Arpa, numéro 144, juin 2024

Ce qu’on goûte dans une revue, c’est à la fois de retrouver quelques auteurs qu’on connaît et d’en découvrir de nouveaux. Dans la première catégorie, j’ai pris plaisir à retrouver Pascal Boulanger (que je quitte rarement des yeux), à lire de nouveaux poèmes d’Alexis Bardini dont j’avais apprécié le recueil Le vent qui porte les pollens et bien sûr à vivre en poésie les hommages rendus à Anne Goyen, et Goffette. Au rayon des auteurs découverts, Jean Lavoué m’a beaucoup marqué – il est sûr que je n’en resterai pas là. Les deux poèmes de Raul Sebastian Baz, poète roumain, sont intrigants, celui de Thibault Chavez d’une belle tenue. Les textes de Gaultier Roux tirés de sa résidence d’écriture à Shanghai surprennent par leur diversité. La chronique de Bocholier, comme celle de Ughetto dans Phoenix sont des guides vigilants de ce que le premier nomme « le tourniquet des nouveautés ». Saluons la nouvelle couverture et la mise en page de la revue particulièrement élégante et soutenant la lecture.

Arpa, numéro 144, juin 2024;




Possibles, numéro 33, septembre 2024, Carnet II

En proposant un numéro sur les carnet, journaux et correspondance, Possibles nous invitent à un étonnant voyage tant par la diversité des auteurs (de Flaubert à une Jeanne réellement anonyme), que par les années traversées (du XIXe à l’aujourd’hui le plus proche) ou encore par la diversité des textes mis en avant ; on passe de la prise de notes sur le vif (qu’il est émouvant ce journal de Pergaud durant la Première Guerre mondiale), à d’autres textes relevant de l’échange gouailleur, du journal intime à la méditation apophantique (les extraits des carnet de Tison m’ont beaucoup intrigué) ou encore les pages d’un quotidien égotique qui, par reflet, rendent assez bien compte de la perception des temps présents par un lettré y vivant – quelque chose qu’il juge assez plat et ennuyeux. D’autres surprises concluent le numéro, dont deux textes de prose de François Migeot.

Possibles, numéro 33, septembre 2024, Carnet II, 146 pages, 16 €.




Michèle Finck, de La Voie du large au prix Apollinaire

Pour parler de ce livre, le sixième publié par Michèle Finck aux éditions Arfuyen (depuis Balbuciendo,  en 2012,), je me demanderai d’abord comment une singularité d’existence, ouverte au monde mais liée à soi, peut devenir le miroir ou le prisme d’un moment collectif. Comment la poésie, qui est perception ou élaboration d’un temps hors du temps, peut s’approcher du moment présent et même le révéler, le fixer pour ainsi dire, le maintenant ainsi à l’abri de l’oubli.

Ce sera d’abord par la figure troublante d’un double, presque un doppelgänger. Elle ouvre le livre, dont une partie est faite de poèmes écrits pendant l’épidémie de coronavirus et en préserve, avec le souvenir d’une disparue, le caractère apocalyptique par beaucoup trop vite oublié. Il y eut un présent où les rues étaient désertes, l’isolement de règle, et les solitaires condamnés à plus de solitude encore, où les plus fragiles allaient à la mort sans presque aucun soutien des proches. Tel est le cas de ce double de l’auteure, qui ouvre la « voie du large », voie tracée par l’approche de la mort, l’acte de mémoire, l’exploration d’états et conditions de la vie saisis à cette distance énorme, mais dans le présent de chaque jour, par l’usage d’un certain instrument poétique.

Il faut éclairer la conjonction de ce présent – aussi bien collectif – et de cet instrument, conjonction jamais acquise tout à fait, toujours ébauchée, parfois atteinte, invitant le lecteur, la lectrice, à la vérifier à leur tour, sous le signe de l’ébauche et de la réparation. 

Michèle Finck, La Voie du large, Arfuyen, 2024, 215 pages, 17€50.

Toute une section du livre porte ce titre : Santa Reparata, du nom d’une chapelle entrevue dans la campagne Corse, un des lieux où se joue l’événement de la poésie. « Santa Reparata », sainte réparée, mais aussi réparatrice, qui pourrait être seulement un nom, une conque vide. Mais où s’entend le son primordial qui résout l’oscillation, sensible dans beaucoup de poèmes, entre « écrire » et « prier ».

Sous le signe de cette sainte, à peine repérable mais dont le nom devient autre nom de la poésie, se fixe une expérience, non datée, de mer enveloppante, natale, et d’audition marine. « Entendre de mes oreilles longtemps sous l’eau quelque chose comme un cri répercuté en spirale au large par les rocs de la plage et les montagnes de l’autre rive quelque chose comme un cri rugueux mystérieux cosmique sans origine ». L’immémorial est en jeu, et, dans cette sorte de panthéisme, de divine présence du monde, la poésie comme prière, ce que pourrait suggérer, dans le passage cité, l’emploi de l’infinitif, qui un des traits récurrents de l’écriture de Michèle Finck. De même :

Jour     de vraie vie

matin :    nager

après-midi :    écrire

ne plus    distinguer

écrire    et    nager

Plusieurs valeurs de cette forme verbale peuvent être distinguées. Hors du temps et de la personne, indiquer un acte pur, tel que (si on se réfère à un poème antérieur), « nager » soit l’équivalent, en quelque sorte, de « prier », dans la relation à l’écriture. Mais aussi, la valeur d’impératif : s’adresser à soi-même une injonction, sinon une demande, celle que se réalise ce qui n’est peut-être qu’ébauché, imparfaitement, peut-être inatteignable. Une demande qui introduit le doute, et simultanément fait du doute un appui.

L’expérience première qui a part liée avec l’audition, la musique, la voix, pour être intemporelle n’en oblige pas moins au présent. Le même poème qui évoque le « cri rugueux mystérieux cosmique sans origine » a pour titre « Frères », et il évoque les migrants morts en Méditerranée. Celui qui veut que s’équivalent « écrire » et « nager » a pour titre « Alarme » et parle de « l’île de déchets plastiques » entre la Corse et l’île d’Elbe. L’écoute de l’immémorial est suspendue, en même temps que rendue plus vive, par la conscience d’un présent et d’un avenir menacés.

La poésie a-t-elle véritablement le pouvoir de réparer un monde que la destruction aujourd’hui fait plus que menacer ? Mais la question ainsi posée resterait sans réponse et il faut plutôt questionner ici la définition de la poésie qui se trame tout au long du livre. J’y vois d’abord l’alliance fondamentale, déjà suggérée, de la croyance et du doute. Michèle Finck intitule  « La langue du doute » la première section de son livre : un doute aussi radical peut-être que le doute cartésien, et comme lui ancré dans une ferme croyance, ou plutôt faisant de son existence même le socle d’une certitude, sorte de cogito poétique. La section se referme ainsi par un poème, « Renverse du doute » dont le dernier vers affirme : « lucidité du doute    ouvre le large ». Une affirmation à l’indicatif, et non à l’infinitif, d’autant plus frappante qu’elle est directement reliée au titre général du livre.

On aura sans doute noté que ce titre, « Renverse du doute », fait allusion au dernier livre de Paul Celan, Renverse du souffle (Atemwende, 1967). Ce n’est pas seulement un hommage, ou la reconnaissance d’une filiation. La poésie, par l’alliance du doute et de la certitude – inspir et expir d’une même respiration – s’ouvre à la lecture d’autres poètes dans un présent qui prend en lui le passé de l’histoire. Telles sont les analyses spectrales que contiennent les poèmes portant sur les lectures faites dans la solitude du confinement de 2019-2020. Analyses qui passent en lucidité certaines proses critiques porteuses parfois de davantage de légendaire.

Ces poèmes parlent la lecture empathique des correspondances entre Celan et Nelly Sachs ou Ingeborg Bachman, ou encore de la correspondance à trois entre Tsvetaieva, Rilke et Pasternak. Qu’il y ait identification, que ces lectures – qui sont aussi traversées du temps de confinement, des échanges hors du temps en un temps hors de lui ou du moins suspendu –, relèvent d’un choix que domine la pensée amoureuse et la grande poésie internationale, n’empêche pas, c’est remarquable, une lecture sans emphase ni masque, avec une justesse que permet paradoxalement à Michèle Finck son écriture. La « Lettre-poème » adressée aux protagonistes de la Correspondance à trois en témoigne, s’immisçant dans le triangle avec une compréhension remarquable de la pensée de chacun et de sa projection dans l’échange, dans un rapport à la fois de proximité et de distance qui reflète, au meilleur d’elle-même l’alliance entre le doute et la croyance. La même démarche peut établir le poème au cœur d’une œuvre musicale (les Leçons de ténèbres de François Couperin), d’un film (Le septième sceau de Bergmann), ou de graffitis saisis au hasard des rues.

Cette lecture-écriture doit sa force à l’instrument poétique travaillé depuis longtemps par Michèle Finck. Je voudrais pour finir, tout en invitant le lecteur à ouvrir lui-même le livre, interroger quelques rouages ou mécanismes de ce solide instrument (tout inspiré qu’il soit par le piano de paille). D’abord la proximité, jusque dans son approche de l’immémorial, avec la prose, et le récit. Ce sont des histoires parfois qui sont racontées, et même enfantines parfois. Mais le récit s’accompagne d’une différence essentielle qui fracture le narratif et ouvre le poétique, c’est la respiration rythmique apportée par le découpage des énoncés en vers, eux-mêmes faits d’ensembles séparés presque systématiquement par un espace de blanc qui, comme on l’a vu plus haut, interrompt la continuité de l’énoncé. La séparation, interrompant la continuité verbale, au moment même où elle fragmente cette continuité fait signe vers une possible unité. Le mot qui vient d’être dit, celui qui sera dit, prennent une autre résonance, et presque une autre nature. Une plus grande densité ontologique, certes, mais aussi une plus grande responsabilité, qui est mise à l’épreuve le poème.

Une autre manière de faire va dans le même sens, c’est la disposition verticale des mots d’un énoncé qui pourrait être un vers, et qui devient poème. Le discours, là encore, est ralenti, fragmenté. Il hésite, comme dans le doute. Il trébuche, comme dans l’ébauche. Mais fait entendre souvent, au moment du dernier mot, un sens plein qui saute à l’oreille, et qu’autrement nous n’aurions pas entendu :

                                               Miraculeuse

                                               Rencontre

                                               Du corps

                                               Et

                                               De

                                               L’

                                               Ecume

                                               Ils

                                               Se

                                              

                                               Reconnaissent.

Grande alors est la responsabilité du poème, dans le présent de l’histoire comme dans le peut-être qui s’affirme au-delà du doute.

Michèle Finck, Connaissance par les larmes, lecture par l'auteure.

Présentation de l’auteur




Dans l’archipel du poème : entretien avec Sabine Péglion

Auteure de nombreux recueils, Sabine Péglion est une poète au parcours déjà long, qui a résolument placé la poésie au centre de sa vie. J’ai toujours été émue par son extrême sensibilité, l’acuité de son attention au monde, sous tous ses aspects, qu’ils relèvent de l’humain ou de cette nature dont elle aime à se saisir à pleines mains au quotidien, pour l’observer, la veiller au fil des saisons. Ses livres les plus récents sont parus aux éditions La tête à l’envers et à L’Ail des ours.  Son écriture est marquée par la quête de la note la plus juste et de l’épure. Comme le cristal que l’on taille, ses poèmes s’ouvrent à la multiplicité des reflets et leur lumière vient nous toucher chacune et chacun dans la singularité de nos chemins et de nos expériences.

L’originalité de la recherche que mène Sabine Péglion vient aussi d’une double pratique. Elle écrit des poèmes qu’elle accompagne elle-même de dessins à l’encre de Chine, d’encres typographiques ou de peintures. Avant de nous arrêter sur L’espérance d’un bleu, son dernier recueil paru en juin 2024 chez La tête à l’envers, donnons à la poète l’occasion de parler des rapports qu’elle entretient avec la poésie ainsi que les arts plastiques. Écoutons celle qui a partagé longtemps littérature et poésie avec ses élèves, celle qui a animé avec passion des cafés-poésie où elle a reçu de nombreux poètes. Elle sait si bien l’importance des mots et de l’échange pour tenter d’approcher ce qu’est la poésie, ce qu’est une pratique de poète.

THE AUTHORS' VOICE - Un poème pour nos amis grecs, Sabine Péglion, TEXTO LEXIKOPOLEIO

On dit souvent que la poésie est une façon d’habiter le monde. Qu’en pensez-vous ?
Je parlerais plutôt d’un regard particulier que l’on porte sur les êtres, les choses ? Que ce soit la nature, les objets ou tout ce qui relève de l’inventivité de l’homme et le rapport qu’exercent ces différentes choses entre elles.
Pourriez-vous nous parler de votre histoire avec la poésie ? Remonte-t-elle à l’enfance ?
Du plus loin qu’il m’en souvienne j’ai toujours aimé entendre des poèmes et l’écriture poétique. Petite, je me souviens avoir recopié sur un cahier des vers de différents poètes, poèmes appris à l’école ou entendu dans des chansons. Est-ce les images ou la musique des mots, mais j’éprouvais un grand plaisir à apprendre des poèmes et j’adorais faire des dessins dans mes cahiers de poésie.
Vous avez consacré votre thèse de doctorat à Philippe Jaccottet. Comment se rencontrent travail de recherche universitaire et pratique de la poésie ? Se nourrissent-ils l’un l’autre ou l’un finit-il par prendre la place de l’autre ?
Pour moi un poème est un chant qui se construit à l’intérieur de soi, et peu à peu s’impose. Ce n’est ni une sagesse, ni un art de vivre mais une recherche d’authenticité dans la perception des images ou des émotions que l’on essaie de transcrire.

 

Dans un entretien que vous avez accordé à Pierre Kobel, vous dites de la poésie : « Elle fait appel à tout notre être, pas uniquement notre intelligence » En quoi cet engagement de la totalité de ce que nous sommes est-il nécessaire ? Devient-il une sagesse, une sorte d’art de vivre ?

Je n’ai aucun rituel, aucune organisation réelle mais je note sur un cahier ou sur des bouts de papiers (qu’il me faut parfois retrouver avec difficultés) des phrases en apparence très banales, qui m’ouvrent intérieurement une voie, un chemin sur lequel je vais m’avancer. Peut-être juste l’ébauche d’un paysage, un geste, un personnage qui passe devant moi et dont l’image s’imprègne. Par exemple le poème «Le Pont de l’Alma» tiré du recueil audio «Rumeurs du Monde» est né de l’image d’un SDF, au milieu d’une foule animée, poussant un caddie sur lequel s’amoncelaient différents sacs plastique.

Effectivement, une fois le poème construit, tout un travail est nécessaire sur le rythme, les sonorités, pour parvenir à être au plus juste avec soi-même et se rapprocher au plus près de ce qu’on ressent en soi.

 

Poème de Sabine Péglion illustration de Renaud Allirand, ARTS ET LETTRES vive les artistes !

Pouvez-vous nous parler de votre écriture ? Comment la vivez-vous au quotidien ? Diriez-vous qu’il y a un travail de la poésie ?
Les poèmes naissent à différents moments. Puis un jour on tente de rassembler ces notes éparses et là c’est toujours un étonnement, car un thème insoupçonné apparaît et le recueil se construit de lui-même, sans effort, les poèmes semblant suivre un fil conducteur qu’inconsciemment on déroulait.
Écrire certes mais pourquoi un jour écrit-on des poèmes ?
(Question que l’on m’a souvent posée, avec un petit sourire, car déjà oser se déclarer poète est une position pour le moins étrange !)
On ne se pose pas la question. Dans cette confrontation avec la page blanche les mots, au monde donnent forme. Ils existent, à la page s’accrochent, éloignent pour un instant l’insuffisance d’être. Un poème singulièrement ne se décide pas, il s’inscrit en nous, il s’impose.
Ni message, ni histoire seulement saisir ces instants rares où bascule la réalité des choses, où s’ouvre un chemin, où s’introduit, là, tout proche, quelque chose de l’ordre d’une transcendance, un tremblement à la surface du monde lui donnant plus d’intensité … Bachelard disait que « la poésie trouve sa dimension spécifique dans le temps vertical d’un instant immobilisé ».
Pas nécessairement un spectacle attendu, Plus un faisceau de circonstances, une soudaine concordance de bruits, de parfums, de lumière, une qualité, une intensité …temps soudain suspendu dans un bulle de silence.
Le poème s’impose car il offre, choisit une forme dense, où les mots résonnent entre eux, en nous, avec le lecteur, avec la page, où le « logos » s’efface devant le chant, «odos», on construit à la fois un sens et un « objet » («ob-jeu» disait Ponge).
Parfois une musique se crée et l’on s’attache à une contrainte qui peut soutenir cette musique, là, parfois, elle devient source de création.
Mais ne voyez pas dans le poète un être déconnecté du réel. Philippe Jaccottet, précisait avec justesse que pour le poète il s’agit d’« une  observation à la fois acharnée et distraite du monde et jamais au grand jamais d’une évasion hors du monde» La Promenade Sous Les Arbres p.38.
En effet il se doit quand cela s’impose de bousculer, de dénoncer, de témoigner. S’efforcer de ne pas s’enfoncer dans la banalité, le confort intellectuel de la certitude, de l’acceptation.
Le poète reste libre …Lorsqu’on crée ce qui importe c’est ce qui cherche à naître en nous, la contrainte c’est d’être au plus près de ce qui s’entend en soi !
Trouver le mot juste ! L’écriture poétique tient de la fulgurance et de la maîtrise. Rien sans inspiration, écoute intérieure, silence. Rien sans travail, rigueur, sévérité envers soi-même, nulle complaisance. Ne pas oublier qu’un poème est un dialogue, il n’est pas contemplation narcissique de soi-même.

Lecture par Sabine Péglion de son recueil Ces mots si clairsemés Éditeur : la tête à l’envers, LautreLIVRE CA.

Depuis plusieurs années déjà, vous faites vous-même l’accompagnement plastique vos   recueils. S’agit-il d’un besoin sensoriel auquel les mots ne peuvent répondre ? Ou de la voix d’autres instruments qui vient se marier à celle des mots comme dans un ensemble musical ? Le geste de la plasticienne vient-il toujours après celui de la poète qui écrit ou les choses s’inversent-elles parfois ?
Ce ne sont pas des illustrations. Il y a des périodes d’écriture et des périodes où l’art plastique s’impose. Ce sont deux activités parallèles mais curieusement je ne peins pas en pensant à un recueil où à un poème. Généralement ce sont les éditeurs qui choisissent parmi les aquarelles ou encres que je leur montre celles qui semblent pouvoir entrer en résonance avec le texte.
Où que vous alliez, vous aimez le partage, qu’il s’agisse de poésie ou de ces nourritures terrestres, où vous cherchez aussi à introduire une créativité qui rend chaque moment singulier et précieux. S’agit-il d’une forme de communion qui donne une valeur particulière à l’instant ?
Transmettre, partager mais c’est pour moi ce qui donne sens à notre existence !
Pouvez-vous nous parler du partage qu’est aussi la lecture ? Quels poètes lisez-vous et quelle place occupent-ils dans votre vie dédiée à l’écriture ?
Bien trop de noms ! Importance d’Aragon, d’Eluard, de Lorand Gaspar et bien sûr Jaccottet !
Quels conseils donneriez-vous aux jeunes poétesses et aux jeunes poètes ?
Des conseils ? Être soi-même, trouver ce qui chante en soi ! Loin des modes et ... des conseils !

 

 

Présentation de l’auteur




Gérard Cartier, Histoire naturelle

 

Le monde recommence        & volage
se perpétue        sur l’horloge arrêtée
à midi un pigeon solitaire        louant
le soleil & le vent        laudato si’
per aere        à rester sans voix…

*

Les couleurs oscillent sous le vent        gentianes
lis sauvages        troupeaux de chasse-mouches
& 100 rochers usés par le temps        nul désir
ici à nous harceler        l’éventail seulement
          des états de la matière        en quoi tantôt
pierre & tantôt herbe        se réincarner

*

Enseveli parmi les livres 3 longs murs
poèmes & romans La vie pensive
& l’aventure Tout à la fois l’ermite
& l’amant & tous les êtres inférieurs
de messieurs de Buffon & de La Cépède
qui bénissent le ciel ou sous la terre grasse
cherchent un instant l’improbable bonheur
Seul au monde & multiple

*

Grand soleil nomade enlève-moi Ma vie
m’est trop étroite Un jardin de curé
où un merle captif écoutant au loin
les oies s’enfuir imagine & se plaint
Trop étroite pour mes ailes de 7 lieues
aux plumes rognées…

*

À la tombée de la nuit les courtisanes
sur leurs patins de bois qui vont en riant
chasser les lucioles un lumignon rouge
& un long bâton pour attraper leurs proies
je ne sais qu’en dire si c’est de la débauche
ou de l’innocence allégorie…

*

Un parfum épais Cacao Criollo À nous
les colonies de palmes de nègres bons
comme avant la philosophie Eldorado
où de lourdes gousses pendent odorantes
dissimulant dans leur moite pénombre
des serpents tachetés férus de morale
& des filles aux seins pointus Qui s’y frotte
devient si faible qu’il en oublie de vivre

Poèmes extraits de Les bains-douches de la rue Philonarde (à paraître, Obsidiane, 2025)

Présentation de l’auteur




Antoine Loriant, provençale

Il t’est un voyageur fidèle qui, loin dans le matin,
boit à la corne de tes yeux.
Et, l’étoile t’hommage,
publie ses pensées sur le sable.

L’exil est une conviction avec laquelle tu nais.
Bête de psaume dans le tintement des cloches
elle danse sa joie avec les épées, là, dans la digue, au-dessus.

Une moitié de lance,
bonne qu’à délirer les aveugles et les marées,
qui, foulée dans ton réveil,
habille chaque coquillage en oracle.

 

Provençale

Carillon dans le bois le feuillage osseux
plein de claquements de langue
saluent le cortège pourpre des étoiles.

Aux murs de l’été, tardives, elles viennent semer la rosée mauve
dans les ombres aux articulations mauvaises
et sur le rêve des marcheurs oubliés.

Sous le marteau de l’azur tombent des coins du ciel des alarmes
et avec le débris fou des pastoureaux.
Les voûtes de plumes abritent encore le secret des légendes perdues et le prix des mythes.

Bruns le jardin et la paille et les heures, humbles, qui somnolent sur les genoux du désastre.
Du vin des tournesols ayant perdu son or, coulé loin dans les astres,
Se tordent les fronts brisés au-dessus d’un matin précoce, oraison de poussière brune.

Cette constellation-là s’ouvre en signe mauvais
et fait bleuir le soleil du soir à l’image des jours anciens.
Le lendemain sombre en silence meurt dans la pierre.

Les larmes du blé viennent peser sur les épaules de la saison pour toucher au soir.
Un éclair rouge court dans les flaques de la nuit,
et un vitrail, là-bas, éclate de mutisme.

Les marcheurs d’omissions

Réduite entre les poings blancs des nuits successives,
Sous la poussière de l’astre lunaire, tour à tour,
le voyageur devient errant et le errant pèlerin.

À la sortie des cercles de leurs feux,
ils guettent dans le loin son visage dissous.
Leur joie chante le pourrissement noir du silencieux,
Chaque jour, avec leurs lèvres.

Des araignées s’encerclent à son cœur,
et ses mots déjà sont gagnés par la viscosité de la soie.
Comme phalènes penchées sur le vide ils viennent confesser leurs aiguilles,
et lui reproche le manque de lumière qu’ils lui dévorent.

Le devance un soupir qu’il ne souvient pas avoir poussé.
Le nœud de ses mains bouleversées se referme sur un orchestre
Dont lui seul suppose la gratuité.

 

 

Jus absentis

Juste au front de la loi,
juste,
les régiments avariés
t’accordent du bas de leurs hivers passage.

Juste derrière le verre du jour,
juste,
celui qui toujours parvient le dernier
aux quatre coins du sang, la forge.

Sans mots ce qui monte de la vie,
sans mots.
Les sépultures en file se passent la laine
gardée dans le coffre bleu de leurs bottes.

Tu jettes tout au feu de forge
juste.
Où gonflent les rivets d’or dépareillés
tu frappes et démontes et laboures l’héraldique mordu à blanc.

Ta main glisse juste entre le sommeil et l’enclume,
juste.
En vain tu t’es promis des armes contre le temps
Et les régiments te saluent de sous le charbon.

Sans mots ce qui monte.
Juste.

900 secondes et quelques kilomètres

Aux sommets du doute, nous glissions sur la pierre fendue de lumière.
Carburant d’ozone, le souffle pris dans un air à défaut sur un pur à vibrations de vaste.
Cible des couleurs polymères, soleil contre-soleil
Comme un éclair frappant la neige.

Un langage                                             - soupir
                                   de brandons                               en feu

Fusillant nos ombres contre l’enclume des duvets               mauves-
bleus,
                        fourrure des montagnes

L’odeur hachurée des convulsions […]

L’œdème-faisceau, rasant à fleur de silence l’oblique de la lande. C’est la fatalité de notre poussée qui nous devance et nous attend. Nous portons son action en nous, et malgré nous.

Nous ne croyons plus en son alignement parfait avec la limite de notre monde. Nous élisons son souvenir afin de pouvoir en parler sans jamais l’aborder.

Les freins amorcent la descente, et nous devenons les dolents de la cible.

Présentation de l’auteur




Grégory Rateau, Le Pays incertain

Grégory Rateau : du doute à la permissivité

A la recherche du fil de des­tin, Gre­gory Rateau reçoit ou cueille tout ce qui lui tombe des­sus. Reste à sa poé­sie de le trans­fi­gu­rer — du moins le regard qu’on porte là-dessus. Dans ce livre, comme tou­jours, un tel auteur est Le révolté. Il demeure celui qui tient dans les cou­loirs (par­fois cras­seux) du monde. Surjoue-t-il ses pos­tures ? Non ! Il nous appelle à la « confré­rie par défaut » de ceux qui logent au sein même de leur détresse.

Mais après tout c’est se refaire une santé ou presque. Même si les pierres nous tombent sur la tête. Mais — et comme le rap­pelle Pré­vel en exergue de ce livre — elles peuvent retom­ber « à mes pieds avec un bruit sans écho. Mais je les garde avec la terre qui leur ser­vir d’empreinte ». Pas de Ouille ! donc. Mais du sang existe entre la pierre et le sel de la terre même si la lapi­da­tion n’est pas un rite absolu. Quoiqu’ ici ou ailleurs “les sans-amis” habi­tuels sont tous là, réunis en arc de cercle, moins comme bour­reaux que victimes.
Cha­cun peut néan­moins libé­rer sa tête, lâcher non sa colère mais celle des plus nom­breux qui s’en prennent à leurs mères voire à « une chaus­sette dépa­reillée alors qu’il n’y a plus rien à accor­der. » ans tous les cas, la jus­tice est (mal) faite. C’est l’Onguent du Tigre des sages et des fous join­toyés plus par leurs vices que leur rai­son instinctive.
Mais Gre­gory Rateau fait ale plus beau des ménages. Avouant qu’il « a œuvré en sous-main, d’où puis-je me dres­ser à pré­sent ? », ce paria de nais­sance, affirme que « mon iso­le­ment serait voulu et non un dû ». Il rap­pelle néan­moins  que la ten­dance des socié­tés est de sou­mettre les outils du sym­bo­lique à la domi­na­tion de la quan­tité et du chiffre qui ne manque jamais de reprendre le dessus.

Grégory Rateau, Le Pays incertain, La rumeur libre, 2024.

De plus, la poé­sie per­dant peu à peu la puis­sance qu’on lui avait momen­ta­né­ment recon­nue, tout auteur s’est tel­le­ment éloi­gné, coupé de la vie ordi­naire. Il a de plus en plus de mal à com­prendre sa vraie fonc­tion. Le poète clas­sique, dans ces condi­tions, ne peut évi­dem­ment pas tra­vailler la matière de la société entière. Il est exclu de son usage poli­tique et peut être uti­lisé à des fins contraires à son rôle véritable.
Mais Rateau fait émer­ger la notion de poé­sie brute, celle des inadap­tés. Il évoque le rôle des cha­mans dans de nom­breuses civi­li­sa­tions dites «pre­mières». Il sait plus sur notre huma­nité, ou du moins peut nous en dire plus. Grâce à lui nous n’avons pas encore tout à fait perdu l’idée de la néces­sité vitale de l’altérité, de la ren­contre, de l’étonnement, voire du bouleversement.
Face à la machine ultra­li­bé­rale, l’auteur retrouve des traces de cette néces­sité por­tée par la poé­sie qui résiste à la déshu­ma­ni­sa­tion géné­rale. Reste donc pour lui moins à mimer ses départs, qu’inventer de nou­veaux repères en sortes de poèmes-prophéties indi­gos. Quitte à ce qu’il s’accroche le souffle par­fois lui manque. Mais il en pos­sède  beau­coup dans cette poé­sie aussi hors-normes que les « Can­tos Pisans » de Pound.  Certes pour les deux auteurs — aujourd’hui comme hier — l’apocalypse veille. Mais de vrais poètes res­tent de retour. Urbains ils connaissent nos cités de la peur. Mais après tout la poé­sie devient la piqûre non de rap­pel mais « du baptême ».
Dans le glauque, le chaos et le cloaque quelque chose mal­gré tout se passe. Gre­gory Rateau sans cher­cher du négo­ciable tranche même jusqu’aux pierres. C’est pour­quoi il y a dans un tel livre du “Momo” –enten­dons Artaud aka « Arto ». Comme lui il assume sa dette de sale gosse et sa force d’enragé. Nous pou­vons aisé­ment lui par­don­ner. D’autant qu’un tel livre devient notre bré­viaire, ivre de tous les saints( de Valen­tin à Glin­glin) et sur­tout  Dieu him­self. Dès lors espé­rons  qu’au “pays incer­tain” jaillisse le pays où tout est per­mis. Rateau l’édifie en ordre divin.

Présentation de l’auteur




La poésie au-devant de la pratique. Nouvelles approches du « poétique » au cinéma.

Un cinéma en quête de poésie renoue avec l’approche par la réception de la définition du fait poétique essayée depuis 2013 par Nadja Cohen avec Anne Reverseau1, et au programme alors défini : mettre en avant les discours – examens critiques, écrits de cinéastes, jusqu’aux usages triviaux du terme « poétique » rejetés par la plupart des études – pour ouvrir (enfin) le champ du poétique à de nouvelles œuvres et pratiques cinématographiques. Ce pas de côté que l’on pourrait qualifier d’approche pragmatique signale la volonté de discuter d’abord d’une pratique discursive et non d’une qualité essentielle des films, d’une stratégie critique plutôt que d’une catégorie esthétique : en un mot, d’une rhétorique qui fait du « poétique » non plus un attribut des œuvres mais un état particulier tissé par la relation du public à une certaine qualité et matérialité d’images et de sons.

Outre la confirmation de l’importance de cet axe pragmatique, ce recueil d’articles porté par N. Cohen possède l’indéniable qualité de renouveler le vivier de cinéastes proposé·e·s à l’étude historique et à l’analyse esthétique du « cinéma de poésie ». Nombre d’artistes font ainsi leur entrée à côté des canons du genre rappelés dans l’introduction et encore discutés dans l’ouvrage. Voisin·e·s de Bela Tarr, Sergei Paradjanov, Agnès Varda ou Jean-Luc Godard, d’autres bénéficient d’une salutaire mise en lumière comme la cinéaste avant-gardiste américaine d’origine lithuanienne Marie Menken, mais aussi de jeunes auteurs et autrices comme l’Italienne Marina Spada ou le Français Damien Manivel.

Le livre se présente en quatre parties qui ouvrent chacune un programme de recherches distinct : la première questionne l’étiquette critique du « poétique » (chez les « réalistes poétiques » français comme chez Godard) ; la seconde – via la discussion obstinée de la possibilité ou non d’identifier comme métaphores certaines pratiques filmiques commentées tout au long de l’histoire du cinéma – se penche sur les procédés à l’œuvre dans les films dits « poétiques ». Une troisième partie veut reconstruire « l’effet poétique » dans la tension entre le monde et le regard du ou de la cinéaste (notamment chez Varda ou les néoréalistes italiens), tandis qu’une quatrième interroge les possibles transferts de la qualité poétique de la vie d’un poète vers son biopic (qu’il s’agisse de figures historiques, le Rimbaud de Richard Dindo ou l’Antonia Pozzi de Marina Spada, ou de personnages fictifs comme chez Jim Jarmusch ou Damien Manivel).

Un cinéma en quête de poésie, sous la direction de Nadja Cohen, Bruxelles : Les Impressions Nouvelles, coll. « Caméras subjectives », 2021, 416 p.

Au côté d’une approche esthétique de la question du « cinéma de poésie » dont le sillon (inventorié en introduction) se poursuit dans le recueil, deux lignes nouvelles se dessinent. D’une part un approfondissement de l’approche pragmatique ouverte par N. Cohen et A. Reverseau, interrogeant les stratégies critiques du recours à la notion de « poésie » pour déterminer son efficace lexicale aussi bien que son rôle stratégique dans la sociologie du champ. D’autre part, de manière plus souterraine, une approche matérialiste se dessine au gré de la référence insistante des contributeurs et contributrices du recueil à une « poétique du matériau », à la réalité concrète ou à l’objectivisme, et qui cherche enfin à penser de manière frontalement politique le recours au poétique.

Pour une pragmatique du poétique

Après un tour d’horizon qui rappelle les scansions historiques des relations intermédiales entre cinéma et poésie, tradition majoritairement écrite par des cinéastes (Dulac, Cocteau, Epstein, Deren, Pasolini, Tarkovski, Ruiz...), l’introduction copieuse de N. Cohen fait retour sur l’idée – canonique depuis les formalistes russes (Chklovski, Tynianov) – d’un « cinéma de poésie » caractérisé par sa faible narrativité, par la ténuité du dramatique au profit d’une maximalisation de l’effet (et donc de la prise en compte de son public). Le parcours du livre sera ainsi tendu par ce chemin parcouru, d’une critique intéressée à la définition de l’essence des œuvres jusqu’à la caractérisation du poétique comme effet de réception, porté par le bel idéal d’Éluard qui, dans « L’évidence poétique » (1936), nommait poète « celui qui inspire, bien plus que celui qui est inspiré ». Une même « naissance du spectateur et de la spectatrice » du cinéma de poésie est proclamée, remarque N. Cohen, dans les écrits du cinéaste Andreï Tarkovski, pour qui le public et le cinéaste partagent « la joie et la souffrance de la naissance de l’image ». L’auteur de Stalker, qui donne sa couverture à l’ouvrage, ne concluait-il pas, comme une invite, à la définition du poétique comme d’une liaison : « Nos émotions, nos pensées, ne sont-elles pas toujours comme des allusions inachevées2 ? ».

L’ouvrage ne cantonne cependant pas cette approche à une étude de la réception individuelle des films, et le programme qu’il suit vise plutôt à nouer cette démarche à celle, cette fois collective, de l’interprétation critique du signifiant « poésie/poétique ». Ainsi, après une enquête lexicographique (allant de Man Ray à Pierre Alféri), Jérôme Dutel propose ainsi d’étudier les « ciné-poèmes » du festival de Bezons, réunis en DVD et publiés sous cette appellation par le réseau scolaire Canopé, comme l’exemple d’un rapprochement « spontané » du fait poétique et du champ cinématographique. Certes, plusieurs critères esthétiques se dessinent à la faveur d’une étude surplombante de ce corpus de vingt-et-un court-métrages : la brièveté de la forme (pour des raisons économiques, auctoriales, mais aussi d’intensité esthétique) ; le choix de l’animation ou de l’expérimental (surtout la vidéo) ; le travail sur la langue… Mais, clarifiant bien l’approche préférée par l’ouvrage, « plutôt qu’à chercher dans chacune des œuvres présentées ce qui ferait d’une œuvre cinématographique une œuvre poétique », l’auteur souhaite « avant tout pointer la polyphonie et la polysémie pises à l’épreuve par la volonté de réunir ciné et poème dans une perspective didactique » (p. 47). Mentionnons encore trois autres articles qui démontrent la portée heuristique manifeste d’une telle approche.

En questionnant une œuvre de cinéma établie, et non plus un ensemble réuni ad hoc, Célia Jerjini propose une passionnante enquête sur les relations que Jean-Luc Godard entretient avec le signifiant poésie au cours de sa longue carrière artistique etcritique. En étudiant la relation avec l’équipe originelle des Cahiers du cinéma (Jacques Doniol-Valcroze, Pierre Kast, André Bazin, et surtout Jean Cocteau) et le corpus critique du futur « jeune Turc », l’autrice démontre les rapports que le jeune Godard entretient avec le poète du cinéma Cocteau, parrain de l’entreprise critique par le biais du ciné-club qu’il anime alors, Objectif 49, ou du Festival du Film Maudit de Biarritz qu’il préside la même année. À partir de remarques judicieuses sur le montage par Godard de son propre passé de critique dans le recueil de ses écrits (Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard), C. Jerjini note la discrète mais bien réelle constitution de « JLG » (acronyme choisi par le cinéaste pour signifier la filiation de son œuvre de cinéaste et de critique, selon l’autrice) en poète du cinéma. Elle prend ainsi pour exemple la mise en vis-à-vis de la critique de l’Orphée (1950) de Cocteau et de celle, si décisive pour Godard et notamment pour la réalisation du Mépris (1963), du Méditerrannée de Jean-Daniel Pollet :

Ériger Pollet, cinéaste moderne associé à la Nouvelle Vague, en poète orphique sous l’égide de Cocteau, est, pour Godard, autant un moyen d’assimiler leur approche et de l’inscrire dans la veine d’un cinéma de poésie, que de défendre leurs films respectifs. (p. 65-66)

Cette étude de la « posture d’auteur » du cinéaste que JLG met en œuvre (C. Jerjini parle d’une « attitude de poète ») est encore parachevée par la récente exposition Le Studio d’Orphée, adaptation-installation du JLG/JLG. Autoportrait de décembre (1995) mise en œuvre à la Fondation Prada de Milan à l’hiver 2019-20203, et dans laquelle le cinéaste vieillissant se coule dans les pas de son prédécesseur « exemplaire ». Godard n’est d’ailleurs pas le seul à construire une carrière cinématographique majeure à l’école de Cocteau, et un travail similaire pourrait être effectué à partir de Chris Marker, critique d’Orphée dans la revue Esprit dès 19504. C. Jerjini propose par la suite une étude des mentions du terme dans les discours du cinéaste : on pourrait encore souhaiter que cette étude soit mise en regard de la présence du terme « poésie » dans les films de Godard eux-mêmes, notamment dans ceux où la voix de commentaire est si proche de l’écriture critique du cinéaste (Deux ou trois choses que je sais d’elle en 1967, déjà rapproché avec profit de la poésie de Francis Ponge5, ou bien de la présence de la poésie d’Éluard dans Alphaville en 1965).

Nathalie Mauffrey présente dans une même direction son enquête approfondie de la relation parfois conflictuelle d’Agnès Varda avec l’idée de poésie et de cinéma poétique (l’autrice relate une anecdote parlante à ce sujet, la cinéaste invitant tout artiste à « ouvrir la porte et partir en courant […] quand on entend dire “poétique” »). Malgré cette apparente conflictualité (ou peut-être ce rendez-vous manqué entre la critique et une cinéaste tentant de gagner sa place au sein d’une profession vue comme essentiellement masculine : « n’est pas Marker qui veut » se verra-t-elle asséner), l’autrice démontre la grande productivité de ce terme dans l’histoire critique consacrée à la cinéaste, de La Pointe courte (1954) aux Plages d’Agnès (2007). Certes, il s’agit d’abord d’une certaine férocité vis-à-vis de ses jeux de mots jugés faciles (N. Mauffrey rappelle l’« abri côtier » élu par la cinéaste dans Les Plages d’Agnès), ses « commentaires mièvres », et la forme « mineure » de littérarité que choisit Varda pour entrer en poésie ne satisfait pas les critiques.

C’est par l’image en revanche qu’elle acquiert ses galons de cinéaste « poétique » : La Pointe courte est pour Jean-Louis Bory un « poème en image », Lorenzo Codelli qualifie Mur murs de « poème visuel », Jacquot de Nantes estun « documentaire poétique » pour Pierre Murat et les Plages d’Agnès un « mélange de poésie et de quotidien » pour Stéphane Delorme (l’ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma étant d’ailleurs abondamment cité par les auteurs et autrices de l’ouvrage comme l’un des critiques les plus prolixes concernant la poéticité du cinéma…). Cette étude de cas de Varda permet à N. Mauffrey une conclusion utile à plusieurs contributions de l’ouvrage :

Le cinéma poétique n’est donc pas un cinéma littéraire, […] et lorsque qu’il [est poétique], il l’est cinématographiquement, parce que le regard porté sur le monde par la cinéaste […fait] ressentir la beauté des choses, et que subséquemment le regard du spectateur s’ouvre sur une autre réalité qui éveille son imaginaire. (p. 88)

Dès lors Varda elle-même tient à distance la comparaison avec la littérature, pour favoriser une « cinécriture » défendue dès 1981 (sous le terme de cinémature d’abord, mot-valise de cinéma et littérature) :

Quelque chose qui serait du cinéma et des mots : des images en tant que mots, avec leur signification propre, sans être liées par une syntaxe, un écrit ou une logique, de même qu’en poésie, on utilise des mots en tant que mots, plus que les phrases que forment ces mots.

La poésie compensatoire d’un quotidien prosaïque que pratique Varda est bien celle d’un « style » visuel et artistique, développé comme traduction d’une vision intérieure et volontiers proche d’une référence à l’onirisme du cinéma. Ainsi N. Mauffrey conclut-elle à un véritable « pacte poétique entre regard et style » (p. 99) à l’origine d’un sur-réalisme (« élever d’un ton la réalité ») du film poétique selon Varda : une pratique soigneusement développée « à l’abri » des regards de la littérature (et des critiques).

L’article d’Esther Hallé-Saito propose de décentrer la perspective du cadre français pour évaluer la place que prend le terme « poétique » dans les écrits des auteurs italiens du « groupe Cinema » des années 30-40 (regroupant, comme les « jeunes Turcs » des Cahiers deux décennies plus tard, de futurs cinéastes, tels Luchino Visconti, Michelangelo Antonioni, Antonio Pietrangeli ou Giuseppe De Santis). L’attention portée à cette poétique critique préalable à une pratique formelle et filmique, que proposait déjà C. Jerjini dans son article sur Godard, permet de mettre au jour le « désir poétique » visible dans les manifestes critiques de ces proto-cinéastes.

Ce désir de poésie est lié d’emblée à la question du paysage. Son rôle matriciel est déjà évident dans le projet de film d’Antonioni sur le fleuve Pô (écrit en 1939 mais réalisé finalement, sous le titre Gente del Pô en 1943), qui cherche à opérer un « déplacement poétique », un « tremblement symbolique » (p. 232) à même de transmuer la réalité ethnographique en survivance mythique, proche des films postérieurs de Pasolini, qui louera d’ailleurs le Deserto rosso (1964) du cinéaste pour sa qualité poétique dans sa conférence sur le cinema di poesia de Pesaro en 1965. L’autrice rappelle également la référence, sensible chez De Santis ou chez Pietrangeli par exemple, au « réalisme poétique » français d’un Renoir (que Visconti assiste pour Les Bas-Fonds et Partie de campagne) : pour les critiques, c’est le paysage qui permet au Lantier (Jean Gabin) de La Bête humaine, de s’ « exprime[r] en poésie » Analysant « occurrences et significations », « motifs et enjeux » du poétique, dans le but de croiser ces qualifications à la visée documentaire et ethnographique de l’esthétique néoréaliste, E. Hallé-Saito ne manque cependant pas de signaler ce qui, dans l’usage de ce terme, tient de la « stratégie de légitimation relevant d’enjeux de distinction spécifiques » (p. 215), propices à structurer un champ cinématographique alors en pleine recomposition.

Dans un tel contexte, nous pouvons comprendre la référence à la poésie dans les textes du « groupe Cinema » comme une manière d’affirmer la spécificité d’un réalisme distinct de celui qu’avait déjà revendiqué la génération des hommes de lettres [des années 30 : les auteurs dits calligraphistes comme Mario Soldati]. (p. 226). Le terme, inutile à la reconnaissance du groupe après 1942, n’est plus autant employé – preuve que même le signifiant poésie n’est pas exclu du jeu social et que son emploi est diversement indexé sur l’échelle des valeurs selon les époques et les besoins de reconnaissance institutionnelle.

Du matériau au matérialisme : nouvelles approches

Mais le recueil n’est pas qu’une poursuite de la méthodologie pragmatique de son introduction, et une autre orientation critique se dessine, suggérée par les échos entre trois articles à cheval entre les dernières parties du recueil : le rappel insistant d’une tendance « objective » du cinéma de poésie. « Ceci n’est pas l’histoire d’un poète. Le cinéma utilise le langage des objets » ? ouvre Sayat-Nova (1968) de Paradjanov commenté par Nikol Dziub, tandis que la référence à la poésie américaine objectiviste de William Carlos Williams sature le Paterson (2016) de Jim Jarmusch étudié par Matthias De Jonghe. Enfin l’étude « matérialiste » de la poétique de la cinéaste expérimentale Marie Menken par Bárbara Janicas achève de présenter le matériau comme le souci principal du film « poétique ».

Bárbara Janicas cherche dans son texte à faire tenir ensemble la réhabilitation d’une figure longtemps oubliée par l’historiographie (et notamment l’œuvre maîtresse de l’histoire du New American Cinema, Un cinéma visionnaire de Paul Adams Sitney), sa poétique avant-gardiste reposant sur le travail matériologique du médium filmique « en lien avec l’expérience cinégraphique des années 20 » (Loïe Fuller, Germaine Dulac), et enfin « l’expérience somatique de l’improvisation en danse » explorant les trois « dimension[s] matérielle, expérientielle et corporelle » du cinéma. Participer à la redécouverte de Marie Menken constitue ainsi un acte fort, en cela que sa figure constitue une alternative à la fois au concept de « ciné-danse » de Maya Deren mais aussi à la malheureuse propension des critiques masculins à dessiner une histoire biaisée des mouvements artistiques : « comme si, dans les moments charnières de [l’histoire] du cinéma, il n’y avait eu de place que pour une femme à la fois », Germaine Dulac dans les années 1920 ou Deren dans les années 1940-1960. Sitney lui-même est revenu à deux reprises sur l’absence de Menken de sa première histoire publiée en 1974 (dans la préface à la troisième réédition du Cinéma visionnaire en 2002, mais également dans Eyes Upside Down, en 2008, où il consacre un article entier à la cinéaste6), au point d’en faire une figure matricielle. (Là aussi, comme avec Deren, la compensation de l’oubli ne se fera qu’au moyen d’une valorisation un brin sexiste – celle de la figure maternelle). Cet article constitue donc une louable tentative d’identification de la figure plutôt que de la flouter dans le continuum vague du New American Cinema ou du « cinéma lyrique » de Sitney.

En guise de prolégomènes, B. Janicas identifie deux voies propices à l’affirmation du potentiel poétique du cinéma. D’une part celle, littéraire, de voie d’accès à l’inconscient, à la spiritualité ou à l’onirique (via l’association d’idées et d’émotions) que l’on pourrait qualifier de symbolisme, de subjectivisme et de lyrisme. D’autre part, celle, plus formaliste, qui recourt à des analogies de procédés et de principes de construction (rythme, vitesse, répétition) et qui en vient à « considérer la poésie comme l’âpreté du graphisme visuel de leurs films abstraits » (p. 258). Ce partage, identifié dès les années 1920, reste pertinent dans la seconde partie du siècle. Lorsque Sitney reconstruit l’histoire du cinéma américain (à partir de l’influence post-romantique et de la tradition picturale de l’expressionniste abstrait) en le qualifiant de cinéma « visionnaire » ou mythopoétique, il lui oppose ainsi, quelques années plus tard, une seconde tendance : un cinéma « structurel », propice à l’abstraction, héritier du direct film et du cinéma d’animation graphique. L’éloignement de la tradition lyrique semble alors consommé pour Sitney, mais pour d’autres historiens comme Alain-Alcide Sudre, le cinéma structurel n’a pas coupé les ponts avec la dimension rythmique de la poésie, en ce qu’il tend « vers une formalisation des démarches artistiques qui, contrôlées, à l’instar de la poésie, repose sur un jeu de contraintes décidées a priori7 ». Or, selon B. Janicas, Menken se situerait ainsi très exactement entre ces deux traditions lyrique et structurelle, ce dont témoignaient déjà les seules lignes que Sitney consacrait en 1974 à Menken, où il loue sa « structure rythmique » singulière, et comparait ses films aux Jeux des reflets et de la vitesse (1923-1925) d’Henri Chometteet à l’Étude cinégraphique sur une arabesque (1929) de Dulac. Menken pourrait ainsi être considérée comme une synthèse originale – et peut-être unique – entre l’approche lyrique et l’approche matériologique (« structural/material » dans les termes de Sitney), que l’historiographie avait jusqu’alors considérées comme irréconciliables.

Nicole Dziub poursuit son travail entamé dans le numéro de LhT consacré au « cinéma de poésie » dirigé par N. Cohen et A. Reverseau, et cherche cette fois chez Sergueï Paradjanov une nouvelle manière de reposer la question de l’intrication du poétique et du politique8. Elle trouve chez le cinéaste arménien, et notamment dans son célèbre Sayat-Nova. La Couleur de la grenade (1968) un autre cas d’affirmation par le cinéma d’une « langue mineure » de poésie, comparable au duel entre langue de prose et langue de poésie que Pier Paolo Pasolini dessinait pour son compte dans La Rabbia (1963), puis sous des formes renouvelées dans sa célèbre conférence de Pesaro sur le cinema di poesia de 1965. Mais le projet du cinéaste arménien prend rapidement une direction toute différente, alors que le refuge monacal choisi par le grand poète Sayat-Nova diverge de la poésie enragée du « poète civil » Pasolini, comme le définissait son ami Alberto Moravia.

N. Dziub dresse d’abord une analyse détaillée de la référence au fait poétique chez Paradjanov, qu’elle identifie à une ligne de fuite lui permettant d’échapper au monopole culturel-linguistique russe pour devenir « ambassadeur des cultures “marginales” au sein de l’URSS », « tentant d’échapper à l’emprise de l’homo sovieticus et de résister à l’effacement des passés “nationaux” », ce qui le rapproche d’autres cinéastes soviétiques, comme l’Ukrainien Alexandre Dovjenko et son pastoral La Terre (1930), mais aussi de la défense des socio-cultures ouvrières et paysannes chez Pasolini. Comme chez l’Italien, vanter les valeurs poétiques du cinéma permet au cinéaste de développer un discours « localiste » : « importance de la terre natale, célébration des traditions (notamment païennes), respect des coutumes et des mœurs locales, recours au folklore musical et poétique » (p. 279). Un tel discours est en rupture avec l’impérialisme stalinien et l’écrasement des petites nations qu’entreprend le régime communiste. C’est sur ce duel linguistique, héritier de l’objectif politique souvent laissée dans l’ombre des linguistes du formalisme russe, que N. Dziub propose de fonder politiquement le poétique cinématographique, fermement ancré dans un contexte socio-historique et un discours social déterminés Si le poétique possède alors une vertu politique, c’est peut-être celle proche de la « créolisation » proposée par le poète antillais Edouard Glissant, culturellement plus inclusive que le rouleau compresseur national :

Si Paradjanov s’intéresse à [la poésie de Sayat-Nova], c’est parce qu’elle est celle de l’universelle singularité :si elle tisse des liens entre les peuples, c’est sans pour autant gommer leurs différences. (p. 281)

Cependant, N. Dziub note rapidement qu’une telle poétique devient fatalement « antirévolutionnaire, puisqu’[elle] privilégie la continuité et la répétition au détriment de la rupture et de la nouveauté » (p. 283) « Le poète est celui qui est chargé de sauver la mémoire, d’assurer la continuité, en écrivant, mais aussi en prenant soin des livres… ». La « sacralité du livre » que N. Dziub remarque en notant la superposition difficile d’une logique aristocratique (le poète prophète) et démocratique (l’éducation des masses) offre là encore prise à une confrontation avec La Rabbia et les invocations poétiques d’un Pasolini proclamant que « seule la Révolution peut sauver le Passé ».

La dernière partie du film et du commentaire de l’autrice démontre ainsi la sacralisation à outrance du phénomène poétique, devenu une tentative de respiritualisation de l’art par la parole sacrée. La retraite dans un couvent du poète arménien correspondrait à un désir de « rejoindre le monde des enluminures » identifié à la posture du cinéaste lui-même : « de la même façon, Paradjanov semble vouloir se réfugier dans le monde immatériel mais sacré que construit son film, comme pour se retirer de la Cité communiste. » N. Dziub s’appuie ici sur Qu’est-ce que la littérature ? de Sartre, pour qui « le poète refuse le langage », compris au sens des « mots de la tribu » vilipendés par Mallarmé, pour montrer que le retrait du monde public de l’utilité […] interdit au poète toute ambition politique, toute action sociale – bref tout engagement. En d’autres termes, recourir au poétique, ce serait s’exiler volontairement de la Cité. […] On est donc bien loin, ici, de la conception vertovienne du cinéma de poésie : si pour Vertov, il s’agissait de lutter contre la logique narrative “bourgeoise”, pour Paradjanov, pratiquer un cinéma poétique, c’est se soustraire au matérialisme pragmatique et à la toute-puissance du politique propre à la Cité soviétique. (p. 284-285)

C’est donc en un sens double sens que N. Dziub peut proposer en conclusion l’antagonisme : « Poésie contre matérialisme » (p. 288). D’une part, l’analyse conclut que la dimension politique du cinéma de poésie de Paradjanov peut être interprétée comme « négative » puisqu’elle « il invite au désengagement ». N. Dziub y perçoit tout de même in fine une vertu politique : « thématiser la poésie et mettre en scène des poètes » permettrait déjà de se libérer de l’omniprésence du politique que met en œuvre le monde soviétique. La poésie alors serait fondamentalement un refuge contre « le politique » dans son ensemble, entendu comme une bataille déjà perdue contre ce que N. Dziub dénomme le « matérialisme pragmatique » de l’État soviétique omniprésent (désignant ici un dévoiement de la philosophie politique issu du matérialisme scientifique). Mais pour parvenir à cette conclusion, l’autrice aura néanmoins dû mettre en place elle-même, et avec un profit substantiel, une grille d’analyse « matérialiste » à même de fonder sa propre interprétation du cinéma de poésie. Cet article permet ainsi de mettre au jour à fois le caractère rétif de la poésie à être envisagée sous l’angle d’une analyse matérielle et politique, mais en même temps, dévoile la grande pertinence d’une telle approche – y compris chez des auteurs non-révolutionnaires, où le poético-politique a souvent été cantonné (on pense à l’importance donnée par Didi-Huberman à Godard, Pasolini ou même à Brecht).

Une approche matérielle et/ou matérialiste serait ainsi possible malgré les refus du film poétique lui-même, comme le démontre à son tour l’article de Matthias De Jonghe consacré au film de Jim Jarmusch Paterson (2016). Celui-ci questionne en effet frontalement le potentiel démocratique de l’écriture en amateur que pratique le protagoniste éponyme du film et dessine la carte des influences du film jusqu’à la poésie objectiviste américaine. Certes, à première vue, les potentialités politiques ouvertes par le film ressemblent à la « résignation » et au refus du monde social dont Sayat-Nova faisait le constat à la fin du film de Paradjanov. L’écriture de poésie y est en effet décrite comme un « secret » bien gardé dans l’intimité d’une vie, permettant de préserver la sérénité de celui qui pourrait autrement apercevoir que sa situation existentielle ressemble bien à l’aliénation « minutieusement programmée par les innombrables ramifications, notamment idéologiques, de l’hypercapitalisme globalisé » (p. 339). À cet égard, Paterson relègue « soigneusement » hors du cadre la situation sociale de l’espace urbain qu’il prend pour chronotope. M. De Jonghe note cependant, à partir d’une esquisse convaincante (malgré les dénégations répétées de l’auteur persuadé de manquer son objet !) de la biographie artistique de Jim Jarmusch, les fondements idéologiques de l’acte de création selon le cinéaste. Sa passion du bricolage et de l’horizontalité de la pratique créative désamorce l’idéal romantique du génie, et s’approche de la « poésie du dimanche » (Jan Baetens) de son personnage. Cette conception est très proche du poème de William Carlos Williams dont le film reprend le titre et l’ambition : tracer la ressemblance entre l’esprit d’un homme moderne et la ville (« the resemblance between the mind of modern man and a city »). Son programme esthétique aussi : pas d’idées, sinon dans les choses (« No idea but in things »). « Tout peut servir comme matériaux, tout… même une liste d’épicerie fine », comme l’écrit Williams dans son poème Paterson. Jarmusch, du reste, ne dissimule pas ses emprunts à la New York School de la poésie américaine (outre Williams, citons les poètes « objectivistes » Frank O’Hara, ou Ron Padgett), dont il déclare même souhaiter être considéré comme un « équivalent cinématographique » (p. 351). 

Le trait principal de cette poésie, rappelle M. De Jonghe, serait de sauvegarder ce qui constitue la valeur princeps du poétique (elle en est peut-être son adaptation à l’heure de l’aliénation des travailleurs et travailleuses dans les sociétés post-capitalistes) : la liberté – d’écrire ou de ne pas écrire, du moment de l’écriture, de la publication, du thème et du sujet. Paterson serait alors la mise en scène de ce « poétariat » théorisé par Jean-Claude Pinson, classe socio-littéraire issue de la « dominicalisation » de la pratique artistique, et qui correspondrait à un moment important de démocratisation de l’écriture littéraire : désacraliser et rendre commun sont les enjeux principaux du poème moderne selon les objectivistes, opérant une profanation de la sacralité artistique héritière du xixe siècle. Cette « multitude créatrice, avatar contemporain du prolétariat et du précariat, qui concilie d’après lui son impouvoir dans le domaine social et sa détresse économique avec une inventivité débrouillarde de tous les instants » (p. 362) serait le nom de la « résistance passive » qui s’organise dans la pratique amatrice, dont le but politique – certes modeste – serait la « déprise de la grandeur » (Pinson). Son efficace poétique, que M. De Jonghe déduit enfin des théories des formalistes russes et de la célèbre définition de la poésie désautomatisante de Viktor Chklovski, aurait pour visée une rénovation de la capacité attentionnelle : « abaisser les seuils de perception pour se rendre sensible à ce qui, d’ordinaire […] échappe à l’appréhension » (p. 355), « déjouer et dépasser l’aliénation associée au sentiment d’un retour abrutissant du même » afin de « rénover la sensibilité » et même de « cultiver une forme de conscience » pour « répondre à la crise de l’attention » du monde occidental.

Ici, plus que jamais, l’enjeu du poétique prend une dimension socio-politique, anthropologique presque : il est le nom du développement d’une technique de « résistance », un déploiement de stratégies individuelles en réaction à une mutation socio-politique généralisée. On reconnait ici les thèses défendues par Yves Citton (Pour une écologie de l’attention) que M. De Jonghe cite de concert avec l’historien de l’art et théoricien des media américain Jonathan Crary (7/7. Le Capitalisme à l’assaut du sommeil). Ces références sont le signe d’une tentative de dépassement du littéraire au profit d’un questionnement d’un « poétique » haussé (ou dégradé ?) au niveau matériel du politique. Au terme de l’analyse du film cependant, l’impression est là encore ambivalente tant le gain politique ne semble pas dépasser l’ordre du micro-politique. La matière poétique de l’œuvre sert à accréditer l’idée d’une résistance individuelle du poète, loin des passions politiques collectives que d’autres cinéastes, eussent-ils été à l’étude dans ce recueil, auraient permis de figurer.

***

Les deux termes, pragmatique et matérialiste, qui s’imposent à l’évaluation des nouvelles directions critiques esquissées par ce livre, signifient bien le renouvellement des enjeux qu’il opère. Tournée vers l’action et vers le monde, la critique contemporaine se déprend peu à peu de l’approche formaliste et essentialiste qui lui avait longtemps servie de programme de recherche (via la référence répétée à Jakobson notamment) pour chercher hors du livre ou du film les enjeux et les effets du poétique. Via l’intérêt constant pour l’enquête spectatorielle ou pour la signification socio-politique de l’acte poétique et de son usage critique, les essais rassemblés ici dessinent un stimulant dé-cloisonnement du poétique de la chose littéraire, et « branchent » – selon le mot deleuzien – délibérément la poésie de cinéma sur son dehors.

 

Notes

1  Voir Nadja Cohen et Anne Reverseau, « Qu’est-ce qui est poétique ? Excursion dans les discours contemporains sur le cinéma », Fixxion, n°7, 2013, p. 173-186 ; « Un je ne sais quoi de “poétique” : questions d’usages », Fabula-LhT, n° 18, « Un je-ne-sais-quoi de “poétique” », avril 2017.

2  Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, traduit du russe par Anne Kichilov et Charles H. de Brantes Editions Philippe Rey, 2014 [1984], p. 28-30.

3  Occitane Lacurie et Barnabé Sauvage, « Portrait de l’artiste en Toutankhamon. À propos du Studio d’Orphée de Jean-Luc Godard », Débordements.

4  Dans le numéro d’Esprit de novembre 1950, on peut notamment lire cette définition du poète en « appareil enregistreur » : « On sait l’importance que Cocteau attache aux ondes, aux signaux, à tous les moyens de révélation mécanique. Le poète apparaît souvent chez lui comme une sorte d’appareil enregistreur. Et sans doute considère-t-il la caméra comme une machine à multiplier, à aiguiser les sens, une lampe à rayon X qui révèle davantage ce qu’on lui livre, un outil pour surprendre les secrets. “Les surprises de la photographie” était un sous-titre du Sang d’un poète, où Cocteau, “pris au piège par son propre film” mettait sur le compte du discernement de l’appareil la révélation de son visage à la place de son héros. » (p. 694-701).

5  Sam Di Iorio voit par exemple dans le film de Godard « un des premiers essais pour s’approprier certains aspects de la pensée pongienne au cinéma. » Voir « Ponge et Godard : deux ou trois choses », dans Jean-Marie Gleize (dir.), Ponge résolument, ENS Editions, 2004, p. 193-203.

6  Paul Adams Sitney, « Marie Menken and the Somatic Camera », Eyes Upside Down: Visionary Filmmakers and the Heritage of Emerson, Oxford University Press, 2008, p. 21-47.

7  Alain-Alcide Sudre, « Structurel (film) », dans Alain Virmaux (dir.), Dictionnaire du cinéma mondial, Éditions du Rocher, 1994, p. 338.

8  Nikol Dziub, « Le “cinéma de poésie”, ou l’identité du poétique et du politique », Fabula-LhT, n° 18, « Un je-ne-sais-quoi de “poétique” » », avril 2017.

 

Première publication de cet article :  Acta fabula, https://www.fabula.org/revue/document13534.php




Jacques Sicard : Opus — Jim Jarmush, , Permanent vacation, Quentin Tarantino, Once Upon a Time… in Hollywood, Jacques Rozier, Adieu Philippine, Arnaud Desplechin, Roubaix, une lumière

Jim Jarmush, Permanent vacation.

Une fois le chant désenchanté, reste la chanson. C’est, de Jim Jarmush, Permanent vacation.

John Lurie au saxophone alto casse entre ses lèvres des brindilles de bois dur, de chaque morceau claque une étincelle. Son nom d’Ayler dans Manhattan bombardé – clin d’œil intellectuel, et pourquoi non ?

The dance scene, Permanent vacation de Jim Jarmusch.

 

Le jeune Aloysious Parker vaque d’ici à ici d’un quartier de New York dévasté par l’économie. Parce que ces ruines à gaspards ne sont plus un endroit où socialement quelque chose a lieu, elles ressemblent, du moins est-ce ainsi que je les vois, à une salle de cinéma, en ses fauteuils de parfois grand inconfort l’esprit se divertit, aucun mystère ne s’y célèbre, on ne sacrifie à aucun rite, rien n’appelle à la communion, la tête phosphorescente se détourne de l’immonde religiosité des sociétés humaines.

Christopher Parker dance on music of Earl Bostic, Permanent vacation, Jim Jarmusch.

Permanent vacation. Vacance est un nom de jeunesse, c’est un état de disponibilité si intense qu’il décourage l’invite. On la voudrait durer jusqu’à la nuit. Ce plus tard, dont on cherche la dispense, où vieillir sera ne plus cesser d’habiter la vie réelle.

John Lurie joue du saxophone, dans Permanent vacation de Jim Jarmusch.

 

 

Quentin Tarantino, Once Upon a Time… in Hollywood

 

Dans Once Upon a Time… in Hollywood Quentin Tarantino expose l’envers du décor de l’usine des Studios à la fin des années soixante. Il documente la réalité. On y voit ce que chacun plus ou moins sait, à savoir des rapports sociaux qui sont des rapports de force d’appartenir aux rapports de classe, le travail difficile des acteurs (et de tous les professionnels), l’humiliation dont ils sont l’objet surtout dès que le déclin s’annonce, humiliation favorisée par leur faiblesse morale et par leur médiocrité intellectuelle – tout cela exaspéré par le changement de pouvoir industriel déterminé par l’avancée de la télévision.

Scène de fin, première partie, Once Upon a Time in Hollywood, Quentin Tarantino.

 

Comme nous sommes dans la réalité, la forme filmique a moins de grâce, le rythme ne va pas sans une irrégularité cahoteuse, la lumière n’épargne la laideur ni les rides.

Seulement voilà, dans cet envers-là, l’assassinat de Sharon Tate n’existe pas…

Avec pour conséquence de changer l’envers du décor ou la supposée réalité en fiction et, par vases communicants, l’endroit du décor, là où l’œil sniffe les bords du cadre de l’image animée comme des lignes de coke, en réalité pure et dure – pour la raison que dans cette dimension, au cours de la nuit du 8 au 9 août 1969, au 10050 Cielo Drive de Los Angeles, trois membres de la famille Manson massacrèrent la femme enceinte de Roman Polanski et ses amis.

Brat Pitt meets Pussycat, Once Upon A Time in Hollywood, Quentin Tarantino.

 

Le passage de l’envers à l’endroit se fait lors de la tuerie finale dans la villa de l’acteur Rick Dalton : le mouvement retrouve sa fluidité, le montage son inventivité.

D’où la conclusion suivante : la barbarie est garante de la réalité des films.

Un souvenir vient à l’esprit : dans les années cinquante, des cinéphiles appelés mac-mahoniens, du nom de la salle ayant leur préférence, défenseurs des œuvres de Losey, Lang, Preminger et Walsh, l’un d'eux, Michel Mourlet, contribuant parfois à Défense de l’Occident, affirmait que par esprit de cohérence l’amour du cinéma américain conduit à l’amour du système qui le produit, parce qu’il est impensable sans lui.

Bande annonce de Once Upon A Time in Hollywood, de Quentin Tarantino.

 

Un souvenir en appelant un autre : dans le fragment réalisé par R.W. Fassbinder pour le film collectif L’Allemagne en automne, réalisé à la suite de la mort par suicide aidé en prison de Baader, Ensslin et Raspe, sa mère avec laquelle il se dispute, lui confie qu’elle serait pour un pouvoir autoritaire… qui serait bon, aimable et juste.

Ajouter, enfin, cette sublime nuance : la réalité des films, qui influe sur la réalité du spectateur, est, elle, inspirée de Rosa Luxembourg, Anarchie ou barbarie.

Quentin, tu nous en racontes de belles !

Interview de Quentin Tarantino, à propos de Once Upon A Time in Hollywood.

Adieu Philippine de Jacques Rozier

Les films de la Nouvelle Vague eurent le tropisme du Sud. C’est bien étrange.

Les cinéastes de ce mouvement informel, qui n’avaient eu de mots assez durs contre le nihilisme mis en œuvre dans les productions du cinéma de qualité-française, furent fascinés par le crâne humain que sur la terre projette le soleil en ce lieu géographique. Leurs récits n’ont de cesse de quitter les rues brouillonnes du Nord pour rejoindre ou plutôt fuir littéralement vers les rives de la Méditerranée. Chemin faisant, au contact de la luxuriance des couleurs, ils se romantisent - puis s’attristent, car le sud, c’est la mort. La sécheresse, la pauvreté, la brûlure. La lumière y a une odeur de soupe chaude sur le feu et le décor y éprouve la défaite de ses traits.

Jacques Rozier, qui préluda à la Nouvelle Vague, voyage aussi vers le Sud. Où il se sert de l’aspect modal des mélodies corses, de leur insistance sur un son, pour troubler l’inconscience de ses deux « Philippines » – lorsque l’on devine que le rouge monte à leur front, lorsque les demoiselles comprennent que ce qui appelle le jeune appelé du contingent, c’est la mort de l’autre côté de la mer, à ce moment-là, et le bateau s’en va, la flûte en roseau du Maghreb remplace le chalumeau taillé dans le figuier du maquis.

Roubaix, une lumière 

Arnaud Desplechin filme le malheur comme un mystère religieux – dont la signification est immanente, c’est-à-dire existentielle et sociale, rien moins que mystérieuse.

Il décompose en tableaux de pitié silencieuse les visages – qui sont comme front à front avec nous, même de profil, ils regardent à travers nos peaux. Lenteur cérémonielle – lenteur de l’irrémédiable. Lumière d’un doré laineux – que les corps glacés ainsi saisis ignoreront jusqu’à la dernière seconde, ils ne sont pas de son duvet. Bienveillance maternelle des voix, entrecoupée des éclats paternels du loup – mais il n’est plus de chaperon rouge ni de fable, la beauté ne peut rien, l’enfance est une trahison : sa proximité avec la nature en fait un concentré de faiblesse, ce qui aide à comprendre la révolte de l’homme mûr empoisonnant les eaux, polluant l’air et le feu partout, où que se tournent les yeux.

Affiche du film Roubaix, une lumière.

La voiture de police les amène, le film s’achève. Les deux jeunes femmes, que Desplechin a livrées à un sentiment d’impuissance où prend figure la folie meurtrière, n’ont plus que quelques minutes à passer avec nous. Comme moi qui n’ai plus que quelques années à vivre. Aimeraient-elles les consacrer à les regarder passer ? Mais est-il possible de regarder passer le temps ?

Jacques Rozier, Adieu Philippine.




Pablo Poblète, Lettre amie à une amie

 

Attends-moi, que j’arrive, je ne suis pas trop loin
et ta peine est trop près de moi pour que je puisse t'abandonner
ce qui signifierait m’abandonner moi-même.
Attends-moi que j’arrive avec de la couleur et de belles paillettes pour jouer aux clowns
et aux cracheurs de feu
dans le festival de la belle et dérisoire et trompeuse
et humoristique vie !
Celle qui nous met au monde pour parcourir et surmonter le plus grand défi, le monde,
notre monde qui me verra un jour m’endormir en Paix, dans un monde toujours sans
Paix.
Ô grand théâtre au ciel d’étoiles furtives !
Extraordinaire spectacle universel !
Nous allons jouer à nous déguiser de jour ou simplement de nuit,
nuit de masques moqueurs et tendres, mélancoliques, mystérieux
ensorcelant notre conscience ensoleillée entre danses et feux d’artifice dans un rite
d’amour à la terre et au cosmos fusion intérieur de goutte sacrée qui glisse par la force gravitationnelle de la pensée
auto baptisée « Larme constellée »
Attends-moi, cœur fragile, fine feuille naissante, attends-moi, je t’amène quelques fruits
de ma lointaine terre natale,
un morceau de neige éternelle de la cordillère des Andes, un bateau à voiles rempli
d’épices qui s’appelle « La valse du paradis »
et une lune inventée et fleurie de «*copihues» par des autochtones austraux tatoués par
les craintes au territoire "De ne plus être "
terre fertile née d'adorations inconnues d’un peuple de Foi, nourrit d’espoir.
Tu verras quelques rayons d’un crépuscule austral au fond de mes yeux et de mes
cernes de peuple ancestral, un reflet d'aiguilles dans le corps d’un impossible, rendu
visage d’ancien enfant
qui a su se battre pour exister au milieu de l’agression de l’inexistence.
Je sais que mes cadeaux ne répondront pas à tes interrogations issues du grand volcan
qui est l'esprit de vivre chaque instant avec des minutes englouties par tant
d'incompréhension de soi et des autres.
Je voudrais te dire que j’ai appris l’alchimie de transformer ma douleur originelle en
musique d’un beau rêve à moi pour communiquer avec des oiseaux sourds aux ailes cassées.
J’ai appris à transformer ma plaie ouverte en fleur fraternelle.
Ensemble nous irons visiter, toi et moi l’innocence, celle que j'ai perdu dans les
labyrinthes d’un temps capricieux et celle qui a percé mon âme reflet de ton âme.
Nous avons toi et moi, encore du temps a donner avec nos mains si jeunes et si
anciennes, un petit émerveillement de vie,
pour ceux qui ont oublié de chanter la vie.
Toi, tu iras bercer les nouveaux héros blessés et moi, j’irai à la vendange à sucer les jus
divins des vignes bénies ou peut-être, j'irai à la récolte des olives penchées en haut des
nuages.
Tu me raconteras combien de temps tu as mis pour réussir à ouvrir tes yeux, moi, je te
raconterai combien de vie j’ai vécu pour apprendre à ne pas m’étouffer de mon propre
souffle libéré.
Combien de chemins inextricables entre le bien et le mal j’ai dû traverser pour arriver à
écrire ces mots fraternels d'amour universel que je t’écris aujourd'hui en étant bercé
par l'océan de l’île de la Guadeloupe en pensant à toi et tes jeunes ténèbres.
N’oublie jamais, ma jeune amie,
là où existe l’obscurité, existe forcément la lumière.
Continue à marcher ! Ne regarde plus en arrière
Avance ! Avance vers ta lumière!

*** Copihue, fleur nationale du Chili.