Valéry Molet, Extrême limite de la nuit suivi de Sept notes d’accompagnements de Jean-Pierre Otte, Anne Barbusse, Terra (in)cognita, poèmes sous couvre-feu

Valéry Molet, Extrême limite de la nuit suivi d'annotations pour perpétuer l’apéritif, Jean-Pierre Ottte, Sept notes d’accompagnements

Gnostique oublié de son âme (ou presque) , Molet parie sur son corps estuaire est l’estran de ses désirs mais là « Où l’être pue la vague / L’être est un cochon qui grogne Succion à quatre pattes ». Mais par delà de ses amours et de ses poèmes fait des sortes de comédies musicales où « Nessuno mi pettina bene / Come il vento », si l’on en croit l’inscription sur les marches de la galerie nationale D’art moderne à Rome. 

Aimant parfois de jouer la fripouille du cœur la géographie de ses rives lui échappe  entre Paris, la Bretagne, l’Italie pour chercher le bonheur physique parfois en effet de  chute ou de promesses. Dans ce livre existe un face à face entre l’auteur et Otte. Mais celui-ci écrit ses prolégomènes  è l’amour qui entraine à l’objectif : « l’être substantifie sa dérive dans son contraire ». Molet en multiplie contraintes et situations même si le désamour reste car « è pericoloso spergersi ». Mais il ose des figures de style et « trampolinant » sur des matelas de service.
Bref les cœurs bringuebalent en de bonds ardents où les choses dites du sexe s’emmêlent. D’où parfois des leçon de mécanique décrassant les ténèbres même si parfois jusqu’à « la grivèlerie est un acte d’amour » pour raison d’ivresses là où la douleur y est parfois. Mais tel un antipodiste Molet ose l’effort musculaire dans l’amour en jou(isiant avec l’élue comme des enfants jusqu’ai bout où les embrassades s’éteignent. Dans ce livre le passé n’est pas simple. Mais la présent conditionnel.
Dès lors la finition de l’amour exact n’a pas de définition car il existe tant à dire. Molet ne s’en prive pas,  braqué sur ses objectifs multiples mais inutiles dans la subdivision. Parfois au fil du livre et parfois à celui du cœur  «  Il n’y avait que toi et moi dans l’à-peu-près » mais ce n’est pas en raison d’en faire batailles ou horions enchaînés.
Et d’une certaine manière l'ami fidèle de Otte garde la main verte en amour même s’il est désormais  moins jeune que dans ses premières courses. Parfois hirsute, toujours  affectueux et les lèvres non uniquement  humectées d’une gaufre car il n’est jamais célibataire des baisers d’une brune. Bref c’est un chevalier guignant des corps sages mais surtout le lys de leur vallée.

Valéry Molet, Extrême limite de la nuit suivi de Sept notes d’accompagnements, Jean-Pierre Ottte, Edition sans Escale, 86 p.

Et si parfois deux amants ressemblent à des paires de claques, ils cultivent le vice sans fin d’une vie idoine. Dieu en est témoin. Enfin presque. Mais c’est pourquoi  face à la déité il invente une langue péninsulaire de soutiers et «  ses rires craquaient comme des abeilles grillées, » là où plaisir et déception vaquent en diverses confluences en faux cadavre exquis qui excluent toute régularité écœurante des épluchures du quotidien.
Les genêts fleuris et des fougères cramoisies crée un hôtel estival aux histoires de peau et de foulées où l’amour devient le chantier de lévitations. La règle est la suivante : ne jamais l’éviter.

∗∗∗

Anne Barbusse l'intransigeante

« Dans la vallée du Rhône fument les centrales nucléaires et tournent les éoliennes. » entame le périple de temps (avec bon nombre de retours) pour rejoindre « L’avènement des herbes criblera les marais de touffes outrecuidantes » après  le ravage endémique  du Covid jusqu’à la mer qui ravale ses vagues et roule l’écume sur les galets ronds. Elle passe désormais bien loin des prairies qui s’allongent là où elle portait des masques FFP2. Elle tente de s’accrocher au soleil comme au bout des pales tournantes ou sur des quais et leurs murmures de la société post-industrielle qui menace de s’effondrer.

 Luttant contre l’intempérance, le long des routes elle s’accroche à des arbres chétifs mais  s’échappe aussi sur les rails parallèles du train s’enfonce dans les villes de province. Cela remonte à ses vingt ans, à sa vie parisienne et les banlieues quadrillées de lotissements. Dans ce livre L’auteure multiplie ses « choses vues » en déplumant tout effet de métaphore face au virus qui a encore  d'aplomb . Mais dans ce monde-là il  faut s’échapper par le haut, « pour ne pas chuter tout en bas du monde. »
 
 Certes des « maisons incolores parachèvent l’inconsistance » désormais des s absences des saisons. Mais quelque chose avance. Et ce  pour saluer au besoin l’irrévérence de Godard : « il n’est pas encore mort et la gare de Lyon a presque même salle des pas perdus, seules les nouvelles du monde ont changé ». C’est donc tout ce qui reste dans ce qui tient ici d'une célébration délétère mais aussi un rituel de convenance face a ce qui nous a abasourdi et sonné lors de la pandémie.. Volontairement neutre un tel langage nous sonne.

 

Anne Barbusse, Terra (in)cognita poèmes sous couvre-feu, éditions unicité,  2024, 170 p,, 15 E

Face à l’horizontalité de son étendue la peine, c’est en quelque sorte une possibilité d'échapper aux dupes du non dupe. Anne Barbusse les souligne mais espère se plonger encore vers le rêve et le ciel.  “Aux graminées encore de dessiner des jardins de curé, ne plus octroyer les mondes” écrit-elle, histoire de sauver le monde ou ce qu’il en reste face aux excès les plus nocifs. Et si l’auteur, pour avancer, ajoute "ne cueille que les chiffres de la pandémie", elle espère des plages loin des hommes transitoires et des mouettes furieuses. Le tout avec sobriété et endurance.

Présentation de l’auteur

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Gérard Pfister, Autre matin suivi de Le monde singulier

Parole et naissance

Écrit au Lac Noir entre 1990 et 1993, repris et achevé en 1996, Autre matin constitue le dernier opus du cycle intitulé Sur un chemin sans bord. Si quelques-uns de ses textes ont paru dans des revues, il est pour sa plus grande part inédit.

Le texte final, Le monde du singulier, a été écrit en décembre 2023. Il éclaire a posteriori la démarche du cycle entier qu’il clôt et de ceux qu’il annonce », nous dit l’auteur lui-même.

L’épigraphe (Je te fixe dans les pupilles / jeune clarté / la gorge nouée) est extraite du seul volume du poète Leonardo Sinisgalli publié en France de son vivant, en 1979, dans la traduction de Gérard Pfister.

Les poèmes sont répartis en cinq temps en quête d’une « autre clarté » et dans un chant livré à l’ouvert au moyen d’une poésie libre où le distique est roi. 

Celui-ci rappelle Le temps ouvre les yeux publié en 2013. Dans ce recueil, à la suite de l’ouvrage précédent, Le grand silence publié en 2011, la marche continue, aveugle, et il n'y a « rien d'autre / à dire  / que l'évidence », à savoir, sans doute, la poésie elle-même. (Grâce au regard du temps, on entre dans " l'ouvert ", celui dont parle Rilke et qui est donc de nouveau évoqué ici.) L'économie de moyens de la phrase unique composée de distiques très brefs est là déjà au service, cette fois, de neuf chants.

Une spiritualité s’entrevoit dès l’incipit d’Autre matin (Roger Munier voit en Gérard Pfister, dit sa biographie, « le poète de la métamorphose spirituelle au sein du monde… »). Elle sous-tend tout un univers décrit dans un réalisme délicat.

 Gérard Pfister, Autre matin suivi de Le monde singulier, éditions le Silence qui roule, 2024, 96 pages, 15 €.

Ainsi des champs lexicaux comme celui de la lumière, des fleurs, des maisons ou, à l’opposé, des pauvres et des morts. La finitude est en effet consubstantielle de la vie et la mort, comme la pauvreté et la souffrance qui tous font partie de la vie.

Et quel fut, Silésien, ton art
que coudre pièce à pièce

des peaux mortes
d’une aiguille invisible…

et l’aigre odeur
que les outils noircis, sans gloire

dans l’étroite échoppe du cordonnier

Ces vers font soudain référence à Jakob Boehme, théosophe de la Renaissance, le cordonnier (mot qui fait chute) de Görlitz.

Puis le volet II s’ouvre sur le réalisme poétique précédemment évoqué et interrompu dès le deuxième texte par une invocation à la « présence invisible » pour celui-là seul que nous avons et dont nous retrouvons la voix dans « le silence dévasté de notre cœur ».

De le même façon que le volet II le volet III reprend l’idée d’avant, le silence, qu’il développe au milieu encore de la lumière, celle de l’automne juste avant la blancheur de la neige qui fait attendre l’été. En attendant « l’eau royale » qu’est la glace et qui se définit ainsi :

par tant de pureté
mille gouttes invisibles vivifiantes

 tremblantes dans le souffle à chaque instant

Et déjà un quatrième temps arrive, toujours léger et concis ; il nous offre le bonheur d’une marche panthéiste et rédemptrice qui ne se souvient que du parfum :

ne reste aucune pierre
sans louange…

dans un autre matin

C’est alors que l’évocation finale éponyme du titre représente l’espoir lui-même d’une naissance nouvelle dont le mystère est indicible. Et pour la présence encore magnifiée il n’y a qu’un « art » celui de « l’écoute ».

Le volet V fait perdurer cette conscience d’une naissance dans « Cet instant d’hiver profond et pur ». Et l’apparition d’ailleurs seule compte puisque « les traces sur le sol / déjà ne sont plus rien » ; mais la parole elle-même est nouvelle née comme le clame le dernier vers du second poème. Va-t-elle l’emporter sur la mort qui est là évoquée douloureusement ? Les éléments déjà comme l’eau et le vent ont leur rôle purificateur dans le mystère encore. Grâce à eux intervient une nécessité : « un seul / un innombrable chant ». Et c’est à la neige que, très poétiquement, le narrateur confie le rôle de « l’imiter ».   

Le monde du singulier, dont de longs versets récents occupent les deux dernières pages du recueil, fait la lumière sur l’ensemble du cycle réalisé par Gérard Pfister. Il annonce une fois encore - et ce seront ses derniers mots - « un autre matin ».

Si ce dernier texte réitère l’importance du langage c’est pour dire celle du chant qui n’est que celui « des noms propres oubliés ». Suit une réflexion sur la précarité des choses, la mémoire et le temps dont nous avons voulu effacer l’éphémère. Il nous reste les mots mais aussi l’écoute attentive du « toujours unique », du « partout singulier ». En effet « chaque chose est une lumière, chaque chose une nuit.»

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Béatrice Machet, Rafales

Au cours de ses récents voyages aux Etats-Unis, Béatrice Machet a effectué six marches sur les plages du lac Michigan, dont quatre au nord de Chicago et deux à l’est de Chicago. Elle a commencé son parcours en début d’hiver sur Forest Park Beach, située à environ 70 kms au nord de Chicago, puis elle est remontée jusqu’à l’Illinois Beach State Park, et redescendue vers le sud par Waukegan North Beach, dans l’Etat d‘Illinois.

Puis elle a parcouru « cinquante kilomètres à pied le long du lac Michigan ces derniers jours » (74), arpentant West Beach et Portage Beach à l’extrême sud du lac Michigan, à 70 kms à l’est de Chicago, dans l’Etat d’Indiana. Elle a terminé son sixième et dernier périple à la fin de l’hiver, de retour dans l’Illinois, sur Lighthouse Beach qui est située au nord d’Evanston, dans la grande banlieue nord de Chicago (cette sixième plage est difficile à trouver dans le livre car sa page de titre manque). Béatrice Machet chante ces six plages en 55 poèmes en prose et en vers libres entre lesquels s’intercalent neuf textes sans titres, la plupart servant d’introduction à chaque partie.

Ces six plages forment le territoire de la tribu Potawatomi/Neshabek, Première Nation qui, avec les Chippewa, Odawa, Algonquin, Saulteaux, Nipissing et Mississauga formaient la nation Annishinaabeg. Avant l’arrivée des Européens, cette nation du grand nordchevauchait les Grands Lacs de Montréal à Détroit, couvrant presque tout l’Etat de Michigan et la moitié nord des Etats de Wisconsin, Minnesota, et North Dakota, puis le Saskatchewan et la majeure partie de l’Ontario. La région qui s’étend de Saskatoon à Montréal couvre environ 3,000 kms de longueur sur 1,400 kms de hauteur, avec un centre important dans le nord du Minnesota. Ce territoire est bien connu grâce aux œuvres de Gerald Vizenor qui a en dressé une carte poétique très précise dans son recueil Almost Ashore.

Béatrice Machet. Rafales. Paris : Editions Lanskine, 2024. 92 p. ISBN 9 782359 631265. 15 Euros.

On ne peut pénétrer dans la culture des Natifs sans se situer vis-à-vis des quatre points cardinaux qui leur donnent une relation géopoétique avec la terre. Ainsi Béatrice Machet évoque-t-elle les quatre vents cardinaux dans un superbe poème chiastique, « Rafale 49 » (76) :

Vent.

                        Chinook.

                                             Squamish.

                                                                 Williwaw.

                                                                                                Souverain de

                                               l’espace entre ciel et terre entre ciel et

                                                                                                                mer.

                                                                                   Aquilon.

                                                           Auster.

                                   Eurus.

            Zéphir.

Les compagnons à travers

                                   l’espace.

En regard des quatre vents français cardinaux qui ont leur origine dans la mythologie grecque et romaine, il n’y a que trois vents natifs. Si le chinook correspond au zéphyr en étant un vent d’ouest chaud et humide venu du Pacifique, le squamish est un vent du nord glacial qui souffle de l’Arctique vers la Colombie britannique et le williwaw est un vent d’est froid et violent qui descend des montagnes et souffle du détroit de Magellan jusqu’au Groenland. Les deux vents froids définissent le climat dans lequel Béatrice Machet a effectué ses périples hivernaux sur les bords du lac Michigan. Elle souligne l’importance de l’ordre quaternaire dans « Rafale No. 40, » citant les rythmes des saisons, des ordres d’existence, espèces animales, et races humaines, dans les niveaux de rêves et les opérations de l’esprit, les étapes de l’existence humaine, les circuits à suivre, les arbres de vie « plantés aux quatre coins » avec « la cérémonie. . . jouée en quatre actes » (64). La créativité poétique prolonge ainsi la pensée native à son diapason, ouvrant des possibilités infinies.

Comment ne pas être sensible à l’appel de ces grands vents venus de très loin, porteurs de traditions immémoriales ? Ils font désapprendre, voir et sentir différemment. Ils forcent la poète à se dépouiller de ses habitudes. Se perdre. Marcher à l’infini pour se vider, pour faire silence. Epouser le vent. Devenir une avec la nature, les arbres qui cassent sous la glace, les oiseaux. Se recueillir en elle-même. Voir le temps « reculer au fur et à mesure que je marche » (29). C’est seulement alors que le vent sauvage et libre qui dans la froideur et la blancheur d’un hiver de neige et de glace ne porte ni senteur ni couleur, s’équilibre entre force vive et force ravageuse. Être au bord du lac, c’est comprendre qu’il est « une part du ciel comme il est part terrestre d’une danse nuptiale jouée en noir et blanc » (66).

Tantôt la poète se laisse posséder par l’anglais, tantôt c’est la langue potawatomi qui nous introduit au cœur de ses promenades. Rafales est un livre trilingue, chaque langue étant une référence culturelle étagée. Partant du français, sa langue maternelle et poétique, Béatrice Machet utilise des expressions américaines qui indiquent sa familiarité avec un monde anglophone remarquable par sa brièveté linguistique de bâtisseur d’empire. Les mots potawatomi sont soit répétés en français dans le poème, soit cités dans un glossaire difficile à découvrir et dont la position en fin de volume force une relecture, une reprise de contact en profondeur avec la culture native figée en résistance contre la langue américaine du devenir.

Chaque plage a un sujet différent. Forest Park Beach décrit l’environnement géographique, le terrain, la température, et l’expérience de la marche. Illinois Beach State Park ajoute la rencontre avec un gardien natif. À Waukegan North Beach, l’inscription « Notre langue native est comme une seconde peau et fait tellement partie de nous que nous résistons à l’idée de la voir changer constamment » [ma traduction] donne cours à un examen des noms de lieux issus des langues natives. Milwaukee (Millioki, Milleioki, lieu de rassemblement près de l’eau), Wausaukee (de « wassa, » lieu lointain, nordique), Pewaukee, Packwaukee, Waukegan, Waupaca (ville blanche). Suivent, dans cette partie qui est la plus longue du volume, la description de coutumes natives comme la récolte du riz sauvage, puis une description de la marche épuisante qui met la poète en état de quasi-hallucination où le « heave heave heave » dont elle s’encourage fait écho au «hey heya heyo» des Natifs cité en page 34. West Beach et Portage Beach étaient des centres importants de « portage » (mot français adopté par les trappeurs et bûcherons du grand nord) qui indique l’importante activité commerciale entre les natifs avant et après l’arrivée des Européens. Le vers « Qui s’en ira vers le golfe de Mexico à travers l’Illinois River » du poème « Rafale No. 36 « (58) fait référence à l’activité des Natifs entre le lac Michigan et le fleuve Mississippi, au commerce des Indiens des grandes plaines entre le Canada et le Golfe du Mexique (dont la poète respecte l’orthographe mexicaine), puis au commerce des Européens après leur arrivée dans le Nouveau Monde.

« Rafale No. 36, » contient encore deux mots essentiels cités en anglais, « keep safe » et « keepsake. ». Le verbe et le nom, unis dans un cercle parfait. Car, dit Beatrice Machet, l’important est de « garder en sécurité » un « objet de mémoire. »  Plus qu’un souvenir et moins qu’un trésor. Un objet chargé d’un poids sentimental, d’un poids de mémoire, garant de survivance. Message central qu’elle nous apporte de ses pérégrinations hivernales. Le livre atterrit sur deux pieds en bouclant cette longue danse avec le vent. La légende de Shawondasee, le vent du sud, nous révèle non seulement le quatrième vent natif, mais l’humour printanier qui le fait tomber amoureux d’une belle blonde étendue sur une prairie. Ayant attendu trop longtemps avant de se déclarer, il découvre que la belle blonde est devenue une vieille femme aux cheveux blancs duveteux – Shawondasee était amoureux. . . d’un pissenlit. Le point d’orgue de cette brève légende remet en suspens le magnifique canto de Béatrice Machet qui continue à nous interpeller longtemps après que nous ayons refermé son livre.

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Chronique du veilleur (57) : Philippe Mac Leod

Philippe Mac Leod nous a quittés en 2019. Il a fini ses jours en Bretagne, au bord de l'océan, dans la solitude, après avoir longtemps séjourné dans les Pyrénées, près de Lourdes. Son ultime manuscrit, Estuaires, qui s'accompagne d'un grand essai spirituel testamentaire, Je est Amour, chez le même éditeur, nous offre 33 poèmes en prose, qui sont autant de méditations proches de la prière.

Le poète esquisse quelques lignes d'horizon, souligne « un regard d'eau dans les eaux du regard. » Car ce paysage breton n'est pas pour lui un pays, il est une « demeure de vent », il appelle à une contemplation sur l'infini.

                  Ce sont des nuages au loin. Gris et bas comme la mer est de plomb. Le rocher, net et coupant.

Au ras du flot des fugues se précipitent puis se perdent -et la terre qui ne veut plus de ses reliefs, la terre exsangue, exténuée, lâchant tous ses vents. 

« L'estuaire avance d'île en île, de rocher en rocher. » Ce sont ces élans, ces avancées d'eau, ces reflux, qui suscitent des « rêves de grand large ».  Mais le voyage en haute mer qui pourrait avoir lieu cède, dans les poèmes, à un irrésistible mouvement d'ascension, «vague après vague, autant de marches vers la cime d'un horizon jamais touché... »  Philippe Mac Leod laisse parler son âme éprise de l'invisible vertical, assoiffée de lumière, vouée à l'éternelle joie.

                   Au-delà du rêve, des marches de pierre glissantes pour le pays d'air et de vent -pas flottants dans un jardin épars aux fleurs toujours blanches. 

Philippe Mac Leod, Estuaires, Ad Solem, 15 euros.

On devine que, déjà, le poète, qui sait qu'il vit ses derniers jours, entrevoit le seuil de ce qui ne pourra jamais être nommé ni décrit. Seuil du royaume de l'ouvert, toujours plus loin de notre portée d'hommes qui patientons sur la terre. Ce désir d'infini est tout débordant de la foi et de l'espérance du croyant et du contemplatif. Nous le partageons dans ces pages, car Philippe Mac Leod a toujours parlé et écrit pour les autres, pour les entraîner avec lui dans la seule aventure qui vaille, celle de notre humanité tournée vers ce plus grand qu'elle-même, dont elle sent ici l'intime présence, comme mise à nu.

                   Nous le connaissons bien, ce ressort infatigable du plus loin, encore, toujours  plus loin. Nous voudrions déjà disparaître -non point nous effacer, mais grandir, éclore. C'est écrit par le sang. C'est dit. Et le commandement lancinant ne cesse de nous envahir. 

Ainsi le poète nous fait entrer avec lui dans le courant unique du fleuve de vie, dégagé de toutes les ombres, jusqu'à « l'ouvert », qui l'a porté « de la première petite goutte aux transparences de la source. »

Présentation de l’auteur




Quatre poèmes de Michael Crummey

Présentation et traduction Jean-Marcel Morlat

 

Originaire de Terre-Neuve, le romancier, poète et nouvelliste canadien Michael Crummey est né à Buchans en 1965 et réside présentement à Saint-Jean de Terre-Neuve. Il est l’auteur de nombreux livres, dont certains ont été récompensés par des prix littéraires canadiens et internationaux. Après Les voleurs de rivière (2004), Du ventre de la baleine (2012) et Sweetland (2017), Les innocents (2020), L’adversaire est son quatrième roman traduit en français (août 2024). Comme l’écrit aussi Mario Cloutier : « L’écrivain […] possède un imaginaire marqué par l’influence de la géographie sur le caractère des habitants. Le territoire comme personnage, le paysage bousculé par les vents et trempé par les larmes océaniques. » (« Michael Crummey, tout homme est une île », 5 juillet 2018, La Presse). Tous les textes qui suivent sont tirés de la troisième partie du recueil Hard Light (Brick Books, 1998), A Map of the Islands (Une carte des îles). Comme l’écrit Michael Crummey dans sa postface : « Une carte des îles est le produit d’un voyage au Labrador, en août 1995, sur le navire côtier MV Northern Ranger. Une subvention du Conseil des arts du Canada m’a permis d’accompagner mon père durant ce voyage au Labrador et de passer du temps à écrire par la suite, ce dont je suis reconnaissant. Mon frère et ma belle-sœur nous ont hébergés durant les escales à Goose Bay, et Paul m’a procuré les cartes qui ont permis de « Nommer les îles ». Mon frère Stephen m’a offert un port d’attache à St-Jean durant l’été 1995 et Peter m’a fourni un soutien informatique inestimable durant la rédaction de ce livre. » Hard Light a d’ailleurs inspiré le documentaire LUMIÈRE CRUE au réalisateur Justin Simms en 2003, qui y trace le portrait de Michael Crummey en quête de ses racines. D’autres textes tirés du même recueil et traduits par Jean-Marcel Morlat ont été publiés par la revue québécoise Cahiers littéraires Contre-jour, la Revue Phoenix : cahiers littéraires internationaux Traversées, Le crachoir de Flaubert, Europe et Recours au poème, Récit-page et Ellipse. Dans Hard Light, Michael Crummey redit et réinvente les histoires de pêche de son père à Terre-Neuve et au Labrador et fait parler des générations d’hommes et femmes du cru qui nous racontent un monde révolu fait de dur labeur et surtout de dignité, l’humour noir n’étant jamais bien loin.

Michael Crummey, auteur du roman primé Galore, parle du folklore de Terre-Neuve et de la manière dont il a inspiré les histoires et les personnages de son roman.

COUSIN

Île Saddle, Red Bay vers 1550

La plus grande station baleinière du monde, des tas de marins basques chassant des baleines franches et boréales le long de la côte dans des skiffs de seize pieds, six hommes aux avirons et un autre homme chevauchant la proue tandis qu’ils atteignent le dos d’une baleine crachant de la vapeur, le manche en chêne du harpon soulevé au-dessus de son épaule comme une torche pour éclairer la voie dans la nuit et le brouillard. Le poids d’un homme qui passe par-dessus bord perce la peau de l’eau, la forme sans bords se mouvant en-dessous telle une flamme obscure.

Une baleine boréale harponnée pouvait tirer une embarcation durant des heures, mugissant et traînant son sang avant de mourir d’épuisement ou à cause de ses blessures, les hommes ramant avec acharnement pour stabiliser l’embarcation près d’elle, évitant la torgnole due au mouvement de piston de sa queue capable de briser en mille morceaux le skiff ouvert lorsqu’elle faisait surface. Des milliers d’entre elles pêchées à l’abri de l’île Saddle pour être fondues chaque saison, les corps énormes tels des véhicules volés et désossés afin de récupérer les pièces : la peau épaisse et souple étirée pour recouvrir l’ossature des parapluies en France et en Espagne, les plus belles femmes d’Europe portant des corsets constitués de fanons ; tonnes de gras se réduisant dans des chaudrons en cuivre, une seule goélette rapportant sept cents barriques d’huile à l’automne.

Les os inutiles jetés dans le port de Red Bay Harbour – la défense incurvée des mandibules, vertèbres creuses, les os fins et longs de la nageoire : carpiens, métacarpiens, phalanges, cousins de la main humaine.

Les dépouilles de centaines de baleiniers enterrés sur l’Île Saddle, leurs têtes orientées vers l’ouest, une rangée de pierres pesant sur leurs poitrines comme pour les submerger dans la fosse terreuse, pour les empêcher de se relever afin de respirer.

Les cadavres de plusieurs hommes souvent exhumés d’une seule tombe, victimes d’une malchance commune. Un équipage de sept hommes parfois enterrés côte à côte, leur gagne-pain leur perte ; épaules se touchant sous terre, os longs et fins des doigts, aussi pâles que la lumière d’une bougie, presque pliés dans le creux des genoux.   

COUSIN

Saddle Island, Red Bay c.1550

The world’s largest whaling station, scores of Basque sailors hunting Rights and Bowheads up and down the coast in sixteen-foot skiffs, six men at the oars and one straddled across the bow as they crest the back of a steaming whale, oak shaft of the harpoon hefted above his shoulder like a torch meant to light their way through night and fog. The weight of a falling man pierces the water’s skin, the edgeless shape moving beneath it like a dark flame.

A speared Bowhead could drag a boat for hours, trailing blood and bellowing before it died of exhaustion or its wounds, the oarsmen rowing furiously to keep steady beside it, avoiding the piston slap of the animal’s tail that could hammer the open skiff to pieces when it surfaced. Thousands hauled up in the lee of Saddle Island to be rendered every season, the enormous bodies like stolen vehicles being stripped for parts: the thick, pliant hide stretched across umbrella frames in France and Spain, the finest women in Europe corseted with stays of whale baleen; tons of fat boiled down in copper cauldrons, a single schooner carrying seven hundred barrels of oil home in the fall.

The useless bones dumped in Red Bay Harbour – the curved tusk of the mandibles, hollow vertebrae, the long fine bones of the flipper: carpals, meta-carpals, phalanges, cousin to the human hand.

The remains of a hundred whalers interred on Saddle Island, their heads facing west, a row of stones weighed on their chests as if to submerge them in the shallow pool of earth, to keep them from coming up for air.

The corpses of several men often exhumed from a single grave, victims of a common misfortune. A seven-man crew sometimes buried side by side, their livelihood their undoing; shoulders touching underground, long fine bones of the fingers pale as candle light folded nearly in the hollow of their laps.

LA DÉSASTREUSE CHASSE AUX PHOQUES DE TERRE-NEUVE

Envoyés sur la glace en quête de manteaux blancs,
tenue rugueuse lancée sur des ceintures de corde enroulée
ils ont condescendu au massacre : bébés phoques gaffés,
tailladés pour être libérés de leurs peaux immaculées.

La tempête est survenue sans prévenir.
Privé de repères, le timonier de quart a mis le cap vers
le bateau qui attendait et l’a manqué.
terrés dans les ténèbres deux nuits alors,

courbés aveuglément devant l’âpreté du grésil,
corps emmitouflés pressés les uns contre les autres pour s’abriter,
marchant en cercles telles des mules portant des œillères.
Le vent tirant d’un coup sec comme un licou.

Esprits retournés par le froid, attirés par de petits
conforts que leurs cœurs bornés ont répétés
les hommes se sont jetés hors de la banquise dans les bras
d’enfants et de femmes fantômes ; de feux

déposés dans des âtres imaginaires.
Certains ont cessé tout mouvement et sont tombés,
Chaleur muante découpée sur leurs visages
tandis que la nuit et le vent glacial leur distribuaient

un dernier et lamentable salaire.

 

NEWFOUNDLAND SEALING DISASTER

Sent to the ice after white coats,
rough outfit slung on coiled rope belts,
they stooped to the slaughter: gaffed pups,
slit them free of their spotless pelts.

The storm came on unexpected.
Stripped clean of bearings, the watch struck
for the waiting ship and missed it.
Hovelled in darkness two nights then,

bent blindly to the sleet’s raw work,
bodies muffled close for shelter,
stepping in circles like blinkered mules.
The wind jerking like a halter.

Minds turned by the cold, lured by small
comforts their stubborn hearts rehearsed,
men walked off ice floes to the arms
of phantom children, wives; of fires

laid in imaginary hearths.
Some surrendered movement and fell,
moulting warmth flensed from their faces
as the night and bitter wind doled out

their final, pitiful wages.

Hard Light, Lumière crue, Michael Crummey, extrait. 

LES FEMMES

Il y en avait une pour chaque équipage de quatre ou cinq pêcheurs, que l’on emmenait pour cuisiner et garder la cabane en état, et faire leur part du boulot au moment d’habiller le poisson lorsque les trappes remontaient à la surface remplies à ras bord : trancher les gorges ou remplir la baille d’eau. Elles aidaient à placer les morues salées sur les graves pour qu’elles sèchent en août, criaient fort depuis la cuisine si une rafale de pluie survenait pour que tout soit rassemblé avant d’être esquinté.

La plupart étaient des filles dont les familles avaient besoin du salaire, certaines âgées d’à peine treize ans, levées dès l’aube pour allumer le feu et préparer le thé et les dernières à se coucher le soir, les braises ardentes arrosées d’une bouilloire d’eau. 

Normalement, la fille avait sa propre chambre à côté de celle du capitaine en bas, le reste de l’équipage fourré dans des lits superposés sous l’avant-toit sur des matelas rembourrés de copeaux de bois. Parfois, ce n’était qu’une couverture pendue au plafond qui se dressait entre elle et les hommes.

Lorsque le travail ralentissait après le capelan roule, un violon pouvait être sorti d’un coin le samedi soir, les lèvres collées à une cruche de tord-boyaux de contrebande, suivi d’un peu de guinche, les talons martelant les planches du dortoir. Les garçons célibataires courtisaient dur, ils s’amourachaient juste pour tenir toute la saison. Il y avait un manège de compliments, on faisait du gringue, il y avait des commentaires sur la lumière dans les yeux d’une fille ou ses cheveux sombres. Il fallait considérer une sorte d’attrait enivrant : braises à attiser vivantes ou à éteindre avec l’humidité d’une épaule froide. Le feu de la solitude et de la fatigue se consumant dans le ventre.

La plupart du temps, ça n’aboutissait qu’à des paroles en l’air et des stupidités, bien qu’il y eût chaque année des mariages ayant germé sur les îles du Labrador, avec quelques événements plus malheureux. Une enfant rentrant au port enceinte à l’automne et quatre jurant ne pas l’avoir touchée.

 

THE WOMEN

There was one in every fishing crew of four or five, brought along to cook and keep the shack in decent shape, and do their part with making the fish when the traps were coming up full, cutting throats or keeping the puncheon tub filled with water. They helped set the salt cod out on the bawns for drying in August, called out of the kitchen if a squall of rain came on to gather it up before it was ruined.

Most were girls whose families needed the wage, some as young as thirteen, up before sunrise to light the fire for tea and last to bed at night, the hot coals doused with a kettle of water.

Usually the girl had her own room beside the skipper’s downstairs, the rest of the crew shoved into bunks under the attic eaves on mattresses stuffed with wood shavings. Sometimes it was only a blanket hung from the rafters that stood between her and the men.

When the work slowed after the capelin scull, a fiddle might be coaxed from a corner on Saturday nights, lips set to a crock of moonshine, followed by a bit of dancing, heels hammering the planks down in the bunkhouse. The single boys courted hard, they’d fall in love just to make it easier getting through the season. There was a carousel of compliments, of flirting, there were comments about the light in a girl’s eyes or the darkness of her hair. There was romance of a sort to be considered: coals to be fanned alive or soused with the wet of a cold shoulder. The fire of loneliness and fatigue smouldering in the belly.

Most of it came to nothing but idle talk and foolishness, though every year there were marriages seeded on the Labrador islands, along with a few unhappier things. A child sailing home pregnant in the fall and four men swearing they never laid a hand upon her.

Des lieux du Nord : Station baleinière de Hawke Harbour - Labrador.

LA GUERRE FROIDE

Hopedale, le 15 août

Station de radar érigée ici dans les années cinquante à l’apogée
de la Guerre froide, soldats américains accroupis dans
des bâtiments chauffés à la vapeur deux cent cinquante mètres au-dessus du village,
contrôlant l’espace aérien arctique sans relâche,
attendant le point rouge des avions
approchant du nord,
tête nucléaire lancée vers la Maison-Blanche.

Les glaciers de la dernière époque glaciaire ont griffé
ce littoral il y a dix mille ans, dénudant la terre,
creusant le sol vulnérable pour en faire des goulets, des baies et des anses,
rien que du roc stérile laissé là pour se dresser au-dessus de l’Atlantique.
En novembre, la mer est gelée, les îles chevronnées
entre elles par un pont de glace solide,
la roche balafrée engloutie sous la neige ;
un homme pouvait passer des mois en observation depuis cette colline
et ne rien voir bouger dans l’étendue de blanc
hormis le vent et ce que son esprit imagine y voir.

La minuscule base détruite à présent, seuls les troncs carrés
des antennes radar visibles depuis Hopedale en contrebas.
Les fondations plates des baraquements
abandonnées pour recueillir neige et pluie,
escaliers de béton là où se dressaient autrefois les portes,
cinq marches ne montant nulle part –

THE COLD WAR

Hopedale, August 15th

Radar base raised here in the fifties at the height
of the Cold War, American soldiers hunkered in
steam-heated buildings eight hundred feet above the village, monitoring arctic air space around the clock,
waiting for the red blip of airplanes
approaching from the north,
a nuclear warhead winging for the White House.

The glaciers of the last Ice Age clawed across
this coastline ten thousand years ago, stripping topsoil,
nothing but barren stone left to stand above the Atlantic.
By November the sea is frozen, the islands raftered
together by a bridge of solid ice,
the scarred rock submerged in snow;
a man could spend months watching from this hillside
and see nothing move in the expanse of white
but the wind and what his mind imagines it sees there.

The tiny base torn down now, only the square trunks
of the radar antennae visible from Hopedale below.
The flat foundations of the barracks
left to catch rain or snow,
concrete stairs where the doors once stood
leading five steps up into nowhere –

Présentation de l’auteur




Florence Saint Roch, Dominique Quélen, avec/sans titre

Comme le nom de la collection l’indique, il y a contraintes, celle de développer autour d’un avec ou sans : sommeil, paroles, ascenseur, opinion, violence … souci, méthode, trucage, chichis… À chaque semaine, sont notées les heures de lever et de coucher de soleil  qui déterminent une durée de jour et de nuit. Ces durées décideront du nombre de mots et de signes.  À chaque semaine donc un « avec ou sans » que deux protagonistes développent chacun alternativement de jour (avec) ou de nuit (sans).

En écriture romane il s’agit du texte de Florence Saint Roch, en italiques il s’agit du texte de Dominique Quélen, Les semaines impaires c’est Dominique Quélen qui lance la proposition et les semaines paires c’est Florence Saint Roch. 

Il y a « ma vieille ». Elle s’adresse des conseils, s’explique avec elle-même avec intensité, avec entrain, tellement qu’elle n’utilise pas de virgules, pas le temps de faire une pause, le texte galope pendant lequel elle s’exhorte et s’encourage : à dormir, à cracher, à patienter, à regarder, à travailler, à chanter, à tenir bon, etc … Elle colle à sa réalité tout en essayant de ratisser large l’horizon du connu et de l’inconnu, pour ensuite souvent s’aventurer dans le monde de la mythologie. Elle cherche les moyens d’améliorer sa qualité de vie, de n’être pas dupe, de rester lucide. Et l’écriture caracole de mots en associations d’idées derrière lesquelles on sent tout le plaisir de l’auteure et sa jubilation à manier la langue. En définitive, cette « ma vieille » cherche en se parlant à améliorer sa capacité à se surprendre tout en étant une bonne compagne pour elle-même : « un toi nouveau qui scintille et ondoie dès que tu l’as trouvé celui-là tu ne le lâches pas c’est un monde inconnu où aborder un territoire à explorer rien qui t’oblige à revenir après alors pars ma vieille pars.»

De l’autre côté il y a la voix en italique, qui semble plus détachée du sujet, elle informe, elle raisonne, navigue entre les possibles, tire des semblants de conclusions, s’essaie à la sagesse, fait de l’humour noir ou qui rit jaune, se glisse sous la peau des gens ordinaires pour témoigner de leurs petits malheurs quotidiens, dialogue aussi assez souvent. Le ton est parfois au désabusement, toujours enjoué, grave, ironique, et qui connaît Dominique Quélen et sa façon d’être, le retrouve dans ses variations comme improvisées.

 

Florence Saint Roch/Dominique Quélen, avec/sans titre, éditions Louise Bottu, collection contraintEs, 111 pages, 13 euros

Entre jazz et ping-pong, entre personnages mythologiques, monde onirique et réalité terrestre, on voit que le hasard qui s’invite naturellement, sera contré momentanément par la volonté de se plier à l’exercice demandé ou plutôt au défi relevé dans ce livre. On se retrouve amusés, interrogés, interloqués parfois aussi par la façon dont l’une ou l’autre aborde le thème, par exemple dans le cas de la semaine 14 : avec / sans distinction ; ou encore semaine 24 : avec / sans filtre, là où Dominique Quélen décide de remplacer tous les f par ph et inversement, puis de s’adresser directement à « Phlorence » en espérant « à la phin n’avoir pas trop par mes grafies pharphelues, mes termes phictiphs, phalsiphié l’alfabet de notre éféméride ! »

De semaine en semaine on se régale d’une suite de passages délicieux, de chutes habiles :

  • Semaine 11 (avec / sans grâce), quand l’une danse, l’autre observe : « Faire en français signifie chier. Exemple : ne forçons pas notre talent, nous ne fairions rien avec grâce. »
  • Semaine 13 (avec / sans moi) « mais non c’est sans retour et d’ailleurs le jeu n’en vaut pas la chandelle. Recommencer ? Sans moi. »

Au bout du livre fort captivant, on se demande si le « sans » n’est pas plus important, plus significatif, plus déterminant dans nos vie humaines que le avec. Comme si tout reposait sur le manque depuis la naissance. Comme si chercher à combler, à remplir, allait finalement se révéler vain. On se dit, on se promet : plutôt faire sans, ce qui bien souvent revient à illustrer l’expression « faire avec »… Allez comprendre !!

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Hugo Mujica, En un fleuve toutes les pluies

Il est des œuvres qu’on se doit d’aborder avec la plus grande humilité, des œuvres qui intimident. « Vouloir comprendre, c’est vouloir réduire l’autre à soi-même » dit Hugo Mujica, comment entendre tout en laissant « ouvert » le sens ? Comme il est dit, en quatrième de couverture, « Avec Hugo Mujica, le poète ne parle plus. Il écoute avec les mots. »

Il y a des mots

                   qui sont le silence

                                   de ce qu’eux-mêmes

                            disent

                                                             ils disent racine,

                                                                                non feuillage. 

Hugo Mujica, En un fleuve toutes les pluies,  traduit de l’espagnol (Argentine) par Gaëtane Muller-Vasseur et Audomaro Hidalgo éditions Phloème ISBN 9791096199 55 6, 15 euros.

Le poète nous prévient dès le tout début de son recueil :

                                   Ce n’est pour nommer

                                                         ce qui se tait dans la vie,

                                                                           c’est pour l’écouter

                                                                     que j’écris. 

C’est qu’il est lui-même d’une grande humilité et d’une grande exactitude dans ses mots.

 Manque-t-il quelque chose au silence

quand le fleuve ne le

chante pas ? 

 

La mise en espace du recueil semble déjà nous montrer la voie, les poèmes se déploient sur le dernier tiers des pages : laissant tout le haut de celles-ci blanc et silencieux, ils semblent issus du silence, de la méditation, de la contemplation, de la lenteur. Chaque vers, en escalier, semble descendre du précédent.

Et pourtant, très certainement, cette poésie affirme, refuse, dit « oui » ou « non ». Les maximes sont paradoxales mais restent des maximes, c’est que Hugo Mujica préfère la contradiction à l’harmonie. L’harmonie endort quand la contradiction réveille.

L’oiseau vole

           parce qu’il est ses ailes

                     non parce qu’il sait

                     qu’il en possède :

                                     chacun parvient à soi-même

                                                    quand il est de soi-même

                                                l’oubli.

Une poésie tout entre « une déchirure : l’humain » et « la palpitation du sacré. » Une expérience poétique majeure.

Présentation de l’auteur