Regard sur la poésie Native American : Emerson Blackhorse Mitchell, ou ce que beauté veut dire

texte et traductions de Béatrice Machet

 

Emerson Blackhorse Barney Mitchell est membre de la nation Navajo, c’est-à-dire Diné si l’on s’en tient au mot de leur langue qui désigne ces habitants du sud-ouest des États-Unis dont la vaste réserve englobe les « four corners », c’est-à-dire le lieu où se jouxtent les états de l’Utah, du Colorado, du Nouveau-Mexique et de l’Arizona. Il est né en 1945 sur la réserve Navajo, près de Shiprock, état du nouveau Mexique.

Shiprock (rocher-vaisseau) est un lieu sacré pour le peuple Navajo, nommé  Tsé Bit' A'í , soit la roche avec des ailes. Cette montagne d’origine volcanique s’élève à 518 mètres au-dessus du plateau du Colorado lui-même atteignant en moyenne 1500 mètres d’altitude. Figure de proue du paysage Shiprock rappelle la migration opérée par les ancêtres avant d’arriver et de s’installer sur leurs terres du sud-ouest américain. Il est dit que les ancêtres  Navajos avaient traversé une mer étroite loin au nord-ouest pour échapper à des guerriers d’une autre tribu. Les medecin-men avaient prié pour obtenir de l'aide auprès du grand mystère. Soudainement la terre était montée de sous leurs pieds pour devenir un énorme oiseau qui les portaient. Jour et nuit l'oiseau avait volé au sud, jusqu'au lieu où se situe maintenant Shiprock. Ce récit traditionnel enseigne non seulement l’histoire et les origines Navajos, mais c’est aussi une métaphore de la puissance de l’esprit humain capable de s’élever pour résoudre les problèmes de l’existence quand il est relié aux puissances de l’univers, avec cette conscience de faire partie d’un grand tout dont l’harmonie permet de vivre et de grandir dans une ouverture propre à rendre l’existence enrichissante, et ce pour le bien de la communauté. Blackhorse Mitchell a d’abord été élève à l’Intermountain Indian School, puis a été étudiant à L’institut des arts Amérindiens de Santa Fe, et enfin a terminé sa formation au Fort Lewis College. Il est devenu enseignant, professeur d’études sociales à Chinle, état d’Arizona, il a aussi enseigné la musique Navajo à la Rough Rock Demonstration School.

Blackhorse Mitchell, Horseback Riding Song,  Don't Let Go ℗ 2007 Cool Runnings Music - by CDBaby.

Il a commencé à écrire de la poésie alors qu'il était en pension dans les années 1960. Il écrit soit en Navajo, soit en Anglais, il lui arrive aussi d’alterner les deux langues dans un même poème ainsi que d’autres auteurs Navajos le font, par exemple Rex Lee Jim, Nia Francisco et Laura Tohe pour n’en citer que trois. La poésie en anglais et en anglais+navajo atteint à la fois un public plus large de non-Navajos, mais aussi un public plus large parmi les Navajos car tous ne savent pas écrire leur langue, ou même ne la parlent pas couramment. En 1964, Emerson Blackhorse Mitchell a reçu le prix « National Poetry Day » et en 1965 le prix Vincent Price d’écriture créative.  Connu pour son récit autobiographique intitulé Miracle Hill : the Story of a Navajo Boy (La colline des miracles : histoire d’un garçon Navajo) paru en 1967 aux éditions University of Oklahoma, il a également écrit un poème portant ce titre, paru en 1972 dans la revue  American Highways qui publiait régulièrement des poèmes rédigés par des habitants des différentes réserves du sud-ouest.

La colline des miracles

Je me tiens sur ma colline miraculeuse,
Je m'interroge sur la distance au loin,
Là-bas je me demande où j'arriverai?
Je me tiens sur ma colline miraculeuse,
Le vent murmure à mon oreille.
J'entends les chants des anciens.
Je me tiens sur ma colline miraculeuse,
Je m'enveloppe de ma solitude.
C'est ma couverture rayée.
Je me tiens sur ma colline miraculeuse,
Et j'envoie des vœux émouvants
Au monde hors de portée de main.
Je me tiens sur ma colline miraculeuse,
Le merle bleu qui vole au-dessus
Me conduit à mon ami, l'homme blanc.
Je reviens à ma colline miraculeuse.
Enfin, je me connais tout entier
Là-bas, au-delà, et ici sur ma colline.

Ce poème qui prend des allures de chant, dit bien la distance qui sépare deux mondes régis par des principes tellement différents que les fréquenter tous les deux en restant équilibré semble relever du miracle. Mais les fréquenter tous les deux est gage de se connaître tout entier, aller chez « les blancs » est l’expérience initiatique indispensable qu’un-e  jeune Indien-ne d’Amérique doit accepter pour mieux retourner dans son monde, riche et humainement complet, ayant acquis les connaissances qui serviront à défendre sa communauté.

Blackhorse Mitchell, Where Were You When I Was - Single ℗ 2006 Cool Runnings Music - by CDBaby.

La colline des miracles, ce récit autobiographique que Blackhorse Mitchell écrit sous les traits d’un jeune écolier, commence ainsi : « C’était en 1945, un matin froid, le troisième jour du mois de mars. Un petit garçon naissait alors que le vent soufflait son froid glacial contre le hogan et que les étoiles disparaissaient dans le ciel. » Broneco, un jeune Navajo raconte sa quête d’un miracle. Il s’agit de la lutte d’un garçon pour apprendre – ce qui serait pour lui un miracle – face à des handicaps que la plupart des gens qualifieraient d’insurmontables : pauvreté, racisme entre autres choses. Sous la direction d’un professeur déterminé à l’aider à réaliser ce miracle, il raconte sa vie depuis sa naissance jusqu’à l’aube de l’âge adulte, le résumé pourrait  ressembler à cela : d’abord il garde les moutons de la famille, puis vit dans un pensionnat, rencontre des Blancs pour la première fois, voyage sur la réserve et finalement s’inscrit à l’Institut des arts amérindiens de Santa Fe, où son talent est encouragé. Miracle Hill est écrit dans un style très personnel, avec des entorses faites à la grammaire anglaise, mais l’authenticité est à ce prix puisque l’anglais n’est qu’une langue acquise sous la contrainte et transformée par l’usage de ses locuteurs Navajos. Ce livre nous donne une mine d’informations sur les traditions culturelles, sur les relations familiales, sur la vision du monde des Navajos. Mais c’est un livre à portée universelle en ce sens qu’il encourage chaque lecteur à chercher son propre miracle. C’est ce livre, dit Luci Tapahonso, elle-même Navajo, qui l’a inspiré, qui lui a donné l’élan et l’envie d’accomplir son miracle à elle, de devenir la poétesse reconnue qu’elle est aujourd’hui.

Mais la réserve Navajo n’est pas toujours le lieu de miracles. Et si la beauté des paysages, ceux que nous voyons souvent dans les westerns (ceux du canyon de Chelly, de MonumentsValley, de Antelope Canyon), il y a un autre aspect moins riant : Emerson Blackhorse Mitchell en introduisant son poème lors d’une lecture publique a dit ceci : « Quand les gens viennent en Navajoland , ils disent toujours : Mon Dieu, votre pays est magnifique, les rochers, les montagnes, mon vieux vous avez un super pays. Quand j’entends ça, je regarde toujours sur ma propre route. Et ce que je vois, c’est le contraire.  Alors j’ai écrit ce poème. »

La beauté
de NAVAJOland

Des sacs en plastique
soufflés par le vent,
l’aluminium
des canettes de bière
brillant dans la campagne
des mouches profitant des déchets sur
le vide ordure des couches
PLUS
une bouteille vide de Zima*
ornant le bord de la route
La BEAUTÉ un  NAVAJOland
petites et grosses ordures dérivant dans la bourrasque de vent
écrasant chiens et coyotes
vautours
se régalant de l'odeur détériorée de la viande
PLUS
les corbeaux
s’envolant avec les yeux de la proie
« La beauté de NAVAJOland »,
dites-vous
ces nuages ​​sombres pollués ne sont pas les vrais nuages
​​les rivières
et les ruisseaux sont contaminés
par la pisse et les excréments des ploucs
PLUS
l'uranium dans la rivière innocente et mugissante
La BEAUTÉ de Navajoland
bretelle de soutien-gorge
suspendue
au poteau indicateur
crucifix avec bouquet de FLEURS en plastique
DEBOUT rappelant les humiliations
PLUS
le décapage du charbon de la Terre Mère
PLUS
les inondations de pluie acide
ce n'est pas la beauté de
Navajoland
c'est comme ça que je vois la Nation Navajo
il n'y a pas de beauté

À MOINS qu'ils nettoient
les centrales électriques et toutes ces saletés
alors je serai fier
mais je ne suis pas fier

je vois tout ça
je vois les gens de ma Nation Navajo
donner des conférences
ils portent tous ces bijoux
turquoise
en disant « Mère Terre »
et je ris
je me regarde un peu
je ne vais pas venir ici
en portant tout ça
sauf cette montre
mais je ne vais pas venir ici
jouer à l’homme-médecine sauvage
en tenue d'apparat
me promenant dans les alentours,
non, ce n'est pas mon style.
Je préfère venir ici
et être moi-même
c'est ce que j'aime faire
donc c'est ce sur quoi j'ai travaillé
écrire

 Et Emerson Blackhorse Mitchell de conclure :

 le titre du livre (Miracle Hill) ne parle pas de beauté
 mais simplement du pays
de la terre telle qu'elle était à la fin des années 40
 je dirais
et c'est de là que je suis sorti. 

Zima est une boisson maltée créée et distribuée par Coors, très en vogue dans les années 90,  commercialisée comme une alternative à la bière. Elle est généralement aromatisée aux agrumes

Loin de décrire une version idyllique et idéalisée de la réserve, Emerson Blackhorse Mitchell  la montre telle qu’il la voit hors des circuits touristiques. Au début du poème il expose crûment la saleté, témoin et conséquence de plusieurs centenaires de politique colonialiste et raciste ayant inscrit des traumatismes profonds, parfois au-delà du guérissable, dans les mémoires et les inconscients ; saleté témoin et conséquence de l’état de pauvreté dans lequel bien des gens sur la réserve vivent, avec son corollaire : désespoir, alcoolisme. Saleté aussi à cause de l’exploitation minière américaine sur la réserve, exploitation débridée et à ciel ouvert qui a ouvert les flancs de la terre. Mais tout pourrait changer, il suffirait d’abandonner l’exploitation des mines de charbon, d’uranium (presque 500 d’entre elles ont été abandonnées après des luttes juridiques et bien des cancers), il suffirait de décontaminer et de nettoyer ce qui défigure les paysages grandioses. Le poète ici dénonce un modèle de société qui n’hésite pas à choisir la laideur pourvu qu’elle rapporte à quelques exploitants et entreprises n’ayant aucun scrupule à empoisonner les eaux que boivent les Navajos. Un modèle de société qui insulte, qui blesse, qui bafoue la Terre Mère. Un modèle de société qui ne laisse pas beaucoup d’autres choix aux Navajos eux-mêmes que de correspondre aux stéréotypes (tenues de cérémonies, bijoux de turquoise) s’ils veulent gagner quelques dollars auprès des touristes pour survivre. Pourtant l’aspiration à la beauté et à la dignité est forte, ce sont des valeurs cardinales pour la culture Navajo. Et ce qu’un Navajo comprend comme beauté n’est pas cette émotion esthétique, ce concept encadré par quelques normes occidentales.  

Blackhorse Mitchell, Dine Two Step,  Don't Let Go ℗ 2007 Cool Runnings Music - by CDBaby.

Lorsqu’Emerson  Blackhorse Mitchell parle de «beauté », il ne faut pas la comprendre selon notre acceptation ordinaire du mot beauté en français ou « beauty » en anglais. Les points de vue Navajos sur cette notion viennent tout droit de la vision du monde Navajo, une sorte de philosophie qui est aussi une forme de spiritualité et qui est fondée sur le concept Navajo de « Hózhó˛ ». Hózhó˛ est formé à partir du radical verbal -zhó˛ qui désigne aussi bien la beauté, l’harmonie, le paisible, l’ordonné. Le Hó pour entrelacer les diverses nuances de sens entre elles. Car sans paix pas de beauté possible, pas de vie au sommet de sa plénitude et de ses potentiels. Parce qu’ordre extérieur autorise une paix intérieure. Parce que l’harmonie est ce que recherchent les Navajos, (et avec eux les amérindiens en général), c’est une quête et un idéal, c’est le but de la vie, c’est un accomplissement toujours recommencé dans la paix et dans la beauté. Je reproduis ici quelques vers d’un chant de prière Navajo comme une preuve à ce que j’avance.

Dans la beauté, je marche
Avec la beauté devant moi, je marche
Avec la beauté derrière moi, je marche
Avec la beauté au-dessus de moi, je marche
Avec la beauté au-dessous de moi, je marche
Avec la beauté tout autour de moi, je marche

Tout est fini dans la plénitude
Tout est fini dans la plénitude

Alors en effet, non, à vivre selon le modèle occidental, agressif, impérialiste, capitaliste, il n’y a pas de beauté. Quant au laid, ce contraire de la beauté, en langue Navajo on dirait hóchxó˛, soit « laid, désordonné ». Les conditions laides et désordonnées que sont la pollution, les bretelles d’un soutien-gorge sur un poteau indicateur et une rivière souillée ne permettent pas de vivre bien et tous les rituels Navajos visent justement à rétablir l’harmonie, qu’elle soit intérieure à l’échelle individuelle ou qu’elle soit sociale et collective à l’échelle d’un clan, d’un peuple, d’une nation. Les rituels visent à permettre les conditions de Hózhó˛. Le poème de Mitchell, par sa tentative d’amener les auditeurs à réfléchir et à voir, est aussi une tentative de rétablir l’ordre, de restaurer la « beauté ».

Faire réfléchir, c’est ce pour quoi la poésie est faite selon la vision Navajo du rôle de la poésie. Mais la poésie pour eux n’est pas à mettre dans une autre catégorie que d’autres modalités littéraires. Le mot « hane’ » sous-entend narration, il désigne aussi bien les récits et les histoires, qui contiennent des enseignements, et cela implique l’idée de partage. Pour les Navajos (comme pour d’autres peuples amérindiens), le langage, la parole, les mots ont un pouvoir vu comme sacré à ne pas dévoyer. Il consiste à pouvoir changer la conscience de qui écoute ou lit, et changeant les consciences, la poésie peut effectivement participer au changement du monde et au rétablissement de l’harmonie. Néanmoins le but n’est pas d’imposer un point de vue ou des idées, raconter suffit, car éthiquement parlant il faut respecter la liberté de penser d’autrui et ça se dit : t’áá bí bee bóholnííh, ou, en anglais, « it’s up to her/ him to decide ». Les gens doivent être respectés, les conditions du Hózhó˛ voudraient que quiconque puisse avoir toute latitude pour prendre ses propres décisions, se faire sa propre opinion, développer sa propre interprétation.

Blackhorse Mitchell, Bull Song · Where Were You When I Was Single ℗ 2006 Cool Runnings Music - by CDBaby.

Et c’est cette liberté inculquée par sa culture Navajo qui permet à Blackhorse, alors élève dans un pensionnat, de surmonter l’épreuve de la séparation d’avec sa famille, de s’adapter à l’éducation telle que pratiquée alors dans les pensionnats pour Indiens dont les actualités récentes ont démontré qu’il s’agissait trop souvent d’une série de mauvais traitements pour « tuer l’Indien » et « sauver l’homme » (ainsi que la formule consacrée de Richard Henry Pratt, directeur du Carlisle Indian Industrial School en témoigne). Voici un poème touchant montrant à la fois la vulnérabilité et la force de ce jeune Navajo arraché à ses moutons et aux siens, qui deviendra poète.

La graine solitaire à la dérive

Venu du ciel-caséine bleu foncé
À travers le vide de l'espace,
Un brin de coton navigue.
Je n'ai jamais été aussi ravi!
La graine solitaire à la dérive
Est passée devant ma fenêtre à barreaux,
En orbite tourbillonnante, elle a atterri devant moi,
Comme un agneau laineux -
Intouchée, indomptée et seule -
Marchant sur mon bureau, délicatement,
Lisant dans mes mains, je t'ai trouvée
Douce, en apesanteur, captivante.
Je t'ai soufflée par la fenêtre barricadée ;
Tu t'es pavanée, tu as tourné autour de moi,
Partageant avec moi ta liberté aérienne.

Aujourd’hui Emerson Blackhorse Mitchell vit toujours à côté de la colline des miracles, tond les moutons en juin, participe aux cérémonies et rituels Navajos, et contribue à soit rétablir, soit à conserver l’harmonie du monde.




Les Carnets du Dessert de Lune : Lune de Poche !

Les Carnets du Dessert de Lune, avec leur collection Lune de Poche, ont la très bonne idée de nous proposer des recueils d'auteurs contemporains, assez courts (de 40 à 60 pages) dont l'écriture vient percuter des représentations plus classiques de la poésie, nous disent-ils. Format qui tient dans la poche, d'où le nom de la collection, petit prix (7€) pour de jolis livrets qui donnent envie.

Thierry Pérémarti nous donne ainsi Un jour plus loin dans le jour qui se positionne volontiers dans l'abstrait : semer ou démolir / et vivre ailleurs // survivre en dedans / de tout ailleurs // d'un soi pour germer avec toutefois des bribes de réalité qui donnent de la consistance à cette plongée dans le profond : soleil, l'aube / mise en branle // feu de tout bois // se tenir à la corde / tacite pour une écriture serrée qui a émondé tout ce qui semblerait fioriture.

silence qui au mieux foudroie

d'eux, rien
il ne reste

quel séisme inverser
louanges au feu
quel espacement fuir

au crissant des heures
on attend un geste quelque chose

qui exhorte

Thierry Pérémarti, Un jour plus loin dans le jour, éditions Les Carnets du Dessert de Lune, 2024, 60 pages, 7 €.

Le rapport au temps revient régulièrement : la minceur de la vie, au baissement du jour / qui chavire, aux aguets / de ce devenir, temps fermé qui s'ouvre, un temps qui est celui du souvenir et de la vacuité du présent car ce sont des poèmes de perte qui se retournent pudiquement sur ce qui fut je suis la lèvre / de tes premiers / baisers, disent maintenant le manque douloureux, l'ivresse meurtrie et la nécessaire écriture, rouverte la plaie / ne sachant / se taire

cherché
ta main, toute la nuit

le point d'ancrage

la vie s'écrivant
portes ouvertes
s'escrime

plus aucune rive n'atteindre

le soleil suffit ici
qui tire à vue

Une infinie tristesse chemine aux côtés des mots, cette éternité / entre nous promise // silencieuse / et vide / dans nos mains // viendra-t-elle à notre rencontre / exhumer nos caresses mais avec une belle densité qui emporte notre adhésion.

∗∗∗

 

Avec Séverine Rième, nous sommes dans un autre registre. Nos soifs disent une rencontre (l'homme des bois aux pieds couverts de sabots, le Viking... à qui ce recueil est dédicacé), disent le désir, la sensualité.

Ton urgence immobile
m'agrippe
m'allonge
m'inonde
j'abandonne
je me suspends
tu es le bois
tu es le nuage et la pluie
et tu vois... sous nos yeux
fleurissent des collines

Séverine Rième, Nos soifs, éditions Les Carnets du Dessert de Lune, 2024, 60 pages, 7 €.

Si le corps est affirmé — quoi de plus normal dans le champ lexical de l'amour ? — nuits sous tension / de sexes aimantés / nous buvons nos souffles / de lait d'eau d'air c'est un espace plus vaste qui est ici embrassé : le monde et ses paysages.

au cœur du pincement, de la caresse des cordes,
les espaces défilent et fondent en aplats vert vif
une cabane ici, un plan d'eau là
les touffes d'arbres flous sont des taches fuyantes
verticales au-dessus de la terre
des lumières éparses pointent sur l'étendue

les ailes d'éoliennes tournent dans la plaine
immobile
sous le ciel déchiré de traînées blanches

je n'oublie rien

Séverine Rième est chorégraphe et performeuse. On le sent dans la scansion de certains vers qui dansent :

ici
on verse l'heure
on verse l'air
on verse l'or
on verse lentement au comptoir
on verse le temps
verse le vin vient l'ivresse

Et : Collés. Vivants. Nous. / Sueurs mêlées. / Élevés / au même blé. // D'eau. De sel / notre pâte / pétrie / d'amour, de hargne, d'acide. […] Nos folles farandoles, comme des failles dans nos rires.




Chronique du veilleur (56) : Rûmî

Les chefs d'oeuvre, on le sait bien, n'ont pas d'âge. L'oeuvre de Rûmî date du XIIIème siècle, son auteur (1207-1273) est un maître vénéré de la poésie persane classique. Les choix et la traduction des ghazals du « Livre de Shams de Tabrîz », réalisés par Jean-Claude Carrière, avec l'aide de Mahin Tajadod et Nahal Tajadod, sont particulièrement éblouissants.

Jean-Claude Carrière a privilégié le rythme, en essayant de retrouver la cadence originelle des poèmes. La réussite est parfaite, l'octosyllabe français se tenant au plus près de la danse des ghazals.

Tout est danse en effet dans cette œuvre. Shams de Tabrîz, que Rûmî rencontre à l'âge de 37 ans, est le maître qui transforme la vie du poète. Il le forme à la poésie, l'entraîne dans la danse des derviches tourneurs. L'anthologie qui paraît ici suit le parcours humain et mystique de Rûmî, l'attente, la rencontre, les souffrances, la séparation et l'absence le jalonnent. N'est-ce pas là une ligne universelle du destin amoureux ?

Tout est désir et chant du désir. Jamais aucun lyrisme ne pourra surpasser la pureté et l'intensité de ce chant.

 Rûmî, Cette lumière est mon désir, Poésie / Gallimard, 10,20 euros.

 

                  Tu es la lumière, la fête,
                  Tu es le bonheur triomphant,
                  Tu es l'oiseau sur le mont Tûr,
                  Je suis accablé de ton bec.

                  Tu es la goutte et l'océan,
                 Tu es la bonté, la colère,
                  Tu es le sucre, le poison,
                  Ne me rends pas plus malheureux.

 

Le souffle ne retombe jamais, il est porté par une force qui élève et bouleverse à la fois. A chaque strophe, à chaque poème, on est frappé par un renouvellement continuel de la même pensée, du même élan vital. Les derniers poèmes choisis affrontent le néant et  la mort, se tiennent sur le seuil de l'indicible et du divin.

 

                  Mourez, mourez, dans cet amour mourez,
                            Si vous mourez dans cet amour,
                            Le pur esprit vous recevrez.

                  Mourez, mourez, sans peur de cette mort,
                              Si vous vous levez de terre,
                           C'est le ciel que vous saisirez.

 

« On trouve dans nos têtes / une très haute ardeur », peut-on lire. Le lecteur la ressent, tant elle circule et ne cesse d'affirmer en nous son pouvoir envoûtant.

 




Jules Masson Mourey, Arlet

Ainsi Arlet mon enfant chéri t’ai-je donné – pardon oh mille fois pardon c’était sans y penser vraiment ! – une âme horriblement furieuse et charitable
le lendemain matin du Mardi Gras qui est l’exact jour du calendrier où il fallait bien que tu naisses enfin de ma chair car j’avais mis dessus dès la chose faite une image découpée de la douce figure de la Très Sainte Vierge Marie de La Mer des Antilles
c’était là donc que tu devais naître avec les deux confettis en or coincés derrière chacune de tes paupières collées et ta peau qui sentait bon la salive et le sang comme celle des très jeunes chiens-tonnerres
déjà au fond de ta bouche acérée et de tes oreilles grandes ouvertes il y avait loin depuis très loin oui oui le goût des fastueux soupers de viandes de barracuda de porc sauvage d’écrevisse et d’eaux de canne et les gros bruits de bombes et les étincelles mauves et vertes des feux de Bengale montés plus hauts que les plus hauts arbres quadricentenaires de toute la Confédération caraïbe
ah quel office Bon Dieu !

il fallait voir les chars dressés façon tentes et véhicules aux coins des petites rues noires les beignets farcis jetés en moulins à la foule primitive les caraques accostées retour de pêche et cette fanfare extravagante faire rebondir jusqu’à l’agonie les organes trop frêles des céphalopodes de la baie de Saint-Pierre
(les vivats)
il fallait voir les montreurs d’anacondas – d’anacondas femelles bien entendu puisque les mâles sont beaucoup trop réputés pour leurs méchantes sournoiseries – les vendeuses de crèmes glacées multicolores les meurtriers et les arnaqueurs encravatés fleur à la boutonnière crachée comme une dent rouge les faux éclopés les cheveux si sombres si bien peignés en raie de chaque côté des avocats sortis de leurs études pour regarder béatement le grand ciel éclaboussé
il fallait voir les quarts de melons engloutis à toutes dents les toutes petites chaussures et puis le traditionnel et bestial linge à fleur de lys maculé de jets limpides mis à la fenêtre passé minuit par les nouveaux noceurs
(les rosaires les toupies et les minuscules poissons)
il fallait voir enfin les têtes de diables croqueurs fichées dans le sable nocturne
après le charivari

revenons plus exactement à toi Arlet mon enfant chéri mon trésor que sais-je encore
pardon oh mille fois pardon pour les épouvantables promesses que je dois te faire bientôt
mais je crois qu’il y en a aussi certaines un peu moins navrantes et même de très joyeuses !
d’abord regarde voilà ton portrait peint sur bois de violette comme personne que moi ne t’a
jamais vu
les yeux maintenant bien ouverts calmes et durs comme ceux des fauves enfermés le nez plat
les lobes troués la taille étroite avec de longues jambes de coureur qui montent jusqu’au cœur
ainsi donc voilà aussi ton destin

tu es le marronneur des premiers jours de la saison sèche
et à cause de ce travail abrutissant il te faudra courir sans t’arrêter c’est-à-dire en fait jusqu’au
bout
sauf évidemment devant les oratoires pour te signer en bon chrétien pour étancher ta soif et pour
fractionner le pain de cassave
il y aura des solitudes et de l’ennui ça vraiment beaucoup et l’araire aiguisé et les deux bœufs
énormes qui rayeront systématiquement tes épaules en vomissant leur langue – ils n’arrêteront pas
il y aura des muretins à enjamber en te cachant le regard pour ne jamais voir à travers la forêt
les terrifiantes maisons illuminées de l’intérieur gardées par d’immenses nègres osseux devenus
tout à fait sordides
il y aura des massacres et des processions pour s’en repentir en projetant des bannières
vers le haut et en balançant des encensoirs
par-dessus tout ton malheur il y aura la belle grande fille aînée du gouverneur d’Esnambuc avec
son parler de coulie
elle qui pour garder serrés dans son hamac brodé de motifs de coqs et de soleils couchants les
amants des villes frotte pendant sa toilette d’après l’amour au creux du large delta d’entre ses
seins lourds comme des sacs de café un quart de gousse de vanille – elle qui a l’attrait oh ça oui
pour les pierres et les métaux de gros carats que toi seul pauvre bourricot aura la veulerie de
poser sur ses cheveux et autour de son nombril 
jamais elle ne t’aimera pour rien au monde rien de rien
et tu n’y pourras rien
sache-le
et tu en seras parfaitement fou de rage

mais toujours je sais qu’il y aura ta main condoléante dans la mienne
et aussi pitié envers les grandes mendiances
et toujours il y aura avec toi le boum-boum familier du cœur des anciens défunts foudroyés à
l’horizontale une fois deux fois trois fois et même réduits à l’état de squelettes sous les gravures
des pierres tombales
il y aura la mer bleue qui suçote en rêvassant le bout des vieux membres rhumatiques de notre
île
je te dis que l’adoration des frères et des amis sera malgré tout ta fortune
mais songe à les adorer correctement en retour – ni trop ni trop peu

maintenant Arlet mon enfant chéri mon trésor mon prince
souviens-toi que la terre-perdue c’est la terre-aimée à jamais
et souviens-toi que cela ne fait rien
tout a déjà eu lieu et tout recommencera
tu y penses parfois toi-même
le seul et unique salut réside dans cette foi-là
l’eau de la Grande Anse qui t’asperge ce lendemain de jour de fête est la même eau qui à la fin
te reprendra

Présentation de l’auteur




Etienne Pinat, Acquiescement et autres poèmes

 

Dans le blanc
la vie dit oui avec ses yeux
éclaircie de neige nue
pâquerette fanée se dévore.

Le monde posé sur la tranche
au rebord même des choses
basculé dans le jaune.

Le sol liquide terre-éther
présence de l’absence
dans la dissipation.

Partout la transparence accueille
pleine lumière dans son creux.

Dans l’effacement solitaire et clos
c’est l’ouvert qui éclot.

Jamais l’acquiescement
n’a tant brillé qu’ici.

*

À CIEL OUVERT

Vivre
                       dans l’étonnement de l’eau
là où surgit
             la mousse d’une absence

Laisser
laisser poindre cela

Seul saura
ouvrir le ciel
avec cette absence échue

*

ÉCLOSION

Ouvert
le bleu du ciel

Le point du jour s’allume
sur le faîte de la lumière

Aérée dans le blanc
La passée du nuage

Le calme éclot
dans l’absence

*

Noir de la nuit
gorge nouée.

Approche du vide
à l’étrangère exquise.

Tu sais cela :
l’angoisse bat le sang.

*

Dès lors que l’épaisseur de l’apparence trop dite
fond dans la mémoire
le creux du monde est-il parole pour personne ?

Pourtant troué
le mot recueille encore
ton monde sur ma page :

Toujours l’écho
du sein dédié
à la part tue du monde.




Présentation de l’auteur




Rochelle Hurt – l’avant-garde poétique américaine

Traduction et présentation par Alice-Catherine Carls

Rochelle Hurt fait partie de la nouvelle génération des poètes américains. Féministe, elle l’est à fond, mais l’envergure de son verbe ne l’enferme pas dans cette identité unique. Sa poésie est peuplée de personnages pris dans la chute libre de leurs sensations qui font résonner le monde entier en elles. Révolutionnaire est un terme qui lui convient mieux, car elle transgresse les formes et les thèmes – vers libres, proésie, écriture en collaboration.

Partant d’un événement vécu et de situations en apparence banales, elle décrit les sensations parfois extra-corporelles et parfois surréelles ou surnaturelles par lesquelles les femmes touchent le monde et les êtres humains. Les émotions, les sentiments, puis les pensées et enfin la philosophie et l’esthétique de vie se télescopent au détour d’un mot ou d’une image sans toutefois tracer le parcours souterrain qui les relie aux sensations.

Le thème du lieu et la place qu’y tiennent les êtres est très important pour Rochelle Hurt. Native de Youngstown dans l’Ohio, elle représente les États-Unis « de l’intérieur » trop souvent négligés et pourtant si féconds en grands poètes. Et elle fait honneur à cet État frappé par le marasme post-industriel des années 1990.

Rochelle Hurt lit ses poèmes à Paging Columbus : Getting Out of Dodge (mai 2014).

Son premier volume, The Rusted City (La ville rouillée), publié en 2014, évoque le siècle métallurgique qui fit la richesse de l’Ohio. On y trouve déjà des thèmes qui forment la trame de son deuxième volume, In Which I Play the Runaway (Dans quoi je joue la fugueuse), publié en 2016 : l’importance de l’enfance, seule continuité d’une famille désaccordée, les sensations vécues par les personnages, l’importance de la mère sacrifiée. Ces drames se jouent sur la toile de fond du  voyage symbolique auquel la poète nous convie à travers les États-Unis, énonçant avec un humour subtil des noms inusités de localités inconnues des touristes qui révèlent l’Amérique profonde et vraie. Dans son troisième volume, The J Girls (Les filles J), publié en 2022, elle met en scène des ados vivant dans une petite ville de l’Ohio et dont les prénoms commencent par un J, prénoms très populaires dans les années 1980. À partir de documentaires filmés, journaux, et interviews, les « filles J » se racontent en monologues poétiques qui prennent place sur scène, c’est-à-dire dans leurs lieux de vie. Son quatrième volume, Book of Non (Le livre de Non), publié en 2024, se rapproche de l’autobiographie. Écrivant en collaboration/symbiose avec la poète Carol Guess, Rochelle Hurt y construit son portrait de Non-mère, signifiant qu’elle n’est pas définie par un rôle féminin traditionnel. La collaboration entre les deux poètes a servi à faire naitre un portrait de femme autonome dans lequel bien des lectrices se reconnaitront. 

Lecture de poésie avec Rochelle Hurt.

Maitre de conférences dans le programme du Master of Fine Arts à l’University of Central Florida, Rochelle Hurt a reçu plusieurs prix. Outre ceux qui lui avaient été remis par plusieurs revues dans lesquelles elle publiait avant 2014, elle a reçu le Barrow Street Poetry Prize en 2016 et le Blue Light Prize en 2022 pour ses deux premiers volumes. Carol Guess est professeure de littérature à l’University of Western Washington et a plus vingt recueils de poésie et de prose à son actif. Elle en a écrit plusieurs en collaboration. Comme Rochelle Hurt, elle base ses œuvres sur des événements contemporains et sur des documentaires filmés. La source de son inspiration est également ancrée dans la réalité : personnes transgenres, pandémie du Covid, situation politique, et faits divers lui servent à révéler les strates et les fissures de la société américaine d’aujourd’hui.

Rochelle Hurt. In Which I Play the Runaway  (2016).

 

P. 3 - Poème dans lequel je joue la fugueuse

Ça pourrait commencer par une fête avec des filles
éparpillées comme des paillettes, des filles qui
cherchent une maison où se caser, des filles
avec deux parents, des filles qui respirent
la joie de leur inutilité.

Ou une scène de chasse : une maison de fermier
aux murs minces comme une robe maternelle,
vide depuis longtemps et qui m’enferme.

Je n’ai jamais voulu être chez moi en lui,
mais – sexe en tôles ondulées,
la corrosion. À elle seule, son odeur
était comme le retour de minuit
à la maison, à l’empoignade du père.

Ainsi j’étais pour toujours
fugitive, son indolent jouet.

Mais si vous le voulez, je vous dirai
l’histoire d’une femme désossée
par deux mains aux sillons crasseux,
sa bonne moelle vendue à un couillon
pour une promesse en lame de rasoir.

Et combien elle a aimé ça, le péché,
ce nouveau genre d’errance.

P. 36 - Poème dans lequel je joue la tricheuse

                                               Je pourrais expliquer
que lorsqu’il touchait mon bras, un champ s’ouvrait
en moi et que je restais étourdie comme une biche
épousant la terre pour sa verdance.

Mais il faut comprendre que tout avait commencé plus tôt –

Le soleil fut mon premier amour d’enfant,
je fermais les yeux chaque après-midi
et me pressais dans sa chaleur semblable
à un corps, un poids bienvenu sur moi.
Sa lumière fendillait ma peau et je m’ouvrais
à l’infini rouge et à l’éclat sous mes paupières
pendant que le temps s’épaississait et que le sirop du plaisir
coulait dans la coupe de mon crâne.

Cela veut dire que je tombe amoureuse des surfaces –

Quand je touchais son bras, l’horizon clignotait devant nous
et je savais que le ciel n’était que la pellicule rayée
du ciel. Je fixais néanmoins son soleil, le désir durant
jusqu’à ce qu’une sorte de nuit tombe dans mon coeur.

P. 47 - Autoportrait à Entre, en Géorgie

À Entre, se trouve notre champ de paupières vides,
notre verger de mains à quatre doigts et de troncs
coupés et, notre marmaille maladroite s’y accrochant,
rien encore de très
remarquable. Nous ne sommes jamais
vingt-six à Entre – juste
à mi-chemin vers vingt-sept,
ou bien vingt-cinq et trois-quarts.

Les enfants d’Entre n’ont pas d’émotions
fortes. Ils veulent de ci. De ça. Ils manquent
de conviction. Mais on pourrait dire, et leurs grand-mères
s’en assurent mutuellement, qu’ils iront loin.

À Entre, nos bébés tournent en dormant
comme les aiguilles d’une montre, grappes d’orteils
frôlant les montants en bois, cochant le berceau barreau
par barreau.

                        Ils refusent les espaces vides
et l’ordonnance des membres impitoyables
et confortables deux à deux.

Après la montée des pupilles cuivrées dans le jardin,
et avant que les lampadaires verts de la rue
s’éteignent sous nos fenêtres,
les mères d’Entre rêvent.
Nous voulions
seulement atteindre Ceci, en Géorgie,
ou Cela, qui est moins connu.
Souvent nous restons des jours entiers
dans la morosité de notre réveil.

P. 50 - L’héritage

                                                           Tu reviens
et découvres que la porte a attendu ta clé,
            elle chante quand tu la cherches et cliquète
dans ta main comme des dents de lait mélangées.

Drapée dans le satin de ta mère, la chambre à coucher est un cercueil
            illuminé par des ampoules électriques, un entretien.

Le téléphone ronfle sur son support
et, surpris par ton attouchement, dit
ne confonds par cette maison avec la tienne.

Mais les voix de tes parents mitonnent
            dans une mijoteuse sur le comptoir de la cuisine.
                        Depuis combien de temps ?

                                               Comme ils doivent
            être tendres maintenant, rien que des murmures,
                        se détachant de l’os.

N’ouvre surtout pas la porte de ton ancienne chambre – cet
            univers ne te reconnaitra pas.

C’est ainsi que finit une maison : une vois vidée,
            les murs s’érodent sous la poussée du vent,
et tu restes là
à rappeler tes souvenirs comme un chien.                                                                    

p. 57 - En semant Ohio

Confiné à cette ville, l’amour jaunit.
Reste et regarde les murs peler
par leurs plafonds.

                                   Regarde par cette fenêtre :
                                   une mère s’étire et tire sur
                                   le toit, petite couverture feignant la fuite.

Sa peau jaunâtre est une lettre roussie
sauvée d’un feu.
                                   Derrière elle,
            en robes du dimanche, deux filles se penchent,
            pliées à la taille, elles passent des heures à
            inspecter le tapis de couleur jaune curry –
                                   un objet perdu, un bouton tombé.

Leur chevelure noire est devenue fauve,
            couleur d’une quête trop longue,
            couleur de l’absence de couleur.
                                  Un tourbillon miniature se donne le tournis
                                  et dessine des huit à travers la pièce.

Coques, les filles ondulent
et plongent, puis se redressent.

            Les murs palpitent, retenus par la mère
aux longs bras.

                                   En haut, un père murmure,
                                   je veux vivre, à jamais
                                   en train de sortir par la fenêtre.

Tu vois, tout arrive si facilement -- 

 

 

p. 65 - Le fleuve Miami en crue

Au-dessus du barman, la télé flotte comme un satellite et présente
la crue comme une de nos nombreuses fins. Au centre de la ville, le Miami

            se lève d’un lit affaissé pour reposer dans les bras grêlés de rouille
de sa ville. Nous considérons que les mythes proviennent de coïncidences :

            combien de bébés naitront ce soir dans des conditions héroïques
sur les sièges arrière de voitures flottant sur l’autoroute ? Ils porteront

            ces histoires toute leur vie comme tout le monde –
non par le souvenir mais par l’héritage raconté. Et nous avalons

            consciencieusement les circonstances comme notre destin. J’imagine
que tu es venu à ma mère comme un corps aérien vole – par saccades

            peureuses avant d’avoir appris à te tenir debout,
à stabiliser tes poumons pendant que les rapides respirations de la mort

            pompaient en toi leurs gorgées de rhum – constante menace d’une vie
bouleversée. Le chant des égouts entre dans le bar. Je peux entendre

             le fleuve monter, dis-je, prenant le son de l’eau
pour le récipient dont elle s’échappe. Tu insistes que le mariage a été ma perte,

            et je ne te dis pas que ma mère cherchait la joie
sous le bûcher de sa vie d’après toi, sans jamais deviner

            de combien de façons un monde peut finir. Dans un poème
après l’autre, j’ai laissé les crues et les cyclones t’emporter.

            La vérité est que tu es parti sur tes deux pieds. Ou vous avez simplement
décidé de vous séparer. J’ai écrit jadis que ton père à toi s’était enfui

            de la maison dans une tempête de glace en faisant déraper sa Ford. Il
a cru une fois ou deux que le ciel tombait, d’après certains.

            Et le reste ? Il est mort d’un infarctus ou d’un cancer.
Et le désastre d’aujourd’hui ? Thalès pensait que l’eau avait donné naissance

 à l’univers, dis-je en philosophe amatrice de crises –
et donc nos corps sont faits d’eau, jumeaux de leur origine.

            Je ne peux m’empêcher de croire que tu es estampillé en moi,
et j’ai peur de ma maison -- ses miroirs et sa dépendance. Nous quittons

            le bar pour marcher, mais trouvons la face fracturée du ciel
dans l’eau qui engorge la rue, -- incroyable illusion optique, mensonge

            complété par les débris qui tournoient et plongent
comme des oiseaux. Piètre excuse pour fuir –

            cette mythologie familiale. Je me mouille les pieds,
ne voulant pas attendre que l’eau se retire.

p. 69 - Le sang en boucle

La tendance de ma fille à voler se forma en miroir de la mienne – un marqueur génétique, comme
l’arc du nez ou les mentons à fossette. Enfant, je prenais tout ce qui me parlait : la souris en peluche
du chat, les tulipes du voisin, un cheveu sur la tête de mon frère. Bien qu’ayant refusé le sein de ma
mère, des années plus tard je repoussais la joue de ma sœur pour boire son lait – ce qui est donné
gratuitement ne m’a jamais intéressée. Les gronderies ne faisaient que m’exciter et le butin grandit
avec moi : vélos, autos, garçons. Vous pourriez même dire que je volai ma fille à son père. Je glissai
tout simplement une main dans sa poche quand il regardait ailleurs et je fis tomber la promesse
d’une fille dans une petite tasse. Une graine secrète.

Quand je la portais, elle m’épuisa et je sus que je lui avais donne mon gène du vol. Aucun monceau
de nourriture n’était assez grand, aucune carafe d’eau assez haute, aucune nuit de sommeil
satisfaisante. Dans le sang en boucle, sa faim dansait avec la mienne : plus je donnais, plus elle
voulait. Je maigris et jaunis, seul mon ventre se gonflait à partir de mes hanches comme une cloque.
Pendant des mois, mon cœur affolé se contracta en sentant l’appel de sa soif. Parfois je pouvais
entendre un léger bruit de succion au milieu de la nuit, puis un roucoulement satisfait faisant écho
aux grillons dehors.

Je n’ai pas honte de vous dire que je suçais aussi fort. Le jeûne marcha d’abord, mais la tentation
gagna. Alors je trouai la boucle d’un coup de dent : après chaque repas, je me reposais pendant une
heure, puis je courais toute la nuit dans le voisinage pour brûler la nourriture avant qu’elle ne puisse
le faire. D’autre fois, je mettais la main dans ma gorge et faisais tout remonter. Pendant le reste de
ma grossesse, elle devint une petite batterie de réserve. Son énergie me rechargeait. Je voyais du
magenta derrière mes yeux.

Elle pesait moins de trois livres à la naissance – et elle s’était fait attendre. Ils la firent sortir par le
siège et durent détacher sa petite bouche de sangsue d’entre mes jambes. Les deux poings pleins de
placenta. Par la suite, elle eut toujours les mains pleines de choses qui ne lui appartenaient pas : mes
boucles d’oreille rouges, des poignées de sac à l’église, des poupées au jardin de jeux. Pouvez-vous
croire que je me surprenais à lui dire de les rendre ? Elle m’avait volé la joie de prendre.

Je décidai de me réinvestir dans cette passion, en commençant à la maison. Un jour où je cherchais
des pièces de monnaie dans sa chambre, je trouvai ses dents de lait dans un étui à médicaments –
quatre petites perles subtilisées de ma boite à bijoux. Je les mis dans la paume de ma main et lorsque
je me retournai pour partir, elle était à la porte avec la bague de fiançailles de ma mère qui n’avait
jamais été léguée. Nous étions là, figées dans une boucle de honte : fais ce que je fais – toutes deux
rouges comme des gyrophares de police.

Rochelle Hurt, Entretien diffusé dans l'épisode 526 du podcast The Drunken Odyssey.

Rochelle Hurt. The J Girls. A Reality Show (2022).

p. 23  - Intérieur. Église. Jour. Jennifer est assise sur un banc vide ; derrière elle un vitrail dépeint l’Annonciation.

Prière pour la tempérance

O ma succulente muselière, mon ortie brûlante,
Mon plaintif lasso, mon poing fermé,
ma selle la plus profonde, mon étreinte la plus radiale,
mon omniprésente clôture électrique invisible,
ma ceinture de sécurité sacrée, ma solennelle camisole de force,
ma chaine de salut, mon attelle d’âme en airain,
mon moulage de corps en plâtre, mon rigide sac à langue,
mon corset moral, mon tirant de botte renforcé,
mon Tupperware étanche, mon joint sous vide,
mon gobelet tippy à l’épreuve du péché, ma boite à joie sous clé,
ma cellule de prière capitonnée, ma matrice permanente,
mon confessionnal verrouillé – je rampe
dans l’espace humide de ta grâce, tendre mâchoire de lion
dans laquelle je tressaille et tremble, ton éternel hoquet.

Carol Guess & Rochelle Hurt. Book of Non (2023).

p. 31 - Non-excuses

Mon premier projet artistique à l’école fut un masque fait d’excuses humides. Je le mis sur ma figure
et une fois durci, je l’enlevai – un bol de désolée – et je sus à qui je ressemblais.

Quand ma sœur et moi allions passer les fêtes chez notre père, il n’avait jamais de jouets pour nous.
Il mettait un seau d’excuses entre lui et nous et partait. Nous avons construit des villes entières d’excuses.

Au lycée, je trimballais mes excuses au fond de mon sac comme des Tic-Tacs, enviant les excuses
des autres qui me semblaient si bien organisées. Comme Louise qui les rangeait au fond de son
casier. Elle en sortait une d’une main manucurée et c’était sa façon de dire qu’elle vous aimait bien.
Une fois, je surpris Louise dans le vestiaire avec ma poignée d’excuses ; paniquée, sans tampon, elle
me dit, « va te faire foutre. »

Je me souviens qu’au bal de fin d’année je portais mes excuses comme une robe fuseau et que je
laissais mon cavalier les peler de mon corps une par une. Il avait l’air de s’ennuyer, mais il avait
continué.

À l’université, j’appris à distribuer mes excuses plus prudemment. Mais, quand, saoulée d’Amaretto,
je déambulais la nuit et tombais sur des gens, je vaporisais mes excuses comme du spray au poivre
dans les yeux de ces étrangers.

La plupart du temps maintenant mes excuses sont tranquillement assises sur le canapé avec moi –
des non-excuses. Il se fait tard, dis-je, et elle me crochètent une chemise de nuit suffisamment vaste
pour m’y noyer.

 

p. 41 - La non-matière

Un trou noir ouvre une étoile comme un sac poubelle et répand sa vieille lumière à travers l’espace.
Sur terre, les fleurs en plastique et les cigarettes électroniques remplissent ma poubelle. Quelqu’un
trie ce rebut en piles – mangeable ou pas, portable ou pas, masculin, féminin, mari ou femme. Le
lendemain, les ratons laveurs passent la journée à tout mettre en vrac. Quelques-uns d’entre nous se
retrouvent ensemble, non-entités s’enfonçant dans la terre. Je vis dans un corps, ce qui veut dire que
je vis dans un chariot à déchets qui me conduit chaque jour vers le non-être.

Malgré tout, les ordures se font. Quelqu’un sort des sacs noirs d’une poubelle en métal. Voici un
cercle, voici un couteau. Il n’y a pas de poubelle pour la matière noire. Voici des sacs fendus au
milieu, des couvercles de boite en plastique, et des préservatifs qui se déversent sur l’asphalte. Les
ordures n’appartiennent à personne. Elles s’assemblent dans des coins de comédie, pailles en
plastique, verre brisé, capuchons de bouteilles et éponges moisies. Elles collent aux yeux comme les
paillettes d'hier soir et tournoient en blocs massifs dans la Mer des Sargasses. Elles vont vivre
derrière un mur qui nous permet d’oublier et devient matière noire quand l’amnésie dame le pion à
l’invisibilité.

Les ordures sont ce qui vient après. Elles sont pupilles de l’état de décomposition, cette ultime
forme de la matière. Nous les utilisons pour nous flatter jusqu’à l’arrivée, crachant du néon en cercle
autour de nos corps, nous croyant meilleurs que ce que nous laissons derrière nous.                     

Présentation de l’auteur




Retour À la ligne, en hommage à Joseph Ponthus

Le 24 février 2021, avec ce message informatif : « Joseph Ponthus nous a quittés dans la nuit », je postais sur mon blog La rive des mots un extrait de son poème-récit À la ligne, ce chapitre 65 qui résonnait tragiquement, comme si la fin de parcours, si jeune, de son auteur, était le prix à payer pour l’expérience d’ouvrier intérimaire embauché dans les conserveries de poissons et les abattoirs bretons, opposant a posteriori un arrêt brutal, un point, sans retour à la ligne, un point final, interrompant ainsi la possibilité de partage de tous ces textes dont ce poète était encore porteur : « Et tous ces textes que je n'ai pas écrits / Pourtant mille fois écrits dans ma tête sur mes lignes de production / Les phrases étaient parfaites et signifiantes / S'enchaînaient les unes aux autres / Implacablement / Où des alexandrins sonnaient comme Hugo / Tant sur la machine que sur l'humanité / Des sonnets de rêve »…

L’on peut se prendre alors à rêver au prolongement de cette vie volée au temps du travail, à la virtualité de ces textes non encore rédigés dont À la ligne, ce premier roman fondateur, aurait été le sésame, mais la résistance qu’il fallut déployer pour l’existence, le dur labeur de la condition ouvrière contemporaine, dont un documentaire dans lequel l’écrivain était interrogé en dévoilait le sort des « damnés », a opposé un tribut plus lourd peut-être à la fougue, à la combativité, à la volonté souriante du jeune poète qui mordait la vie. Car s’il est un souvenir à garder de Joseph Ponthus, dans la rencontre que j’eus la chance de faire avec lui, pour la lecture collective de son ouvrage, lors d’un moment de convivialité où il fut invité à prendre un repas entre amis, non loin de la ville de Narbonne que chante également le grand Charles Trenet, lui dont les refrains l’ont soutenu, il l’écrit lui-même, dans un entrain presque spinoziste à une gaieté qui désamorcerait chacune des causes des passions tristes, c’est cette joie radieuse, grâce à laquelle loin alors du travail à la chaîne, ce dernier, peut-être déjà conscient de l’issue fatale que lui préparait la maladie, mordait, littéralement, la vie, il rayonnait, tout au plaisir de se délecter des saveurs d’un plat, tout à l’affût d’un bon mot, d’un trait d’esprit, qui en agrémenterait le goût…

Joseph Ponthus nous parle de son livre À la ligne, feuillets d'usine (éditions La Table Ronde), dans l'émission Dialogues littéraires, réalisation : Ronan Loup. Interview par Laurence Bellon. Librairie Dialogues. 

Une vitalité qui lui aura pour le moins permis de tenir à l’usine, par ces feuillets qu’il écrivait par ailleurs, le soir, au retour chez soi, dans un inventaire méticuleux des gestes appliqués à la ligne de production, dont la ligne d’écriture était peut-être la conjuration : écartez la fatigue, la douleur, le bruit, le cauchemar que le corps encaisse, que la main note tout de même, mais que la poésie sublime, cette autre vie de lettré qu’il a eue, venant embellir la dureté au jour le jour des citations d’auteurs latins, des aventures des romans d’Alexandre Dumas, des envolées des poèmes de Guillaume Apollinaire, quand il ne s’agit pas des airs des chansons de Vanessa Paradis, Il y a lalala… Des comptines populaires aux vers libres, c’est sous toutes ces formes, ce cœur vivant d’une poésie authentique qui n’a cessé de palpiter dans une telle épreuve, lui a donné de la ressource, ce second souffle, cette autorisation à la seconde vie de l’embauche à se sauver par la première vie d’une jeunesse toute à la découverte de la littérature, les deux inextricablement liées, ne faisant qu’une, traversée d’existence étudiante, associative, ouvrière, fraternelle, trame d’un combat extraordinaire entre cet Ulysse inavoué et le géant Cyclope au corps de carcasses de bœufs et à la chair pétrie des tonnes de bulots, du boulot impitoyable qu’il abattait, portée par l’esquisse de cette ligne de fuite, pour reprendre la terminologie philosophique deleuzienne, qui le traversait et faisait de lui le héros d’une possible trouée de tout un système d’exploitation, faisant fuir ce carcan de calvaire par toutes les lignes de force qu’il s’employa à déployer, lignes salvatrices d’écriture à bras le corps, d’empoigne à la fois âpre et salutaire du travail à la chaîne, en offrande, en définitive, aux compagnons de lutte d’un possible espace, au creux de ce quotidien, de libération pour soi, pour les siens et pour les autres...

Joseph Ponthus vous présente son ouvrage À la ligne : feuillets d'usine aux éditions La Table ronde. Rentrée littéraire janvier 2019. Librairie mollat.

À l’injonction délicate de Barbara dans Perlimpinpin à ne pas poétiser, à ne pas manquer de délicatesse, de tact, scrupule éthique qui se ramifie dans l’élégance du style, la justesse de la forme de ce roman À la ligne, répond également le boucan d’enfer de ces mêmes Feuillets d’usine d’où s’élève son chant, à la fois individuel et collectif, personnel et universel, sans critère esthétisant, sans jugement de bon goût, une clameur populaire, dont il devient, au chapitre 48, à l’instar de Guillaume Apollinaire, un chantre : « À l’usine on chante / Putain qu’on chante / On fredonne dans sa tête / On hurle à tue-tête couvert par le bruit des machines / On sifflote le même air entêtant pendant deux heures / On a dans le crâne la même chanson débile / entendue à la radio le matin / C’est le plus beau passe-temps qui soit / Et ça aide à tenir le coup / Penser à autre chose / Aux paroles oubliées / Et à se mettre en joie / Quand je ne sais que chanter / J’en reviens aux fondamentaux / L’Internationale / Le Temps des cerises / La Semaine sanglante / Trenet / Toujours Trenet et encore / Le grand Charles « sans qui nous serions tous des comptables » comme disait Brel / Trenet qui met de la joie dans ce putain d’abattoir qui me fait sourire à mon épouse quand J’ai ta main dans ma main et puis La Folle Complainte reste quand même la plus belle chanson de tous les temps ou Ménilmontant / L’Âme des poètes / Que je les cite / Reggiani évidemment Daniel Darc Nougaro Brel Philip Buty Fersen Fréhel et la Môme Vian Jonasz les Frères Jacques ou Bashung les Wampas Ferrat Bourvil Stromae NTM Anne Sylvestre et toujours Leprest et Barbara ». Véritable ode à la joie de la chanson française pour tenir, tenir encore, damer encore le pion à l’usure, à la mort, ce dont Joseph Ponthus n’aura eu de cesse, citant néanmoins lors d’une dédicace privilégiée, cette phrase latine tragique de l’historien lucide Tacite: « Ubi solitudinem faciunt, pacem appelant. », « Lorsqu’ils font un désert, ils l’appellent paix. », enjeu tant poétique que politique, clé égale pour rentrer dans sa vie, son œuvre, nous y embarquer, préscience peut-être de l’épisode qui suivit, aveu d’un destin de celui qui préféra pourtant à la surdité de l’ordre des choses la fragile beauté du poème…

La Grande librairie, France Télévision.

Présentation de l’auteur




Isabelle Lagny, Les Mots et autres poèmes

1 - LES MOTS

Et si le silence
Etait mon langage…

Avide de savoir
Tu récoltes mes cils
La tempête qui me traverse
Tandis que je dessine ton nom
A la craie sur des miroirs

Mais si je penche la tête
Comprendras-tu ce geste-nuage
Perdu dans le bleu du jour ?

Alya, in Journal derrière le Givre, 1ère Ed. L’Harmattan, 2002, puis Ed. La lune bleue, 2018, et choix de poèmes d’Isabelle Lagny, recueil bilingue, Ediçoes ¼,  Belem, 2019.

2 – LA BLESSURE

                        à Salah Al Hamdani

Il est des gouffres qu’on ne peut franchir
On s’élance sans répit
On retombe immanquablement

Depuis dix jours
la radio se tait
Plus de nouvelles à entendre
rien d’autre que les drames d’ici
que l’on attise et que l’on éteint

Qui comprendra l’existence à notre place ?
qui retroussera ses manches
qui se jettera au feu 
au brasier de l’aube ?
Il faut du courage
pour éclairer les sillons du labour

Je voulais être l’unique
ta douceur volatile

Des pierres sous nos pas se sont mises à trembler
Un torrent de pierres
a dévasté
l’après-midi de notre vie

Je me suis agrippée à toi
suis tombée tant de fois
tandis que tu me cherchais ailleurs
perdu à l’horizon (…)

Blessure in Contrejour amoureux, Ed. Le Nouvel Athanor, 2016.

3 – RETARD

                        à ma mère

Tu  as oublié de revenir
Cela fait trente ans de disparition ocre
De plis infinis et de lignes blanches
Autour des paupières de ma mémoire

J’ai gratté le fond du fleuve avant de te quitter
L’ai déposé au fond de mes poches d’enfant

Où s’accumulaient crayons de couleur neufs
Et dents de lait

J’ai compté combien de fois tu m’avais embrassée
Puis j’ai plié des quantités de bateaux
Avec la même feuille
Pour attendre ton impossible retour

Nuit Inversée, Ed. Al Manar, 2018.

 

4 – VALLEE

Se laisser captiver par le remugle gris
Du ciel
Sonner des semailles au carillon des noces
Partout dans les boucles du fleuve décoiffé
Par l’orage
Tu rampais comme un crocodile éteint
Comme un géant épuisé par l’adversité

N’était-ce rien d’autre que le beuglement de l’hiver ?
La grande fatigue scintillante
Au-dessus de notre chemin dense ?

Gavotte d’un rouge-gorge atteint par la flèche
Dans une mare de ville
Pour conter la vie et la mort du fleuve
De la faune, de ses rives
Quand glacées d’incertitude
Elles annonçaient au voyageur
La fin du chemin embourbé

La Risle d’étiole ce matin
Autour des libellules en réunion
Le verger rend compte des pertes de l’été
Des fruits piquetés habitué à l’humus

Puis les nuées s’écartent
Comme deux paupières automnales
Et tu me souris enfin
L’idée irriguée par un bourgeon de lumière

Nuit Inversée, Ed. Al Manar, 2018.

5 – DES NOMS AU BOUT DES BRANCHES

                                   A ces millions d’hommes déplacés
                                               A Laurent Gaudé, écrivain

Exhalaison de feuilles roussies
Liste de noms
Flottant au bout des branches

La forêt ce matin est un concert de plaintes
Un refuge de poèmes exilés

Le blanc est tombé
Comme une lame
Sur le cœur de l’obscurité

Les cris des jacinthes des bois
Ont ridé le sang bleu du lac
Désormais elles nous donnent
A voir
La folie du vent

Ici nous sortions du noir
Et grâce à toi
Je capturais les cimes

Puis ils ont triché
Avec l’automne
Alors que perlait encore
Au bout du regard
Le souvenir de la louve

L’enfantement ne vint plus
Cheveux dressés
Robes lacérées
Nous avons appris
A refouler ces peuples
Dans des zones
Dépourvues d’amour

Depuis un rideau de grêle
S’abat sur les enfants nus

Jamais on n’aurait cru
S’habituer
Ici
A cette détestation de soi

Nuit Inversée, Ed. Al Manar, 2018.

6 – LE CHEMIN DES LUCIOLES

                                   à Lucienne, ma mère

J’ai égaré tous mes instants
Et ces champs de bataille
Qui gardaient
Mes soldats rangés
Dans le récit

J’ai égaré les livres
Les illusions de la sagesse
Et les manèges de l’enfance

Et je me suis trainée longtemps
Le long d’un chemin cahoteux
Comme la robe insoumise d’une mariée distraite

Puis tout au bout j’ai clamé
Que je voulais ma mère
Dans un souffle de réminiscence
Car elle n’était plus là

Nuit Inversée, Ed. Al Manar, 2018.

7 – LE SOMMEIL DU POETE

                        à Ivan et Ariane, mes enfants

Le sommeil est une brique
Déposé sur les draps
Des pensées arrosent le jour
Et amarrent les plaies de la nuit

Autrefois
Avec ma mère
Dans mes bras béants
Je reconstituais le monde
Pierre après pierre

Et je l’y faisais vivre
A ma guise
Elle et son sourire
Exhumé des décombres

Il y a ici
Dans les fractures de l’air
L’explosion du calme
Un déficit de violence
Et un nid pour la pensée

Il y a ici
Une porte
Qui claque doucement
Puis une voiture souffle l’aube
A travers ma fenêtre
La chaudière bourdonne
Et mon front se pose
Sur la traîne de l’obscurité

La respiration de mon bien aimé
Flotte sur les choses
Sur la plénitude des choses
Elle chérit le chant
De la tourterelle
Sur la table du printemps
Explore les draps frémissants
Dans le lit déserté
De la chambre nuptiale

Et au petit matin
Quand le jour
N’est encore qu’une lumière bleue
Les guerres sont finies
Les puissants sont morts
Et une coccinelle habite mon cœur 

Nuit Inversée, Ed. Al Manar, 2018.

8 – RIRES GORGES DE LUNE

                                   à Ariane ma fille

Mon étoile tremblante des vergers
Du feu et des collines
Rétive dans mes filets

Apprends-moi ta danse effrénée
Et étanche ces larmes d’insouciance
Incrustées comme des coquillages
Sur l’oreiller du jour

Qu’il me plait de sautiller avec toi
Sur les trottoirs brillants !

Mon adorée ma féline
J’ai chassé les fantômes de tes nuits
Avec des rires gorgés de lune
Et saupoudré ton aube
De mes espoirs fugaces

Tu te tisses un destin
A rebours de ma vie
A rebours ton empreinte
Sur les lignes de ma main

Oser encore – Hommage à Andrée Chédid pour le centenaire de sa naissance, Ed. PO&PSY érès, 2020.

Présentation de l’auteur




Le 30e numéro de Spered Gouez, L’esprit sauvage

Ancrée en Bretagne, la revue Spered Gouez, fondée et animée par Marie-Josée Christien, publie son 30e numéro. Créée en 1991, cette revue poétique et littéraire (aux allures de véritable livre) ne sort qu’une fois par an à l’occasion du Festival du livre de Carhaix, organisé chaque année lors du dernier week-end du mois d’octobre. « Ce numéro annuel, souligne Marie-Josée Christien, est le prolongement naturel du travail de promotion du livre et de la lecture organisée autour du festival ».

« Attention fragile ! » C’est le thème central du 30e numéro de la revue. Tout un symbole ! Sans doute pour signifier, implicitement, la fragilité des revues de poésie, mais surtout pour « inviter à porter regard et attention à la précarité de notre existence individuelle mais aussi à la fragilité de l’humanité », note Marie-Josée Christien. Pas moins de trente auteurs ont « planché » sur ce thème de la fragilité en proposant leur regard personnel.  « De temps en temps/esquisser un pas de danse/pour consolider/le fragile équilibre/qui me tient debout », écrit ainsi la poète Chantal Couliou. De son côté, Jean-Luc Le Cléac’h a recours au haïku pour l’exprimer : « Elles grelottent/sous la pluie et le vent/les feuilles du camelia blanc ».

Mais la revue Spered Gouez c’est aussi un grand nombre de rubriques reprises fidèlement dans chaque numéro : « Escale », « Mémoire », « Points de vue », « Chroniques sauvages » et aussi entretiens avec des poètes sous le label « Tamm-Kreiz (référence au temps médian d’une gavotte). Dans ce numéro 30, la place belle est faite à Anne-José Lemonnier, dont l’interview a été réalisée simplement quelques mois avant sa disparition brutale au mois d’août dernier dans son jardin, à Saint-Nic à l’entrée de la presqu’île de Crozon (Finistère). A la question « A quoi associes-tu la poésie ? » que lui posait Marie-Josée Christien, elle avait répondu : « J’associe la poésie à la marche. Ce sont les deux valves du même cœur, les deux pieds du même corps, les deux yeux du même visage, l’émotion et la pensée en osmose vers une sagesse qui génère la paix intérieure ». Anne-José Lemonnier venait de publier Le cap en octaves aux éditions Diabase.

Spered Gouez – L’esprit sauvage, N°30, octobre 2024, 142 pages, 16 euros, illustrations en couverture et intérieur : Laurent Noël. La revue peut être commandée à l’adresse suivante : spered.gouez@orange.fr

Dans la rubrique « Mémoire », on retiendra la présentation par Ronan Nédélec de l’œuvre intégrale du poète, écrivain et peintre Yves Elléouët (1932-1975) qu’il préface et annote dans une série de sept ouvrages à paraître aux éditions La Part Commune. De son côté, le poète Louis Bertholom propose, dans la rubrique « Escale », une interview de Roger West, poète écossais et performer punk qui vit actuellement dans l’Hérault. Quant à Yannick Pelletier, c’est la figure de Max Jacob qu’il évoque sous le titre « Le Breton errant ».

La revue fourmille enfin de notes de lecture, principalement sur des livres de poésie. Mais pas seulement puisque, dans ce numéro 30, trois auteurs proposent leur regard croisé sur le dernier roman de Marie Sizun, intitulé 10, Villa Gagliardini(Arléa). Marie-Josée Christien s’attache aussi à faire état, comme elle s’y emploie dans chaque numéro, du contenu de plusieurs revues de poésie. Dans l’édito de ce numéro 30, elle évoque les « passages de flambeaux » dans le monde de l’édition ou les revues de poésie « qui risquent de s’éteindre s’ils ne sont pas transmis à la génération suivante », notant avec justesse « qu’il y a davantage de cessations d’activité pour des raisons économiques qu’en raison de l’âge de leurs responsables ». La revue Spered Gouez, elle, continue son petit bonhomme de chemin.




Les Hommes sans épaules, numéro 57 : Poètes breton pour une baie tellurique

C’est un très vaste paysage de la poésie bretonne que nous dresse ce numéro de la HSE : 33 poètes auxquels on peut ajouter sans erreur des poètes présentés dans les rubriques Porteurs de feu ou Ainsi étaient les Wah inséparables de ce coin de terre, comme Perros, Delabarre et Kenneth White, ou encore Guy Allix, Emmanuel Baugue (quoiqu’un peu Normand), ou André Prodhomme (quoique d’un peu partout). Pour chacun, nous avons droit à une présentation du poète et de son œuvre, marque de fabrique inégalée de cette revue.

Rappelons à cette occasion qu’il n’existe pas d’autres revues (en ligne ou pas) ayant une connaissance aussi intime, si j’ose, d’un si grand nombre de poètes, en particulier ceux nés entre les années 1920 et 1950. Par exemple dans ce numéro, les présentations de Guillevic, Manoll, Robin, Grall, Glemnor, Cadou – pour ne citer qu’eux – méritent d’être lues pour elles-mêmes. Cela rappelé, penchons-nous sur le dossier « Poètes bretons pour une baie tellurique ». Il y a une évidente volonté d’équilibre entre poètes connus, méconnus ou inconnus tout comme entre des poètes du début, du milieu ou de la deuxième moitié du XXe siècle. Evidemment, on lui reprochera - moi le premier ! -  tel ou tel auteur absent (pourquoi ne pas avoir retenu Gilles Baudry ? Charles Le Quintrec, qui pourtant publia son Village allumé chez Saint Germain des Prés ?) Mais je concède que le paysage est déjà considérable et qu’il est bon qu’il y ait quelques « injustices » pour ranimer la levée de bocks ou de ballons pris en commun. Que ressort-il du paysage dressé ? On retrouve une très bonne illustration des grands courants poétiques bretons du siècle écoulé avec la mise en avant des très singulières années 70 et 80, qu’on peut résumer au conflit qui opposa la génération de Jack-Helliaz à celle de Grall, le premier avec son cheval d’orgueil et le second avec son cheval couché. On retient également cette tresse, que je crois propre à la Bretagne, qui rassemble une poésie ancrée, privilégiant plutôt une forme de dépouillement, une poésie « bardique », volontiers vindicative et pamphlétaire (voire guerrière), et qui aime à être mis en musique, et une poésie druidique attirée par le merveilleux et l’alchimique qui plonge volontiers dans la veine surréaliste (ce qu’affectionne particulièrement notre revue). L’élément qui réunit ces trois courants, hormis la Bretagne elle-même, c’est la place incontournable du minéral (le granit, le mica, etc.), pour ne pas dire le tellurique comme le pointe si justement le titre du dossier.

LES HOMMES SANS ÉPAULES N.57 : POÈTES EN BRETAGN, Collectif, avril 2024, 350 pages, 17 €.

M’a frappé également, à la lecture du dossier, la relative étanchéité qui règne entre la poésie de l’Argoat et celle de l’Armor. Il semble bien qu’en Bretagne deux univers poétiques distincts se côtoient sans se confondre, ainsi que les paysages et les modes de vie. Enfin, et bien sûr ajouterai-je, le dossier permet de mesurer la solide et féconde richesse du terrain éditorial breton grâce au dévouement de quelques maisons d’éditions (pas forcément bretonnes), d’associations culturelles et artistiques très actives (comment ne pas citer « les rencontres de Max ») et de quelques figures tutélaires qui ont su jouer un rôle de découvreur ou de rassembleur (Grall, Guillevic, Brémont, Christien et Geneste aujourd’hui). Pour conclure, et picoter d’iode l’ami Christophe Dauphin, après avoir lu son passionnant édito, je me suis demandé si ce n’était pas un article pro domo pour la poésie… normande.