Damien Paisant, SE VIVRE — EXTRAITS suivi de PARADOXES

 

Il s’était résolu à ne plus

Multiplier ses problèmes

D’être qui manque d’Être

Car c’est s’inventer

Au lieu de Se Vivre

 

S’inventer des solutions

Pour jouer à ne plus être

Tout en sachant qu’il n’y en a pas

 

Or    l’être est une solution donnée d’avance

À condition de se donner tel qu’il est

 

***

 

Dans cette impasse

Il décidait de ne pas choisir

Refusait d’y entrer pour en sortir

(Admettait qu’on la refuse)

Par peur d’y rester

 

Par peur de rester là

Où s’était-il toujours trouvé

C’est alors que…

 

IMPASSE

 

C’est alors que j’entre

Pas tout à fait

Parce qu’elle est encore

Dans ma tête

Cette impasse

Dans ma tête

Ça veut dire que

Je ne la traverse pas

Physiquement

Ça veut dire

Que mon corps

N’est pas prêt

Mais je rentre quand même

Un cœur dans la tête

Un cœur dans le corps

(Paradoxe cordial)

Le cœur bat de ne pas se battre

Et de vouloir se battre

 

***

Je veux nommer l’impasse

Elle me prive (m’a privé)

De langue

Elle est ce souvenir

Du devenir manquant

Elle me fait oublier

Que je suis un être

De manque

Je commence par

Me nommer         Impasse

 

L’impasse que je suis

C’est un début

Pour vous dire que je ne vais

Pas finir tout de suite

(le travail de ma disparition)

 

(C’est ici que réapparaît l’amour)

 

***

L’impasse que je suis

Est entre ma disparition

Et ce qui réapparaît

C’est un amour en travail

Si vous préférez

Car si l’amour a toujours existé

Il m’a fait douté de son existence

(le doute des créateurs)

***

 

L’impasse des créateurs

Dans ce qu’ils ont transmis

« La création leur a échappé »

(Je me transmets moi-même

Aujourd’hui un au-delà

De la création)

                                 échappé

Car ils ont échappés

 

À leur propre transmission 

J’avance à l’intérieur de l’impasse

La tragédie du sens

Est une absence de signification

Donnée à l’histoire individuelle et commune

 

Un déni devant l’inconscient des évidences

(un délit du psychisme)

 

***

 

A l’extérieur de l’impasse

Il y a le vouloir volontaire

D’un grand chemin mais

D’un petit cheminement

 

Ce qu’ils font subir à leur corps

L’âme le leur fera subir

 

Le grand chemin est une

Idée de toute puissance

Le cheminement est une

Intériorité de la toute puissance

 

« L'homme est quelque chose qui

doit être surmonté » (F.N.)

 

***

L’impasse comme puissance contrariée

Ou l’égarement vers une mortalité maîtrisée :

immaturité de l’esprit qui ne peut concevoir

le naissant et le redevenir-poussière

Ou la course effrénée vers une soif de l’impossible

(ce qui est possible ne sera jamais possible)

Ce qui est possible ne sera jamais possible dans l’impasse

Dès qu’on se rapprochera d’une possible possibilité

Dans ma soif pour l’impossible         je me permets

De croire à l’idée d’un oasis     mais quand celle-ci

Devient une réalité   je n’y crois plus et je me

Mets en situation d’échec

***

L’impasse comme processus

À l’humble endurance des « guerriers sans combat » (I.M.)

Qui placent leur prouesse dans une gloire noble

Mon être est supérieur à la reconnaissance qu’on lui attribue

Car il se reconnaît d’abord lui-même par son désir de créer

(l’œuvre dépasse souvent la mort de son auteur)

 

***

Lenteur dans l’impasse

Marathon organique et spirituel où

Je questionne ce contre quoi je butte

Dans un temps autre que celui du réel brut

Parfois je ne vois pas ce contre quoi

Je butte car je ne veux pas voir

 

***

 

Souffrance & impasse 

Ce que je peux voir est synonyme de bravoure

L’épreuve d’un œil ouvert sur son monde interne

Où je contemple le miroir de ma haine soutenue par l’amour

Faire l’impasse sur la haine

Et croire qu’elle est antagoniste

À l’amour est une erreur car

Pour haïr faut-il encore avoir aimé

Pour pouvoir en douter par la suite

Faire l’impasse sur sa propre haine

Revient à tromper l’authenticité

De sa vérité et c’est prétendre

Une certaine imperfectibilité

 

***

L’émotion d’une impasse

Dans ce qu’elle fait vivre

Au moment où je tombe

(Qui appelle à se relever)

Parce qu’il est nécessaire

De vivre pour mieux

Se connaître         Se connaître

Étant une entreprise secrète où

J’apprends l’oublie de ce que

Je ne disais jamais               

J’oublie ce que j’ai appris

À ne pas dire

 

***

Souplesse dans l’impasse

Où ce qui aliène — le fantasme —

Demande qu’on s’y attache pour

S’en détacher : la peur de ne pas

Pouvoir sauver par exemple —

Le fantasme de sauver — exige

Une gymnastique mentale

Avant de renoncer     faut-il reconnaître

La source de cette souffrance

Source de l’impasse

Où la perte me fait

Aveugle d’une infaisabilité

Apparente

Où ce que je sais faire

 

À l’état de penseur embryonnaire

 

***

  

Enfant de l’impasse

Ce vers quoi je me

Risque si je tends

Vers la tendresse 

Aventureuse d’aller

Rencontrer cet autre

Qui m’arrache à moi-même

 

***

 

L’arrachement de cette impasse

Nous rappelle un départ

Comment quitter « soi » et tout

Ce que ce mot recouvre :

Son attachement à la douleur

Son goût pour la convoitise

Sa hantise, ses obsessions,

Ses limites etc.

L’égo — dans cette impasse

Ne se fie pas à ce qu’il a

Traversé mais traversera

Identifie son être non à ce qu’

Il est devenu mais deviendra

Ne défie pas son existence

Au détriment d’un autre

Ne se méfie pas de l’impasse

Car il passe par elle

Pour la dépasser

PARADOXES — EXTRAITS

 

ÉCRASE

« écrase », je t’ai dit d’écraser mais je ne me suis pas dit d’écraser,
je t’ai dit « écrase », mais le problème c’est que tu m’écrases même
pendant que je marche et j’ai pensé « m’aime pas en trêve celui-là »
sauf que j’ai penché pour le problème car tu penses comme lui, je veux
dire tu dépenses le problème par des rêves qui écrasent la marche droit
derrière moi car devant c’est très loin derrière, d’ailleurs je suis si près
de mon père que je deviens ce qu’il n’est jamais devenu, alors tu es
revenu à sa place et cette place m’écrase, elle tasse mon petit devenir
pensant qu’il faut toujours penser ce qui va arriver par la pensée même
pendant que je marche  et j’ai pensé « m’aime pas celle-là » sauf que
j’ai penché pour la solution mais elle écrase toujours le problème auquel
je repense, que c’est lui chercher un sens qui fait que je ne ressens
pas ce qui veut me trouver devant sans éprouver de ressentiment où
je règle mon sentiment sur toi qui ne peut pas me sentir car je
descends d’un père que le derrière a écrasé pour subir son devant
avant qu’il ne surgisse, alors je continue de marcher pour croiser
l’auteur du problème qui rêve d’une solution comme on écrit son nom,
d’ailleurs comment je m’appelle, tu vas voir qu’on ne peut pas oublier que
c’est moi qui vais revenir car je descends bien d’un père que
le sentiment a donné pour dérégler son ressentiment et marcher tout
en devenant « celui-là » même quand il m’écrase, « m’aime bien
celui-là » j’ai ressenti

 

 CE QUI REVIENT TOUJOURS

quand l’un demande, l’autre répond, toujours, quand je lui demande
pourquoi ça revient toujours, il me répond comment ça ne reviendra
plus, quand je lui demande comment être sûr que ça ne revienne plus,
il me répond pourquoi une telle question, alors je continue de le
questionner car ça revient toujours mais lui ne cesse de répondre que
c’est à cause de la question, que c’est la question qui provoque toujours
ce qui revient, alors moi je demande ce qu’il y a derrière la question et 
lui me répond qu’il n’y a que ce qui veut revenir, que c’est devant qu’on
arrête de voir, mais moi je lui demande ce qu’on arrête de voir, ce à
quoi il me répond d’arrêter de voir ce qui revient toujours, alors je lui
demande comment voir sans que ça revienne puisqu’il faut bien
comprendre et lui me répond qu’il n’y a rien à comprendre car ça
reviendrait à se comprendre soi-même — ce qui revient, venant de soi
— et se comprendre soi-même reviendrait à ne pas être, alors je lui
demande comment peut-on ne pas être, lui me répond que c’est en
étant responsable de ce qui revient toujours, alors je lui demande
comment ne pas être responsable de ce qui revient toujours, lui me
répond que c’est en étant responsable de ce qui est en train de venir, 
alors je lui demande de m’expliquer, lui me répond qu’expliquer ce qui
est en train de venir fait revenir ce qui revient toujours, que c’est
chercher derrière la question sachant qu’il n’y a rien à voir, que c’est
devant qu’on arrête de voir, ce qui revient toujours, venant de soi, fera
venir autre chose, alors je lui demande quelle est cette autre chose, lui
me répond que c’est cette chose qui déplace la question dans l’en train
de venir, je lui demande alors si ça ne revient pas au même, lui cette
fois me demande de revenir à moi-même

  

IL N’EMPÊCHE

je ne vois pas ce qui m’empêche car je suis ce qui m’empêche,
il n’empêche que si j’en parle c’est que ce qui m’empêche ne               
m’empêche pas complètement, je sens bien que je peux m’autoriser
encore à ne plus être empêché, ça commence comme ça, c’est une
question d’adresse, il y a quelque chose qui veut s’adresser à un autre
pour être autrement parce que sinon je suis toujours ce qui m’empêche
et non celui que cette chose n’empêche pas mais cette chose ne                     
fait que vouloir car elle questionne
l’adresse au lieu d’y répondre
directement par l’adresse pour justement voir ce qui empêche, si                 
c’est l’autre, moi ou les deux, il se trouve que c’est souvent les deux
quand on choisit une adresse que l’autre refusera, sans le savoir
évidemment, cela s’explique au moment où on nous a refusé cette
chose qui nous autorise d’accepter ce qui nous empêche car on ne peut
pas tout accepter ou alors tout accepter différemment, c’est-à-dire
accepter de ne pas être accepté sans chercher de raisons, en se
persuadant par exemple que tel autre nous refuse parce qu’il se                 
refuse lui aussi de voir, de voir ce qui l’empêche, à la différence qu’il                 
le dissimulerait, en interprétant donc ce qu’on prête à soi comme vrai
mais qui   nous empêche de vraiment vivre tel ou tel autre comme une
part de soi qu’on voit mourir pour pleinement renaître, je vois ce qui ne
m’empêche pas car je ne suis pas ce qui m’empêche

  

AIME

Il t’aime tel qu’il ne s’aime pas, comme il n’est pas, mais ce que tu aimes
c’est qu’il ne t’aime pas ainsi car si en plus tu dois aussi t’aimer, ça fait
beaucoup, ce que tu aimes c’est qu’il aime ce que tu n’aimes pas chez
toi, vous êtes deux à chercher l’amour chez l’autre qui a trop aimé vous
le prendre, je veux dire  que cet autre n’était pas prêt à le laisser vivre
comme il l’a donné malgré lui, on peut penser qu’il le voulait au point
d’y penser, jusqu’à ne rien faire que toujours le reprendre pour ne jamais
être surpris, puisqu’il faut bien garder l’amour contre soi et ne pas
regarder qu’il provoque, autrement c’est trop de place dans une place
vide, je parle de ce qui ne veut pas parler car en aimant il donne sa
place sans savoir que tu la lui donnera à ton tour, de sorte qu’on             
tourne autour de cette grande place qui vous tient dans une
contenance où l’on retient le déplacement, celui de deux êtres au sein
d’une même place qu’ils partagent, sans quoi c’est chacun sa place                
et il manquera toujours un peu de chaleur pour manquer le froid qui
envahit le manque parce qu’il serait trop envahissant, c’est sûrement par
peur d’être envahit, envahit par lui, mais  on comprends bien que ce qui
l’envahit c’est de pouvoir être l’objet de ce manque car c’est un objet
qui prend la place du sujet tandis que le sujet lui, vit le manque comme
un pouvoir se renonçant à prédire ce qui pourrait l’abolir, encore faut-il
reprendre sa place sans chercher l’amour chez l’autre qui a trop aimé
vous le prendre puisque cet autre n’est plus vous :

il t’aime tel qu’il s’aime, comme il est, ce que tu aimes c’est qu’il t’aime
ainsi car ce que tu aimes c’est qu’il aime chez toi ce que tu n’aimes pas,
qu’il t’aime comme tu es tout comme ce qu’il aime chez toi c’est que tu
l’aimes, comme il est

 

INDIGNE

il justifiait ses plaintes avec l’injustice d’un monde qui avait échappé                  
à son propre monde dont il s’était fait l’étranger, sans le savoir, car                    
il défendait, comme un jouisseur défendu, ce qu’il ne pouvait défendre                    
à l’intérieur, un jouisseur d’extérieur que retient sa jouissance dans ce
qu’elle procure, naturellement, une jouissance bien en place qui ne
change pas de place et ne se trompe pas de monde, on ne règle pas                    
un problème, on dérègle une solution, toute solution étant un raccourci
qui rallonge l’étendue du problème car toute solution est de croire
l’autre monde à notre portée comme si cette portée était mondialement
accessible mais c’est en fait ne pas croire au monde que nous
intériorisons, ou  alors c’est vouloir mondialiser ce qui a été localement
mis sous silence, à titre personnel, où chaque projection vers l’autre
devient le titre d’une grande page de couverture sans livre à vouloir livrer
la vérité d’un sauveur qui peine à se sauver car c’est matraquer l’objet
de sa peine comme on traque un rebelle qui braque ce qu’on a chouré
chez lui, une cause qu’il s’est approprié pour  ne pas s’occuper de la
sienne, je parle de la cause qui ne cause que sur lui-même et pas sur
ce qui le provoque en écho, à ce qu’il a vécu comme provocation, en
écho de coco, envieux de ce qu’il n’a pas eu parce que le coco envieux
veut absolument tout avoir sauf son être, ou alors en écho de bobo qui
s’écoute  parler du monde entier, monde qu’il divise en deux pour
simplement faire entendre soit une haine sans amour soit un amour
sans haine selon ce qui l’arrange dans telle ou telle situation,
parce que l’oppressé évoque avant tout son impossible vocation, celle
de ne pas être devenu cet oppresseur rencontré à la naissance,
d’ailleurs, ce qu’il déplore provient d’un manque dans ce qu’il n’a pu
explorer, un pleureur qui questionne l’objet de ses pleurs, un pleureur
en quête de sujet : il justifie l’injustice du monde avec ses plaintes que
son propre monde laisse échapper et dont il se fait l’héritier

PAS DE PROBLEME

il voulait ce que je ne voulais pas, je voulais ce qu’il ne voulait pas, c’est
pas toujours facile, nous sommes deux à vouloir, vouloir différemment,
que nous soyons deux n’est pas problématique, c’est bien normal,                   
la problématique c’est de ne pas s’entendre sur le vouloir car chacun
veut être pleinement lui et pas l’autre qui veut l’être aussi sauf que ça
peut devenir un problème où l’un empêche l’autre d’être et inversement
alors on finit par vouloir que l’autre ne veuille plus ou alors ne veuille
plus que ce que l’autre veut sauf qu’à ce rythme on piétine sur l’être qui
se relève avec de moins en moins d’être qui voudra de plus en plus
contenir ce qu’il veut pour de vrai car celui-ci apprend à ne devenir que
cet autre pour le garder, c’est en réalité un faux problème car on peut
bien vouloir à deux et même différemment, que nous soyons deux n’est
pas problématique, c’est bien normal, la problématique c’est de ne pas
vouloir s’entendre car chacun n’entend que ce qu’il veut et l’autre aussi
sauf que si chacun entend le vouloir de l’autre ça ne deviendra plus un
problème et l’un n’empêchera pas l’autre de vouloir car si je comprends
ce qu’il ne comprend pas, qu’il comprend ce que je ne comprends pas,
ce sera plus facile de vouloir ensemble comme deux êtres vivant
pleinement leur vouloir, chacun pourra exister pour l’autre sans
disparaître et à ce rythme au contraire on sera porté sur l’être et quand
il piétinera de ne plus être on le relèvera avec de plus en plus d’être qui
voudra de moins en moins contenir ce qu’il veut pour de vrai car celui-
ci apprendra à devenir avec cet autre pour cette fois le regarder, ce n’est
plus un problème

IL N’Y A PAS MIEUX

Il n’y a pas mieux, je me dis, pas mieux que toi, dans ce que tu fais,
pourtant je ne te connais pas, je n’ai aucune idée de ce que tu te dis,
peut-être tu ne te dis rien de ce que je me dis, peut-être que c’est normal
pour toi, peut-être tu te dis même, qu’on peut faire mieux, voir qu’on fait
mieux, ailleurs, je ne sais pas, en tout cas, je sais qu’ailleurs, il n’y a
personne, car ailleurs, on ne sait jamais et si je crois qu’il y a quelqu’un,
ce n’est que moi qui me voit en un moi qui voit tout ce qui se fait de
mieux, un grand moi qui se revoit quand il était un petit moi, qu’on a
voulu grandir, parce que la grandeur dépassait ces autres moi dans ce
qu’ils avaient de trop ou de moins, ce qui les poussait à me repousser
jusqu’à ce que moi je les repousse pour grandir par moi-même, alors                
il n’y a pas mieux, je me dis, pas mieux que moi, dans ce que je fais,             
car ce que je fais n’est pas ce que tu fais, c’est facile à dire, pourquoi
ce que tu fais est ce que j’aimerais faire,

pourquoi je n’aimerais pas faire ce que tu n’as pas fait, je me connais
pourtant, j’ai bien une idée de ce que je me dis, peut-être tu n’es rien
d’autre que cet autre que je n’ai jamais voulu être mais que je suis
devenu, faute de moi, peut-être que c’est normal pour moi, peut-être             
je me dis même qu’on ne peut pas faire mieux voir qu’on fait bien mieux,
ici, je ne sais pas, en tout cas, je sais qu’ici, il n’y a que moi, car ici, on
sait toujours, et si je crois qu’il y a un autre, ce n’est que toi qui me voit
en un moi qui voit encore mieux que ce qui se fait de mieux, un petit
moi qui se revoit déjà avoir été un grand moi, qu’on a voulu diminuer,
parce que ces autres moi ne dépassaient pas la grandeur dans ce
qu’elle avait d’indépassable, ce qui la poussait à me pousser jusqu’à ce
que moi je la repousse pour me grandir moi-même

 

 TRANSGRESSION

il voulait transgresser le pouvoir de sa graisse qui le transportait
lentement comme chaque pas qu’on reporte pour asseoir une paresse,
c’est pour ça qu’il voulait grandir son paraître et snober l’authenticité
trompeuse de cette graisse ou plutôt faire apparaître l’endurance de
son origine tout en épurant son corps, il voulait transformer sa pensée par
l’abolition des questions et des réponses car ni l’un ni l’autre ne pouvait
pas nier le chemin qui chemine dans le pas même surtout quand ça
glisse,  parce que c’est là qu’il voulait transgresser la loi du sol qui
l’engraisse avec son goût pour la paresse en arrêtant de vouloir, il avait
alors   décidé de voir, de voir à l’extérieur de lui car à l’intérieur on veut
toujours croire à ce qui empêche le pas et dépêche la paresse qui
dissimule sans dire la détresse au lieu de rencontrer son désirant en
train de désirer autre chose que ce qui devait absolument le désirer               
car dans ce k ce sera toujours la déception d’un k venu pour analyser
le manque jusqu’à l’anesthésier, histoire de rester dans l’histoire,                      
une histoire qui manque le présent à venir pour désirer son désir absent,                                   
il racontait alors comment régresser l’amenait cette fois à engraisser              
la transgression de son pouvoir qui le transportait rapidement comme
chaque pas qu’on porte pour grandir une paresse, c’est pour ça qu’il              
ne paraissait plus mais transgressait dans l’apparition, faisant
apparaître l’origine de son endurance tout en incorporant son épurant,
il pensait l’abolition par la transformation des réponses en questions

Je suis (dans la vie) - © Voix & Musique : Damien PAISANT // Réalisation : Vanina TACHDJIAN




Lorenzo Foltran, Naufragé dans la piscine

 

Ogni cinquanta metri, alla virata,
la giravolta mette sottosopra
la clessidra e resetta in una spinta
propositi anaerobici e subacquei.
La bracciata col ritmo cadenzato
segue il tempo deciso dalla testa
e si adatta, dal grave all’allegretto,
in base alla distanza della gara.
Ogni cinquanta metri, fino al bordo,
il metronomo oscilla e giunto al muro
il mosaico prende forma, lo si tocca,
ma con lo sguardo altrove: l'altro lato.
L’olimpica fatica di nuotare
nel fremito dell’acqua di cottura.

*

Tous les cinquante mètres, au virage,
la pirouette met à l’envers
le sablier et réinitialise d’une poussée
des propos anaérobiques et sous-marins.
La brassée avec un rythme cadencé
suit le temps décidé par la tête,
et elle s’adapte, du grave à l’allegretto,
en fonction de la distance de la course.
Tous les cinquante mètres, jusqu'au bord,
le métronome oscille et atteint le mur,
la mosaïque prend forme, on la touche,
mais le regard est ailleurs : de l’autre côté.
L’olympique fatigue de nager
dans le frémissement de l’eau de cuisson.

 

∗∗∗

Alla deriva, naufrago in piscina,
il cloro esala i fumi soporiferi,
narcotizzanti, droghe a poco prezzo,
che a bocca aperta inspiro quando emerge
in una smorfia dall’acqua la testa.
Fino a che posso libero i polmoni
per tenere lo sguardo sull’abisso.
Ma dal bordo di marmo si propaga
la luce fluorescente dei fanali
che impedisce alla fossa di salire.
Sotto, le orecchie piene di silenzio
e costante il gorgoglio in superficie.
Con le onde in alto, scelgo di affondare,
avvolto dalla massa, urlo di bolle.

*

À la dérive, naufragé dans la piscine,
le chlore exhale des vapeurs soporifiques,
stupéfiants, drogues bon marché,
que je respire la bouche ouverte quand
la tête sort de l’eau avec une grimace.
Tant que je peux, je libère mes poumons
pour garder les yeux sur l’abîme.
Mais du bord de marbre se propage
la lumière fluorescente des feux
qui empêche la fosse de monter.
En bas, les oreilles pleines de silence
et à la surface un gargouillement constant.
Avec les vagues en haut, je choisis de couler,
enveloppé dans la masse, cri de bulles.

∗∗∗

 

Chilometri passati in acqua, in vasca.
Il cloro anestetizza la fatica,
un velo opaco brina la vetrata.
Vago l’orario, presto, forse l’alba
o un tramonto d’inverno oppure entrambi.
Il giorno dura sessanta secondi.

Il bordo, la virata, un’altra vita
cambia la consistenza,
la sostanza dell’acqua.

Galleggio in una melma spessa e torbida.
Le braccia ai fianchi, i palmi chiusi a pugno.
D’un tratto luci fredde accese in vitro.
Come riapparso da un sogno mi volto
e il cronografo sullo sfondo segna
il tempo: fine dell’allenamento.

*

Des kilomètres passés dans l’eau, dans la piscine.
Le chlore anesthésie la fatigue,
un voile opaque givre la fenêtre.
L’horaire vague, tôt, peut-être l’aube
ou un coucher de soleil d’hiver ou les deux.
La journée dure soixante secondes.

Le bord, le virage, une autre vie:
la texture de l’eau,
sa substance change.

Je flotte dans une vase épaisse et trouble.
Bras aux hanches, paumes fermées en poings.
Soudain, des lumières froides allumées in vitro.
Comme réapparu d’un rêve, je me retourne
et le chronographe en arrière-plan marque
l’heure : fin de l’entraînement.

Présentation de l’auteur




Marie-Anne Bruch, Cristallins secrets (et Doubles traîtres)

Décrue

Les veines font
moins de bruit que les vagues,
Les cils portent
moins d’ombre que les silences.

La maison a encore maigri cette nuit,
à l’aube les combles se sont vidés de tous mes rêves exagérés, de toutes mes peurs
extrapolées.

Le sommeil traîne ses dernières loques derrière l’armoire, sur le plancher des réalités toutes
crues.

Je plante mes migraines dans le verger neuronal puis je coupe la poire en deux.

La lumière fait brûler le vide des vitres et le trop-plein des instants morts.

∗∗∗

Délectations mordorées

La lune avait répandu partout
son odeur de cire vierge, ses pâleurs de cierge vicié.

On ne croit pas que la solitude bien ordonnée commence par soi-même.

La chair encore striée de sommeil attend pour s’abreuver le soleil aigre-doux.

La fin de la nuit ouvre le ciel sur nos visages.

L’hôpital se moque du charivari de la nostalgie et les ambulances traînent des acouphènes
dans les caniveaux.

L’hémisphère gauche, pour prendre quelque altitude, a toute latitude.

La fin de la nuit fait tomber nos paupières dans le tiroir à gants.

∗∗∗

L’averse en vitesse

Le ciel perd son temps,
La voiture épaissit sa carapace.
Les essuie-glaces ont de plus en plus de caractère.
Le pare-brise peine à ramer contre le mal au cœur.
La grisaille en travers de la gorge, on voudrait dessiner des étoiles sur les vitres.
C'est la condensation qui fait pleurer le soleil.
Les gouttes couinent comme des vieux métronomes.
Le cœur navigue à vue et la buée enfile des perles.
Maintenant, le ciel tombe en panne.

∗∗∗

Chambranles et vantaux

La peinture s’écaille,
La porte s’écarte.

Accrochées au bout des cils
les fluctuations d’un sommeil,
les ondes d’une solitude.

Résister au réveil –
Sous la douleur d’un rêve amputé,
les paupières
se déchirent de l’intérieur.
La peau comme un paravent de pierre
dissout l’enchantement.

Tenir debout –
le bout du pied cherche
les terminaisons nerveuses
de cette nuit épuisée.
Subir les subites démangeaisons
du plafonnier tyrannique.

Le café se résigne sans délai
à sa noirceur clairvoyante.
Le marc de mon mal-être
n’arrive plus à filtrer
le futur qui décante.

∗∗∗

Focus sur le flou

La simplicité de la vie
est une vaste cacophonie,
la lumière provient
toujours de sources impalpables.
Nos vœux cognent sans cesse
contre une faiblesse implacable.

Les horizons les uns après les autres
se chevauchent et se confondent
avec les doutes du voyageur.

Le monde dessine des ellipses,
des astres glissent sur leurs éclipses,
nos champs de vision sont
moissonnés par les ténèbres.

À force d’attendre
la pérennité du désir,
il s'est couvert de mousses.

 

Présentation de l’auteur




Jan H. Mysjkin, POÈMES POUR FÊTER L’INDÉPENDANCE — Un entretien avec Irina Nechit

Jan H. Mysjkin, poète, cinéaste, traducteur, vit entre Amsterdam, Bucarest et Paris. Auteur d'une dizaine de recueils de poésie, en néerlandais et en français, il a  traduit un nombre considérable d'auteurs néerlandais et flamands en français et du français en néerlandais. Partout chez lui, ou nulle part, ce poète écrit d'un lieu qui lui appartient, de cet endroit qui grâce à sa générosité et à son humanité lui de tracer les frontières d'une œuvre universelle. 

Un entretien avec Irina Nechit publié dans Ziarul Naţional (République de Moldavie), le 27 mai 2024

Cher Jan H. Mysjkin, les éditions l’Arbre à paroles, basées à Amay en Belgique, ont publié une anthologie intitulée Poèmes pour fêter l’indépendance. Anthologie de poésie moldave. Qu’avez-vous connu dans votre adolescence, dans votre jeunesse, du territoire situé entre le Prut et le Dniestr ?
Dans mon enfance les noms de Moldavie ou de Montenegro, par exemple, apparaissaient dans des contes et des histoires comme des pays exotiques. Ces pays me paraissaient aussi fantaisistes que la Syldavie dans les bandes dessinées de Tintin, Le sceptre d’Ottokar en tête.
Un pays de filles gentilles, de paysans bonasses et d’autorités corrompues. Les années soixante, c’était encore l’époque de la guerre froide ; pour un enfant, le rideau de fer faisait écran, l’URSS était présentée comme un bloc sans faire dans le détail. En Belgique, la Moldavie n’avait aucune réalité historique, géographique ou culturelle. En 2015, Jan Willem Bos et moi-même avons publié une anthologie de la poésie moldave contemporaine en néerlandais. Tenez-vous bien : en Flandre et aux Pays-Bas c’était la toute première publication de la littérature moldave sous forme de livre ! Il n’y avait rien eu avant.

Jan H. Myshkin lit sa traduction du poème Klanken de Kandinsky à l'Antiquariaat De Slegte Antwerp le samedi 27 janvier 2018 lors du vernissage de l'exposition 'Jan H. Myshkin traducteur de l'avant-garde'.

Vous signez la traduction française avec la poétesse roumaine Doina Ioanid. Cette anthologie est le couronnement de vos efforts pour promouvoir la poésie roumaine de la République de Moldavie dans l’espace francophone. Quand avez-vous découvert la poésie
Les premiers poètes moldaves que j’ai connus, je les ai rencontrés en Roumanie, où je vivais dans la première décennie du nouveau millénaire. Des poètes que j’avais découverts au festival de Neptun, le club de lecture Max Blecher, un marathon de poésie à Braşov, et autres événements. Cinq poètes ont d’abord été traduits en néerlandais pour l’anthologie réalisée avec Jan Willem Bos, qui de son côté en avait également traduit cinq. Nous avons été invités au Primăvara Europeană a Poeţilor/ Printemps européen des Poètes à Chişinău pour présenter ce livre.
Par bonheur, Doina Ioanid était également invitée pour présenter une anthologie en roumain de la poésie flamande que nous avions faite ensemble. Les rencontres pendant ce festival ont amené à plusieurs projets dans les deux sens. Doina et moi, nous avons pu faire une seconde anthologie de la poésie flamande pour les éditions ARC à Chişinău, suivie d’une anthologie de la poésie néerlandaise et une autre de poètes belges francophones. Inversement, nous avons publié des dossiers de la poésie moldave dans plusieurs revues francophones : Poésie/Première et L’Intranquille en France, Le Journal des Poètes en Belgique et Les Écrits au Québec. Ce sont ces traductions, réalisées au cours des années, qui sont maintenant rassemblées et actualisées dans un seul volume qui compte 25 poètes d’après 1991. Pour autant que je sache, c’est une première dans l’espace francophone.
Vous écrivez dans la préface de l’anthologie : « À partir de 1991 la poésie de la Bessarabie prend un nouvel envol dans un effort pour rattraper son retard sur la poésie de la Roumanie, voire de l’Europe. » Et sur la quatrième de couverture : « Le présent volume propose une coupe transversale de ce renouveau poétique dans la République de Moldavie. » Qu’est-ce qui caractérise ce renouveau poétique ?
Il est caractérisé en premier lieu par la diversité. Notre anthologie n’est pas la présentation d’une seule génération ou la défense d’une école, au contraire, nous avons voulu montrer l’éventail des formes existantes en Moldavie. Elle va de Marcela Benea, née en 1948, jusqu’à Aura Maru, née en 1990. Cela fait quand même quatre décennies de poésie, impossible à cataloguer dans une case unique. On ne peut pas mettre sous un dénominateur commun la poésie métaphysique de Teo Chiriac et celle terre-a-terre de Victor Ţvetov, les miniatures intimistes de Călina Trifan et les grandes constructions érudites d’Emilian Galaicu-Păun, la poésie d’Arcadie Suceveanu qui se réfère à Héraclite, Beckett, Rimbaud, Kavafis et celle d’Ion Buzu qui semble avoir Google comme repère premier. Signalons que l’anthologie se clot sur un essay de Lucia Ţurcanu qui brosse un tableau de « la poésie de la République de Moldavie jusqu’à l’indépendance et après ». Elle aussi conclut qu’il est difficile « de trier, de cataloguer et d’homologuer » la poésie des dernières décennies.
En lisant et en traduisant des poètes de la République de Moldavie, avez-vous ressenti l’angoisse, l’inquiétude des auteurs qui mènent leur vie dans une zone géopolitiquement instable ?
La vie est en soi une « zone instable » ; s’il faut parler d’angoisse ou d’inquiétude en poésie, se sera avant tout une angoisse ou une inquétude existentielles. Bien entendu, ces sentiments s’appuient sur le vécu en Moldavie. Les poèmes de Diana Iepure ou d’Anatol Grosu se situent dans le village où ils ont passé leur enfance. Eugenia Bulat fait explicitement allusion à des événements politiques, sans tomber dans une poésie militante. Et Maria Pilchin thématise la double contrainte roumain-russe en posant la question « combien de notre chair / est valaque et combien ruskof ». Pour le Belge que je suis, c’est facile à transposer à la double contrainte néerlandais-français.

Lecture de Jan Mysjkin au Festival international des poètes à Satu Mare.

Vous attendiez-vous à ce qu’une guerre éclate en Europe de l’Est ?
Cela fait maintenant trente ans que l’Est se trouve en état de guerre. La République de Moldavie en est bien un exemple avec la Transnistrie sécessionniste, soi-disant « sécurisée » par des troupes russes. À la dissolution de l’URSS, la Russie a gangréné systématiquement toutes les républiques devenues des États indépendants en occupant des régions sécessionnistes : l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud dans la Géorgie, le Haut-Karabagh dans l’Azerbaïdjan, le Donetsk et Lougansk en Ukraine. La Moldavie, l’Ukraine et la Géorgie se font des illusions s’ils croient intégrer bientôt l’Union Européenne, car personne en Occident ne veut hériter de ces foyers de guerre. Poutine, en revanche, ne se privera pas de les rafler, dès que l’occasion se présente.
Il y a clairement une indépendance à défendre, d’ailleurs nous avions demandé à notre éditeur de publier au plus vite Poèmes pour fêter l’indépendance, avant que la Bessarabie soit à nouveau annexée. Le tzar Nicolas I l’a fait une première fois en 1812, le « Père des Peuples » Staline lui a emboîté le pas en 1940. Le « maître du Kremlin » Poutine prendra-t-il modèle sur ses deux prédécesseurs, du coup faisant barrage au remarquable élan novateur de la littérature bessarabienne ?
Espérons que la République de Moldavie résistera en ces temps difficiles et qu’on continuera d’écrire de la littérature roumaine de qualité dans la région entre le Prut et le Dniestr. Cher Jan, merci pour cet entretien !

Doina Ioanid & Jan H. Mysjkin, Poèmes pour fêter l’indépendance. Anthologie de poésie moldave, préface de Jan H. Mysjkin, choix, traductions et notices de Doina Ioanid et Jan H. Mysjkin, éditions L’Arbre à Paroles, Amay, 2023. ISBN 978-2-87406-733-4. 276 pages. Prix: 20 euros.

Poèmes de Marcela Benea, Leo Butnaru, Arcadie Suceveanu, Călina Trifan, Teo Chiriac, Eugenia Bulat, Vasile Gârneţ, Nicolae Popa, Grigore Chiper, Nicolae Spătaru, Irina Nechit, Emilian Galaicu-Păun, Dumitru Crudu, Diana Iepure, Liliana Armaşu, Moni Stănilă, Andrei Gamarţ, Maria Pilchin, Anatol Grosu, Alexandru Cosmescu, Ana Donţu, Veronica Ştefăneţ, Aura Maru, Victor Ţvetov, Ion Buzu; essai de Lucia Ţurcanu.

Présentation de l’auteur




Anna Malihon, Poèmes

Traduction traduction d'Ella Yevtushenko

 

Sans-abri

Notre maison est
un bateau abattu
qui continue à ramper sur la terre desséchée
comme un gros coléoptère confus
il remue les rames
fouettant la crème du brouillard

Et nous, nous habitions dans une ancienne machine à écrire
les braves bâtards de la grand-mère Cyrillique
le sang encore chaud sur nos pierres tombales
se souvient du style d’auteur

Et nous, nous étions des papillons célestes
vivant dans une cloche d’église
mais les sons noirs ont frappé
nous dispersant en cendres

Maintenant nous sommes
devant la porte rouge cerise
de l’église Saint-Paul-Saint-Louis
Et l’horloge du soleil nous fouille avec ses tentacules

Geneviève fait des bateaux à partir de demandes d’asile
les laisse descendre la Sequana
les lettres gonflent d’une moisissure lilas

Elle termine un appel important et hoche la tête
- Laissez-les entrer

 

***

Quel oiseau es-tu ?
                                Les yeux en sapphire. La poitrine en soie.
Toi, l’étoile de cartes postales, la reine de timbres…
Pourquoi restes-tu là, sur la ville assiégée, sans partir ?
Qui te prendra ? Ils ne sont que des êtres humains
habitués aux pinsons et aux canaris intérieurs.
Chantes-tu pour les nôtres ? Ou bien pour les autres ?
Quels enfants protèges-tu discrètement des pattes sales maraudeuses ?
Petit oiseau, étoile, sorcière verte,
regarde, la fumée recouvre ta maison…
Sur la carte déchirée une goutte de sang résonne.
Oiseau, chante. Lorsque les nuages noires s’écument,
que s’étend le fil, se répand le son,
que la lune se précipite au-dessus du jardin,
que les corbeaux lui apportent l’automne blessé sur leurs ailes,
ta chanson coule le long des flèches d’églises.
Tu n’as rien dans ton petit bec que des sons bleus
dont tu as hérité comme des malédictions.
Les humains ont pris ta gloire, ton amour, ta fortune,
ô oiseau voyant, – alors tu ne les laisses pas dormir,
incapable d’ailleurs de réveiller aucun d’eux.
Voici ton renard apprivoisé et ta rose,
voici tes forêts denses et le treillis des jours calmes…
Qu’attends-tu d’eux ? Ce sont des morts,
laisse-les dans leurs guerres parallèles, leurs rêves et leurs films.
Aime toi-même et dure jusqu’à l’été, dure
jusqu'aux premières convulsions pour ce pays déchiré.
Ne reviens pas… ils ont leurs propres lois.
Mais l’oiseau s’envole au-dessus des terrils,
laissant tomber dans la nuit une plume émeraude

  

***

Cette forêt sur la ligne de défense
plus de noir que de vert
plus de sibilantes que de voyelles
Les âmes allongées de couleuvres suspendues aux branches nues
comme des points d’interrogation
la mousse attaque et avale les bêtes
un oiseau tremble entre les détonations
telle un ton chaud
Quelqu’un parle aux arbres
en silence
comme des femmes solitaires parlent aux pots de fleurs
et quelqu’un d’autre met des bandages sur l’herbe brûlée
Tout devient jaune et solide comme du bois
les sols sableux se fracturent
comme des biscuits
Mais les serpents sauvés font des nœuds sur les fissures
afin que nous venions au moins encore une fois et fassions l’amour
comme des bêtes sauvages
de sorte que les aiguilles de pins collent à notre peau
ainsi que les lourdes pivoines des nuages en haut
Cette forêt sur la ligne de défense oh cette forêt infernale
si peu de vert

 

Présentation de l’auteur




Revue Ce qui reste, revue de poésie contemporaine

Ce qui reste est assurément ce qui restera lorsque toutes les revues se seront tues. Cette revue numérique est belle, épurée grâce à un design aérien et à une charte graphique moderne qui rendent palpable l'immatérialité essentielle de la poésie, Ce qui reste du langage lorsque mis en demeure de ne plus rien vouloir dire il signifie enfin la parole universelle   de l'Humain.

La revue Ce qui reste est coéditée par Cécile A. Holdban et Sébastien de Cornuaud-Marcheteau, qui, rappelons-le, a sauvé Recours au poème après le piratage dont elle a été victime, et n'hésite pas à mettre ses nombreuses compétences au service de la poésie et de la Littérature. Elle a été créée et dirigée pendant plus d'un an par Vincent Motard-Avargues, qui a lui-même veillé sur Recours au poème durant des années. Son nom est d'ailleurs extrait de son recueil Si peu, tout.

Prendre le temps de lire un poème est un acte de résistance libérateur, une manière de rester dans l’instant présent, d’échapper à la fuite en avant permanente que nous impose le rythme de notre époque. C’est reprendre sa respiration avec l’inspiration des autres.

Revue Ce qui reste, https://www.cequireste.fr/

Le lecteur qui arrive dans ce lieu de ressourcement poétique découvre un menu sobre, sans autre ambition que celle de mettre à la Une un-e poète, dont la présence apparaît dès l'accueil, sur un écran aux teintes qui épousent la couverture du recueil dont on peut découvrir des extraits, afin de conserver à l'essentiel du poème la place entière qu'il lui faut pour déployer ses potentialités salvatrices. 

Pages du recueil Le mouchoir suivi de Les cailles d'Ilìas Papamoskhos,Frédéric Jacquin,Myrto Gondicas consultable sur Calaméo, dans la revue Ce qui reste, https://www.cequireste.fr/le-mouchoir-suivi-de-les-cailles/

 

Autre cadeau, un accès à Calaméo avec lecture possible du recueil ou d'une partie de celui-ci correspondant aux extraits. Le visiteur peut ainsi appréhender dans sa globalité le travail du poète, de l'artiste, le percevoir dans un autre contexte que celui de l'écran (il apparaît dans un livre), et lier ainsi le fragment qui lui est offert à son tout, qui bien souvent demeure essentiel à la constitution d'une globalité sémantique.

Presque invisibles, les directeurs de publication ne sont là que pour disparaître derrière les voiles savamment articulés de pages reposantes, fluides, larges et à l'ergonomie rationnelle sans être lourde, pragmatique sans se déposséder de cette essentielle beauté que l'on trouve dans l'Art, qui n'est autre qu'un chemin vers la matière universelle de l'Humain. A l'image de Sébastien de Cornuaud-Marcheteau, qui oeuvre dans l'ombre et demeure une présence indispensable à la diffusion et à la promotion de la poésie, et de Cécile A. Holdban, qui montre désormais le chemin affirmé d'une présence nécessaire, cette revue est Ce qui reste lorsque rien ne restera d'autre que le poème. 




L’usage des guillemets dans la poésie de Pierre Dhainaut

« Elle (la voix) offre au présent de tous les temps / le verbe "offrir", elle en est le visage »

Alors qu’aux Etats-Unis, par exemple, ou dans le monde hispanique, la pratique en était courante1, me rappelait Pierre Dhainaut, les années 60-70 ont vu se développer en France de manière conséquente les lectures publiques de poèmes, non par des comédiens2 mais par les poètes eux-mêmes. La mise en voix des poèmes a résolument modifié l’écriture des poètes dans notre pays, où la poésie était plus intellectuelle qu’incarnée. 

C’est dans cette mouvance que Pierre Dhainaut a réintroduit dans ses propres textes la ponctuation au service de la lecture à voix haute : « La ponctuation qui porte le rythme et la voix, je l’envisage comme phonétique et non pas comme logique », me disait-il. « Beaucoup la négligent. Autant profiter de tous les signes de ponctuation mis à notre disposition. » Pierre Dhainaut choisit cependant d’ignorer le point-virgule « qui n’est pas pour la poésie. » Il aime la virgule et surtout les deux-points, « le plus beau des signes », écrivait Yves Bonnefoy, dont Pierre Dhainaut partage l’enthousiasme : « Les deux-points, c’est la poésie ! On supprime avec eux tous les termes de logique. » Cet article choisit de s’intéresser pour sa part à l’usage que le poète fait des guillemets : « Quand je cite un mot, je préfère le mettre entre guillemets, même si j’aime aussi les parenthèses. Les guillemets valorisent le mot. Ils obligent à lui accorder notre attention. » L’importance que Pierre Dhainaut accorde aux guillemets, guillemets à la française, guillemets à l’anglaise, loin d’être conventionnelle ou théâtrale, nous semble au fondement de sa poésie de la parole et de l’écoute.

 

Séminaire "Poésie et spiritualité" lectures par Pierre Dhainaut, Maison de la Poésie et de la Langue française. 

Les guillemets, disent les dictionnaires, ont pour fonction d’encadrer une citation, une parole rapportée. Ils s’ouvrent sur une parole et se referment sur elle. Leur sens est clair. Leur forme l’est moins. Comment décrire ce signe, « sorte de double crochet » selon Littré, « double virgule » selon Bescherelle ? Les dictionnaires admettent une certaine complexité sémantique : « Signe typographique […] que l’on emploie […] pour isoler un mot, un groupe de mots, un passage, etc…, cité, rapporté, ou simplement mis en valeur. » Le mot entouré de guillemets « n’est pas loin d’exister pour soi », écrivait Sartre dans Situations I.

Si l’usage des guillemets chez Pierre Dhainaut relève bien de la citation : parole rapportée par la main derrière le verbe « dire », mot proféré qu’on isole dans le vers, il apparaît très vite, non seulement que cet usage se fait de plus en plus fréquent au fil des recueils, mais qu’il procède d’une attention intense portée au mot que les guillemets encadrent. Pour le dire autrement les guillemets témoignent de la disponibilité du poète face au mot qu’ils portent à vif sur ses lèvres « que rien ne refermera » plus (Plus loin dans l’inachevé, Arfuyen, 2010). Le signe exhale toujours chez Dhainaut un mot unique qu’il encourage ou retranche, ou une série de mots dont il mesure l’équivalence : « Résister, prononcer "parole", / à la place d’"effroi", / et l’air s’exalte, s’affranchit / des clôtures, tressaille […] » (Ibid.). Les guillemets sont « l’oriflamme » des poèmes de Pierre Dhainaut, leurs « entrouvertures » fécondes. Ils sont le signe hautement poétique, et celui qui caractérise en profondeur sa poésie. Ils ouvrent le poème « à l’essor / du premier instant ou du premier cri » (Ibid.). Ils convoquent tous les organes de la phonation qui, alliés aux souffles du monde, féconderont le mot pour en faire une parole : « Ailleurs, / ailleurs, au ras du sol, / en disant "flamme" ou "lame", / en ne désirant qu’entrouvrir / la bouche : ainsi l’espace / regagne-t-il l’espace, / tout un vocabulaire / s’y ébranle, s’y embrase, / inonde […] » (Ibid.). Les guillemets sont comme les deux mains autour d’un jeune feu qu’on attise, et peu importe si le mot encadré est à l’ouverture du poème, en son sein ou à sa clôture, il rayonne dans le poème, comme le caillou jeté à l’eau est au centre des ondes.

Nuits de la Lecture 2021 : Pierre Dhainaut.

Les guillemets : aérer l’espace autour du mot

Le mot qui vient au-devant du poète, ouvre ses lèvres, a besoin d’espace et d’air pour résonner, « ressuscite[r] une grève » sur la page vide. Les guillemets lui conquièrent cet espace où le mot s’aère pour l’œil comme à l’oreille. Ils obligent le poète et le lecteur à emprunter un autre souffle, un autre rythme pour restituer la présence entière du mot qui est là pour lui-même dans « l’instant augural ». Les guillemets élèvent le mot qu’ils semblent chérir entre leurs deux rives silencieuses, rassemblent ses « syllabes de souffles » pour lui faire franchir l’ombre, le doute, l’écorce et la pierre, lui offrent enfin « l’espace où le sens se révèle, se régénère » dans le frottement de la voix qui éprouve sa propre ardeur. Ainsi Pierre Dhainaut écrit : « Tendresse / de la paume, / confiance de l’oreille, // le nom "aubier" / s’y concentre, / y rayonne, // le juste écho, / l’arche / au grand air » (Plus loin dans l’inachevé, p 62).

Les guillemets signaleraient ainsi chez Dhainaut la source de la parole s’ouvrant en ondes sonores, en échos fertiles, en paraboles allègres et fraîches, propres à célébrer l’élémentaire, le simple, l’espoir, la présence : « Nul besoin de beaucoup de vent pour que volent / des samares, elles sont disponibles, et même / à terre, elles continuent de trembler : / c’était l’automne, c’était l’enfance, / allègres, alors, nos façons de parler, / nous disposions d’"ailettes", d’"hélices", / avant de rassembler nos souffles / et de les renvoyer en haut des arbres […] » (« Âge d’or du présent », Un art à l’air libre, Al Manar, 2022). « Ailettes » et « hélices », ainsi dotées sur la page d’une double paire d’ailes, désignent-elles avec affection (« nos façons de parler ») les petits objets de forme hélicoïdale dont disposaient les enfants pour faire voler les samares tombées à terre ou sont-elles les mots à proférer dans le poème comme un sésame pour y insuffler cet « appel d’air » propre à ouvrir un ciel au-dessus du poème, à prolonger le tremblement des mots ? Je dirais assurément les deux, car parole est à l’origine parabole où image et mot se rejoignent ici par simple vocation. Le mot précède le regard : le fruit de l’érable a la forme d’une « ailette », d’une « hélice ».

Les guillemets réintroduiraient au sein du poème, « comme une vitre claire et le monde par- delà », l’espace de l’immédiat que le langage est d’ordinaire impuissant à exprimer. Du mot3 proféré, restitué intact entre guillemets, aux choses du monde, il n’y a qu’un pas radieux. Le mot-parole aide à trouver les autres mots du poème et ce à quoi il ouvre : « Ce nom de "vent" murmuré vent de face / invite à nous rendre avec lui / parmi les hautes herbes, oscillation, // jubilation, le désir du matin / sera d’entrevoir ce qu’elles désignent / à l’horizon d’une langue étrangère […] » (Ibid.). J’oserais dire qu’entre les guillemets dhainautiens, le souffle est « chez lui […], hors de lui, à son rythme », en-deçà de l’élan qu’il appelle, déjà éclat dans son écrin de guillemets. Les guillemets ouvrent un espace « où se féconde la résonance », ils nous transportent au monde par le seul pouvoir de la profération : « Deux "l“ à "grisolle", / le ciel le confirme / des champs, des dunes, / que l’alouette envoûte » (Ibid.). La chair des mots épouse le paysage qui est de la genèse du poème : un champ, une dune, deux « l » ou deux « t », l’aile de l’alouette, son cri avec deux « l ». La ponctuation chez Dhainaut est toute sémantique et poétique.

« "Corolles", "oranges", "orbites"… / un de ces mots choisis au hasard, // au pluriel, sur la feuille / où tu l’auras recopié avec soin / tu ne poseras pas même un caillou, // et surtout, en quittant la chambre, / tu laisseras la fenêtre béante » (Vocation de l’esquisse, La Dame d’Onze heures, 2011). Les guillemets prédisposent le mot à l’envol. Ils sont la marque d’une dépossession revendiquée du poète sur le territoire de la page laissée aux hasards des vents. Les vents ont la confiance du poète : « Les mots revendiquent / des mots moins stériles. »  Laissons-les faire, agir par surprise : « un mot le sait bien, / n’importe lequel / dans le don des lèvres : les autres suivront // en l’imprévisible… » (Ibid.). Les guillemets relèvent de cet « art [poétique] à l’air libre », espace « clairvoyant » : « …on reste à recevoir les souffles, / à les interpréter : ils disent "vigilance", // "rien d’inaccessible", disent-ils encore. Qu’une voix / les regroupe, elle appartient à l’air / dont elle prend le relais pour le rendre […] » (Ibid.).

Vif, limpide, imprévisible de Pierre Dhainaut et Marie Alloy : présentation, Médiathèques d'Issy-Les-Moulineaux.

Les guillemets : porte-voix ou conque de la résonance

 

« Ce malheureux nom de "tympan", quel poème a réussi à en faire une membrane sonore ? », « On devrait pouvoir dire "une écorce rauque" » (« Journal des bords », p. 80, Plus loin dans l’inachevé).  Les guillemets mesurent, dans ce cas précis, le potentiel sonore du mot, son adéquation à la chose qu’il désigne : « tympan » sonne bien malheureux pour une membrane destinée à véhiculer le son : « tympan » est sourd. Le poète lui substitue plus loin la juste périphrase : « une écorce rauque », ajustant le son à la chose, comme le musicien accorde son instrument. Ainsi que l’affirme Pierre Dhainaut, l’écriture du poème nécessite l’écoute des mots. Les guillemets sont boîte acoustique, double lèvre à l’orée du mot, tympan double à sa sortie : ils invitent à une incarnation sensible du mot et en restaurent l’âme fraîche, mesurent son potentiel poétique : « […] en prononçant "neige", à peine / desserres-tu les lèvres, tu ressuscites / tous les hivers d’enfance : // sans limites, le présent, / flocons, pétales, tu trouveras demain […] » (« À ce qui nous devance, dit le poème… », Vocation de l’esquisse). Les guillemets exhaussent certains mots chers à Dhainaut, lui confèrent pouvoir d’éternité et pouvoir performatif, comme en cet exemple : « Aucun orme, aucun frêne, / pourtant tu verras mieux la route / si tu dis "l’orme", "le frêne" […] / "pierre" aussi patiemment / t’enseignerait la bienvenue » (Ibid.), ou cet autre où le mot entre guillemets devient formule magique : « Dans chaque livre, pour le dédier à tous les enfants […], employer au moins une fois le mot "samare" » (dernière page de Plus loin dans l’inachevé).

Il s’agit donc d’« écouter, écouter, jusqu’à ce que nous ne puissions plus dire "le silence", jusqu’à ce que le silence soit aussi sensible que la rumeur des vagues » (Plus loin dans l’inachevé). Les guillemets sont la conque de résonance. Ils marquent le seuil où, pour le poète comme pour le lecteur, il s’agit d’identifier « les vents complices » à l’œuvre dans le mot/le nom ainsi souligné, de le reconnaître : « Ces noms auxquels on reproche de cerner, de capter, les poèmes font apparaître ce qu’ils désignent comme si c’était la première fois. […] Alors ils sont semblables à ceux des personnes que nous aimons : leur visage, pourquoi le silence de la contemplation n’est-il pas suffisant ? Vient sans retard à nos lèvres le nom qui nous émeut, et même si nous ne le prononçons pas à voix haute, il agrandit la présence […] » (Ibid.). Les guillemets obligent le poète au sentiment d’adhésion. Adhérer à la chair du mot qui sort de la bogue des guillemets : « Le mot "prêles"3 a franchi le poème, tu t’entends bien avec les prêles. » Attention, vigilance redoublées par le signal des guillemets, tu entends bien, « tu t’entends bien » avec le mot « survenu à l’improviste », où s’incarne déjà le poème volatile et tout vibratoire. Il faut dire cent fois « rouge », « rouge », « rouge » pour que le coquelicot fleurisse en toute saison. Dire « rouge », comme « le simple heurt d’une cuillère contre un bol », écrit Dhainaut dans Paysage de genèse, s’inspirant d’un conte zen. Les guillemets préviennent de l’éveil du mot précédant la parole agrandie en le poème : « éveil » se dit « accueil » chez Dhainaut.

Et la parole agrandie devient alors parole de joie qui déferle sur le poème, même lorsqu’il doute : « Aux mots les plus simples / de nous affranchir / […] / dirait-on "silence", / l’âme se retrempe / dont la soif redouble, / elle attisera / de cristaux de sel / la parole heureuse » (Ibid.). Et le mot « joie » devient lui-même mot-substance dans le titre d’une des sections du recueil Vocation de l’esquisse : « Avec "joie" nous dirions "ressac" » : la joie ne s’éprouvera », nous dit Pierre Dhainaut, que « si nous taisons le mot pour le parfaire ». Le bruit tout-puissant, la parole intense, le ressac les ramèneront dans toute leur présence à « l’extrémité du poème ». La parole entre guillemets revivifie ainsi les mots atones : « Aux galets / si l’on parle // même le nom "reflux" / défend / de se flétrir » (Ibid.) ; ou encore : « Ce nom de "mur", tu ne le dirais plus / avec rudesse, tu entendrais / pleinement battre et battre / et battre un pouls : tes doigts ensuite / sur les poignets entendraient la houle, / la houle intérieure » (Pour voix et flûte, AEncrages & Co, 2020). De « mur » à « murmure », le mot s’est vivifié, insufflant son battement répété à tout le rythme du poème.

Les guillemets : paumes ardentes autour du mot

 

Si les guillemets sont comme l’écorce autour du mot-fruit, du mot substance, que redouble « l’écorce rauque » de nos tympans, ils figurent aussi les mains du poète qui couvent le mot, l’éveillent, le réchauffent, propres à en « recueillir les présages » (Vocation de l’esquisse ). Les mains du poète œuvrent au-dessus des mots, jusqu’à ce que « les bords [effleurés] se retirent [… et qu’une] nuée de grains, une vapeur de voyelles, de consonnes [remplissent l’écart] sans faille : / en se fiant au rythme, en se ramifiant, / le moindre geste y fera apparaître une flamme / au-dessus des flammes, leur aura se dilate […] » (ibid.). Couver les mots « jusqu’à ce que le mot / te réchauffe les doigts. // À travers l’écorce, il en a la force » (Paysage de genèse, Voix d’encre, 2017). Chez Pierre Dhainaut, la main aussi touche le silence et accompagne l’essor du mot vif, « le devenir du premier souffle » (Pour voix et flûte).

« Horizon, fontanelles… / à l’improviste, entre ces mots qu’y a-t-il / de commun et leur ordre est-il juste ? / fontanelles, horizon, pourquoi attendre / ou le matin ou le rivage ? […] » (Vocation de l’esquisse). Exemple rare chez Pierre Dhainaut de poème, où les mots « Horizon » et « fontanelles » sont employés sans guillemets, alors qu’on les aurait attendus. Peut-être ne le sont-ils pas, parce qu’ils ont surpris le poète peu assuré de leur ordre, qu’il n’a pas « allumé la lampe » sur la page du poème, qu’ils sortent tout juste des limbes, qu’il ne les a pas prononcés à voix haute. Il manque les paumes ardentes du poète autour du mot, qui n’est que « forme de traces, confuses encore, tremblantes […] ». On trouve d’autres exemples de mots- substances sans guillemets dans le recueil Vocation de l’esquisse, mais ils sont dits « mots de l’origine » par le poète et convoqués au futur : « […] nous redirons les mots de l’origine, / iris, abeilles , orchidées, avocettes, roses trémières », c’est-à-dire convoqués avant la palpitation de toute aile, avant toute incarnation synesthésique, pour « ceux que la mort a ravis », d’où l’absence de guillemets.

Il faut un corps pour être présent au potentiel poétique du mot ou du nom : il faut une oreille, une voix, un souffle. Il faut les paumes qui attisent la page. Le corps précède l’intellectuel, les guillemets procèdent du corps : « Tu te souviens de "vulnéraire" // mais ce qu’il signifie, tu te demandes / où tu l’as lu, et quand, le son répondra,/ il restituera le sens si tu l’écoutes / avec plus de tendresse » (Vocation de l’esquisse). Il faut aussi le cœur : « le baume, la fleur, quand nous désespérions / un vocable espérait pour nous » (Ibid.).

« Tu n’auras un corps que [si les mots] retentissent », « mouettes dont les ailes claquent, s’apprêtant à l’envol » (Plus loin dans l’inachevé). Le poète en son corps doit apprendre la langue de l’espace aéré. Les guillemets sont trace de la vocation du mot qu’ils élisent à donner voix à d’autres mots. Il s’agit de fendre l’écorce ardente, de sortir des guillemets, ce porte-voix, pour habiter pleinement l’espace du poème. Ces mots-substances, Dhainaut les appelle aussi parfois mots-amorces : « Certains mots sont des amorces : d’un seul, parfois, sortira un poème. À celui d’amorce, par exemple, as-tu été attentif ? » (Paysage de genèse, Voix d’encre, 2017). Le mot « amorce » a été mis en italiques par choix éditorial, et non entre guillemets, ce qui surprend.

 

Des guillemets et non des italiques

 

« Est-ce qu’on égalise la ponctuation ? », telle était la question de Pierre Dhainaut à cet éditeur qui souhaitait remplacer les guillemets de ses poèmes, jugés trop encombrants sur la page, par des italiques, censées valoriser le mot tout autant que les guillemets. Non, on n’égalise pas la ponctuation. Les italiques ne sont pas équivalentes aux guillemets chez Pierre Dhainaut. Certes, nous disent les dictionnaires, on peut utiliser les italiques pour les citations courtes ne présentant pas de discontinuité avec le texte, mais les italiques procèdent de la vue, non de l’ouïe, de la voix ou de l’air. Les italiques ne coïncident pas avec le verbe « dire », n’essaiment pas les sons du mot, mais en inclinent les lettres. Pas d’avènement sonore du mot sans guillemets, les italiques le signalent simplement comme remarquable à l’œil. Les italiques n’ont pas la faculté de « confier à l’oreille, au passage, le secret de ce qui doit suivre » (Pour voix et6 flûte). Dans ce recueil, Pierre Dhainaut répète la nécessité de l’avènement sonore du premier mot : « Ce mot-là, par exemple, "corolle", / ce qu’il signifie, nous le connaissons // mais que veut-il avec tant d’insistance // pour la première fois nous faire entendre / qui n’est pas plus en nous que la fleur ? // "corolle", "corolle", infatigablement redit, / à l’écho ou l’aura que nul ne dirige / nous laissons le soin de nous répondre. » Pas d’écho ni d’aura avec les italiques, qui, frappant l’œil, restent mutiques, contredisent chaque fois, sur la page publiée où les guillemets ont été supprimés, l’allégresse sonore des mots sur lesquels Pierre Dhainaut vocalise : « Au seul mot alouette / le monde chante, / il a tant de syllabes » (Paysage de genèse) ; ou encore : « Embruns, répète embruns / pour le plaisir des lèvres, / de la gorge, de l’espace » (Ibid.). Non, pour le plaisir des lèvres, en amont de la voix qui sait « qu’il lui faut / sans fin s’accorder », ouvrons les guillemets et savourons le secret chuchoté du mot : « alouette » ! « embruns » ! Les italiques sont du langage, les guillemets de la parole. Les italiques isolent le mot et l’affublent d’un air d’étrangeté. Les guillemets sont relais d’un mot-source, d’un mot-soif à tous les autres qu’il appelle. Ainsi, le poème « se sent libre, il substitue à "corolle" / "origine", "oriflamme", "orient", / un autre, un autre encore, continuellement : // l’espace n’aperçoit aucun obstacle / au tréfonds de la gorge ou dans le ciel / quand le regard apprend à se perdre [… ] » (« Un mot pour un autre », Pour voix et flûte »). Les guillemets participent de la lutte pour la présence en poésie, présence sensible contre représentation, liberté contre possession.

Ecoutons une dernière fois Pierre Dhainaut, lorsqu’il écrit : « Lames, écume, sable, souffles, épaules, cime… la liste n’est pas très longue de ces noms que j’affectionne au point qu’ils ne cessent, depuis le début, de revenir dans mes poèmes. J’en avais établi une, il y a quelques années, qui aurait servi de moratoire : interdiction, me disais-je, de les employer désormais. Décision aberrante : je me serais amputé. Que je le veuille ou non, alors que je déteste les répétitions et que je les traque, il n’y a guère de poèmes qui ne les rassemblent presque tous, comme si chacun était le premier à les découvrir, comme si aucun n’en avait épuisé l’attrait. Ils ne sont pas hors de nous, ils sont notre substance. Les mêmes peuvent revenir, chaque fois nouveaux. De poème en poème ce doit être notre unique interrogation : les avons-nous aidés à créer cette merveille de quelques syllabes associées, accordées, d’où s’exhale ce que sans elles nous aurions été incapables de pressentir ? L’air se ranime, avec lui notre chair, le chant ne l’habite que pour le traverser » (Plus loin dans l’inachevé ).

Les mots-substances, sans guillemets ici car rangés dans leur boîte, en latence dans le cœur et « le tréfonds de la gorge », n’attendent que le frémissement de la voix et de l’air pour rayonner en le poème d’un nouveau cercle d’aubier. Ces mots sortant de la boîte aimée et franchissant les lèvres en amont du poème signalent leur force de présence immédiate par leur couronne de guillemets chez Pierre Dhainaut : « [la couleur] s’ouvre au vocabulaire, se propage et s’exalte, / "cœur", "orée", "horizon", "coquelicot" : / nous chercherons le seul pays qui convienne // à la pourpre, fougueuse, ce sera l’allégresse / sur la neige insouciante » (Pour voix et flûte). Les guillemets ne sont pas signes qui encombrent la page, ils sont mesure d’allégresse7 qui retire au mot le poids de l’ordinaire, l’usure des usages. Les guillemets sont souffle et ailes de mouettes sur chaque bord du fleuve.4 Les guillemets ouvrent et portent le chant.

Notes

1. Lors de notre entretien, Pierre Dhainaut s’est en particulier rappelé avoir entendu à la télévision Pablo Neruda lire ses poèmes en espagnol et trouvé cela extraordinaire : « J’ai compris que la voix pouvait glorifier le poème. » L’audition des lectures du poète russe Joseph Brodsky le confirmait un peu plus tard dans sa conviction. La lecture à voix haute par les poètes russes est en effet une pratique traditionnelle.

2. A ce propos, rappelons-nous l’hommage posthume que Pierre Dhainaut avait rendu à Laurent Terzieff, le comédien-poète, qui savait « transmettre par la voix », dans le poème qui ouvre La Parole qui vient en nos paroles, publié à L’Herbe qui tremble en 2013. Pierre Dhainaut évoque Terzieff comme « un comédien intérieur ».

3. Dans le recueil, l’éditeur a remplacé les guillemets par des italiques : « Le mot prêles a franchi le poème, tu t’entends bien avec les prêles. »

4. Cet article ne s’appuie pas sur l’ensemble de l’œuvre de Pierre Dhainaut. Il laisse de côté les derniers livres parus sur lesquels l’auteure de l’article a déjà beaucoup travaillé. L’article emprunte ses citations à des recueils relus avec un grand plaisir et retenus pour l’intérêt de leurs occurrences. Sans doute en aura-t-on laissé qui auraient mérité commentaire. À chaque lecteur de poursuivre l’ouvrage.

Présentation de l’auteur




Chroniques musicales (13) : Singulière voix de Bertrand Belin

 Majestueuse, suave, théâtre de l’intime ou âme du dehors, elle détache délicatement, subtilement, avec cette lenteur qui donne – justement – cette majesté à ses textes d’auteur-compositeur-interprète, dans un souci de clarté de diction comme dans une vigilance soupesant le poids, l’équilibre, la teneur de chaque mot, choisi avec minutie, pour ses sonorités, ses significations, tout ce qui fait la profondeur de l’univers de Bertrand Belin égrenant ainsi au fil de ses chansons comme de sa prose d’écrivain également des thèmes déclinés dans un présent à la fois contemporain dans sa nouveauté et intemporel dans son inactualité, entre classicisme de la forme et modernité des trouvailles langagières, dont le titre qu’il a par ailleurs interprété avec Camélia Jordana, Le mot juste également intitulé Le beau geste, donne une clé, une entrée, un regard sur la créativité de l’artiste aux mots précis, témoins, exacts, pour mieux exprimer des désirs, des élans, des gestes dans leur spontanéité parfois contrariée, leur frontière soudain atteinte, cette splendeur, cette magnificence, cette troublante et fascinante beauté qui dépasse leurs auteurs, leurs acteurs, leurs protagonistes mêmes, pour dire ainsi la rupture malgré soi, le départ déchirant, l’adieu solennel : « Il n'y a rien pour une fête ici / Seulement le beau geste / Seulement le mot juste / Soigne tes adieux / Tu veux ? »

« Je viens d'une longue lignée d'ivrognes / Troubles fêtes / Gâcheurs de noces / Épouvantails d'abris-bus / Maîtres de chiens / Desquels j'ai hérité / De tout et de rien » : de cette noble généalogie de « Seigneurs de châteaux renversés » et autres « Chers à dédales », de laquelle, Bertrand Belin a tiré l’alcool fort, le suc quintessentiel de sa première chanson,  Que dalle tout, de son dernier album studio, Tambour Vision, dans lequel peut-être l’homme se dévoile un peu plus derrière l’artiste, témoignant d’histoires brisées et anecdotes indignes, dont, magnifique paradoxe, le ciseleur des termes affûtés a porté à terme cet enfant musical qui, sans rougir, tient tant d’une forme d’aristocratie par le style épuré que d’un genre populaire par l’accent de vérité dont il sertit l’ensemble des chansons de cette œuvre majeure qui semble sédimenter tous les paysages accostés, tous les personnages abordés, entre brume vague et silhouettes fragiles, depuis son premier album éponyme où déjà Porto, T’as le vin t’as pas le vin servaient d’habitudes quotidiennes en toile de fond, d’où au fil des orchestrations suivantes se sont dégagés des croquis, des esquisses, des tableaux, dont lui seul est le peintre, avec ses figures locales tatouées sur la peau et ses écorces de peaux dévêtues au fur et à mesure d’une quête toute de poésie comme autant de signes d’une mue sans fin d’où l’on ignore quel reptile rampant ou quel oiseau de métamorphose naîtra encore de ce digne héritier d’ « d'une longue lignée de zéros, de uns / Sentimentaux, sanguins / Charmeurs de serpents »…

Que Dalle Tout, dans l'album Tambour Vision disponible ici : https://Cinq7.lnk.to/Tambour-VisionYD, réalisation : David Couliau & Yann Garin (CIVILIANS), montage : David Couliau.

Masque révélateur ou visage sans cesse redessiné ainsi, c’est cette originalité de la personne, en tout un chacun, du personnage de l’idiot à la personnalité fondatrice, au singulier comme au pluriel, qu’annonçaient déjà les précédents contours de Persona, où de glissements consentis en aspirations redressées, c’est derrière l’autoportrait encore, le miroir tendu à ses auditeurs d’une musique secrète, dans sa simplicité de camaraderie imposée pour un travail ou dans sa superbe profusion d’Opéra dont il serait le chef d’orchestre, hier, allusion peut-être au mirifique Concert à Saint Quentin de Bertrand Belin et des percussions claviers de Lyon, dont les notes, les accords et les harmonies serviront d’écrin au chef d’œuvre révélant une maturité imposante tant dans les lignes mélodiques que dans les lignes d’écriture : grandiose atteint dont nombre de signes précurseurs ont signalé le travail obstiné, insistant, éperdu, de La perdue à Cap Waller, en passant par l’expressionisme d’Hypernuit et la traversée de Parcs, saisons intermédiaires à postuler la magie du soir et l’éclat du jour…

Hypernuit, dans l'album Cap Waller - nouvelle édition de l'album disponible ici : https://BertrandBelin.lnk.to/CapWalle...

L’écriture d’envergure dans laquelle l’écrivain s’est lancé, en parallèle à sa carrière de chanteur, dans ces objets littéraires au style ramassé, condensé à l’essentiel, entre récit, essai et poésie, semble avoir annoncé plus encore la porosité des frontières entre les genres établis, puisque Bertrand Belin peut se présenter autant comme romancier, poète, penseur, musicien, acteur que danseur, envisageant toujours une facette in-abordée, reculant les limites figées, pour leur préférer les perspectives ouvertes, ouvrant le grand large entre l’intériorité sondée et l’extériorité explorée… Les trois premiers ouvrages de la littérature assez inclassable qu’en a rédigée l’artiste novateur tiennent autant d’un absurde évoquant Samuel Beckett dans Requin dont la litanie d’une interminable noyade dans le contre-réservoir de Grosbois dit tant l’accident d’une crampe à éviter que le factice d’une nature pourtant plus forte que la volonté de survie des humains, d’une résistance anachronique dans Littoral rivant son lecteur dans le monde maritime de trois pêcheurs, du côté de Quiberon, où la densité minérale du propos n’est pas sans rappeler l’énigmatique géant René Char, de la peur à conjurer enfin des Grands Carnivores évadés d’un cirque en ville malgré la vigilance de son personnel, propageant la panique avec sa rumeur inquiète brassant ainsi non la seule crainte du fauve mais autant de peurs aussi ancestrales que sociétales dignes de la critique dissidente d’un Frantz Kafka : « Qui a peur, à présent, d’être dévoré ? Et par qui ? »

Littoral de et par Bertrand Belin, accompagné par Thibault Frisoni. Concert littéraire à La Maison de la Poésie, le 14 novembre 2016.

Dans Vrac, assemblage de fragments aussi poétiques que politiques, Bertrand Belin affirme : « La langue n’a rien à cacher. » Il donne par ailleurs, dans des entretiens, l’ossature de sa première trilogie : « C’est quelque chose que je ressens très fort : quand j’écris, j’ai l’impression de sonder ma colonne vertébrale. Quel que soit finalement le sujet, quel que soit l’objet d’observation, on écrit avec des minéraux et des matières qui se sont sédimentés dans le corps. Enfin, c’est mon cas en tout cas. Quel que soit mon sujet, je parle de moi. » Sur la dimension physique, corporelle, charnelle d’une autobiographie cachée qui se géographie à l’os, en autant de ronces et d’épines des formules en plein cœur, les chansons apparaissent comme premières, des vertèbres primordiales telles les arcanes résiduelles d’un continent englouti qui ont rejailli d’abord à la surface en parties émergées d’un iceberg qui n’est autre que soi : « Il y a du silence, et de la musique, qui transporte des informations sensibles, en termes de température, de tonalité. Donc dans un texte de chanson on ne fait apparaître que les vertèbres, on ne voit que ce qui affleure de la surface d’un propos plus vaste qu’on ne peut pas faire entrer entièrement dans la chanson. Le livre me permet de visiter des recoins de ma sensibilité que la chanson me permet peut-être d’explorer mais pas d’exprimer. » Sur l’établi des narrations ou sur le diapason des ritournelles, entre figures archétypales décrites et silhouettes énigmatiques suggérées, quel est l’exercice le plus périlleux ? Le récit ou la chanson ? Les deux, semble répondre, éthiquement, poétiquement, possiblement, le chanteur-écrivain à la voix de « vœux lourds » …

Bertrand Belin avec Camélia Jordana – Le mot juste (le beau geste). Réalisateurs : Bertrand Belin & Nicolas Ruffault. Production exécutive : SIAM Productions.  Image : Denis Louis.




Regard sur la poésie « Native American », Mary Leauna Christensen, une jeune et nouvelle voix

Texte et traductions de Béatrice Machet.

Remerciements aux revues et à l’autrice pour leur aimable autorisation à reproduire les poèmes.

Mary Leauna Christensen, membre de la nation Cherokee, est chargée de cours à l'Université du Tennessee (Knoxville). Elle a vécu dans les déserts du sud-ouest et dans les Appalaches. Elle a toujours poursuivi des activités artistiques y compris  lorsqu'elle était enfant. Elle a été particulièrement encouragée par un de ses enseignants qui a appelé ses parents pour leur dire que leur fille était une jeune écrivaine talentueuse.

Tout au long de son adolescence, Christensen a souffert de retards d'élocution ou encore de dépression, mais a toujours trouvé du réconfort dans l'écriture. À l’université, elle est tombée amoureuse de la poésie, réalisant que la poésie était bien plus que ce qui est habituellement enseigné dans les lycées. Elle a trouvé l’ouverture d’une porte et le début de son proptre chemin dans le livre Native Guard de Natasha Trethewey (prix Pulitzer de poésie en 2007), qui explore la complexité d’une identité métisse à travers la poésie. Christensen se sert de la poésie pour l'aider à comprendre et à parler de sa propre identité, à donner un sens à des émotions complexes et à digérer les décès qui ont touché sa famille. Elle a obtenu un doctorat en Anglais  (Creative Writing, Poetry) à l’université du Mississipi du sud. Elle est rédactrice en chef du magazine littéraire The Swamp. Son travail et ses poèmes peuvent être consultés et lus dans New Ohio Review, Puerto del Sol, Cream City Review, The Laurel Review, Southern Humanities Review et Denver Quarterly. En 2022, elle a reçu une bourse auprès des poètes des nations autochtones afin de participer à la retraite inaugurale In-Na-Po (Indian Nation Poetry, dont Kim Blaeser est la directrice), et elle a participé à la deuxième retraite en 2023.
L’une de ses pistes de travail concerne les intersections entre les écrits élégiques et les textes hybrides, en particulier la manière dont les deux s’entrecroisent dans les écrits des auteurs amérindiens. Lors d’une intervention auprès d’étudiants elle a déclaré : « If you include Native thought or Indigenous languages, you’re still hybridizing it because we’re not supposed to be here. » (Si vous incluez la pensée autochtone ou les langues autochtones dans vos écrits, vous continuez à les hybrider parce que nous, les Indiens d’Amérique,  ne sommes pas censés être ici ».

Quand on la questionne sur l’éducation donnée aux Etats Unis aux adolescents elle répond : « I wish high schools would introduce more contemporary poetry in the curriculum. Very little poetry is worked into high school curriculums and usually the poetry that is, is written by long-dead white men, which is a very narrow scope of poetry. And I feel like it can make poetry seem difficult or even inaccessible to a lot of people. So I would have loved to have read more contemporary poetry as a young adult. (Et j’aimerais que les lycées introduisent davantage de poésie contemporaine dans leurs programmes. Très peu de poésie est intégrée aux programmes d'études des lycées et, généralement, la poésie proposée est écrite par des hommes blancs morts depuis longtemps, ce qui constitue un champ très restreint de la poésie. Et j’ai l’impression que cela peut rendre la poésie difficile, voire inaccessible, à beaucoup de gens. J’aurais donc adoré lire davantage de poésie contemporaine en tant que jeune adulte.)

À propos de son enfance, Mary Leauna Christensen, comme nombre des amérindiens métis, reconnaît que c’est la part indienne de son éducation et de son identité qui l’ont le plus marquée ; elle confie ceci : « I was raised by the non-white side of my family.In my early life, growing up, books were really expensive for us so I didn’t really get new books. It was like a treat if I ever got a book. I was lucky enough that my grandmother would take me to the public library a lot when I was very small, and that helped. That, like, gave me this love of reading and later morphed into my love of writing. » (J'ai été élevée par le côté non blanc de ma famille. Au début de ma vie, en grandissant, les livres étaient très chers pour nous, donc je n’avais pas vraiment de nouveaux livres. C'était un bonheur si jamais j'avais un livre. J'ai eu la chance que ma grand-mère m'emmène souvent à la bibliothèque publique quand j'étais toute petite, et cela m'a aidée. Cela m'a donné cet amour de la lecture et qui s'est ensuite transformé en mon amour de l'écriture.) Il faut dire que la grand-mère de Mary était née et avait vécu sur la réserve Cherokee. Si les Appalaches, situées au nord-ouest de l’état de Caroline du nord, ont tellement d’importance dans la vie et les écrits de Mary, c’est parce qu’elles se trouvent à 45 minutes de la réserve où cette grand-mère Cherokee avait grandi. Se trouver dans les Appalaches et y vivre c’était pour elle la chance de vivre au contact de cette culture, la sienne, d’en faire une véritable expérience alors qu’en d’autres endroits plus urbains ce n’était pas possible. En conséquence Mary Leauna Christensen a beaucoup écrit sur les Appalaches, sur le fait d’être métis et amérindienne, sur l’importance de se sentir appartenir, et d’être connectée à un lieu. 

Voici un poème où elle s’addresse à cette grand-mère :

 

Grand-mère/ je veux causer de l'inconfort/ serrer ces os anguleux/ entre la chaleur et l’accoudoir de Ton fauteuil/ dis-moi que je Te pince la jambe/ permets-moi de rester/ immobile/ je rêve de neutres salis/ fauteuil tissé du sud-ouest/ acheté à un cousin d’Arizona / avec une maison/ aussi grande qu'un enfant pouvait l'imaginer/ je rêve même du drap/ drapé sur la chaise/ de décennies de chiens grattant leur dîner/ dans son coussin/ redis-le moi/ je suis têtue/ dis-moi de bouger/ dis que j'ai trop grandi/ Tu as remplacé la chaise/ par une autre d'occasion/ trop étroite pour notre corps/ seulement maintenant/ sans Toi ici/ puis-je m'asseoir sur cette chaise/ mon dos appuie sur un rembourrage raide/ comme Toi/ je lève ma jambe gauche / pour la reposer sur la table basse

Je me suis égarée si loin de toi
je me suis musclée   retournée dans ton fauteuil   lovée sur tes genoux
tu me dis de bouger

je te pince la jambe

 

À propos de son travail d’éditrice, Mary affirme ceci :

« I like being able to imagine myself in the writing, be that a poem that is set in a specific town or a poem that feels very settled into an emotion or even like a strange liminal space. I want to be able to inhabit that piece. But for me, “place-based” doesn’t necessarily mean that it’s from like Asheville, North Carolina, June 5th, 1997, or something like that. »  (J'aime pouvoir m'imaginer dansce qui est écrit, qu'il s'agisse d'un poème qui se déroule dans une ville spécifique ou d'un poème qui semble très ancré dans une émotion ou même comme dans un étrange espace liminal. Je veux pouvoir habiter cet écrit. Mais pour moi, « basé sur le lieu » ne signifie pas nécessairement que cela vient d'Asheville, en Caroline du Nord, le 5 juin 1997, ou quelque chose comme ça.)

Le poème suivant illustre ce que disent quasiment tous-tes les auteurs-trices amérindiennes, à savoir que pour eux prendre la parole c’est convoquer la présence des ancêtres. Et faire acte de présence, s’affirmer en conscience, en sachant qui l’on est et d’où l’on vient, c’est encore une autre façon de convoquer les ancêtres, c’est reconnaître et vivre dans sa chair qu’en soi-même il y a beaucoup d’eux.

I Tell a Friend

Published in Southern Humanities Review

it was nice to be taken care of/ say I dozed off with my hand in the nail tech’s/ as she spoke about her sons/ as she shaped my nails almond & painted tiny landscapes/ just on the ring fingers/ I joke that all my fingers are ring fingers/ shimmy my hands to flash/ sterling silver turquoise wampum/ my grandmother purchased several of the rings/ at the PIMC giftshop/ she knew the nurses/ once girls at the Phoenix Indian School/ where my grandmother worked/ after leaving her rez/ after marrying a man with the last name Nuñez/ every December/ she wrestled a large metal tub from the garage/ remnant of the school’s cafeteria/ in the tub large enough to be an incubator/ she’d mix masa well by hand/ I’d watch/ when I was born/ a nurse said / pity an Indian baby so white/ I chewed my nails to the quick & then tore at the quick/ now self-care/ or my nails cost so much/ I can’t afford the ruin/ I joke I am a bird/ attracted to glistening/ am told my rings are typical Indian/ I buried a ring in the lining of my grandmother’s casket/ adjusted the engagement ring/ on my mother’s cold finger/ my nails long almond shaped/ my wrists widening with age/ what I’m trying to say/ is when I look at my hands/ they’re not mine

Je dis à un ami

Publié dans Southern Humanities Review

c'était agréable d'être soignée/ disons que je me suis assoupie avec ma main dans celle de la manucure/ pendant qu'elle parlait de ses fils/ pendant qu'elle façonnait mes ongles en amande et peignait de minuscules paysages/ juste sur les annulaires/ je plaisante en disant que tout mes doigts sont des annulaires/ agite mes mains pour l’éclat / wampum turquoise en argent sterling*/ ma grand-mère a acheté plusieurs bagues/ à la boutique de cadeaux PIMC/ elle connaissait les infirmières/ autrefois élèves à l'école indienne de Phoenix/ où ma grand-mère travaillait/ après avoir quitté la rez*/ après avoir épousé un homme du nom de Nuñez/ chaque mois de décembre/ elle récupérait une grande cuve en métal du garage/ vestige de la cafétéria de l'école/ dans la cuve assez grande pour servir d'incubateur/ elle mélangeait soigneusement la masa* à la main/ Je regardais/ quand je suis née/ une infirmière a dit / ayez pitié d’un bébé indien si blanc/ je me rongeais les ongles jusqu'au bout, puis je les déchirais jusqu’au sang/ maintenant je prends soin de moi/ sinon mes ongles coûtent tellement cher/ Je ne peux pas me permettre leur ruine/ Je blague en disant que je suis un oiseau/ attiré par ce qui brille/ on me dit que mes bagues sont typiquement indiennes/ J'ai enterré une bague dans la doublure du cercueil de ma grand-mère/ j'ai ajusté la bague de fiançailles/ sur le doigt froid de ma mère/ mes ongles sont longs en forme d'amande/ mes poignets s'élargissent avec l'âge/ ce que j'essaie de dire/ c'est que quand je regarde mes mains/ ce ne sont pas les miennes

 

*L'argent sterling est un alliage d'argent contenant 92,5 % en poids d'argent et 7,5 % en poids d'autres métaux, généralement du cuivre.
*Rez: abreviation utilisée par les Indiens pour « reservation », la reserve donc.
* masa: pâte obtenue par trempage des grains de maïs

La question de se réaproprier l’usage des langues tribales parmi les amérindiens est une question cruciale aujourd’hui. Il en va de la conservation d’un mode de pensée, d’un rapport entretenu avec une vision du monde. De nombreuses réserves essaient d’offrir des écoles où certains cours sont en anglais et d’autres dans la langue autochtone originelle. Certaines langues comme la langue des Navajos, des Sioux, des Anishinaabeg, conservent assez de locuteurs pour que la disparition de la langue ne soit pas un souci majeur. Mais certaines langues ont déjà disparu et d’autres sont en voie de disparition. Ceci est le résultat des politiques d’assimilation et de la politique des pensionnats pour Indiens. Interdits de parler leurs langues, punis sévèrement s’ils le faisaient, et coupés de leurs familles, les enfants traumatisés ne savaient plus parler que l’Anglais. Suivent ensuite des générations « baclées » comme le dit le poème, essayant de renouer avec la langue ancestrale, et qui auront le sentiment négatif de ne  pas pouvoir donner naissance à de « vrais » enfants Indiens avant d’avoir récupérer l’usage de ces langues.

 

Inborn

            Published in Denver Quarterly

The language in me/ is old/ though I feel new to it/ palate warping/ a metal over flame/ I practice sounds of animals/ their names/ almost ancestral/ they know I try/ yona/ first word I ever knew/ bear/ some kind of witness/ to a sloppy rebirth/ I told a lover/ I would name a child/ tsisdu/ because it is good/ to be quick & small/ aware of your surroundings/ childless/ I ink the animal’s likeness/ on the inside of my wrist/ a reminder/ my body cannot be trusted/ to reproduce/ anything but words          

Inné

            Publié dans Denver Quarterly

Le langage en moi/ est ancien/ bien que je me sente neuve en ce domaine/ le palais se déforme/ un métal au-dessus de la flamme/ je pratique les sons d'animaux/ leurs noms/ presque ancestraux/ ils savent que j'essaie/ yona/le premier mot que j'ai su/ ours/ une sorte de témoignage/ d'une renaissance baclée/ j'ai dit à un amoureux/ que je nommerais un enfant/ tsisdu/ parce qu'il est bon/ d'être rapide et petit/ conscient de ton environnement/ sans enfant/ j'encre la similitude animale/sur mon poignet/ un rappel/ qu’on ne peut pas faire confiance à mon corps/ pour reproduire/ quoi que ce soit d'autre que des mots.

Pour finir, voici un poème qui résume un peu tous les thèmes qu’explore Mary Leauna Christensen et qui se rangent dans la catégorie “identité, perte et survie”, avec l’aspect traumatique lié à la sensation ou à la conscience de la perte.  En même temps lignée, généalogie, fidélité aux ancêtres et à leurs principes de vie, travaillent dans la pensée y compris dans le quotidien le plus banal. La construction de casinos sur certaines réserves et le droit de l’exploiter financièrement, est un des moyens pour le gouvernement tribal d’une réserve donnée d’avoir des fonds pour ensuite bâtir des écoles, des logements, des hôpitaux tribaux. C’est parfois vu comme une forme de trahison à l’idéal et aux principes Indiens selon lesquels l’argent n’est pas une valeur, est méprisable, les vraies valeurs étant les qualités humaines de solidarité, de partage, de courage, de générosité, de don de soi pour le bien commun. Mais comment faire quand on est démuni de tout, sur des territoires arides ou stériles, où il n’est plus possible de vivre selon les anciens modes de vie ? Comment faire quand le taux de chômage est dix fois plus élevé que partout ailleurs sur le sol américain ? Ces casinos décriés peuvent être une planche de salut afin de reconstruire un tissu communautaire, ils peuvent engendrer les moyens d’améliorer le quotidien sur la réserve en offrant des emplois, des perspectives d’avenir et un niveau d’éducation compatible avec une adaptation à la vie hors réserve. Il faut par ailleurs savoir que les « lois des degrés de sang » , (Blood quantum laws), sont des lois adoptées aux États-Unis et dans les ex-colonies pour obtenir la qualification d' « Américain natif » selon les différents ancêtres connus d'une personne, c’est-à-dire dont le nom a été enregistré lors de l’installation ou la déportation sur une réserve. Les Indiens qui auraient choisi de fuir, de ne pas se rendre, qui ne sont pas enregistrés sur les registres des réserves, sont donc privés de toute reconnaissance légale, et pourtant ils sont bien Indiens, descendants de ces « hostiles » comme on les appelait au 19ième siècle. Un des points litigieux est que ces lois ne prennent pas en compte l'adoption traditionnelle pratiquée chez les Amérindiens, ainsi que la continuité culturelle tribale qui intègre totalement ces adoptés ainsi que les enfants métis. Une autre question soulevée : qu’est-ce qui fait l’« Indien » ? Est-ce un certain nombre de chromosomes « Indiens » dans ses cellules, est-ce le vécu dans une culture, une langue éventuellement,  assimilée et faite sienne ? Des « blood quantum laws » découlent l’obtention ou pas des cartes d'identité tribales (ID), qui sont délivrées par les tribus comme preuve de votre inscription et de votre appartenance à la tribu. Une carte d'identité tribale reconnue par le gouvernement fédéral est également une forme valide de pièce d'identité, avec photo émise par le gouvernement dans de nombreux endroits, bien que certains autres endroits refusent de l’accepter en tant que document officiel.

At the Casino Hotel on the Rez

            Published in Poetry Northwest
located in the lobby— a perfectly contained fire
all black rocks & equally black marble
i’m wholly aware of myself
tourist & old blood
i belong & unbelong in this place

*                        

all that family in the cemetery
on the hill above the house—
the house my grandmother
had built but never lived in

worn from lack of use
there’s talk i’ll fix the house up
make it livable & lived-in
i remind myself hill rhymes
w/will— my grandmother was
strong-willed
all we can do is what the dead
would want

*                        

i dream of red clay giving up
what is buried
a slide of casket & decay
all the quartz native here
the finality     an erosion

*                        

i’ve buried so many
i’m undone & reworked

*                        

the owner of the place that sells
marble & granite knew my great-
grandfather     knows the family
cemetery & the holly bushes it’s
named after     says my great-
grandfather delivered gifts of food
when in town— specifically fresh
sausages     the owner discounts
two headstones— a double &
a single— a parent/daughter set

*                        

we     two daughters motherless
                        a father w/no daughter

*                        

last time i visited     i stained
the interior of my partner’s car
w/red clay
cemetery stains
the path cleared to carry mother
up the hill w/ease washed away
months later
i barely made it to the gravesite
           a lone pallbearer
mother’s silk flowers were stained red
grandmother’s too

*                     

here now in december
there is no snow
            just a wetness
a bone-deep-ness

 like the lobby’s fire
i contain so much
            mostly it’s death
            & the effects of it

*                       

i contain so much     my blood is percentages
quantum printed on a card in my wallet
           the card so much like a driver’s license
            it can be used at the bar on the casino floor
an alternative form of identification
in case i’m lost

*                       

when i last talked to my grandmother
a bird flew to me confused
when my mother told me she found
my grandmother’s body
my knees bruised against carpet &
i don’t think i ever wailed before
i was my mother’s final phone call—
we almost filed a missing person’s report
before we knew she was lost
but not that kind of lost
how our bodies become statistics

*

my mother was once in this lobby
belonging & not belonging
& it’s only a woman
that looks like my mother
who walks past now

 

À l'Hôtel du Casino de la Rez

Publié dans Poésie Nord-Ouest

situé dans le hall — un feu parfaitement maîtrisé
tout en roches noires et le marbre tout aussi noir
je suis pleinement consciente de moi
touriste & lignée ancienne
j'appartiens et je n'appartiens pas à cet endroit

*

toute cette famille au cimetière
sur la colline au-dessus de la maison—
la maison que ma grand-mère
avait construit mais où elle n'avait jamais vécu

usée par manque d'usage
on discute, je vais réparer la maison
je me rappelle volontairement les rimes
des collines— ma grand-mère était
volontaire
tout ce que nous pouvons faire, c'est ce que les morts
voudraient

*

je rêve d'argile rouge libérant
ce qui est enterré
une diapositive de cercueil & de pourriture
tout le quartz natif d’ici
la finalité        une érosion

*

j'en ai enterré tellement
que je suis défaite et refaite

*

le propriétaire du lieu qui vend
marbre & granit connaissait mon arrière-
grand-père          il connaît le cimetière
familial & les buissons de houx qui lui ont
donné son nom       il dit que dit mon arrière -
grand-père a livré des cadeaux alimentaires
en ville - particulièrement des saucisses
fraiches         le propriétaire fait un prix
pour deux pierres tombales : une double et
une simple– un ensemble parents/fille

*

nous     deux filles sans mère
un père sans fille

*

la dernière fois que je suis venue      j'ai taché
l'intérieur de la voiture de mon compagnon
avec de l'argile rouge
taches de cimetière
le chemin a été dégagé pour porter maman
en haut de la colline facilement    emportée par l’eau
quelques mois plus tard
je suis à peine arrivée à la tombe
         porteuse de cercueil solitaire
les fleurs en soie de maman étaient tachées de rouge
celles de grand-mère aussi

*

ici     en décembre à present
il n'y a pas de neige
            juste une humidité
une profondeur osseuse
comme le feu du hall
je contiens tellement
c'est surtout la mort
et ses effets

*

je contiens tellement         mon sang en pourcentages
quantum imprimé sur une carte* dans mon portefeuille
la carte ressemble beaucoup à un permis de conduire
elle peut être utilisée au bar à l’étage du casino
une forme alternative d’identification
au cas où je serais perdue

*

la dernière fois que j'ai parlé à ma grand-mère
un oiseau s'est envolé vers moi confus
quand ma mère m'a dit qu'elle avait trouvé
le corps de ma grand-mère
mes genoux étaient meurtris contre le tapis &
je ne pense pas avoir jamais pleuré auparavant
c’était le dernier appel téléphonique de ma mère—
nous avons presque rempli un formulaire pour signaler une personne disparue
avant de savoir qu'elle était perdue
mais pas ce genre de perte
comment nos corps deviennent des statistiques

*

ma mère était autrefois dans ce hall
appartenant & n’appartenant pas
& ce n'est qu'une femme
ressemblant à ma mère
qui passe devant maintenant

La notion de perpétuation, de continuité, de transmission d’une génération à une autre est ancrée dans la façon cyclique dont les Indiens d’Amériques comprennent la marche du monde. Mary Leauna Christensen y contribue à sa façon, souhaitons-lui d’écrire longtemps pour témoigner et partager son expérience de personne indigène, souhaitons-lui de trouver un public qui se trouvera changé, plus conscient, plus compréhensif sur le sujet de la condition amérindienne après la lecture de ses poèmes, et qu’elle réussisse à épanouir son jeune talent.

Poets in Pajamas 156: Mary Leauna Christensen & Sarena Brown, 2023.

Présentation de l’auteur




Shizue Ogawa, ambassadrice mondiale de la poésie japonaise

Présentation et traduction par Alice-Catherine Carls

Shizue Ogawa est connue en France depuis sa découverte en Belgique, au Festival de Poésie Internationale de Bruxelles en 2005. Après plusieurs traductions parues dans des revues poétiques, des essais et articles sur son œuvre trop nombreux pour être tous cités ici, sa carrière internationale a pris son essor. Elle a été, pendant plusieurs années, l’invitée de Desmond Egan au Festival Gerad Manley Hopkins en Irlande, des éditions Caractères au Marché de la Poésie de Paris, et bien sûr de la Biennale de Liège, avec une présentation de son œuvre à la Maison de la Culture du Japon à Paris en 2015. Peu à peu les publications paraissent ; à ce jour, Shizue Ogawa a été traduite en plus de dix langues.

En français, un premier volume parut en Belgique, Une âme qui joue – choix de poèmes (éditions À bouche perdue, Collection Pangée, en 2010 et 2011, traduit par Michèle Duclos et Jacqueline Starer). En France, sept volumes de plus ont paru à ce jour : Une âme qui joue – le cercle (Caractères, 2012 et 2014, traduit par Véronique Brindeau) ; Une âme qui joue – l’horizon (Caractères, 2015, traduit par Michèle Duclos) ;  Une âme qui joue – les ailes (Caractères, 2017, traduit par Corinne Atlan) ; Une âme qui joue – la forme (Caractères, 2018, traduit par Justine Decroix, Alexia Gille, et Yacine Youhat) ; Une âme qui joue – la plaine (Caractères, 2019, traduit par Nicolas Bruneteau) ; Une âme qui joue – le Kaléidoscope (Caractères, 2020, traduit par Nicolas Bruneteau). Indépendamment de cette série, un volume de Poèmes choisis a paru aux éditions Nouvelles traces en 2020 dans la traduction de Michèle Duclos. 

Toutes les œuvres de Shizue Ogawa portent le titre « Une âme qui joue » parce que, explique-t-elle, elle écrit comme elle respire, sans crampe d’écrivain. Ses poèmes en mouvement sont ludiques, représentant le jeu de la vie sous toutes ses formes – dialogues avec les animaux, contemplation de la nature, analyse d’un morceau de musique occidentale, réflexion sur le contrepoint de toute chose et sur le passage du temps. 

Shizue Ogawa. Lecture de Haïku, 8ème Conférence de l'association mondiale de Haïku.

Spécialiste du poète romantique anglais John Keats, les résonnances entre la culture occidentale et orientale lui sont un sujet particulier de réflexion philosophique, esthétique, et cosmique. Toute chose, selon elle, a une âme. Tout est en contrepoint entre arrêt et mouvement. Tout est question d’empathie et d’écoute, y compris la sagesse qui consiste à se libérer des pensées, possessions, et désirs superflus, l’essentiel étant de se recentrer sur la démarche créatrice qui seule peut éliminer la violence et assurer la paix. Son désintéressement et son détachement des biens de ce monde sont au cœur de son existence.

Depuis un peu plus d’un an, Shizue Ogawa accumule les distinctions. En mars 2023, l’Association Léonard de Vinci lui a décerné son Prix Spécial pour son œuvre poétique, à l’occasion du 570ème anniversaire de la naissance de l’artiste italien. En décembre 2023, deux de ses poèmes, « Prière – une âme qui joue » et « Conversations », ont été choisis pour être lus lors d’une cérémonie spéciale à Hiroshima et Nagasaki en décembre 2023. À cette occasion, il lui a été remis le Prix d’Artiste militant pour la paix. À le fin de l’année, l’International Association of General Art créée par l’artiste japonais Sakae Hasegawa lui a décerné son Grand Prix.

Shizue Ogawa, lors de la 10ème Conférence de l'AMS au Japon, le 29 avril 2015, Itabashi de Tokyo.

L’année 2024 est tout autant prometteuse. En avril, elle s’est vu décerner le titre « Artista genio del siglo XXI » à l’occasion du 120ème anniversaire de la naissance de Salvador Dali. Ce prix récompense deux poèmes, « Paysage » et « Sérénité, » considérés comme les meilleurs de son oeuvre par un jury composé de personnalités japonaises et espagnoles. Le volume  Stars – A Soul At Play (IX) vient de sortir en juin 2024 au Japon en édition bilingue, japonais-anglais, dans la traduction de Soraya Umewaka et de Shizue Ogawa. Et le volume Une âme qui joue -- le Kaléidoscope,  est en cours de publication dans la traduction en roumain de Manolita Dragomir-Filimonescu, qui a déjà traduit le Choix de poèmes en 2015, Une âme qui joue – le cercle en 2019, et Une âme qui joue – l’horizon  en 2023.

Nous remercions chaleureusement Shizue Ogawa de nous confier les quatre poèmes qui ont fait récemment l’objet de distinctions spéciales. Ma traduction française est établie à partir d’une première traduction en anglais faite par Soraya Umewaka et Shizue Ogawa et revue lors de conversations approfondies avec la poète. Une dernière observation s’impose. La grenouille de Shizue Ogawa est une enfant qui aime voyager. Tout d’abord logée chez la poète, la grenouille se rendit à Tokyo où elle fut publiée en japonais et en anglais, puis en Mongolie où elle fut traduite en mongol khalkha, puis à Saint Marin où elle fut lue lors d’une célébration de l’ouverture de l’Ambassade de Saint Marin au Japon, puis à Paris pour la remise du Prix Spécial Léonard de Vinci, puis à Hiroshima et Nagasaki pour la cérémonie de décembre 2023, puis en Roumanie dans la traduction de Manolita Dragomir-Filimonescu, puis à Paris pour la publication du présent article, puis aux Etats-Unis où elle sera présentée sur le blog de septembre 2024 de la revue littéraire World Literature Today. Rien ne définit mieux l’attitude de Shizue Ogawa que cette description à la fois tendre et ludique qu’elle me fit des créatures qui peuplent son œuvre.

Prière – une âme qui joue

Une gare sans contrôleur,
des billets non ramassés,
je gardai le mien
une fois sortie de la station.
De faibles sons émis par une créature,
de douloureux halètements produits
par un gosier serré, me parvinrent.

Je m’approchai du son.
Un scarabée doré sur le dos vainement
étreignait l’air des mains et des pieds.

Je le retournai
avec mon billet.
Étourdi, le scarabée doré
s’accrocha à la terre.

Étendu sur le dos, le scarabée
adressait une prière au ciel.
En revoyant cette image
une fois rentrée chez moi,
je réalisai soudain que
le bois pourrissant et
le gravier écrasé prient.

C’est le désir de vivre
surgi du cœur de la terre.
La prière de l’été dure du printemps
jusqu’à l’automne et à l’hiver.
Ce jour-là, l’insecte contemplait
le ciel nocturne déployé derrière moi,
disant sa prière pour exister.

 

Conversations

Voici quelque temps, une grenouille
a élu domicile à côté de ma fenêtre.
Elle a le nez un peu pointu.
Elle est là depuis plus de dix jours.
« Tu n’as pas faim ? »
« Je prends mes repas près d’ici
à une cantine pour enfants. »
« Avec tes amis ? »
« Oui. »

La grenouille reste toute la nuit.
« Tu ne veux pas rentrer dormir chez toi ? »
« Je me sens bien ici.
Je vais dormir ici. »
Tes parents ne s’inquiètent pas ? »
« Non.
Ils disent que pour hiberner
on doit emprunter un livre.
Je t’emprunterai un livre de récits. »

 Paysage 

Pour les paysages et les gens,
les arbres croissent et verdissent,
le sol se réchauffe,
le grain germe.
Dans cette ambiance, les gens
se comprennent et
commencent à aimer les autres.

Amour ou vengeance -
c’est la seule réponse.

 

Sérénité 

Sereine,
je quitte mon moi
et le mets au milieu.
Le coucher de soleil devient le matin,
bientôt le matin sera midi, et midi sera la nuit.
Alors je dénoue ce qui était noué.
Le milieu se laisse
transférer aux autres.

Sereine,
Je cherche à me souvenir
et trouve ce que j’avais oublié -
mes cellules tissées par le temps.
Si les nuclei dépourvus de sructure
se divisent jusqu’à exister,
ma sérénité naît du liquide
qui revient dans les nuclei.

Présentation de l’auteur