de la poésie.

Les images aquatiques dominent la série : neuf sur vingt-six. De l’eau naît la vie, puis les émotions, celles de l’enfance et celles de toujours

Comme un rire égaré
la marée est montée

et si la mer m’envahissait
profitant d’une porte
entrebâillée

la façade défaite
seul compterait le large

l’eau que je suis déjà 

Les vagues, les larmes, la pluie se mêlent dès le poème suivant. C’est une sorte de chaos originel, mais dans lequel déjà « tout s’ordonne illisible ».

Un nuage, virgule inversée dans le ciel, sera lu comme le signe d’acquiescement au ciel et à sa couleur. Le ciel constitue l’une des parenthèses privilégiées du livre. La déclinaison des couleurs, la présence des nuages ou leur absence, permet à la poète de discerner des émotions et de les rendre fertiles. Sa force est telle qu’elle absorbe la colère et facilite le passage vers l’écriture. La formulation, à travers la lecture des signes du monde, sauvegarde l’impression vive de la contemplation et le regard est orienté vers un dépassement :

j’ai appris à pleurer
sans le vouloir le gouffre
s’est inversé

c’est à peine s’il gronde 

Cette inversion, permise par l’écriture, ouvre un espace de signification :

Sur mon sommeil se penche
une face nouvelle
qui fait la ronde 

Ronde d’enfance, ronde Terre conciliante et protectrice.

Sabine Dewulf est poète de la Terre. Dans son deuxième livre, Habitant le qui-vive3, elle le posait bien dès son titre. Elle y écrivait par exemple : « Je rêve de mon corps comme ventre de terre ». Son premier livre personnel, Et je suis sur la terre4, insistait sur cette présence qui implique blessures, failles et manques. Elle y évoquait « la blessure initiale ». Ici, elle nous confie : « J’habite la fracture » et « je suis la vulnérable ». Parfois les rêves ou rêveries entraînent très loin, mais : « je touche la terre au réveil // frissonnement ». La quête qui permet l’envol vers le ciel et au-delà ne peut faire oublier qu’il nous faut habiter la Terre en toute lucidité :

de moins en moins je souffre 

en remerciant
je cherche ce qui brûle 

Un ciel uniformément et intensément bleu, est à peine marqué d’une trace d’avion : une disparition. Ce ciel est-il un vide, le néant ou un ailleurs ? Le poème nous entraîne plus loin nous révélant, avec la même intensité, que « le soleil / partout rend grâce au bleu // depuis la nuit jusqu’au vertige ».

Vie et poème confondus dans l’apprentissage : chaque texte apprivoise l’instant, c’est ce couronnement d’un équilibre trouvé qui est célébré à travers le livre. Les poèmes, guidés par les images, restituent une quête où ce qui est cherché ne résout pas les dilemmes mais les rend vivables. Aucune fuite n’est tentée, la confrontation salutaire ouvre à la métamorphose, « après les soubresauts/l’éternelle colonne ».

Sur la photographie de Stéphane Delecroix enfin une silhouette enfantine dans l’éclat du bord de mer, l’ultime poème semble concentrer ce chemin parcouru qui ramène au surgissement toujours recommencé de l’enfance  :

Un enclos s’est défait

je me souviens j’étais
une enfant sur les vagues

mordant l’été
au sous-bois des aiguilles
à ce point odorantes

que même entre deux murs la mer
surgit encore 

Notes 

1. Cosmos où nous dormons, Stéphane Delecroix et Sabine Dewulf - Terre à ciel (terreaciel.net)

2. Georges Didi-Huberman, Tables de montage (Éditions de l’IMEC, 2023).

3. Sabine Dewulf, Habitant le qui-vive – œuvre d’Ise (L’herbe qui tremble, 2022).

4. Sabine Dewulf, Et je suis sur la terreaquarelles de Caroline François-Rubino (L’herbe qui tremble, 2020).

Présentation de l’auteur




Gérard Le Goff, Les chercheurs d’or, Hommages « à la manière de »

Les motivations du pasticheur sont diverses, et, reconnaissons-le, parfois suspectes. La mimesis, étape indispensable à la formation d’un style, n’évite pas toujours une certaine forme de sarcasme. En leur temps les pastiches de Müller et Reboux, qui connurent un grand succès, ne ménagèrent pas leurs modèles. Peut-être les deux complices jubilèrent-ils d’une joie mauvaise à l’idée de faire déchoir les vaches sacrées de leur piédestal – révélant ainsi la cruelle jalousie qui les dévorait. Même ceux d’un écrivain délicat comme Marcel Proust font sentir une certaine irrévérence. Pasticher n’est-ce pas une manière de tuer le père, de montrer qu’on en maîtrise désormais toutes les recettes et que on peut les reproduire ?

Rien de tel pourtant dans l’ouvrage de Gérard Le Goff, le pastiche est chez lui un hommage, une reconnaissance de dettes signée par un honnête homme. « Hommages personnalisés, certes, que j’ose croire sincères », mais qu’il nous autorise à considérer comme de « simples amusettes ». Cette sincérité légère le lave-t-il de tout soupçon ? Oui, car c’est l’or de la poésie qu’il recherche.

Pour en avoir le cœur net, caressons avec Gérard Le Goff le chat de Charles, qui ronronne et s’étire avec une sensualité que l’on reconnaîtra sans difficulté :

Le chat frémit sous la caresse ensorcelante
Que lui prodigue le poète à la main nonchalante
Quand l’autre dicte avec rage au vélin sa beauté 

Gérard Le Goff y fait entendre sa familiarité profonde avec les poètes, et si l’on devine de la malice, c’est sans doute pour faire un aveu : je joue à faire comme, mais vous entendez bien que c’est moi, et pas Baudelaire ou Hugo qui parle. Il s’agira de jouer au chat et à la souris, jusque dans les salles néogothiques d’un Château d’Argam, ou dans ces pages très réussies où Gérard Le Goff revisite de manière magistrale les chants de « mal d’aurore ».

Gérard Le Goff, Les chercheurs d’or, Hommages « à la manière de », Éditions Stellamaris, 2023, 20 euros.

Telle est sans doute l’intention de Gérard Le Goff, ne pas totalement s’effacer dans  « la manière »,  pour dévoiler, dans le geste qui imite, la griffe du pastiché. Son intelligence des classiques, patiemment pratiqués et assimilés, est telle qu’ils sont pour lui une forge de l’écriture. Et dans cette forge, on retrouve, parmi les plus grands, l’ouvrier Victor :

J’aime les calmes tombées du jour, les vêpres du monde,
Le ciel verse une lumière dont la blondeur inonde
Le marbre des temples et le pisé. 

Sans doute, ici, le non respect des règles de  la métrique est une manière de faire mieux entendre comment se distingue le style de l’écrivain imité. L’or se découvre dans les irrégularités du terrain, à travers de petits dérèglements bien orchestrés.

Après le chat de Charles, on croisera également les estaminets de Paul.

Dans les miroirs du café, la nuit
Désordonne les avenues lointaines,
Appelle les élégantes riveraines
A venir au plus loin de la pluie 

Ou encore Stéphane, sur un pied plutôt burlesque :

Par la brune sorcière de son donjon minéral,
Abomination auréolée de choucas,
Car le recueilles, si loin du sacre inaugural 

Gérard Le Goff nous rappelle que le procédé du pastiche, ou même du découpage, est une ruse, c’est-à-dire la forme la plus malicieuse de l’hommage. L’auteur raconte comment Cendrars enfournait dans ses propres poèmes des extraits conséquents de Gustave Le Rouge, sans même les assimiler par le suc de la digestion.

Sans doute l’intérêt du livre de Gérard Le Goff est-il de montrer que la poésie est faite autant d’originalité que de reprise, de détournement, de transvasements, de clins d’œils, comme l’ont bien montré les pratiques des Surréalistes. La reprise du geste, la trituration, pouvant faire jaillir l’or de la poésie, selon le vœu de Lautréamont, grand parodiste lui aussi, qui  voulait que la poésie soit faite par tous, non pas un.

Avec l’hommage à « Barbara » de Prévert, il semble même que l’imitation dépasse le modèle ; on appréciera aussi les amusantes et instructives interviews imaginaires d’Aragon, de Char, ou même de Bonnefoy.

Dans son livre, Gérard Le Goff interroge le labeur poétique, côté cuisine.  Ce n’est pas déshonorant, car cette cuisine rejoint l’alchimie. On y produit de l’or.

La couverture du livre édité aux éditions Stellamaris reproduit un motif de la tombe de d’André Breton, au cimetière des Batignolles, où l’on peut lire également la devise : je cherche l’or du temps.

Présentation de l’auteur




Cathy Jurado, Intérieur nuit

Trois personnages ou plutôt, trois Personnes, d’abord, cette déchirure entre un « je » qui dialogue avec un « tu » lointain, impossible, parti, absent, et, ensuite, un « il », ici et maintenant. Le « il », géographe d’un cœur dont il ne connaît pourtant pas « l’hémisphère secret ».

Les saisons se succèdent, « Hiver, Printemps, Été, Automne, Hiver, Printemps, Été, Automne » avant l’Épilogue … Et tourne et retourne cette douleur d’être si proche du trop lointain et de rester à ce point étrangère à cet homme d’ici et maintenant. Le poème, en se déroulant, exprime cette tragédie intime et secrète, cette douleur de plus en plus insupportable d’un absent trop présent d’une part et, de l’autre, d’une présence trop terne.

J’ai tenté d’aimer sa maison
Son parfum sa cuisine sa géographie

Je ne déferai pas ma valise ici
j’ai vieilli
j’ai vieilli en toi à travers toi
avec le temps qui nous a disjoints 

Alain Nouvel Cathy Jurado, Intérieur nuit, Collection Grand ours, L’Ail des ours / n°20.

Hantée par son enfance, par un passé qui ne passe pas, la narratrice qui dit « je » n’arrive décidément pas à aimer sa vie présente ni cette maison trop grande qui n’est pas sienne :

Je crois que cet homme devrait m’émouvoir
parfois lorsque je rêve
il enlace avec moi un peu de la pénombre
un peu des reliefs de mon rêve
parfois ses bras
font fuir un instant ton ombre et ce qui t’appartient
l’enfance qui ne me lâche plus
et même avec le temps
sa tendresse croît en moi comme une vigne
agrippée à la tristesse (…)

Cette maison est un refuge, mais seulement « lorsque s’éteint au-dedans / le poème incessant de la mémoire »

Ce « géographe », en effet, semble bien pitoyable, tentant de se faire aimer, doux et accueillant, en vain :

est-ce que tu te sens chez toi
comment répondre
j’ai mis un peu de musique
une chanson de Lhasa de Sela
où tu surgis toujours 

Tandis que « toi », l’enfant aux ronces, tu sembles, au contraire, sans pitié, comme la vie, comme le temps. Tu pars, tu reviens, n’en fais qu’à ta tête.

tu conduisais trop vite
tu parlais trop fort tu avais faim
tu étais l’animal qui ne dort jamais 

Quoi qu’il en soit, ce texte a la beauté d’une fable, ces trois personnages sont en même temps assez caractérisés et assez vastes et vagues pour devenir des allégories. Et, finalement, le « je » ne quitte ni tout à fait l’un ni tout à fait l’autre mais les deux à la fois, ce jeu pervers consistant à fuir la vie et préférer ses souvenirs idéaux.

Un très beau texte, très émouvant, très juste, très évocateur. Et une situation tragique à trois personnes magnifiquement mise en mots.