L’après-poème, sans parler du pendant, n’a plus rien à voir avec l’avant-poème. Un vivre total, branché sur l’immense, ce qui est dit à travers la souffrance, une souffrance se muant en la joie d’un vivre-écrire, du moins en une intensification et une densité ou encore une affection, une puissance d’affecter-d’être affecté, en rupture avec les dualismes : « Moins la souffrance individuelle qu’une douleur plus vaste que nous-même. La chambre était la caisse de résonance des douleurs du monde que celle qui écrit, comme une sorte d’aimant, attirait, rassemblait et prenait sur elle. » (p. 11) C’est une valeur du « peut-être » : « Loué / Sois- / Tu // Peut-être // Entre / Le vide // Et le rien // ? » (p. 208). La prière enveloppe le vivant des mots qui accroissent l’expérience. Mais le « peut-être » donne au livre une puissance de la fragilité et de l’incertain. Ce que dit la première des sept suites de poèmes qui composent ce livre : « La langue au doute ». Précédemment, Connaissance par les larmes engageait l’acte de connaître par l’acte poétique – les larmes opérant cette obscure sortie des tréfonds et cette projection de soi et de l’autre, des affects du monde par l’art, la poésie, la musique, le cinéma. La poésie y est vécue, et non tant comme une essence que comme la recherche et la rencontre d’un espace au plus profond de soi, laissant des sillages aussi bien qu’ouvrant des lointains, faisant que je est quelqu’un. Aussi bien, ce qui s’impose que ce qui se refuse, comme l’indique le mutisme au commencement du livre, motif initial d’une histoire de l’écriture, ou histoire par l’écriture. De manière emblématique, le livre La Voie du large est placé sous le signe de l’« âpre ébauche », formule traversière condensant le risque, la plainte en sourdine, le recommencement, la confrontation. Le premier texte qui porte ce titre est d’ailleurs une confrontation à l’autre comme une figure du dehors qui est une résonance et une amplification : l’enfant que l’on vit dans chaque moment de sa vie dans un langage-mémoire, un langage du retour et de l’oubli. D’où la question, le point obscur qui agite ce livre – la voie du large ne cessant de nous le faire entrevoir, parce que l’entrouvrant – celui des « trous noirs soudain traversés d’une lumière éblouissante » (p. 11), formule où l'on retrouve ce motif de la camera oscura.
La voie du large est donc voyage en soi, « pour te comprendre il faudrait que je plonge à l’intérieur de moi » (p 12). Plongée et circulation, cette grande nage a besoin de lenteur pour faire advenir par les mouvements : « nager / accoucher lentement / de l’androgyne / dans les vagues / écoute / le poème / arrive en même temps / à terme / le lointain / est si proche » (p. 118-119), d’une lenteur qui est tout le temps de l’écoute ; si bien que l’écriture et la nage, si elle s’alternent dans le temps linéaire du jour, se confondent dans l’acte d’écrire, jusqu’à même poser la question d’écrire-respirer, écrire-vivre aussi en apnée au risque de la noyade. Telle est l’ambivalence de « la mer à boire » (p. 129-130) : un temps pour perdre pied, un temps pour « devenir mer ».
Cette voie conduit de soi à soi, mais conduit aussi vers l'altérité et l'expérience collective. L'intime non seulement croise mais est le politique. Beaucoup de ce que d'aucuns appellent l'actualité, mais qu'il faudrait peut-être appeler le présent comme problème, passe dans ce livre : la pollution des mers, l'épidémie et le confinement, les migrations. Si la voix de la radio déclare que « bientôt cette île de plastique / pourrait […] / devenir un continent entier de plastique », faut-il en conclure à une négativité recouvrant la voix du poème ? « Ne plus pouvoir écrire / monter sur la terrasse / la mer chante encore derrière les bougainvilliers » (p. 121). Le livre cherche une résonance de la voix et du monde, une adéquation par une poésie qui serait une réparation, d'où l'inquiétude qui en ressort : « mer montagne ciel / se confondent : / purs / souffles / pour combien de temps encore ? » (Id.) Les mots qui font la ligne ou les espacements en sont les marques rythmiques. Mais la voix de l'écriture ainsi donnée à entendre ne se réduit pas à une réparation ou une célébration, elle construit les accents d'une critique du monde comme il va et d’un refus du nihilisme ; comme on peut le lire avec le poème « Alarmé » (p. 121-122) : d'un côté « ma boucle friable brûlée », à l'image d'une terre vécue dans sa fragilisation, de l'autre l'aspiration, mise au passé, à une musique qui renverrait à la pureté du monde « si prête autrefois à n'être que / musique ? » La présence du point d'interrogation comme seul signe de ponctuation ici signifie le partage, le problème qui se pose à l'éthique poétique de ce livre : l'impossibilité et la nécessité de chanter le monde – comment chanter ou musiquer un monde de moins en moins chantable et où « le reste chantable » s'amenuise ? Michèle Finck poursuit ainsi dans sa poésie le questionnement du lyrisme qui est celui de la poésie depuis les années cinquante.
« Être vivant » est au cœur du livre : le poème ainsi intitulé de ce livre est à une place quasi centrale du livre d'ailleurs (p. 110-111), pour « retrouver en soi / le oui central », où le « oui » répond à l’« é-bau-che » : il y a à susciter l'oreille et l'élan, en une identité du rythme de l'écriture et de « la scansion de la mer ». Michèle Finck pose ainsi la question d'une joie de, par, dans l'écriture, ou de l'écriture comme branchement sur une joie d'être et de vivre : suivre le rythme justement, au point de s'y confondre et d'être ce rythme.
Mais, précisément, c’est autour aussi d’ « être vivant », avec « j’écoute donc je suis », que se trame le livre, entre une autobiographie sondant les seuils de la vie et les écrivant par cette voie des rythmes et une reprise, voire une adresse à eux, des musiciens et écrivains phares, entre musique et poésie, avec la « radiophilie » (sixième série du livre) poursuivant les « illuminations auditives de ma vie » (p. 152) pour montrer comment la mémoire s’accroche à des voix et tient à des expériences fondatrices, moments d’une radiophilie dont il faut lire les différentes proses reconduisant à l’enfance, à ce qu’il y a d’enfance et de voix d’altérités ou encore d’écoute musicale dans l’écriture.
Le livre comprend donc sept parties qui disent les douleurs et l’élan d’une vie, la joie d’un vivre-écrire à quoi tout se rattache, par le rythme qui échafaude les points d’ancrage d’une existence qui se retrouve, se rencontre dans la musique et la poésie : on pense évidemment à « La musique souvent me prend comme une mer ! » de Baudelaire. On retiendra, de la dernière partie « La Cantillation du doute et de la grâce », une poétique qui ne se satisfait pas d’un élan lyrique, mais en travaille les nuances et se réinvente comme une recherche recommencée, une écriture en travail – citons : « Trajet spirituel : / Transmuer / Le doute // En confiance / Dans / Le / Peut-être ? » (p. 200) ; « Peut-être / L’émerveillement ? Illumine ? » (p. 201) ; « Leçons / De lumière : Savoir / S’ouvrir / À // La jubilation » revenant sur « Chaque flexion sonore de la voix de soprano / dans les Leçons de ténèbres qui m’obsèdent / me voûte chaque jour un peu plus sur la page » (p. 42) et « Poésie : / Danse autour / Du peut-être ? » (p. 205) Cette dernière partie invite à créer ses propres trajets de lecture. Les lecteurs en apprécieront la mise en page, une spatialisation invitant aussi à refaire des trajets dans l’espace du livre pour en saisir des moments, les passages d’une « âpre ébauche », mais aussi d’une invention de soi dans des passages en fugue où s’ébauche une connaissance par l’écoute et le rythme.