Anna Malihon, Poèmes

Traduction traduction d'Ella Yevtushenko

 

Sans-abri

Notre maison est
un bateau abattu
qui continue à ramper sur la terre desséchée
comme un gros coléoptère confus
il remue les rames
fouettant la crème du brouillard

Et nous, nous habitions dans une ancienne machine à écrire
les braves bâtards de la grand-mère Cyrillique
le sang encore chaud sur nos pierres tombales
se souvient du style d’auteur

Et nous, nous étions des papillons célestes
vivant dans une cloche d’église
mais les sons noirs ont frappé
nous dispersant en cendres

Maintenant nous sommes
devant la porte rouge cerise
de l’église Saint-Paul-Saint-Louis
Et l’horloge du soleil nous fouille avec ses tentacules

Geneviève fait des bateaux à partir de demandes d’asile
les laisse descendre la Sequana
les lettres gonflent d’une moisissure lilas

Elle termine un appel important et hoche la tête
- Laissez-les entrer

 

***

Quel oiseau es-tu ?
                                Les yeux en sapphire. La poitrine en soie.
Toi, l’étoile de cartes postales, la reine de timbres…
Pourquoi restes-tu là, sur la ville assiégée, sans partir ?
Qui te prendra ? Ils ne sont que des êtres humains
habitués aux pinsons et aux canaris intérieurs.
Chantes-tu pour les nôtres ? Ou bien pour les autres ?
Quels enfants protèges-tu discrètement des pattes sales maraudeuses ?
Petit oiseau, étoile, sorcière verte,
regarde, la fumée recouvre ta maison…
Sur la carte déchirée une goutte de sang résonne.
Oiseau, chante. Lorsque les nuages noires s’écument,
que s’étend le fil, se répand le son,
que la lune se précipite au-dessus du jardin,
que les corbeaux lui apportent l’automne blessé sur leurs ailes,
ta chanson coule le long des flèches d’églises.
Tu n’as rien dans ton petit bec que des sons bleus
dont tu as hérité comme des malédictions.
Les humains ont pris ta gloire, ton amour, ta fortune,
ô oiseau voyant, – alors tu ne les laisses pas dormir,
incapable d’ailleurs de réveiller aucun d’eux.
Voici ton renard apprivoisé et ta rose,
voici tes forêts denses et le treillis des jours calmes…
Qu’attends-tu d’eux ? Ce sont des morts,
laisse-les dans leurs guerres parallèles, leurs rêves et leurs films.
Aime toi-même et dure jusqu’à l’été, dure
jusqu'aux premières convulsions pour ce pays déchiré.
Ne reviens pas… ils ont leurs propres lois.
Mais l’oiseau s’envole au-dessus des terrils,
laissant tomber dans la nuit une plume émeraude

  

***

Cette forêt sur la ligne de défense
plus de noir que de vert
plus de sibilantes que de voyelles
Les âmes allongées de couleuvres suspendues aux branches nues
comme des points d’interrogation
la mousse attaque et avale les bêtes
un oiseau tremble entre les détonations
telle un ton chaud
Quelqu’un parle aux arbres
en silence
comme des femmes solitaires parlent aux pots de fleurs
et quelqu’un d’autre met des bandages sur l’herbe brûlée
Tout devient jaune et solide comme du bois
les sols sableux se fracturent
comme des biscuits
Mais les serpents sauvés font des nœuds sur les fissures
afin que nous venions au moins encore une fois et fassions l’amour
comme des bêtes sauvages
de sorte que les aiguilles de pins collent à notre peau
ainsi que les lourdes pivoines des nuages en haut
Cette forêt sur la ligne de défense oh cette forêt infernale
si peu de vert

 

Présentation de l’auteur




Revue Ce qui reste, revue de poésie contemporaine

Ce qui reste est assurément ce qui restera lorsque toutes les revues se seront tues. Cette revue numérique est belle, épurée grâce à un design aérien et à une charte graphique moderne qui rendent palpable l'immatérialité essentielle de la poésie, Ce qui reste du langage lorsque mis en demeure de ne plus rien vouloir dire il signifie enfin la parole universelle   de l'Humain.

La revue Ce qui reste est coéditée par Cécile A. Holdban et Sébastien de Cornuaud-Marcheteau, qui, rappelons-le, a sauvé Recours au poème après le piratage dont elle a été victime, et n'hésite pas à mettre ses nombreuses compétences au service de la poésie et de la Littérature. Elle a été créée et dirigée pendant plus d'un an par Vincent Motard-Avargues, qui a lui-même veillé sur Recours au poème durant des années. Son nom est d'ailleurs extrait de son recueil Si peu, tout.

Prendre le temps de lire un poème est un acte de résistance libérateur, une manière de rester dans l’instant présent, d’échapper à la fuite en avant permanente que nous impose le rythme de notre époque. C’est reprendre sa respiration avec l’inspiration des autres.

Revue Ce qui reste, https://www.cequireste.fr/

Le lecteur qui arrive dans ce lieu de ressourcement poétique découvre un menu sobre, sans autre ambition que celle de mettre à la Une un-e poète, dont la présence apparaît dès l'accueil, sur un écran aux teintes qui épousent la couverture du recueil dont on peut découvrir des extraits, afin de conserver à l'essentiel du poème la place entière qu'il lui faut pour déployer ses potentialités salvatrices. 

Pages du recueil Le mouchoir suivi de Les cailles d'Ilìas Papamoskhos,Frédéric Jacquin,Myrto Gondicas consultable sur Calaméo, dans la revue Ce qui reste, https://www.cequireste.fr/le-mouchoir-suivi-de-les-cailles/

 

Autre cadeau, un accès à Calaméo avec lecture possible du recueil ou d'une partie de celui-ci correspondant aux extraits. Le visiteur peut ainsi appréhender dans sa globalité le travail du poète, de l'artiste, le percevoir dans un autre contexte que celui de l'écran (il apparaît dans un livre), et lier ainsi le fragment qui lui est offert à son tout, qui bien souvent demeure essentiel à la constitution d'une globalité sémantique.

Presque invisibles, les directeurs de publication ne sont là que pour disparaître derrière les voiles savamment articulés de pages reposantes, fluides, larges et à l'ergonomie rationnelle sans être lourde, pragmatique sans se déposséder de cette essentielle beauté que l'on trouve dans l'Art, qui n'est autre qu'un chemin vers la matière universelle de l'Humain. A l'image de Sébastien de Cornuaud-Marcheteau, qui oeuvre dans l'ombre et demeure une présence indispensable à la diffusion et à la promotion de la poésie, et de Cécile A. Holdban, qui montre désormais le chemin affirmé d'une présence nécessaire, cette revue est Ce qui reste lorsque rien ne restera d'autre que le poème. 




L’usage des guillemets dans la poésie de Pierre Dhainaut

« Elle (la voix) offre au présent de tous les temps / le verbe "offrir", elle en est le visage »

Alors qu’aux Etats-Unis, par exemple, ou dans le monde hispanique, la pratique en était courante1, me rappelait Pierre Dhainaut, les années 60-70 ont vu se développer en France de manière conséquente les lectures publiques de poèmes, non par des comédiens2 mais par les poètes eux-mêmes. La mise en voix des poèmes a résolument modifié l’écriture des poètes dans notre pays, où la poésie était plus intellectuelle qu’incarnée. 

C’est dans cette mouvance que Pierre Dhainaut a réintroduit dans ses propres textes la ponctuation au service de la lecture à voix haute : « La ponctuation qui porte le rythme et la voix, je l’envisage comme phonétique et non pas comme logique », me disait-il. « Beaucoup la négligent. Autant profiter de tous les signes de ponctuation mis à notre disposition. » Pierre Dhainaut choisit cependant d’ignorer le point-virgule « qui n’est pas pour la poésie. » Il aime la virgule et surtout les deux-points, « le plus beau des signes », écrivait Yves Bonnefoy, dont Pierre Dhainaut partage l’enthousiasme : « Les deux-points, c’est la poésie ! On supprime avec eux tous les termes de logique. » Cet article choisit de s’intéresser pour sa part à l’usage que le poète fait des guillemets : « Quand je cite un mot, je préfère le mettre entre guillemets, même si j’aime aussi les parenthèses. Les guillemets valorisent le mot. Ils obligent à lui accorder notre attention. » L’importance que Pierre Dhainaut accorde aux guillemets, guillemets à la française, guillemets à l’anglaise, loin d’être conventionnelle ou théâtrale, nous semble au fondement de sa poésie de la parole et de l’écoute.

 

Séminaire "Poésie et spiritualité" lectures par Pierre Dhainaut, Maison de la Poésie et de la Langue française. 

Les guillemets, disent les dictionnaires, ont pour fonction d’encadrer une citation, une parole rapportée. Ils s’ouvrent sur une parole et se referment sur elle. Leur sens est clair. Leur forme l’est moins. Comment décrire ce signe, « sorte de double crochet » selon Littré, « double virgule » selon Bescherelle ? Les dictionnaires admettent une certaine complexité sémantique : « Signe typographique […] que l’on emploie […] pour isoler un mot, un groupe de mots, un passage, etc…, cité, rapporté, ou simplement mis en valeur. » Le mot entouré de guillemets « n’est pas loin d’exister pour soi », écrivait Sartre dans Situations I.

Si l’usage des guillemets chez Pierre Dhainaut relève bien de la citation : parole rapportée par la main derrière le verbe « dire », mot proféré qu’on isole dans le vers, il apparaît très vite, non seulement que cet usage se fait de plus en plus fréquent au fil des recueils, mais qu’il procède d’une attention intense portée au mot que les guillemets encadrent. Pour le dire autrement les guillemets témoignent de la disponibilité du poète face au mot qu’ils portent à vif sur ses lèvres « que rien ne refermera » plus (Plus loin dans l’inachevé, Arfuyen, 2010). Le signe exhale toujours chez Dhainaut un mot unique qu’il encourage ou retranche, ou une série de mots dont il mesure l’équivalence : « Résister, prononcer "parole", / à la place d’"effroi", / et l’air s’exalte, s’affranchit / des clôtures, tressaille […] » (Ibid.). Les guillemets sont « l’oriflamme » des poèmes de Pierre Dhainaut, leurs « entrouvertures » fécondes. Ils sont le signe hautement poétique, et celui qui caractérise en profondeur sa poésie. Ils ouvrent le poème « à l’essor / du premier instant ou du premier cri » (Ibid.). Ils convoquent tous les organes de la phonation qui, alliés aux souffles du monde, féconderont le mot pour en faire une parole : « Ailleurs, / ailleurs, au ras du sol, / en disant "flamme" ou "lame", / en ne désirant qu’entrouvrir / la bouche : ainsi l’espace / regagne-t-il l’espace, / tout un vocabulaire / s’y ébranle, s’y embrase, / inonde […] » (Ibid.). Les guillemets sont comme les deux mains autour d’un jeune feu qu’on attise, et peu importe si le mot encadré est à l’ouverture du poème, en son sein ou à sa clôture, il rayonne dans le poème, comme le caillou jeté à l’eau est au centre des ondes.

Nuits de la Lecture 2021 : Pierre Dhainaut.

Les guillemets : aérer l’espace autour du mot

Le mot qui vient au-devant du poète, ouvre ses lèvres, a besoin d’espace et d’air pour résonner, « ressuscite[r] une grève » sur la page vide. Les guillemets lui conquièrent cet espace où le mot s’aère pour l’œil comme à l’oreille. Ils obligent le poète et le lecteur à emprunter un autre souffle, un autre rythme pour restituer la présence entière du mot qui est là pour lui-même dans « l’instant augural ». Les guillemets élèvent le mot qu’ils semblent chérir entre leurs deux rives silencieuses, rassemblent ses « syllabes de souffles » pour lui faire franchir l’ombre, le doute, l’écorce et la pierre, lui offrent enfin « l’espace où le sens se révèle, se régénère » dans le frottement de la voix qui éprouve sa propre ardeur. Ainsi Pierre Dhainaut écrit : « Tendresse / de la paume, / confiance de l’oreille, // le nom "aubier" / s’y concentre, / y rayonne, // le juste écho, / l’arche / au grand air » (Plus loin dans l’inachevé, p 62).

Les guillemets signaleraient ainsi chez Dhainaut la source de la parole s’ouvrant en ondes sonores, en échos fertiles, en paraboles allègres et fraîches, propres à célébrer l’élémentaire, le simple, l’espoir, la présence : « Nul besoin de beaucoup de vent pour que volent / des samares, elles sont disponibles, et même / à terre, elles continuent de trembler : / c’était l’automne, c’était l’enfance, / allègres, alors, nos façons de parler, / nous disposions d’"ailettes", d’"hélices", / avant de rassembler nos souffles / et de les renvoyer en haut des arbres […] » (« Âge d’or du présent », Un art à l’air libre, Al Manar, 2022). « Ailettes » et « hélices », ainsi dotées sur la page d’une double paire d’ailes, désignent-elles avec affection (« nos façons de parler ») les petits objets de forme hélicoïdale dont disposaient les enfants pour faire voler les samares tombées à terre ou sont-elles les mots à proférer dans le poème comme un sésame pour y insuffler cet « appel d’air » propre à ouvrir un ciel au-dessus du poème, à prolonger le tremblement des mots ? Je dirais assurément les deux, car parole est à l’origine parabole où image et mot se rejoignent ici par simple vocation. Le mot précède le regard : le fruit de l’érable a la forme d’une « ailette », d’une « hélice ».

Les guillemets réintroduiraient au sein du poème, « comme une vitre claire et le monde par- delà », l’espace de l’immédiat que le langage est d’ordinaire impuissant à exprimer. Du mot3 proféré, restitué intact entre guillemets, aux choses du monde, il n’y a qu’un pas radieux. Le mot-parole aide à trouver les autres mots du poème et ce à quoi il ouvre : « Ce nom de "vent" murmuré vent de face / invite à nous rendre avec lui / parmi les hautes herbes, oscillation, // jubilation, le désir du matin / sera d’entrevoir ce qu’elles désignent / à l’horizon d’une langue étrangère […] » (Ibid.). J’oserais dire qu’entre les guillemets dhainautiens, le souffle est « chez lui […], hors de lui, à son rythme », en-deçà de l’élan qu’il appelle, déjà éclat dans son écrin de guillemets. Les guillemets ouvrent un espace « où se féconde la résonance », ils nous transportent au monde par le seul pouvoir de la profération : « Deux "l“ à "grisolle", / le ciel le confirme / des champs, des dunes, / que l’alouette envoûte » (Ibid.). La chair des mots épouse le paysage qui est de la genèse du poème : un champ, une dune, deux « l » ou deux « t », l’aile de l’alouette, son cri avec deux « l ». La ponctuation chez Dhainaut est toute sémantique et poétique.

« "Corolles", "oranges", "orbites"… / un de ces mots choisis au hasard, // au pluriel, sur la feuille / où tu l’auras recopié avec soin / tu ne poseras pas même un caillou, // et surtout, en quittant la chambre, / tu laisseras la fenêtre béante » (Vocation de l’esquisse, La Dame d’Onze heures, 2011). Les guillemets prédisposent le mot à l’envol. Ils sont la marque d’une dépossession revendiquée du poète sur le territoire de la page laissée aux hasards des vents. Les vents ont la confiance du poète : « Les mots revendiquent / des mots moins stériles. »  Laissons-les faire, agir par surprise : « un mot le sait bien, / n’importe lequel / dans le don des lèvres : les autres suivront // en l’imprévisible… » (Ibid.). Les guillemets relèvent de cet « art [poétique] à l’air libre », espace « clairvoyant » : « …on reste à recevoir les souffles, / à les interpréter : ils disent "vigilance", // "rien d’inaccessible", disent-ils encore. Qu’une voix / les regroupe, elle appartient à l’air / dont elle prend le relais pour le rendre […] » (Ibid.).

Vif, limpide, imprévisible de Pierre Dhainaut et Marie Alloy : présentation, Médiathèques d'Issy-Les-Moulineaux.

Les guillemets : porte-voix ou conque de la résonance

 

« Ce malheureux nom de "tympan", quel poème a réussi à en faire une membrane sonore ? », « On devrait pouvoir dire "une écorce rauque" » (« Journal des bords », p. 80, Plus loin dans l’inachevé).  Les guillemets mesurent, dans ce cas précis, le potentiel sonore du mot, son adéquation à la chose qu’il désigne : « tympan » sonne bien malheureux pour une membrane destinée à véhiculer le son : « tympan » est sourd. Le poète lui substitue plus loin la juste périphrase : « une écorce rauque », ajustant le son à la chose, comme le musicien accorde son instrument. Ainsi que l’affirme Pierre Dhainaut, l’écriture du poème nécessite l’écoute des mots. Les guillemets sont boîte acoustique, double lèvre à l’orée du mot, tympan double à sa sortie : ils invitent à une incarnation sensible du mot et en restaurent l’âme fraîche, mesurent son potentiel poétique : « […] en prononçant "neige", à peine / desserres-tu les lèvres, tu ressuscites / tous les hivers d’enfance : // sans limites, le présent, / flocons, pétales, tu trouveras demain […] » (« À ce qui nous devance, dit le poème… », Vocation de l’esquisse). Les guillemets exhaussent certains mots chers à Dhainaut, lui confèrent pouvoir d’éternité et pouvoir performatif, comme en cet exemple : « Aucun orme, aucun frêne, / pourtant tu verras mieux la route / si tu dis "l’orme", "le frêne" […] / "pierre" aussi patiemment / t’enseignerait la bienvenue » (Ibid.), ou cet autre où le mot entre guillemets devient formule magique : « Dans chaque livre, pour le dédier à tous les enfants […], employer au moins une fois le mot "samare" » (dernière page de Plus loin dans l’inachevé).

Il s’agit donc d’« écouter, écouter, jusqu’à ce que nous ne puissions plus dire "le silence", jusqu’à ce que le silence soit aussi sensible que la rumeur des vagues » (Plus loin dans l’inachevé). Les guillemets sont la conque de résonance. Ils marquent le seuil où, pour le poète comme pour le lecteur, il s’agit d’identifier « les vents complices » à l’œuvre dans le mot/le nom ainsi souligné, de le reconnaître : « Ces noms auxquels on reproche de cerner, de capter, les poèmes font apparaître ce qu’ils désignent comme si c’était la première fois. […] Alors ils sont semblables à ceux des personnes que nous aimons : leur visage, pourquoi le silence de la contemplation n’est-il pas suffisant ? Vient sans retard à nos lèvres le nom qui nous émeut, et même si nous ne le prononçons pas à voix haute, il agrandit la présence […] » (Ibid.). Les guillemets obligent le poète au sentiment d’adhésion. Adhérer à la chair du mot qui sort de la bogue des guillemets : « Le mot "prêles"3 a franchi le poème, tu t’entends bien avec les prêles. » Attention, vigilance redoublées par le signal des guillemets, tu entends bien, « tu t’entends bien » avec le mot « survenu à l’improviste », où s’incarne déjà le poème volatile et tout vibratoire. Il faut dire cent fois « rouge », « rouge », « rouge » pour que le coquelicot fleurisse en toute saison. Dire « rouge », comme « le simple heurt d’une cuillère contre un bol », écrit Dhainaut dans Paysage de genèse, s’inspirant d’un conte zen. Les guillemets préviennent de l’éveil du mot précédant la parole agrandie en le poème : « éveil » se dit « accueil » chez Dhainaut.

Et la parole agrandie devient alors parole de joie qui déferle sur le poème, même lorsqu’il doute : « Aux mots les plus simples / de nous affranchir / […] / dirait-on "silence", / l’âme se retrempe / dont la soif redouble, / elle attisera / de cristaux de sel / la parole heureuse » (Ibid.). Et le mot « joie » devient lui-même mot-substance dans le titre d’une des sections du recueil Vocation de l’esquisse : « Avec "joie" nous dirions "ressac" » : la joie ne s’éprouvera », nous dit Pierre Dhainaut, que « si nous taisons le mot pour le parfaire ». Le bruit tout-puissant, la parole intense, le ressac les ramèneront dans toute leur présence à « l’extrémité du poème ». La parole entre guillemets revivifie ainsi les mots atones : « Aux galets / si l’on parle // même le nom "reflux" / défend / de se flétrir » (Ibid.) ; ou encore : « Ce nom de "mur", tu ne le dirais plus / avec rudesse, tu entendrais / pleinement battre et battre / et battre un pouls : tes doigts ensuite / sur les poignets entendraient la houle, / la houle intérieure » (Pour voix et flûte, AEncrages & Co, 2020). De « mur » à « murmure », le mot s’est vivifié, insufflant son battement répété à tout le rythme du poème.

Les guillemets : paumes ardentes autour du mot

 

Si les guillemets sont comme l’écorce autour du mot-fruit, du mot substance, que redouble « l’écorce rauque » de nos tympans, ils figurent aussi les mains du poète qui couvent le mot, l’éveillent, le réchauffent, propres à en « recueillir les présages » (Vocation de l’esquisse ). Les mains du poète œuvrent au-dessus des mots, jusqu’à ce que « les bords [effleurés] se retirent [… et qu’une] nuée de grains, une vapeur de voyelles, de consonnes [remplissent l’écart] sans faille : / en se fiant au rythme, en se ramifiant, / le moindre geste y fera apparaître une flamme / au-dessus des flammes, leur aura se dilate […] » (ibid.). Couver les mots « jusqu’à ce que le mot / te réchauffe les doigts. // À travers l’écorce, il en a la force » (Paysage de genèse, Voix d’encre, 2017). Chez Pierre Dhainaut, la main aussi touche le silence et accompagne l’essor du mot vif, « le devenir du premier souffle » (Pour voix et flûte).

« Horizon, fontanelles… / à l’improviste, entre ces mots qu’y a-t-il / de commun et leur ordre est-il juste ? / fontanelles, horizon, pourquoi attendre / ou le matin ou le rivage ? […] » (Vocation de l’esquisse). Exemple rare chez Pierre Dhainaut de poème, où les mots « Horizon » et « fontanelles » sont employés sans guillemets, alors qu’on les aurait attendus. Peut-être ne le sont-ils pas, parce qu’ils ont surpris le poète peu assuré de leur ordre, qu’il n’a pas « allumé la lampe » sur la page du poème, qu’ils sortent tout juste des limbes, qu’il ne les a pas prononcés à voix haute. Il manque les paumes ardentes du poète autour du mot, qui n’est que « forme de traces, confuses encore, tremblantes […] ». On trouve d’autres exemples de mots- substances sans guillemets dans le recueil Vocation de l’esquisse, mais ils sont dits « mots de l’origine » par le poète et convoqués au futur : « […] nous redirons les mots de l’origine, / iris, abeilles , orchidées, avocettes, roses trémières », c’est-à-dire convoqués avant la palpitation de toute aile, avant toute incarnation synesthésique, pour « ceux que la mort a ravis », d’où l’absence de guillemets.

Il faut un corps pour être présent au potentiel poétique du mot ou du nom : il faut une oreille, une voix, un souffle. Il faut les paumes qui attisent la page. Le corps précède l’intellectuel, les guillemets procèdent du corps : « Tu te souviens de "vulnéraire" // mais ce qu’il signifie, tu te demandes / où tu l’as lu, et quand, le son répondra,/ il restituera le sens si tu l’écoutes / avec plus de tendresse » (Vocation de l’esquisse). Il faut aussi le cœur : « le baume, la fleur, quand nous désespérions / un vocable espérait pour nous » (Ibid.).

« Tu n’auras un corps que [si les mots] retentissent », « mouettes dont les ailes claquent, s’apprêtant à l’envol » (Plus loin dans l’inachevé). Le poète en son corps doit apprendre la langue de l’espace aéré. Les guillemets sont trace de la vocation du mot qu’ils élisent à donner voix à d’autres mots. Il s’agit de fendre l’écorce ardente, de sortir des guillemets, ce porte-voix, pour habiter pleinement l’espace du poème. Ces mots-substances, Dhainaut les appelle aussi parfois mots-amorces : « Certains mots sont des amorces : d’un seul, parfois, sortira un poème. À celui d’amorce, par exemple, as-tu été attentif ? » (Paysage de genèse, Voix d’encre, 2017). Le mot « amorce » a été mis en italiques par choix éditorial, et non entre guillemets, ce qui surprend.

 

Des guillemets et non des italiques

 

« Est-ce qu’on égalise la ponctuation ? », telle était la question de Pierre Dhainaut à cet éditeur qui souhaitait remplacer les guillemets de ses poèmes, jugés trop encombrants sur la page, par des italiques, censées valoriser le mot tout autant que les guillemets. Non, on n’égalise pas la ponctuation. Les italiques ne sont pas équivalentes aux guillemets chez Pierre Dhainaut. Certes, nous disent les dictionnaires, on peut utiliser les italiques pour les citations courtes ne présentant pas de discontinuité avec le texte, mais les italiques procèdent de la vue, non de l’ouïe, de la voix ou de l’air. Les italiques ne coïncident pas avec le verbe « dire », n’essaiment pas les sons du mot, mais en inclinent les lettres. Pas d’avènement sonore du mot sans guillemets, les italiques le signalent simplement comme remarquable à l’œil. Les italiques n’ont pas la faculté de « confier à l’oreille, au passage, le secret de ce qui doit suivre » (Pour voix et6 flûte). Dans ce recueil, Pierre Dhainaut répète la nécessité de l’avènement sonore du premier mot : « Ce mot-là, par exemple, "corolle", / ce qu’il signifie, nous le connaissons // mais que veut-il avec tant d’insistance // pour la première fois nous faire entendre / qui n’est pas plus en nous que la fleur ? // "corolle", "corolle", infatigablement redit, / à l’écho ou l’aura que nul ne dirige / nous laissons le soin de nous répondre. » Pas d’écho ni d’aura avec les italiques, qui, frappant l’œil, restent mutiques, contredisent chaque fois, sur la page publiée où les guillemets ont été supprimés, l’allégresse sonore des mots sur lesquels Pierre Dhainaut vocalise : « Au seul mot alouette / le monde chante, / il a tant de syllabes » (Paysage de genèse) ; ou encore : « Embruns, répète embruns / pour le plaisir des lèvres, / de la gorge, de l’espace » (Ibid.). Non, pour le plaisir des lèvres, en amont de la voix qui sait « qu’il lui faut / sans fin s’accorder », ouvrons les guillemets et savourons le secret chuchoté du mot : « alouette » ! « embruns » ! Les italiques sont du langage, les guillemets de la parole. Les italiques isolent le mot et l’affublent d’un air d’étrangeté. Les guillemets sont relais d’un mot-source, d’un mot-soif à tous les autres qu’il appelle. Ainsi, le poème « se sent libre, il substitue à "corolle" / "origine", "oriflamme", "orient", / un autre, un autre encore, continuellement : // l’espace n’aperçoit aucun obstacle / au tréfonds de la gorge ou dans le ciel / quand le regard apprend à se perdre [… ] » (« Un mot pour un autre », Pour voix et flûte »). Les guillemets participent de la lutte pour la présence en poésie, présence sensible contre représentation, liberté contre possession.

Ecoutons une dernière fois Pierre Dhainaut, lorsqu’il écrit : « Lames, écume, sable, souffles, épaules, cime… la liste n’est pas très longue de ces noms que j’affectionne au point qu’ils ne cessent, depuis le début, de revenir dans mes poèmes. J’en avais établi une, il y a quelques années, qui aurait servi de moratoire : interdiction, me disais-je, de les employer désormais. Décision aberrante : je me serais amputé. Que je le veuille ou non, alors que je déteste les répétitions et que je les traque, il n’y a guère de poèmes qui ne les rassemblent presque tous, comme si chacun était le premier à les découvrir, comme si aucun n’en avait épuisé l’attrait. Ils ne sont pas hors de nous, ils sont notre substance. Les mêmes peuvent revenir, chaque fois nouveaux. De poème en poème ce doit être notre unique interrogation : les avons-nous aidés à créer cette merveille de quelques syllabes associées, accordées, d’où s’exhale ce que sans elles nous aurions été incapables de pressentir ? L’air se ranime, avec lui notre chair, le chant ne l’habite que pour le traverser » (Plus loin dans l’inachevé ).

Les mots-substances, sans guillemets ici car rangés dans leur boîte, en latence dans le cœur et « le tréfonds de la gorge », n’attendent que le frémissement de la voix et de l’air pour rayonner en le poème d’un nouveau cercle d’aubier. Ces mots sortant de la boîte aimée et franchissant les lèvres en amont du poème signalent leur force de présence immédiate par leur couronne de guillemets chez Pierre Dhainaut : « [la couleur] s’ouvre au vocabulaire, se propage et s’exalte, / "cœur", "orée", "horizon", "coquelicot" : / nous chercherons le seul pays qui convienne // à la pourpre, fougueuse, ce sera l’allégresse / sur la neige insouciante » (Pour voix et flûte). Les guillemets ne sont pas signes qui encombrent la page, ils sont mesure d’allégresse7 qui retire au mot le poids de l’ordinaire, l’usure des usages. Les guillemets sont souffle et ailes de mouettes sur chaque bord du fleuve.4 Les guillemets ouvrent et portent le chant.

Notes

1. Lors de notre entretien, Pierre Dhainaut s’est en particulier rappelé avoir entendu à la télévision Pablo Neruda lire ses poèmes en espagnol et trouvé cela extraordinaire : « J’ai compris que la voix pouvait glorifier le poème. » L’audition des lectures du poète russe Joseph Brodsky le confirmait un peu plus tard dans sa conviction. La lecture à voix haute par les poètes russes est en effet une pratique traditionnelle.

2. A ce propos, rappelons-nous l’hommage posthume que Pierre Dhainaut avait rendu à Laurent Terzieff, le comédien-poète, qui savait « transmettre par la voix », dans le poème qui ouvre La Parole qui vient en nos paroles, publié à L’Herbe qui tremble en 2013. Pierre Dhainaut évoque Terzieff comme « un comédien intérieur ».

3. Dans le recueil, l’éditeur a remplacé les guillemets par des italiques : « Le mot prêles a franchi le poème, tu t’entends bien avec les prêles. »

4. Cet article ne s’appuie pas sur l’ensemble de l’œuvre de Pierre Dhainaut. Il laisse de côté les derniers livres parus sur lesquels l’auteure de l’article a déjà beaucoup travaillé. L’article emprunte ses citations à des recueils relus avec un grand plaisir et retenus pour l’intérêt de leurs occurrences. Sans doute en aura-t-on laissé qui auraient mérité commentaire. À chaque lecteur de poursuivre l’ouvrage.

Présentation de l’auteur




Chroniques musicales (13) : Singulière voix de Bertrand Belin

 Majestueuse, suave, théâtre de l’intime ou âme du dehors, elle détache délicatement, subtilement, avec cette lenteur qui donne – justement – cette majesté à ses textes d’auteur-compositeur-interprète, dans un souci de clarté de diction comme dans une vigilance soupesant le poids, l’équilibre, la teneur de chaque mot, choisi avec minutie, pour ses sonorités, ses significations, tout ce qui fait la profondeur de l’univers de Bertrand Belin égrenant ainsi au fil de ses chansons comme de sa prose d’écrivain également des thèmes déclinés dans un présent à la fois contemporain dans sa nouveauté et intemporel dans son inactualité, entre classicisme de la forme et modernité des trouvailles langagières, dont le titre qu’il a par ailleurs interprété avec Camélia Jordana, Le mot juste également intitulé Le beau geste, donne une clé, une entrée, un regard sur la créativité de l’artiste aux mots précis, témoins, exacts, pour mieux exprimer des désirs, des élans, des gestes dans leur spontanéité parfois contrariée, leur frontière soudain atteinte, cette splendeur, cette magnificence, cette troublante et fascinante beauté qui dépasse leurs auteurs, leurs acteurs, leurs protagonistes mêmes, pour dire ainsi la rupture malgré soi, le départ déchirant, l’adieu solennel : « Il n'y a rien pour une fête ici / Seulement le beau geste / Seulement le mot juste / Soigne tes adieux / Tu veux ? »

« Je viens d'une longue lignée d'ivrognes / Troubles fêtes / Gâcheurs de noces / Épouvantails d'abris-bus / Maîtres de chiens / Desquels j'ai hérité / De tout et de rien » : de cette noble généalogie de « Seigneurs de châteaux renversés » et autres « Chers à dédales », de laquelle, Bertrand Belin a tiré l’alcool fort, le suc quintessentiel de sa première chanson,  Que dalle tout, de son dernier album studio, Tambour Vision, dans lequel peut-être l’homme se dévoile un peu plus derrière l’artiste, témoignant d’histoires brisées et anecdotes indignes, dont, magnifique paradoxe, le ciseleur des termes affûtés a porté à terme cet enfant musical qui, sans rougir, tient tant d’une forme d’aristocratie par le style épuré que d’un genre populaire par l’accent de vérité dont il sertit l’ensemble des chansons de cette œuvre majeure qui semble sédimenter tous les paysages accostés, tous les personnages abordés, entre brume vague et silhouettes fragiles, depuis son premier album éponyme où déjà Porto, T’as le vin t’as pas le vin servaient d’habitudes quotidiennes en toile de fond, d’où au fil des orchestrations suivantes se sont dégagés des croquis, des esquisses, des tableaux, dont lui seul est le peintre, avec ses figures locales tatouées sur la peau et ses écorces de peaux dévêtues au fur et à mesure d’une quête toute de poésie comme autant de signes d’une mue sans fin d’où l’on ignore quel reptile rampant ou quel oiseau de métamorphose naîtra encore de ce digne héritier d’ « d'une longue lignée de zéros, de uns / Sentimentaux, sanguins / Charmeurs de serpents »…

Que Dalle Tout, dans l'album Tambour Vision disponible ici : https://Cinq7.lnk.to/Tambour-VisionYD, réalisation : David Couliau & Yann Garin (CIVILIANS), montage : David Couliau.

Masque révélateur ou visage sans cesse redessiné ainsi, c’est cette originalité de la personne, en tout un chacun, du personnage de l’idiot à la personnalité fondatrice, au singulier comme au pluriel, qu’annonçaient déjà les précédents contours de Persona, où de glissements consentis en aspirations redressées, c’est derrière l’autoportrait encore, le miroir tendu à ses auditeurs d’une musique secrète, dans sa simplicité de camaraderie imposée pour un travail ou dans sa superbe profusion d’Opéra dont il serait le chef d’orchestre, hier, allusion peut-être au mirifique Concert à Saint Quentin de Bertrand Belin et des percussions claviers de Lyon, dont les notes, les accords et les harmonies serviront d’écrin au chef d’œuvre révélant une maturité imposante tant dans les lignes mélodiques que dans les lignes d’écriture : grandiose atteint dont nombre de signes précurseurs ont signalé le travail obstiné, insistant, éperdu, de La perdue à Cap Waller, en passant par l’expressionisme d’Hypernuit et la traversée de Parcs, saisons intermédiaires à postuler la magie du soir et l’éclat du jour…

Hypernuit, dans l'album Cap Waller - nouvelle édition de l'album disponible ici : https://BertrandBelin.lnk.to/CapWalle...

L’écriture d’envergure dans laquelle l’écrivain s’est lancé, en parallèle à sa carrière de chanteur, dans ces objets littéraires au style ramassé, condensé à l’essentiel, entre récit, essai et poésie, semble avoir annoncé plus encore la porosité des frontières entre les genres établis, puisque Bertrand Belin peut se présenter autant comme romancier, poète, penseur, musicien, acteur que danseur, envisageant toujours une facette in-abordée, reculant les limites figées, pour leur préférer les perspectives ouvertes, ouvrant le grand large entre l’intériorité sondée et l’extériorité explorée… Les trois premiers ouvrages de la littérature assez inclassable qu’en a rédigée l’artiste novateur tiennent autant d’un absurde évoquant Samuel Beckett dans Requin dont la litanie d’une interminable noyade dans le contre-réservoir de Grosbois dit tant l’accident d’une crampe à éviter que le factice d’une nature pourtant plus forte que la volonté de survie des humains, d’une résistance anachronique dans Littoral rivant son lecteur dans le monde maritime de trois pêcheurs, du côté de Quiberon, où la densité minérale du propos n’est pas sans rappeler l’énigmatique géant René Char, de la peur à conjurer enfin des Grands Carnivores évadés d’un cirque en ville malgré la vigilance de son personnel, propageant la panique avec sa rumeur inquiète brassant ainsi non la seule crainte du fauve mais autant de peurs aussi ancestrales que sociétales dignes de la critique dissidente d’un Frantz Kafka : « Qui a peur, à présent, d’être dévoré ? Et par qui ? »

Littoral de et par Bertrand Belin, accompagné par Thibault Frisoni. Concert littéraire à La Maison de la Poésie, le 14 novembre 2016.

Dans Vrac, assemblage de fragments aussi poétiques que politiques, Bertrand Belin affirme : « La langue n’a rien à cacher. » Il donne par ailleurs, dans des entretiens, l’ossature de sa première trilogie : « C’est quelque chose que je ressens très fort : quand j’écris, j’ai l’impression de sonder ma colonne vertébrale. Quel que soit finalement le sujet, quel que soit l’objet d’observation, on écrit avec des minéraux et des matières qui se sont sédimentés dans le corps. Enfin, c’est mon cas en tout cas. Quel que soit mon sujet, je parle de moi. » Sur la dimension physique, corporelle, charnelle d’une autobiographie cachée qui se géographie à l’os, en autant de ronces et d’épines des formules en plein cœur, les chansons apparaissent comme premières, des vertèbres primordiales telles les arcanes résiduelles d’un continent englouti qui ont rejailli d’abord à la surface en parties émergées d’un iceberg qui n’est autre que soi : « Il y a du silence, et de la musique, qui transporte des informations sensibles, en termes de température, de tonalité. Donc dans un texte de chanson on ne fait apparaître que les vertèbres, on ne voit que ce qui affleure de la surface d’un propos plus vaste qu’on ne peut pas faire entrer entièrement dans la chanson. Le livre me permet de visiter des recoins de ma sensibilité que la chanson me permet peut-être d’explorer mais pas d’exprimer. » Sur l’établi des narrations ou sur le diapason des ritournelles, entre figures archétypales décrites et silhouettes énigmatiques suggérées, quel est l’exercice le plus périlleux ? Le récit ou la chanson ? Les deux, semble répondre, éthiquement, poétiquement, possiblement, le chanteur-écrivain à la voix de « vœux lourds » …

Bertrand Belin avec Camélia Jordana – Le mot juste (le beau geste). Réalisateurs : Bertrand Belin & Nicolas Ruffault. Production exécutive : SIAM Productions.  Image : Denis Louis.




Regard sur la poésie « Native American », Mary Leauna Christensen, une jeune et nouvelle voix

Texte et traductions de Béatrice Machet.

Remerciements aux revues et à l’autrice pour leur aimable autorisation à reproduire les poèmes.

Mary Leauna Christensen, membre de la nation Cherokee, est chargée de cours à l'Université du Tennessee (Knoxville). Elle a vécu dans les déserts du sud-ouest et dans les Appalaches. Elle a toujours poursuivi des activités artistiques y compris  lorsqu'elle était enfant. Elle a été particulièrement encouragée par un de ses enseignants qui a appelé ses parents pour leur dire que leur fille était une jeune écrivaine talentueuse.

Tout au long de son adolescence, Christensen a souffert de retards d'élocution ou encore de dépression, mais a toujours trouvé du réconfort dans l'écriture. À l’université, elle est tombée amoureuse de la poésie, réalisant que la poésie était bien plus que ce qui est habituellement enseigné dans les lycées. Elle a trouvé l’ouverture d’une porte et le début de son proptre chemin dans le livre Native Guard de Natasha Trethewey (prix Pulitzer de poésie en 2007), qui explore la complexité d’une identité métisse à travers la poésie. Christensen se sert de la poésie pour l'aider à comprendre et à parler de sa propre identité, à donner un sens à des émotions complexes et à digérer les décès qui ont touché sa famille. Elle a obtenu un doctorat en Anglais  (Creative Writing, Poetry) à l’université du Mississipi du sud. Elle est rédactrice en chef du magazine littéraire The Swamp. Son travail et ses poèmes peuvent être consultés et lus dans New Ohio Review, Puerto del Sol, Cream City Review, The Laurel Review, Southern Humanities Review et Denver Quarterly. En 2022, elle a reçu une bourse auprès des poètes des nations autochtones afin de participer à la retraite inaugurale In-Na-Po (Indian Nation Poetry, dont Kim Blaeser est la directrice), et elle a participé à la deuxième retraite en 2023.
L’une de ses pistes de travail concerne les intersections entre les écrits élégiques et les textes hybrides, en particulier la manière dont les deux s’entrecroisent dans les écrits des auteurs amérindiens. Lors d’une intervention auprès d’étudiants elle a déclaré : « If you include Native thought or Indigenous languages, you’re still hybridizing it because we’re not supposed to be here. » (Si vous incluez la pensée autochtone ou les langues autochtones dans vos écrits, vous continuez à les hybrider parce que nous, les Indiens d’Amérique,  ne sommes pas censés être ici ».

Quand on la questionne sur l’éducation donnée aux Etats Unis aux adolescents elle répond : « I wish high schools would introduce more contemporary poetry in the curriculum. Very little poetry is worked into high school curriculums and usually the poetry that is, is written by long-dead white men, which is a very narrow scope of poetry. And I feel like it can make poetry seem difficult or even inaccessible to a lot of people. So I would have loved to have read more contemporary poetry as a young adult. (Et j’aimerais que les lycées introduisent davantage de poésie contemporaine dans leurs programmes. Très peu de poésie est intégrée aux programmes d'études des lycées et, généralement, la poésie proposée est écrite par des hommes blancs morts depuis longtemps, ce qui constitue un champ très restreint de la poésie. Et j’ai l’impression que cela peut rendre la poésie difficile, voire inaccessible, à beaucoup de gens. J’aurais donc adoré lire davantage de poésie contemporaine en tant que jeune adulte.)

À propos de son enfance, Mary Leauna Christensen, comme nombre des amérindiens métis, reconnaît que c’est la part indienne de son éducation et de son identité qui l’ont le plus marquée ; elle confie ceci : « I was raised by the non-white side of my family.In my early life, growing up, books were really expensive for us so I didn’t really get new books. It was like a treat if I ever got a book. I was lucky enough that my grandmother would take me to the public library a lot when I was very small, and that helped. That, like, gave me this love of reading and later morphed into my love of writing. » (J'ai été élevée par le côté non blanc de ma famille. Au début de ma vie, en grandissant, les livres étaient très chers pour nous, donc je n’avais pas vraiment de nouveaux livres. C'était un bonheur si jamais j'avais un livre. J'ai eu la chance que ma grand-mère m'emmène souvent à la bibliothèque publique quand j'étais toute petite, et cela m'a aidée. Cela m'a donné cet amour de la lecture et qui s'est ensuite transformé en mon amour de l'écriture.) Il faut dire que la grand-mère de Mary était née et avait vécu sur la réserve Cherokee. Si les Appalaches, situées au nord-ouest de l’état de Caroline du nord, ont tellement d’importance dans la vie et les écrits de Mary, c’est parce qu’elles se trouvent à 45 minutes de la réserve où cette grand-mère Cherokee avait grandi. Se trouver dans les Appalaches et y vivre c’était pour elle la chance de vivre au contact de cette culture, la sienne, d’en faire une véritable expérience alors qu’en d’autres endroits plus urbains ce n’était pas possible. En conséquence Mary Leauna Christensen a beaucoup écrit sur les Appalaches, sur le fait d’être métis et amérindienne, sur l’importance de se sentir appartenir, et d’être connectée à un lieu. 

Voici un poème où elle s’addresse à cette grand-mère :

 

Grand-mère/ je veux causer de l'inconfort/ serrer ces os anguleux/ entre la chaleur et l’accoudoir de Ton fauteuil/ dis-moi que je Te pince la jambe/ permets-moi de rester/ immobile/ je rêve de neutres salis/ fauteuil tissé du sud-ouest/ acheté à un cousin d’Arizona / avec une maison/ aussi grande qu'un enfant pouvait l'imaginer/ je rêve même du drap/ drapé sur la chaise/ de décennies de chiens grattant leur dîner/ dans son coussin/ redis-le moi/ je suis têtue/ dis-moi de bouger/ dis que j'ai trop grandi/ Tu as remplacé la chaise/ par une autre d'occasion/ trop étroite pour notre corps/ seulement maintenant/ sans Toi ici/ puis-je m'asseoir sur cette chaise/ mon dos appuie sur un rembourrage raide/ comme Toi/ je lève ma jambe gauche / pour la reposer sur la table basse

Je me suis égarée si loin de toi
je me suis musclée   retournée dans ton fauteuil   lovée sur tes genoux
tu me dis de bouger

je te pince la jambe

 

À propos de son travail d’éditrice, Mary affirme ceci :

« I like being able to imagine myself in the writing, be that a poem that is set in a specific town or a poem that feels very settled into an emotion or even like a strange liminal space. I want to be able to inhabit that piece. But for me, “place-based” doesn’t necessarily mean that it’s from like Asheville, North Carolina, June 5th, 1997, or something like that. »  (J'aime pouvoir m'imaginer dansce qui est écrit, qu'il s'agisse d'un poème qui se déroule dans une ville spécifique ou d'un poème qui semble très ancré dans une émotion ou même comme dans un étrange espace liminal. Je veux pouvoir habiter cet écrit. Mais pour moi, « basé sur le lieu » ne signifie pas nécessairement que cela vient d'Asheville, en Caroline du Nord, le 5 juin 1997, ou quelque chose comme ça.)

Le poème suivant illustre ce que disent quasiment tous-tes les auteurs-trices amérindiennes, à savoir que pour eux prendre la parole c’est convoquer la présence des ancêtres. Et faire acte de présence, s’affirmer en conscience, en sachant qui l’on est et d’où l’on vient, c’est encore une autre façon de convoquer les ancêtres, c’est reconnaître et vivre dans sa chair qu’en soi-même il y a beaucoup d’eux.

I Tell a Friend

Published in Southern Humanities Review

it was nice to be taken care of/ say I dozed off with my hand in the nail tech’s/ as she spoke about her sons/ as she shaped my nails almond & painted tiny landscapes/ just on the ring fingers/ I joke that all my fingers are ring fingers/ shimmy my hands to flash/ sterling silver turquoise wampum/ my grandmother purchased several of the rings/ at the PIMC giftshop/ she knew the nurses/ once girls at the Phoenix Indian School/ where my grandmother worked/ after leaving her rez/ after marrying a man with the last name Nuñez/ every December/ she wrestled a large metal tub from the garage/ remnant of the school’s cafeteria/ in the tub large enough to be an incubator/ she’d mix masa well by hand/ I’d watch/ when I was born/ a nurse said / pity an Indian baby so white/ I chewed my nails to the quick & then tore at the quick/ now self-care/ or my nails cost so much/ I can’t afford the ruin/ I joke I am a bird/ attracted to glistening/ am told my rings are typical Indian/ I buried a ring in the lining of my grandmother’s casket/ adjusted the engagement ring/ on my mother’s cold finger/ my nails long almond shaped/ my wrists widening with age/ what I’m trying to say/ is when I look at my hands/ they’re not mine

Je dis à un ami

Publié dans Southern Humanities Review

c'était agréable d'être soignée/ disons que je me suis assoupie avec ma main dans celle de la manucure/ pendant qu'elle parlait de ses fils/ pendant qu'elle façonnait mes ongles en amande et peignait de minuscules paysages/ juste sur les annulaires/ je plaisante en disant que tout mes doigts sont des annulaires/ agite mes mains pour l’éclat / wampum turquoise en argent sterling*/ ma grand-mère a acheté plusieurs bagues/ à la boutique de cadeaux PIMC/ elle connaissait les infirmières/ autrefois élèves à l'école indienne de Phoenix/ où ma grand-mère travaillait/ après avoir quitté la rez*/ après avoir épousé un homme du nom de Nuñez/ chaque mois de décembre/ elle récupérait une grande cuve en métal du garage/ vestige de la cafétéria de l'école/ dans la cuve assez grande pour servir d'incubateur/ elle mélangeait soigneusement la masa* à la main/ Je regardais/ quand je suis née/ une infirmière a dit / ayez pitié d’un bébé indien si blanc/ je me rongeais les ongles jusqu'au bout, puis je les déchirais jusqu’au sang/ maintenant je prends soin de moi/ sinon mes ongles coûtent tellement cher/ Je ne peux pas me permettre leur ruine/ Je blague en disant que je suis un oiseau/ attiré par ce qui brille/ on me dit que mes bagues sont typiquement indiennes/ J'ai enterré une bague dans la doublure du cercueil de ma grand-mère/ j'ai ajusté la bague de fiançailles/ sur le doigt froid de ma mère/ mes ongles sont longs en forme d'amande/ mes poignets s'élargissent avec l'âge/ ce que j'essaie de dire/ c'est que quand je regarde mes mains/ ce ne sont pas les miennes

 

*L'argent sterling est un alliage d'argent contenant 92,5 % en poids d'argent et 7,5 % en poids d'autres métaux, généralement du cuivre.
*Rez: abreviation utilisée par les Indiens pour « reservation », la reserve donc.
* masa: pâte obtenue par trempage des grains de maïs

La question de se réaproprier l’usage des langues tribales parmi les amérindiens est une question cruciale aujourd’hui. Il en va de la conservation d’un mode de pensée, d’un rapport entretenu avec une vision du monde. De nombreuses réserves essaient d’offrir des écoles où certains cours sont en anglais et d’autres dans la langue autochtone originelle. Certaines langues comme la langue des Navajos, des Sioux, des Anishinaabeg, conservent assez de locuteurs pour que la disparition de la langue ne soit pas un souci majeur. Mais certaines langues ont déjà disparu et d’autres sont en voie de disparition. Ceci est le résultat des politiques d’assimilation et de la politique des pensionnats pour Indiens. Interdits de parler leurs langues, punis sévèrement s’ils le faisaient, et coupés de leurs familles, les enfants traumatisés ne savaient plus parler que l’Anglais. Suivent ensuite des générations « baclées » comme le dit le poème, essayant de renouer avec la langue ancestrale, et qui auront le sentiment négatif de ne  pas pouvoir donner naissance à de « vrais » enfants Indiens avant d’avoir récupérer l’usage de ces langues.

 

Inborn

            Published in Denver Quarterly

The language in me/ is old/ though I feel new to it/ palate warping/ a metal over flame/ I practice sounds of animals/ their names/ almost ancestral/ they know I try/ yona/ first word I ever knew/ bear/ some kind of witness/ to a sloppy rebirth/ I told a lover/ I would name a child/ tsisdu/ because it is good/ to be quick & small/ aware of your surroundings/ childless/ I ink the animal’s likeness/ on the inside of my wrist/ a reminder/ my body cannot be trusted/ to reproduce/ anything but words          

Inné

            Publié dans Denver Quarterly

Le langage en moi/ est ancien/ bien que je me sente neuve en ce domaine/ le palais se déforme/ un métal au-dessus de la flamme/ je pratique les sons d'animaux/ leurs noms/ presque ancestraux/ ils savent que j'essaie/ yona/le premier mot que j'ai su/ ours/ une sorte de témoignage/ d'une renaissance baclée/ j'ai dit à un amoureux/ que je nommerais un enfant/ tsisdu/ parce qu'il est bon/ d'être rapide et petit/ conscient de ton environnement/ sans enfant/ j'encre la similitude animale/sur mon poignet/ un rappel/ qu’on ne peut pas faire confiance à mon corps/ pour reproduire/ quoi que ce soit d'autre que des mots.

Pour finir, voici un poème qui résume un peu tous les thèmes qu’explore Mary Leauna Christensen et qui se rangent dans la catégorie “identité, perte et survie”, avec l’aspect traumatique lié à la sensation ou à la conscience de la perte.  En même temps lignée, généalogie, fidélité aux ancêtres et à leurs principes de vie, travaillent dans la pensée y compris dans le quotidien le plus banal. La construction de casinos sur certaines réserves et le droit de l’exploiter financièrement, est un des moyens pour le gouvernement tribal d’une réserve donnée d’avoir des fonds pour ensuite bâtir des écoles, des logements, des hôpitaux tribaux. C’est parfois vu comme une forme de trahison à l’idéal et aux principes Indiens selon lesquels l’argent n’est pas une valeur, est méprisable, les vraies valeurs étant les qualités humaines de solidarité, de partage, de courage, de générosité, de don de soi pour le bien commun. Mais comment faire quand on est démuni de tout, sur des territoires arides ou stériles, où il n’est plus possible de vivre selon les anciens modes de vie ? Comment faire quand le taux de chômage est dix fois plus élevé que partout ailleurs sur le sol américain ? Ces casinos décriés peuvent être une planche de salut afin de reconstruire un tissu communautaire, ils peuvent engendrer les moyens d’améliorer le quotidien sur la réserve en offrant des emplois, des perspectives d’avenir et un niveau d’éducation compatible avec une adaptation à la vie hors réserve. Il faut par ailleurs savoir que les « lois des degrés de sang » , (Blood quantum laws), sont des lois adoptées aux États-Unis et dans les ex-colonies pour obtenir la qualification d' « Américain natif » selon les différents ancêtres connus d'une personne, c’est-à-dire dont le nom a été enregistré lors de l’installation ou la déportation sur une réserve. Les Indiens qui auraient choisi de fuir, de ne pas se rendre, qui ne sont pas enregistrés sur les registres des réserves, sont donc privés de toute reconnaissance légale, et pourtant ils sont bien Indiens, descendants de ces « hostiles » comme on les appelait au 19ième siècle. Un des points litigieux est que ces lois ne prennent pas en compte l'adoption traditionnelle pratiquée chez les Amérindiens, ainsi que la continuité culturelle tribale qui intègre totalement ces adoptés ainsi que les enfants métis. Une autre question soulevée : qu’est-ce qui fait l’« Indien » ? Est-ce un certain nombre de chromosomes « Indiens » dans ses cellules, est-ce le vécu dans une culture, une langue éventuellement,  assimilée et faite sienne ? Des « blood quantum laws » découlent l’obtention ou pas des cartes d'identité tribales (ID), qui sont délivrées par les tribus comme preuve de votre inscription et de votre appartenance à la tribu. Une carte d'identité tribale reconnue par le gouvernement fédéral est également une forme valide de pièce d'identité, avec photo émise par le gouvernement dans de nombreux endroits, bien que certains autres endroits refusent de l’accepter en tant que document officiel.

At the Casino Hotel on the Rez

            Published in Poetry Northwest
located in the lobby— a perfectly contained fire
all black rocks & equally black marble
i’m wholly aware of myself
tourist & old blood
i belong & unbelong in this place

*                        

all that family in the cemetery
on the hill above the house—
the house my grandmother
had built but never lived in

worn from lack of use
there’s talk i’ll fix the house up
make it livable & lived-in
i remind myself hill rhymes
w/will— my grandmother was
strong-willed
all we can do is what the dead
would want

*                        

i dream of red clay giving up
what is buried
a slide of casket & decay
all the quartz native here
the finality     an erosion

*                        

i’ve buried so many
i’m undone & reworked

*                        

the owner of the place that sells
marble & granite knew my great-
grandfather     knows the family
cemetery & the holly bushes it’s
named after     says my great-
grandfather delivered gifts of food
when in town— specifically fresh
sausages     the owner discounts
two headstones— a double &
a single— a parent/daughter set

*                        

we     two daughters motherless
                        a father w/no daughter

*                        

last time i visited     i stained
the interior of my partner’s car
w/red clay
cemetery stains
the path cleared to carry mother
up the hill w/ease washed away
months later
i barely made it to the gravesite
           a lone pallbearer
mother’s silk flowers were stained red
grandmother’s too

*                     

here now in december
there is no snow
            just a wetness
a bone-deep-ness

 like the lobby’s fire
i contain so much
            mostly it’s death
            & the effects of it

*                       

i contain so much     my blood is percentages
quantum printed on a card in my wallet
           the card so much like a driver’s license
            it can be used at the bar on the casino floor
an alternative form of identification
in case i’m lost

*                       

when i last talked to my grandmother
a bird flew to me confused
when my mother told me she found
my grandmother’s body
my knees bruised against carpet &
i don’t think i ever wailed before
i was my mother’s final phone call—
we almost filed a missing person’s report
before we knew she was lost
but not that kind of lost
how our bodies become statistics

*

my mother was once in this lobby
belonging & not belonging
& it’s only a woman
that looks like my mother
who walks past now

 

À l'Hôtel du Casino de la Rez

Publié dans Poésie Nord-Ouest

situé dans le hall — un feu parfaitement maîtrisé
tout en roches noires et le marbre tout aussi noir
je suis pleinement consciente de moi
touriste & lignée ancienne
j'appartiens et je n'appartiens pas à cet endroit

*

toute cette famille au cimetière
sur la colline au-dessus de la maison—
la maison que ma grand-mère
avait construit mais où elle n'avait jamais vécu

usée par manque d'usage
on discute, je vais réparer la maison
je me rappelle volontairement les rimes
des collines— ma grand-mère était
volontaire
tout ce que nous pouvons faire, c'est ce que les morts
voudraient

*

je rêve d'argile rouge libérant
ce qui est enterré
une diapositive de cercueil & de pourriture
tout le quartz natif d’ici
la finalité        une érosion

*

j'en ai enterré tellement
que je suis défaite et refaite

*

le propriétaire du lieu qui vend
marbre & granit connaissait mon arrière-
grand-père          il connaît le cimetière
familial & les buissons de houx qui lui ont
donné son nom       il dit que dit mon arrière -
grand-père a livré des cadeaux alimentaires
en ville - particulièrement des saucisses
fraiches         le propriétaire fait un prix
pour deux pierres tombales : une double et
une simple– un ensemble parents/fille

*

nous     deux filles sans mère
un père sans fille

*

la dernière fois que je suis venue      j'ai taché
l'intérieur de la voiture de mon compagnon
avec de l'argile rouge
taches de cimetière
le chemin a été dégagé pour porter maman
en haut de la colline facilement    emportée par l’eau
quelques mois plus tard
je suis à peine arrivée à la tombe
         porteuse de cercueil solitaire
les fleurs en soie de maman étaient tachées de rouge
celles de grand-mère aussi

*

ici     en décembre à present
il n'y a pas de neige
            juste une humidité
une profondeur osseuse
comme le feu du hall
je contiens tellement
c'est surtout la mort
et ses effets

*

je contiens tellement         mon sang en pourcentages
quantum imprimé sur une carte* dans mon portefeuille
la carte ressemble beaucoup à un permis de conduire
elle peut être utilisée au bar à l’étage du casino
une forme alternative d’identification
au cas où je serais perdue

*

la dernière fois que j'ai parlé à ma grand-mère
un oiseau s'est envolé vers moi confus
quand ma mère m'a dit qu'elle avait trouvé
le corps de ma grand-mère
mes genoux étaient meurtris contre le tapis &
je ne pense pas avoir jamais pleuré auparavant
c’était le dernier appel téléphonique de ma mère—
nous avons presque rempli un formulaire pour signaler une personne disparue
avant de savoir qu'elle était perdue
mais pas ce genre de perte
comment nos corps deviennent des statistiques

*

ma mère était autrefois dans ce hall
appartenant & n’appartenant pas
& ce n'est qu'une femme
ressemblant à ma mère
qui passe devant maintenant

La notion de perpétuation, de continuité, de transmission d’une génération à une autre est ancrée dans la façon cyclique dont les Indiens d’Amériques comprennent la marche du monde. Mary Leauna Christensen y contribue à sa façon, souhaitons-lui d’écrire longtemps pour témoigner et partager son expérience de personne indigène, souhaitons-lui de trouver un public qui se trouvera changé, plus conscient, plus compréhensif sur le sujet de la condition amérindienne après la lecture de ses poèmes, et qu’elle réussisse à épanouir son jeune talent.

Poets in Pajamas 156: Mary Leauna Christensen & Sarena Brown, 2023.

Présentation de l’auteur




Shizue Ogawa, ambassadrice mondiale de la poésie japonaise

Présentation et traduction par Alice-Catherine Carls

Shizue Ogawa est connue en France depuis sa découverte en Belgique, au Festival de Poésie Internationale de Bruxelles en 2005. Après plusieurs traductions parues dans des revues poétiques, des essais et articles sur son œuvre trop nombreux pour être tous cités ici, sa carrière internationale a pris son essor. Elle a été, pendant plusieurs années, l’invitée de Desmond Egan au Festival Gerad Manley Hopkins en Irlande, des éditions Caractères au Marché de la Poésie de Paris, et bien sûr de la Biennale de Liège, avec une présentation de son œuvre à la Maison de la Culture du Japon à Paris en 2015. Peu à peu les publications paraissent ; à ce jour, Shizue Ogawa a été traduite en plus de dix langues.

En français, un premier volume parut en Belgique, Une âme qui joue – choix de poèmes (éditions À bouche perdue, Collection Pangée, en 2010 et 2011, traduit par Michèle Duclos et Jacqueline Starer). En France, sept volumes de plus ont paru à ce jour : Une âme qui joue – le cercle (Caractères, 2012 et 2014, traduit par Véronique Brindeau) ; Une âme qui joue – l’horizon (Caractères, 2015, traduit par Michèle Duclos) ;  Une âme qui joue – les ailes (Caractères, 2017, traduit par Corinne Atlan) ; Une âme qui joue – la forme (Caractères, 2018, traduit par Justine Decroix, Alexia Gille, et Yacine Youhat) ; Une âme qui joue – la plaine (Caractères, 2019, traduit par Nicolas Bruneteau) ; Une âme qui joue – le Kaléidoscope (Caractères, 2020, traduit par Nicolas Bruneteau). Indépendamment de cette série, un volume de Poèmes choisis a paru aux éditions Nouvelles traces en 2020 dans la traduction de Michèle Duclos. 

Toutes les œuvres de Shizue Ogawa portent le titre « Une âme qui joue » parce que, explique-t-elle, elle écrit comme elle respire, sans crampe d’écrivain. Ses poèmes en mouvement sont ludiques, représentant le jeu de la vie sous toutes ses formes – dialogues avec les animaux, contemplation de la nature, analyse d’un morceau de musique occidentale, réflexion sur le contrepoint de toute chose et sur le passage du temps. 

Shizue Ogawa. Lecture de Haïku, 8ème Conférence de l'association mondiale de Haïku.

Spécialiste du poète romantique anglais John Keats, les résonnances entre la culture occidentale et orientale lui sont un sujet particulier de réflexion philosophique, esthétique, et cosmique. Toute chose, selon elle, a une âme. Tout est en contrepoint entre arrêt et mouvement. Tout est question d’empathie et d’écoute, y compris la sagesse qui consiste à se libérer des pensées, possessions, et désirs superflus, l’essentiel étant de se recentrer sur la démarche créatrice qui seule peut éliminer la violence et assurer la paix. Son désintéressement et son détachement des biens de ce monde sont au cœur de son existence.

Depuis un peu plus d’un an, Shizue Ogawa accumule les distinctions. En mars 2023, l’Association Léonard de Vinci lui a décerné son Prix Spécial pour son œuvre poétique, à l’occasion du 570ème anniversaire de la naissance de l’artiste italien. En décembre 2023, deux de ses poèmes, « Prière – une âme qui joue » et « Conversations », ont été choisis pour être lus lors d’une cérémonie spéciale à Hiroshima et Nagasaki en décembre 2023. À cette occasion, il lui a été remis le Prix d’Artiste militant pour la paix. À le fin de l’année, l’International Association of General Art créée par l’artiste japonais Sakae Hasegawa lui a décerné son Grand Prix.

Shizue Ogawa, lors de la 10ème Conférence de l'AMS au Japon, le 29 avril 2015, Itabashi de Tokyo.

L’année 2024 est tout autant prometteuse. En avril, elle s’est vu décerner le titre « Artista genio del siglo XXI » à l’occasion du 120ème anniversaire de la naissance de Salvador Dali. Ce prix récompense deux poèmes, « Paysage » et « Sérénité, » considérés comme les meilleurs de son oeuvre par un jury composé de personnalités japonaises et espagnoles. Le volume  Stars – A Soul At Play (IX) vient de sortir en juin 2024 au Japon en édition bilingue, japonais-anglais, dans la traduction de Soraya Umewaka et de Shizue Ogawa. Et le volume Une âme qui joue -- le Kaléidoscope,  est en cours de publication dans la traduction en roumain de Manolita Dragomir-Filimonescu, qui a déjà traduit le Choix de poèmes en 2015, Une âme qui joue – le cercle en 2019, et Une âme qui joue – l’horizon  en 2023.

Nous remercions chaleureusement Shizue Ogawa de nous confier les quatre poèmes qui ont fait récemment l’objet de distinctions spéciales. Ma traduction française est établie à partir d’une première traduction en anglais faite par Soraya Umewaka et Shizue Ogawa et revue lors de conversations approfondies avec la poète. Une dernière observation s’impose. La grenouille de Shizue Ogawa est une enfant qui aime voyager. Tout d’abord logée chez la poète, la grenouille se rendit à Tokyo où elle fut publiée en japonais et en anglais, puis en Mongolie où elle fut traduite en mongol khalkha, puis à Saint Marin où elle fut lue lors d’une célébration de l’ouverture de l’Ambassade de Saint Marin au Japon, puis à Paris pour la remise du Prix Spécial Léonard de Vinci, puis à Hiroshima et Nagasaki pour la cérémonie de décembre 2023, puis en Roumanie dans la traduction de Manolita Dragomir-Filimonescu, puis à Paris pour la publication du présent article, puis aux Etats-Unis où elle sera présentée sur le blog de septembre 2024 de la revue littéraire World Literature Today. Rien ne définit mieux l’attitude de Shizue Ogawa que cette description à la fois tendre et ludique qu’elle me fit des créatures qui peuplent son œuvre.

Prière – une âme qui joue

Une gare sans contrôleur,
des billets non ramassés,
je gardai le mien
une fois sortie de la station.
De faibles sons émis par une créature,
de douloureux halètements produits
par un gosier serré, me parvinrent.

Je m’approchai du son.
Un scarabée doré sur le dos vainement
étreignait l’air des mains et des pieds.

Je le retournai
avec mon billet.
Étourdi, le scarabée doré
s’accrocha à la terre.

Étendu sur le dos, le scarabée
adressait une prière au ciel.
En revoyant cette image
une fois rentrée chez moi,
je réalisai soudain que
le bois pourrissant et
le gravier écrasé prient.

C’est le désir de vivre
surgi du cœur de la terre.
La prière de l’été dure du printemps
jusqu’à l’automne et à l’hiver.
Ce jour-là, l’insecte contemplait
le ciel nocturne déployé derrière moi,
disant sa prière pour exister.

 

Conversations

Voici quelque temps, une grenouille
a élu domicile à côté de ma fenêtre.
Elle a le nez un peu pointu.
Elle est là depuis plus de dix jours.
« Tu n’as pas faim ? »
« Je prends mes repas près d’ici
à une cantine pour enfants. »
« Avec tes amis ? »
« Oui. »

La grenouille reste toute la nuit.
« Tu ne veux pas rentrer dormir chez toi ? »
« Je me sens bien ici.
Je vais dormir ici. »
Tes parents ne s’inquiètent pas ? »
« Non.
Ils disent que pour hiberner
on doit emprunter un livre.
Je t’emprunterai un livre de récits. »

 Paysage 

Pour les paysages et les gens,
les arbres croissent et verdissent,
le sol se réchauffe,
le grain germe.
Dans cette ambiance, les gens
se comprennent et
commencent à aimer les autres.

Amour ou vengeance -
c’est la seule réponse.

 

Sérénité 

Sereine,
je quitte mon moi
et le mets au milieu.
Le coucher de soleil devient le matin,
bientôt le matin sera midi, et midi sera la nuit.
Alors je dénoue ce qui était noué.
Le milieu se laisse
transférer aux autres.

Sereine,
Je cherche à me souvenir
et trouve ce que j’avais oublié -
mes cellules tissées par le temps.
Si les nuclei dépourvus de sructure
se divisent jusqu’à exister,
ma sérénité naît du liquide
qui revient dans les nuclei.

Présentation de l’auteur




Entretien avec Alain Wexler, créateur et directeur de publication de la Revue Verso

Depuis sa fondation en 1977, la revue de poésie Verso conserve une authenticité et une originalité qui ne s’usent pas et que renouvelle Alain Wexler, au fil de ses prologues et thématiques directement inspirés par les textes qui lui sont envoyés : Question d’angle (140), Bois profonds comme la mer ( 190), Le chant du monde (193), L’air, les mots (195), Espace-temps pour le tout dernier numéro.

Il compose ainsi chaque numéro avec minutie, exigence et générosité, un tour de main singulier de poèmes et de lignes tissées pour réunir, pour que se rencontrent les poètes.

Verso, c’est une longue histoire, celle avant tout d’un homme passionné, et cette histoire s’imprime dans les pages de la revue, lui donnant un souffle incomparable.

Alain Wexler, tu es le maître d’œuvre, le créateur de la Revue de Poésie Verso. Dans un tout premier temps, pourrais-tu nous dire ce qui t’a motivé à créer cette revue, sous quelles impulsions, dans quels objectifs ?
C’est Claude Seyve, un ami, qui en a eu l’idée en 1977. Il y avait des éditeurs à Lyon mais pas de revue de poésie. Le but est resté le même aujourd’hui : publier des jeunes poètes ou moins jeunes. Créer des événements, par exemple à Theizé en Beaujolais où, plusieurs années de suite, des auteurs et des lecteurs de poésie ont pu se rencontrer. Ce fut grandiose. Le lieu s’était déplacé à Villefranche, dans sa grande bibliothèque, à l’initiative d’un élu de la municipalité, mais ce dernier, n’ayant pas été réélu, les rencontres cessèrent. Cependant les lectures que j’organise depuis 2004 à la salle Bourgelat à Lyon en sont la suite.
Plus largement, est-ce que tu serais d’accord pour nous raconter l’histoire de cette revue, ses débuts et son évolution aujourd’hui, "les grands moments" et peut-être les difficultés rencontrées ?
En 1984, Claude Seyve abandonna la direction de la revue. Moi-même, à cette époque-là, j’en étais le trésorier. Ce qui facilitait la gestion matérielle, technique surtout, puisque dès le début nous imprimâmes la revue nous-mêmes. D’abord en typo avec du matériel Freinet, une presse à épreuve, puis pour gagner du temps, avec une presse offset Rotaprint d’occasion. Chaque feuille était ensuite reproduite avec un clicheur offset Copyrapid Agfa. Le film obtenu posé sur une plaque  alu passait dans un bain de développement puis entre deux rouleaux. La mise en pression entre ces deux derniers suffisait à décalquer le texte sur la plaque. J’ai travaillé ainsi pendant plus de 20 ans. Le matériel Freinet fut abandonné assez vite grâce à une machine à écrire à boule Olivetti, celle de Joseph Beaude. En 1984 je fis l’acquisition d’une presse Multilith d’occasion. Une vraie presse, pas une toque ! Que j’ai gardée 19 ans. Cette année-là, la revue devint un collectif. La publication des jeunes poètes  ne fut plus une priorité. Il y eut de nombreux n° spéciaux, tous très intéressants, j’insiste là-dessus. Le comité de rédaction comprenait : Patrick Ravella, Patrick Dubost, Christian Degoutte, Andréa Iacovella, Cyrile Louis,  Isabelle Pinçon, Serge Rivron, Maryse Dru, Claude Seyve, Joseph Beaude, Serge Rivron et moi-même. Je dois ajouter Gabriel Vartore-Neoumivakine et Christian Moncel. Ces nouveaux choix nous firent perdre beaucoup d’abonnés. Le groupe éclata. En 1984, 180 abonnés. En 1995, 60 abonnés. Me retrouvant seul aux commandes, je revins à l’orientation des premiers jours de la revue : publier les jeunes poètes. Jeune n’est pas à prendre à la lettre. Quelqu’un qui n’a encore rien publié. J’expliquais ou du moins j’essayais de le faire, la perte des abonnés, à cause des  n° spéciaux. Si ceux-ci sont trop nombreux, le délai de publication des auteurs s’allonge considérablement, ce qui use la confiance dans la revue. Si une revue est subventionnée, cela n’a pas trop d’importance mais Verso ne l’est pas. Elle n’en a pas besoin. Je la fabrique de A à Z. Ceci est important car le jour où l’on perd une subvention, c’est un gouffre qui s’ouvre sous vos pieds.
J’ai pu néanmoins obtenir des petites subventions pour le Salon de la Revue. La table coûte cher mais le bénéfice moral et financier que l’on en tire fait oublier ce détail !

Le chaos, texte de Manolis Bibilis, lu par Alain Wexler. filmé par Yasmina Ben Ahmed.

Tu assures donc intégralement la conception de la revue, l’impression, la reliure, la maquette, la diffusion, Il s’agit là d’un engagement important. Pourrais-tu nous parler concrètement de l’ampleur de ce travail ?
J’y fais allusion ci-dessus ; il faut penser à tout. Le papier d’abord, l’encre, les produits de nettoyage, les plaques offset, les films car en 2004 je passai à l’informatique pour la reproduction des textes. Le fichier informatique grâce à l’imprimante post script 3 devient un film placé sur la plaque avant l’insolation. La machine s’appelle un chassis. 6 lampes UV au fond. On fait pivoter le plateau du côté des lampes. 3 min d’insolation. La plaque est ensuite révélée dans un bain qui a les propriétés de la soude caustique. Gants obligatoires ! La plaque est enduite de gomme arabique ou produit équivalent, sinon elle s’oxyde ! Puis l’impression. Là, je mets la casquette du conducteur d’offset. C’est le travail le plus complexe mais passionnant. 6 types de pression à vérifier en permanence. Compte-fil obligatoire. Cela nous ramène à la gravure. La même année, je fis l’acquisition d’une presse Hamada 500 CDA. Sortie à chaîne, poudreuse, barres antistatiques. C’est une machine fidèle. 20 ans de services. Je la bichonne ! Elle le mérite.

Revue Verso, n°186, septembre 2021, http://revueverso.blogspot.com/2021/

Qu’est-ce qui détermine les choix de la thématique, et l’orientation des contenus de la Revue : le choix des poèmes, les notes de lecture, les entretiens, les chroniques.... Et puis l’attention aux poètes qui ne sont pas encore édités, de même que la découverte de jeunes lecteurs ?
Le thème apparent n’est qu’un thème débusqué après l’assemblage des textes reçus par la poste et rangés dans des enveloppes soigneusement datées, donc en attente. Ce serait une idée commune aux auteurs. Ce qui demande une lecture très attentive de tous les textes rassemblés. Ceci est possible parce que je ne fais pas d’appel de textes. On m’en envoie assez, même beaucoup. Je pense que les auteurs qui sont aux prises avec un réel partagé peuvent faire des analyses communes, ce qui expliquerait ces thèmes sortis d’un chapeau ! Quelques précisions toutefois : je pars du principe que nous sommes aux prises avec un réel changeant, les organes médiatiques sont là pour le répercuter, qu’il s’agisse d’événements sociaux, culturels, internationaux etc. Ou toute autre chose. Cela reste dans la mémoire des gens et à plus forte raison chez des gens qui écrivent des textes de création. Cela peut laisser des traces dans leur écriture au même moment ou presque. J’écrivais dans mon introduction au n° 67 : « Que des textes répondent à des critères établis d'avance n'est pas sans rappeler ces combinaisons dues au hasard, qui, elles aussi répondent à des règles ».
Notre langage crée le jeu. Bien qu'il y ait un départ et une arrivée, le CENTRE est partout. A la source des mots. » Voilà de quoi disserter ! L’espace est immense, on ne peut que s’y perdre !
Je reçois quantité de livres de styles différents. Je n’ai que l’embarras du choix !
Les Entretiens m’ont été conseillés. Peu de temps après, au Salon de la Revue, aux Blancs Manteaux, j’en informe Christophe Dauphin qui me présente alors à quelques mètres de lui Carole Mesrobian, enchantée par ma demande. Tout dialogue apporte de la connaissance, à plus forte raison entre un auteur et un autre, je ne mets pas d’étiquette. C’est comme la visite d’un lieu aux multiples trésors, il faut qu’on nous les montre sinon nous ne les verrons pas. A plus forte raison s’il s’agit de livres. Cela excite la curiosité. Par exemple Ian Monk explique la sextine inventée par Arnaud Daniel au 12 ème siècle ! A lire dans le n° 197. Annie Hupé ne l’ignorait pas puisqu’elle était l’auteure de la sextine présente page 58 dans le n° 196 de Verso !
Le cinéma, c’est Jacques Sicard qui me proposa cette chronique. Il la tint pendant très longtemps… Je ne demande rien, on m’offre tout sur un plateau. C’est presque vrai. La fréquentation des salons fait le reste ; les amis. Les auteurs publiés jouent un rôle également. L’association lyonnaise Poésie Rencontre en a joué un aussi et de taille ! Gratte-Monde à Saint Martin d’Hères. Quant à la Cave Littéraire à Villefontaine, elle fut présente dès les débuts de la revue. Elle nous fit rencontrer Bernard Noël à plusieurs reprises. Le Salon de la Revue est un de ces lieux magiques où les distances sont abolies. Vous rencontrez des roumains, des grecs, des russes et j’en passe. Paris c’est aussi cela, un grand salon !

Revue Verso n°197, Juin 2024, http://revueverso.blogspot.com/2024/

La relation que tu entretiens avec les lecteurs de la revue me semble importante, ne serait-ce que par les soirées de lectures poétiques que tu organises et qui sont régulièrement et massivement fréquentées. Comment s’articulent le projet de la revue et les relations que tu entretiens avec les lecteurs. Comment les lecteurs te parlent-ils de la revue, et quelles fonctions semble-t-elle avoir pour eux ?
Cette relation semble se préciser depuis peu de temps, par exemple : Gabriel Zimmermann, Samuel Martin-Boche, Vincent Boumard, Hélène Massip qui récemment ont montré l’intérêt qu’ils prenaient pour certaines orientations dans Verso. Cela fait principalement référence à l’humanisme. Vaste sujet ! J’avoue toutefois ma solitude devant tous les choix à faire dans la revue. La qualité du texte prime, mais quel jugement dans ce domaine peut prétendre à l’objectivité ? Tout dépend de la culture personnelle, du hasard des rencontres, des voyages que l’on a faits, de sa propre expérience de création. La Grèce, la Bretagne, l’Italie. Les peintres du quatrocento.  Les dessins de la Minotauromachie de Picasso que l’on peut voir aux Pays Bas dans un musée perdu au fond d’un parc ! Premier jet de Guernica. Cela compte énormément pour moi. Mes voyages à vélo n’y sont pas pour rien ! Dont celui que je fis aux Pays Bas. Mon panthéisme fait le reste… L’art roman, Pascal, Spinoza, Rousseau, Kant, Bachelard, les présocratiques surtout ! A ce sujet, une remarque : on m’a reproché lors d’une soirée de lecture à Paris, d’avoir publié un tel ou une telle et on me conseillait de me référer à une sorte d’ « agence » où je trouverai des auteurs de bonne qualité. Est-il besoin de faire des commentaires ?
La revue semble ravir pas mal de lecteurs, notamment pour la diversité des styles. Autant de dédales où ils aiment se perdre. Ou se retrouver. Car pour se retrouver il a fallu se perdre ! C’est de cette façon que je fonctionne.
Je tiens encore à préciser le rôle immense que joue la revue des revues que Christian Degoutte a nommée En salade. Elle ouvre un champ illimité sur la vie des revues et des auteurs qu’elles publient. Cela crée des relations, des découvertes. C’est en se frottant aux autres que l’on fait des progrès, la connaissance avance de cette manière. Certains abonnés lorsqu’ils reçoivent la revue vont directement à la Revue des Revues !
Tu as fait allusion aux numéros spéciaux. Tu pourrais nous en présenter quelques-uns.
Un numéro en Eté 1988 sur la Poésie allemande marqué par l’après-guerre : 40 ans de poésie en Allemagne de l’ouest avec 15 auteurs. Nous n’avions pas repris la numérotation de Verso. C’était le n° 14 de Matières. Ce changement de titre ne durera pas. Il fut nécessaire suite à la fusion de Verso avec Alimentation Générale en 1984. Présentation et traduction de Roger Sauter.
Vahé Godel n° 68. Entretien avec André Miguel et Jean-Marie Le Sidaner. Tous les sujets sont abordés dans ce n° y compris le drame arménien. La question de l’écriture aussi, parce que celle de Vahé Godel se situe entre prose et poésie et que cela se mêle.
Oxford Poetry n° 71,  proposé par William Leaf. Traductions de Sally Purcell. Réalisation de Andrea Iacovella.  Illustrations de William Leaf.
Poésie allemande au Tournant n° 72 : poèmes choisis et traduits par Raoul Bécousse. Les textes sont pour la plus grande partie d’auteurs de la RDA. Ce tournant, c’est la réunification. L’enthousiasme fut vite refroidi à cause des choix économiques de la RFA mais cela n’est un secret pour personne.
Le cochon, n° 73 : une collection d’auteurs impensable. Dessins de GEZA KRIEG. N° fondamentalement érotique.
Tarzan, n° 77. Distribution étonnante dont à ma grande surprise je fais partie. Je l’avais oublié. Je placerai ce texte qui chahute dans mon prochain livre. Il n’y sera pas dépaysé ! Allons au bois, c’est son titre et ici le chat devient une forêt...
Mise au poing n° 80, inspiré par la boxe. Un numéro qui frappe !
La poésie chilienne contemporaine présentée par Adriana Castillo de Berchenko, n° 83. Ce n° a vu le jour au cours d’un repas entre amis à Santiago.
Verso reçoit le Collège de Physiologie Subjective Appliquée. C’est le n° 84. C’est un pastiche des sociétés savantes. Je l’ai imprimé en 1996. Numéro désopilant !
Il y eut ensuite un numéro sur la poésie marocaine et un autre sur  la poésie algérienne avec des photos de Josette Vial. Ce numéro fut agencé par Arezki  Metref que j’avais rencontré à Rodez lors des journées de poésie en mai. Il est encore disponible
Rendez-vous sur le blog de la revue : http://revueverso.blogspot.fr

Présentation de l’auteur




Nohad Salameh, Jardin sans terre

On ne peut parler du dernier recueil de Nohad Salameh sans parler du « double livre identitaire » qui s’intitule Saïda/Sidon et Baalbek/Heliopolis (Ed. du Cygne, 2024).

Cette autobiographie de l’adolescence levantine de la poète éclaire son cheminement poétique. Dans ces deux villes dévastées par les bouleversements politiques, est ancrée sa mémoire nourrie de trois religions, langues, et cultures, chiite, juive et chrétienne, qui protegeaient paisiblement leur passé gréco-romain avant la violence des années 1970. De cette enfance baignée d’Orientalisme, suivie par un père archéologue, formée dans des écoles catholiques, vient une écriture charnelle, sensuelle, érotique à l’image des légendes et des temples millénaires que la jeune fille côtoyait depuis sa naissance. Appelant ses souvenirs « des tirelires à images . . . thésaurisant des instants particuliers et indéfinis, » la poète s’embarqua dans le voyage des mots qui pourraient réparer l’histoire, la grande, et la sienne.

 Un jardin sans terre est menacé d’une double disparition : par la couche de sable qui assourdit les sens, et par la qualité évanescente du sable, symbole d’un terroir en voie de disparition, surface instable par excellence, même si, formant une sandale, son aridité se double « de mûres violacées / plus tendres que plages d’exil » (23). La première partie de Jardin sans terre, « Sandales de sable, » invite ainsi à un voyage rééquilibrateur/déséquilibrant dans le sommeil envoûté des songes et des souvenirs. Les quatre parties suivantes du recueil représentent l’entrée dans le sommeil, puis les songes « de plein jour » et le « pays-miroir, » languide recensement de sensations et de fulgurances, puis c’est le retour vers l’aube, dans la cinquième partie intitulée « derrière un rideau de sommeil. »

Nohad Salameh, Saïda/Sidon et Baalbek/Heliopolis, Ed. du Cygne, 2024.

Nous sommes entrainés dans une réalité où les contrepoints et la souffrance de l’exil font basculer la réalité : « Doublés d’oracles / nous pressentons le désert / posé en nous par quelle main dévastatrice / avec un poids de fracture / et de métropoles dévastées » (25). Toutefois cet exil se compense d’amour : « Revenantes des royaumes d’outre-jour / où les voyages naissent dans le sommeil / elles possèdent des jardins sans terre / où l‘on salue à mille mains / l’aube dorée des amants » (23). Peu à peu revient « l’émerveillement de maintes nuances » (45), puis les conversations « avec des aïeux / qui lapent doucement la mort » tandis que la voyageuse « sera condamnée à se nourrir de roses de neige / et à boire l’eau des jardins sans terre » (61). D’images magnifiques en émouvantes évocations de son enfance levantine, la poète donne libre cours à un lyrisme qui abolit les frontières avant de révéler que son sommeil est « un pays proche/lointain / où l’on s’abreuve au lait frais de la mémoire / lorsque se rallument les lampes du songe / et que l’Endormie / se blottit entre deux ciels de langueur » (85). Souffrance et extase sont les deux pôles de cette poésie lancinante.

Présentation de l’auteur




Lara Dopff, Ainsi parlait Larathoustra, Viatire, Yves Ouallet, Ainsi vivait Yvan Bouche d’or

À la recherche des écritures aux pensées libres s’interrogeant sur l’art, l’être humain, la vie, les éditions Phloème ne forment pas une simple maison mais une caravane d’édition, itinérante, glanant des fleurs précieuses pour en faire leur miel au fil des itinéraires tracés, préférant butiner la sauvagerie des pensées à la domestication des idées, traversant ainsi le désert bien pensant de la culture de masse pour mieux cueillir, dans ses marges, quelques essences rares, dans une véritable « quête de livres de vie, qui portent la sève depuis les racines les plus profondes pour la délivrer aux bourgeons tendus vers la lumière »…

Ce double mouvement de collecte puis de déploiement, leur éditrice, poète et metteur en scène, Lara Dopff le porte à son incandescence en croisant sa propre écriture avec le chercheur, enseignant et essayiste, Yves Ouallet, par le tissage à deux voix, à travers la collection Fugue de vie, d’un dialogue dont ils semblent jusque dans la forme du livre naquis comme les deux tessons d’un même symbole, l’avers et le revers d’une même monnaie rendue à notre civilisation mortifère, pour mieux célébrer la possibilité d’autant de lignes de fuite, de fugues et de voyages en des terres de vies heureuses partagées telles les fables, les contes ou les légendes dont tous deux s’avèrent à la fois les prophètes amusés et les porte-paroles sans faconde, préférant la potentialité d’une existence libre, libérée et libératrice aux mythes eux-mêmes dont ils réinventent la tradition…

Ainsi parlait Larathoustra se lit donc en miroir à Ainsi vivait Yvan Bouche d’or, « Janus bifrons », double visage d’une même poésie de voyage puisant, au féminin comme au masculin, aux sources livresques de mythologies sacrées pour dessiner un espace commun entre ces deux voix toutes tournées vers la célébration pourtant de la vie à l’état « sauvage », dans la prise de risque de l’engagement comme dans l’érotisme de la rencontre amoureuse, dont ils se révèlent les chantres, que l’on invoque le masque d’une nouvelle prophétesse nietzschéenne (Lara/Zarathoustra) ou l’armure d’un nouveau chevalier de la Table Ronde (Yves/Yvan/et pourquoi pas Yvain, le Chevalier au Lion ?)…

Lara Dopff, Ainsi parlait Larathoustra, éditions Phloème, 76 pages, 13 euros.




Yves Ouallet, Ainsi vivait Yvan Bouche d’or, éditions Phloème, 76 pages, 13 euros.

 




Les figures se mêlent, se mélangent, s’embrassent, s’embrasent, l’écriture de l’un(e) devient la lecture de l’autre, la lecture de l’autre devient l’écriture de l’un(e), et ainsi de suite, comme des bouts mis bout à bout de ce Phloème qui unit leur aventure selon la formule caractéristique : « Le phloème est l’écorce qui porte la sève, comme le liber est l’écorce qui donne le livre, libre » et dont le mot « poème » au cœur de celui de « phloème » demeure le sésame, comme une porte ouverte sur les métamorphoses de la vie, des vies successives, telles les diverses étapes d’une expérience chamanique : « Sous chaque phloème je devinais des poèmes. »

De ces mêmes postulats émergent les singularités des écrits-duels, duo virtuose où la sensibilité à fleur de peau qui innerve les Carnets de L’arbre de nerfs s’avérant le récit d’un corps féminin dans son rapport à soi, à l’autre, au monde, croise la sensitivité à fleur d’âme d’un autre corps masculin qui relie les essais sur l’entrelacement de L’écriture et la vie dans les relations de La Pensée errante, une forme moderne de « spiritualité » dont l’errance demeure une clé de leur pratique partagée.




Un des derniers opus de ce grand voyage par la poète Lara Dopff reprend à son compte cette dimension de l’« erreur » à l’« errer » pour mieux réinventer ce rapport masculin/féminin à travers une réécriture du mythe fondateur de la poésie amoureuse même, celui d’Orphée et Eurydice : « la multitude des scribes l’avait épuisé. / il s’était laissé aller à l’errer / à l’errance, errer en errance. / il avait suivi sa piste, par bribes. / trois pas, si proches de son épiderme. / il la savait, vivante. / il avait entendu, ses notes. / trois pas, chaque nuit. / trois à chaque nuit. » De la « peau » pistée, retrouvée au-delà des frontières de la vie et de la mort, à la « peau » aimée aux aguets des cinq sens, c’est en définitive tout ce « primat » esthétique/éthique qui fait de la créativité des éditions Phloème une poésie résolument « première » !

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Autour des éditions Aux cailloux des Chemins : Matthieu Lorin, Dominique Boudou et Thierry Roquet.

J'avais été enchanté par le premier livre de Matthieu Lorin, Souvenirs et grillages paru aux éditions Sous le Sceau du Tabellion. Il nous donne cette fois L'éboulement du temps qui procède du même principe qu’Un corps qu'on dépeuple paru aux éditions Exopotamie l'année dernière, sorte d'autobiographie où le rapport au corps est toujours présent. 

L'éboulement du temps serait donc un exercice de mémoire dans lequel les images avancent leur énigme pour ne rien dire trop frontalement. Le livre s'ouvre sur la naissance : Au commencement, il y a les eaux qui glissent le long de ma peau et la retroussent, comme on remonte les jupes d'une fille avant de s'enfuir en courant. Puis les poumons qui se déchirent.

Nul ne se souvient consciemment de sa naissance et Matthieu Lorin en invente des réminiscences afin de dire autre chose : un être social déjà en difficulté. On se penche au-dessus de moi mais je ne les reconnais pas : je n'ai jusque là fréquenté que les dieux et eux ont des cicatrices d'acné et des haleines de tisseurs de mensonges.

Cette petite enfance passée au crible particulier de Matthieu Lorin s'énonce  avec une causticité à peine masquée : Alors c'est ainsi que l'on vit : un mal de dents à arracher les vipères du trou où elles se terrent, des jambes qui ne nous obéissent pas, un corps protégé par une maison au crépi jauni.

Et toujours, même en grandissant, ce regard méfiant voire négatif sur tout ce qui entoure : On rencontre des personnes à qui l'on ne fait pas confiance, d'autres pour qui nous déracinerions nos rancunes à mains nues. Non sans une touche d'humour : J'apprends en percutant le monde. Je le jetterais volontiers au feu mais n'ai déjà plus le droit de m'en approcher. Regard porté sur soi également sans complaisance : J'ai six ans et des pensées qui ne débordent pas : ici, le lait ne reste jamais trop longtemps sur le feu.

Matthieu Lorin, L'Eboulement du temps, éditions Aux Cailloux des Chemins, 2023, 84 pages, 12 €.

On souffre avec cet enfant à propos duquel l'adulte qu'il est devenu relate : je n'ai pas le dixième d'un siècle et il faut déjà me comporter comme une croix de granit.

Dans cette chronologie, on trouvera des réflexions (pensées de la mère ?) : Tu n'étais peut-être pas mon préféré mais tu avais avec toi cette volonté de n'être rien, de ne pas vouloir faire plier le regard des autres. C'est l'expression d'une douleur et d'une solitude qui hante ces lignes, On se barricade avec ce que l'on trouve : l'amour, un morceau de tissu, le silence ou des mutilations.

C'est une personne en marge de la réalité qui se confie : On demande ses projets à l'adulte que je deviens alors que je ne connais ni mon groupe sanguin ni les dates de péremption. Ce qui occasionne un dire poétique particulier : Je me terre dans le creux de mes nerfs, espérant des mondes concaves où il est possible de s'abriter des visages gris.

Et après un déménagement, sans doute pour des études : On me dit qu'il s'agira de mes meilleures années, oubliant que les dents jaunissent et que je connais déjà Nizan. Clin d’œil à celui qui, dans Aden Arabie, écrivait : « J'avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie. »

Même des événements importants sont énoncés froidement : On me pose la question : nous voilà mariés. Et plus loin, avec cette désespérance sourde qui trame le livre : nous voilà prêts à ranger notre existence dans une centaine de mètres carrés pour y dilapider nos rêves d'infortunés. Pourtant, une lueur semble se faire avec la naissance d'un enfant : Un visage sort de ce ventre. Il a la forme d'un bouquet de tendresse et son ombre projette des arabesques sur le mur encore blanc. Au final du livre cette conclusion douce-amère :

J'ai laissé mes souvenirs devant la porte d'entrée car il pleuvait fort et ils étaient détrempés.

Je les ai essorés comme on tord une serviette de plage. Seulement trois gouttes de mélancolie sont tombées, sur mon pied gauche.

Ploc, ploc, ploc.

Et ce fut tout.

Un très beau livre.

Premier titre 2024 de la Collection "Nuits indormies" Matthieu Lorin lit un extrait de L’Eboulement du temps.

 

∗∗∗

Avec Dominique Boudou, c'est une tout autre forme de prose qui se déploie. Le titre, Choses revues dans Bordeaux et ailleurs, parle de lui-même. D'ailleurs, les poèmes portent majoritairement le nom de lieux (rues, places, quais...) et une trentaine s'intitulent (Off). Le premier (Off), donne, poétiquement là aussi, une sorte de grille de lecture : J'ai toujours aimé marcher dans la ville. Quelques signes du hasard imposent parfois un itinéraire qui brouille les chemins. Il existe une durée où le corps cesse de s'appartenir. Et l'esprit à la traîne en suit les flottements, au gré des vents et des oiseaux.

C'est donc bien le hasard qui guidera les pas de l'auteur et ceux du lecteur dans cette déambulation principalement girondine. Au-delà de la simple description, les petits pavés d'écriture proposent un regard révélateur de l'état d'esprit du poète, souvent comme une douce rêverie :

 

Rue Vital-Carles, 1

La lumière est douce sur les hauts murs des grands hôtels. Les jardins ont des bruissements de gaufres sèches. Quelqu'un peut-être tourne en rond. Le tram qui monte n'en couvre pas les langueurs. Il a les siennes avec son œil borgne et son silence. […]

 

Dans un de ces (Off), l'auteur cite Nuno Júdice  : La mélancolie enseigne que le trait définit tout, depuis l'émotion du visage jusqu'à la montagne au soleil couchant. 

Dominique Boudou, Choses revues dans Bordeaux et ailleurs, éditions Aux Cailloux des Chemins, 2021, 112 pages, 12 €.

Et de poursuivre : Bordeaux n'est pas une ville mais un trait qui s'étire dans mon corps quand la lumière faiblit.

La réalité, évoquée par quelques détails et événements banals, est parfois saisie sur le vif. Ainsi de ce cours Victor Hugo, que j'ai beaucoup fréquenté il y a longtemps (et les quartiers Saint-Paul et Saint-Michel) :

Cours Victor Hugo, 3

Trois hommes aux chiens font le guet autour de la porte de Bourgogne. Une berline aux vitres teintées, longue comme un corbillard, immobilise la circulation. Thrombose du paysage. Quelques passants rabattent sur leur corps un pan de manteau qui n'existe pas. Une mère avec landau se précipite vers un étal de fruits. Une trottinette s'échappe vers la rue des Faures. Ne reste plus qu'un papillon sur un monticule de goyaves. Il n'a pas peur d'un mauvais film. Il sait depuis toujours que la réalité n'est jamais si fragile.

 

Les menus détails relevés sont toujours prétexte à réflexion, non pas dans une forme de dissertation mais par touches poétiques et suggestives.

Place Saint-Sernin, 5

Un chien qui saute en l'air dans un rayon de soleil et cherche à saisir son ombre. Sous les yeux d'un enfant incrédule. L'instant va si vite. A-t-il vraiment eu lieu ? L'image ne sera pas retenue comme elle a surgi. La mémoire en retouchera les lignes de fuite. Les contours du chien et les aplats du soleil sur l'herbe couchée manqueront de vérité. Le réel est toujours un corps improbable. Presque liquide.

 

Il me faut dire un mot de ces pages (Off) qui nous emmènent loin parfois de Bordeaux, par exemple à Alcalá de Henares, lieu de naissance de Miguel de Cervantès : Un avion entre deux nuages cherche un couloir parmi les vents contraires. Don Quichotte, amoureux des immensités chimériques, irait jusqu'en Patagonie. Et Sancho Panza l'attendrait au bout d'une piste avec des chevaux de trait. Pour lui remettre les pieds sur terre.

Dominique Boudou, tel Don Quichotte, n'a pas tout à fait les pieds sur terre et c'est tant mieux car ainsi, il nous fait le cadeau de ces belles pages. Rien n'est vraiment abouti dans le monde. L'espace et le temps, les êtres et les choses sont incomplets même quand rien ne leur manque. J'aime que les listes, écrites à la va-vite sur un coin de table ou longuement réfléchies, en expriment l'empêchement. Pari réussi et plus encore. Cette promenade Avec quelques fantômes de rencontre, pour le plaisir du texte enchanteront ceux qui connaissent Bordeaux aussi bien que les amoureux de la langue.

Dominique Boudou présente son ouvrage Choses revues dans Bordeaux et ailleurs aux éditions Aux Cailloux des Chemins. Librairie Mollat.

∗∗∗

On définit fréquemment la poésie du quotidien comme narrative et réaliste, simple, ne recherchant pas les effets de style. Parmi ses représentants, citons Georges Louis Godeau et François de Cornière. Une de ses fonctions serait de trouver une réconciliation avec le monde et avec soi-même.

Thierry Roquet s'inscrit dans cette mouvance qui, partant de soi, de l'intime et de l'observation du proche, peut toucher tout un chacun, par une expérience similaire, ou par cette magie qui la rend commune : le rapport du lecteur au texte.

 

on me demande si j'ai de l'ambition
si j'ai vraiment envie de m'investir ici
si j'ai confiance en moi
ma mise en scène est bâclée
et mes yeux passent de l'un à l'autre
[…] j'aimerais pouvoir me détendre
raconter une bonne blague
leur avouer que je m'en fous complètement
de leur offre de la santé de leur entreprise
de notre prétendu projet d'avenir commun

Thierry Roquet, D’ordinaires cascades, éditions Aux cailloux des chemins, 2024, 92 pages, 12 €.

 

L'auteur se tient au plus près — pour reprendre le titre d'un livre d'un autre poète du quotidien, Roger Lahu — de la réalité et son écriture également, dans une sobriété qui ne voudrait retenir que l'essentiel, y compris dans cet auto-portrait en creux :

 

Je n'ai pas d'armes chez moi
ni fusil d'assaut
ni sabre laser
ni 22 long rifle
ni rien de tout ceci
je me contente (à dessein)
de quelques babioles non létales
d'une vieille télé
de quelques bières
d'un ordinateur qui tourne
dix-huit heures sur vingt-quatre
et
de bons livres d'écrivains
qui n'ont pas grand chose
ni armes
ni rien de tout ceci
et
c'est déjà pas mal
pour sentir la mesure
d'un cœur qui bat
d'un cœur qui encore bat
la mesure

 

L'humour est présent, façon de dénoncer les travers et désagréments de notre société, comme dans le poèmes Enquête téléphonique : Pensez-vous / qu'il y a de la luzerne dans l'espace ? / Je peux comprendre que vous n'ayez pas / le temps de me répondre. […] Je vais donc poser ma question différemment. / La rendre plus globale. / Pensez-vous qu'il y aura assez de luzerne / pour tous les ânes de l'espace ? Humour qui, mine de rien, pointe des choses plus graves, jusque dans l'auto-dérision dont l'auteur sait faire preuve.

 

Je sais ce que vous allez penser
que c'est assez ridicule
C'est pourtant la vérité
Je devais avoir quoi 16 ou 17 ans
oui j'ai envisagé d'en finir
ne trouvant plus aucune autre issue
avant de finalement me rétracter
parce qu'il y avait un film
avec James Dean à la télé
La fureur de vivre
Je ne l'avais encore jamais vu

 

Il y a une manière américaine dans ces poèmes narratifs. Quoi de plus normal de trouver en exergue du livre une citation de Charles Bukowski : « Comprends-moi. Je ne vis pas dans le monde ordinaire. J'ai ma folie. Je vis dans d'autres dimensions, et je n'ai pas de temps pour les choses sans âme. ». Thierry Roquet raconte pourtant l'ordinaire, mais de celui-ci il tire de l'extraordinaire : Buster Keaton sourit enfin / sur le poster et le poisson dans l'aquarium / a changé de couleur       Je ne dors pas / Ce qu'il faut retenir c'est sa respiration

S'il fallait résumer ce livre par quelques vers, je choisirais les suivants : c'est un poème de soi qui / ressemble à la poussière des jours c'est / en fin de compte un poème / sur une solitude terre promise je crois

 

Seizième titre de la collection "Nuits indormies" : D’ordinaires cascades de Thierry Roquet, lecture par l'auteur. 

Présentation de l’auteur

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