Autour des éditions de La Crypte : Romain Frezzato et Benjamin Porquier

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Romain Frezzato, comme un david aux testicules tombés

Les éditions de La Crypte sont des découvreurs et ont l'habitude de publier de jeunes auteurs (j'entends par là de moins de quarante ans). Cela se confirme avec Romain Frezzato, ce jeune enseignant chercheur en littératures comparées publiant là son premier livre de poésie. La majorité des lecteurs sera sans doute désarçonnée, voire outrée par ce livre à cause de la crudité assumée du propos et des mots pour le dire.

On se demandera parfois où est la poésie dans les quarante stations de ce chemin de croix particulier, car il s'agit de cela : la narration d'un quotidien que l'être aimé, désormais absent, imprègne de son fantôme, narration d'une traversée des jours, peut-être dépressive mais surtout pleine de rage, avec sans aucun doute un désir de provocation dans le dire. Alors, il ne faut pas s'attendre à quelque lyrisme que ce soit mais faire appel à l'étymologie, ποίησις , poíêsis  (action de faire, création) pour accepter d'étiqueter ce recueil comme poétique. Cet avertissement posé, voyons de plus près. Le titre à lui seul est déjà un signal suffisant. Pour éclairer définitivement, voici le poème qui ouvre le livre :

1. JE N'IGNORAIS PAS
QUE DERRIÈRE LA
PORTE TU TE
FAISAIS VOMIR

 je n'ignorais pas que derrière la porte tu te faisais vomir
j'imaginais ton corps maigre enlacer comme un amant la cuvette fraîche
tes ongles emportant sans le savoir des particules indétectables
je devinais le flux encore très matériel de ton bœuf rossini
passer en sens contraire
avec patates et beans
à rebours de ton corps nigloland
et personne pour te prendre la tignasse
pas même l'image que tu te fais de toi
tes genoux sur le carrelage
des nuances de pisse imprégnées dans les joints
le spectre des accroupissements qui assiste au spectacle
moi derrière comme un chat qui gratte
muté en boudin de porte
sur lequel tu marches sans t'en apercevoir

Romain Frezzato, comme un david aux testicules tombés, éditions de La Crypte, 2023, 64 pages, 14 €.

On notera pour ce poème, comme pour tous les autres, le titre en lettres majuscules, ce qui dans un courriel ou un sms signifie que vous criez. Par ailleurs, tous les poèmes sont justifiés à droite, montrant, de mon point de vue, comme un jaillissement (avec écrasement en bout de ligne). Quant à ce que montre le poème en question, le réel le plus cru, dit le plus crûment, c'est une sorte de prélude aux autres poèmes qui seront vomis, criés, sur le même mode.

[…] la couleur excrémentielle de ta tignasse
sur le lait caillé de ton épiderme
tes mains comme des viscères qui poissent
et tout ça quand même vertébré
tes ongles sous lesquels des bactéries prospèrent
[…]

 

Mais il serait injuste de se focaliser sur la seule forme et son lexique brutal. Cette écriture furieuse trouve son fondement dans des épreuves que la pudeur effleure :

c'était beau de te voir revenir à la vie
lever la tête de la cuvette et en ressortir comme vénus
[…] ce matin pour la dernière fois les portes automatiques du chu
s'étaient ouvertes
puis refermées
sur nous
et l'on a retiré ton cathéter
[…] et puis j'ai embrassé ton crâne
en espérant que ma salive
puisse faire revenir tes cheveux

 Des vers disent simplement cette douleur faite de tristesse et de colère :

pourquoi je porte tes pulls
pourquoi je garde tes robes
pour qui je retiens tes colliers
dans le placard de quel pavillon dois-je suspecter le pire
où vont ces escaliers qui grincent
quel volet roule aujourd'hui sur l'obscurité
de ce qui fut jadis ta chambre
et cette jeune mère qui respire dans tes atomes
pourquoi tous les miroirs du monde cherchent-ils
à rendre compte de ton profil
quand ton profil compte ses cendres sous je ne sais quel marbre

 

 Plusieurs poèmes balisent le recueil, de leurs observations acides sur le monde alentour, ce monde propret, terne, dans lequel l'auteur se sent étranger.

des gens qui regardent de la bonne façon
pensent de la bonne façon
sont représentatifs de leur génération
avec des cartes bancaires et des idéaux

 

Autre exemple :

 

que se cache-t-il derrière les murs
des pavillons de lotissement
sans doute des couples en crise et des enfants
qui essaient de contourner le contrôle parental sur l'ordinateur du salon
puis quoi encore des électeurs
des garants de la république
des mères de famille
avec des secrets enterrés sous les pétunias

 Ou, encore avec ce regard qu'on sent ironique :

sur la banquette de moleskine
deux quadras très tendance
retirent leurs capelines pour me faire de la place
[…] mais les deux queers d'à côté ont commencé leur carrot cake
le premier a dit à l'autre
c'est quand même un peu sec

 

Cependant, quoi que le texte décrive, c'est toujours la figure en creux de l'être aimé qui traverse ces lignes pleines d'indignation et de mélancolie : il reste un trou à l'endroit où ta langue a percé / des courants d'air s'y précipitent ou en partant tu as oublié de reprendre ton odeur / je crois qu'elle s'est comme incrustée / ton fond de culotte renversé sur ma tête, avec cette prépondérance du corps, quand tu étais sur moi / je me suis réjoui du travail de tes hanches / et puis j'ai hésité entre beauvoir et eva braun / tes prunelles ont viré au blanc / et tu as fait ce truc avec tes fesses / on ne s'est pas endormis aussitôt, le corps donc qui procure la jouissance et nous indique dans le même temps notre finitude.

J'évoquais en introduction une traversée des jours, peut-être dépressive et  pleine de rage :

[...] fasciné par le spectacle
d'une fille qui réapplique son maquillage devant la vitre du métro
l'ouverture de sa bouche je ne sais pas comment elle fait
[…] je ne m'étonne plus qu'à chaque fois le monde me rate
quand elle redouble sa tête de ce vide étonnant
[…] moi si j'ouvrais ma bouche devant mon miroir
pour y remettre ou non du rouge
j'aurais l'air d'un poisson en sang

Je terminerai (presque) par l'aveu de ce vingt-et-unième poème :

la vie m'est un gris adéquat
à 6h du soir je ferai ton sur ton
en flottant de la gare à chez moi
j'accosterai l'inaperçu
le scrutin européen
les enquêtes d'opinion
tout le territoire de la téléphonie mobile
les passants comme des panneaux
publicitaires
avec leur sac et leur casquette
les appels à témoins
et moi qui m'empresse au silence
le monde me passe
par le côté
ou
tout comme

Pour qui accepte d'être dérouté, voire choqué par moments, pour qui garde un esprit ouvert et désireux d'explorer, il découvrira une langue (qui est aussi le propos de ce livre).

que tu me touches se transforme en syntaxe
que je te sente se fige en grammaire
j'ai fait des accents de tes cils
tu ne sais pas à quoi tu t'exposes

∗∗∗

Benjamin Porquier, Saudade

C'est le deuxième livre que Benjamin Portier publie aux éditions de La Crypte, le premier étant Heimat. Ils ont été conçus comme un diptyque, mais on peut les lire indépendamment l'un de l'autre.

De belles peintures, dues au père de l'auteur, accompagnent les poèmes. Puisque le mot saudade est portugais, on trouve en exergue une étymologie (en portugais) de José Pedro Machado qui nous explique que le mot vient du latin solitate (solitude) et qu'il peut se traduire aujourd'hui par nostalgie. Ainsi, le livre s'ouvre sur ces vers :

il existe un instant qu'en tout lieu
l'on traversera
comme on épluche un oignon

                                   chaque strate mère d'un autre oignon
chaque strate chair à pleurer

Benjamin Portier, Saudade, éditions de La Crypte, 2023, 144 pages, 18 €.

Le livre présente toujours sur la page de gauche (à une ou deux exceptions près) un poème dans lequel figure le pronom elle écrit en italique et sur la page de gauche un autre poème d'où il est absent (là aussi à une ou deux exceptions près). Ces pelures d'oignon, enlevées une à une, en découvrant une autre, sont comme des pellicules de souvenir qui dévoilent au fur et à mesure mais renforcent aussi l'énigme quant à cette mystérieuse elle, disparue, enfouie dans la mémoire ; elle ne suscite pas seulement la nostalgie, elle finit par être Saudade. On notera par ailleurs que ce qui concerne les principaux protagonistes, les mots qui les évoquent sont toujours écrits en italique, que ce soit elle ou le narrateur : je, moi... Tout se passe comme si le monde alentour était durement concret alors que ces deux-là flottent dans une sorte d'évanescence...

Oh mon amour je t'en supplie
ne me considère pas
ne me reprends jamais
toi qui as aboli la meilleure part de moi

 

Alors que les mots désignant les autres sont écrits en lettres majuscules (comme une menace) : l'agenda des GENS, CEUX qui les avait gravées, QUI a vécu douze vies, ON aurait le penchant, VOUS savez, etc.

marcher
parler
lire           et écrire
patienter au rouge
compter
demander l'heure aux PASSANTs

 il lui a tant fallu apprendre

         pleurer par contre elle a su tout de suite

Certains mots sont barrés, ajoutant à l’ambiguïté, à l'interrogation. Tout juste aura-t-on repéré qu'ils concernent des personnes, le lien familial,  mère, parents, sœur, famille, ta fille, ton fils, l'évocation d'éléments météorologiques, il pleut sur la pluie / bientôt il neigera sur la neige, mais aussi des mots comme demain et systématiquement le mot amour. Enfin, comme pour les étirer, en forcer l'articulation, certains mots sont découpés : in-sai-si-s-sa-ble, l'ar-tiste engagé / s'il l'é-tait vraiment / ne serait-il pas plutôt a-piculteur, non-cha-lant, vo-lon-tai-re-ment.

Ces aspects formels relevés, il est difficile de dire précisément ce que narre cette saudade : des instants, des sensations...

sous la pergola
le soleil en grappes vertes sur son front
ON peinerait à différencier elle
d'un chat

 

Ou encore :

comme on rançonne un supermarché
deux amants
l'un en l'autre se fondent
dans le tumulte un peu navrant
des vieillards arthritiques
puis s'assoupissent

 

Insertion du réel dans le poème, comme observé à travers une vitre embuée :

file une étoile
entre les lampions de juillet
c'est doux
comme une pincée de sucre
saupoudrée sur le jeûne

 

Réel le plus insignifiant parfois, tissant les mots du poème en la mineur : tandis que sur la cheminée les plantes / poursuivent / leur hivernage    quiet

Mais c'est bien évidemment elle qui est présente tout au long du livre :

d'humeur badine
elle prends des poses sur l'escalator
memento mori
et c'est tout

 aujourd'hui a un goût de chlore
sirotant l'avenue
sous leur masque de carnaval
carpe diem est le nom de EUX

 

Un vers parfois concentre à lui seul une émotion forte :

la joie de elle    comme un filin étroit

 

Le livre entier est un hymne en même temps qu'une nostalgie, une entreprise de raccommodage d'une blessure vive, comme en témoigne le mot kintsugi employé par deux fois. Il s'agit d'une technique japonaise de réparation des porcelaines et céramiques brisées, au moyen de laque saupoudrée de poudre d'or. Les cicatrices sont ainsi comme idéalisées et l'objet s'en trouve plus beau.

une balafre pour le ventre
une balafre pour les poumons
une balafre pour le premier soleil

                                                             kintsugi

 

Et à la dernière page :

et elle
à égale distance de chimères
et de kintsugi
de la femme elle est une ébauche
une tentative

 

 Il faut se laisser aller à la lecture de ce beau livre comme on le ferait pour une rêverie, accepter le flottement avec elle, saudade.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




HORS LIGNE : HÖLDERLIN

Dans un monde sans dieu, chaque État, à travers ses élites politique, économique, culturelle, fabrique, pour les masses, ses mythes poétiques, de Friedrich Hölderlin à Arthur Rimbaud. Ces esprits, à la fois braves, vifs, fragiles, deviennent des objets de culte. Dans les chapelles d’intellectuels, ses poèmes que ce soient des odes, des hymnes, des élégies, font l’objet de fantasme qui fait couler de l’encre jusqu’à Martin Heidegger.

Le délire d’interprétation autour de Friedrich Hölderlin se répand jusqu’en France, car le poète à l’accent étrange demeure un ami fidèle de Bordeaux et de la Garonne. Dans le droit fil d’Émile Nelligan au Canada ou John Clare en Angleterre, il devient ce martyr de l’individualisme que l’on coiffe d’un éclair de folie.

Friedrich Hölderlin s’inscrit dans la tradition de poètes allemands, fils de pasteur, son père Heinrich Hölderlin : Andreas Gryphius, Friedrich Nietzsche, Gottfried Benn. Né en 1770, comme Ludwig van Beethoven ou Friedrich Hegel, Johann Christian Friedrich Hölderlin prendrait forme dans une toile romantique, peint par une génération d’artistes, Caspar David Friedrich, William Turner, John Constable qui voient le jour en 1770. Dans le brouillon de la Prusse, le poète souabe porte le prénom du futur roi, Frédéric-Guillaume III, lui aussi né en 1770. La poésie allemande porte en son long fleuve tranquille quelques illustres voix qui répondent au prénom de Friedrich : Friedrich Gottlieb Klopstock, Friedrich Schiller, Friedrich Rückert. En toile de fond, son frère de lait romantique, dans le nord de l’Angleterre, dans le comté de Cumbria, est William Wordsworth qui naît le 7 avril 1770. Face au raz-de-marée de la révolution française, cette génération des années soixante-dix a l’âge de la révolte.

Friedrich Hölderlin, Œuvre poétique complète (traduction de François Garrigue), Les Belles Lettres, 2024, 1024 pages, 69€.

Pour bâtir son roman national, le royaume de Prusse identifie quelques idoles classiques : Johann Wolfgang von Goethe, Friedrich Schiller et… Friedrich Hölderlin. Le poète de Tübingen fait l’éloge de la géographie allemande, ses montagnes, les Alpes, ses fleuves, le Rhin, le Main, le Danube, ses villes, Heidelberg, Stuttgart. Idole de la république, il est surtout un citoyen de la Grèce antique qui inspire le génie allemand. Cet héritage de l’Antiquité transparaît, à Berlin, jusque dans l’architecture classique de Karl Friedrich Schinkel.

Le royaume, le pays, la patrie de Friedrich Hölderlin, c’est la Grèce, ses archipels, ses péninsules, ses isthmes. Sa culture classique correspond au désir de l’Allemagne de raviver la flamme de l’Antiquité. On imagine Friedrich Hölderlin, cet archéologue allemand, qui arrive à bon port dans le Pirée. Il est saisi d’aveuglement à Athènes face à l’Acropole, à Delphes face au mont Parnasse, à Patmos face à la grotte de l’Apocalypse de Saint-Jean. Son coup de foudre pour la Grèce est tel qu’il adopte le mètre classique des poètes de l’Antiquité, à l’instar de Friedrich Gottlieb Klopstock. Voyageur du temps, il emprunte le rythme des Anciens, faisant le grand écart dans un abîme de deux mille ans. L’aède de la Souabe s’approprie les mythes de la Grèce, ses dieux, d’Achille à Ganymède, et également Héro, Hercule, Hypérion, ainsi que les Titans, ses divinités, les Parques, Mnémosyne, Sybille, ses poètes, Empédocle et Homère.

Armé de cette lyre de la poésie grecque, Friedrich Hölderlin peut sculpter les frises, orner les fresques, couronner les frontons. Du haut de son mètre soixante-et-onze, Friedrich Hölderlin traite les plus grands mythes de l’Europe, géologiques, les Alpes, le Rhin, la Garonne, géopolitique, Christophe Colomb, scientifique, Johannes Kepler, philosophique, Jean-Jacques Rousseau, religieux, Martin Luther. Depuis les siècles des Lumières, le poète, humaniste et idéaliste, définit les valeurs universelles que sont la liberté, la vérité, la beauté, l’amitié, l’amour, ainsi que la religion, à travers l’immortalité et l’eucharistie.

Après ses tribulations politiques et philosophiques dans la bonne société, Friedrich Hölderlin prend sa retraite. Loin de ses fréquentations de jeunesse, de Georg Wilhelm Friedrich Hegel à Wilhelm Joseph Schelling, il connaît les plaisirs d’une vie rustique, dans le giron de la famille Zimmer, le menuisier Ernst Zimmer qui a le sens de la mesure. De méchantes âmes placent le vieux garçon qui est fatigué par les épreuves de la vie, à la croisée de la folie et de mélancolie.

À Bingen am Rhein, patrie d’Hildegarde de Bingen, à moins que ce ne soit à Tübingen, dans le Bade-Wurtemberg, aux antipodes de Königsberg, Friedrich Hölderlin trouve refuge. Fou de dieu ou bête de foire, il ressemble à un saint chrétien qui a des visions de béatitude. Dans son fief du Neckar, le poète exilé a l’air d’un prophète de l’Ancien Testament, Élie ou Ezéchiel. Ce brave homme construit, à ses dépens, sa légende dorée dans la poésie universelle. La cité de Tübingen qu’arpentèrent Philippe Melanchthon, Ludwig Uhland, Alois Alzheimer, devient un lieu de pèlerinage, dans le droit fil du sanctuaire Notre-Dame d’Altötting, dans le sud de la Bavière.

Sous les yeux du poète Hölderlin coule la rivière de son enfance qui borde sa mère patrie, Lauffen am Neckar. D’ailleurs, il jouit, à partir du 3 mai 1807, déjà le printemps, des rives du Neckar, affluent du Rhin qui est la colonne vertébrale de l’Allemagne. Dans une vie antérieure, le poète de génie a jeté tout le feu des dieux. De sa poésie au long cours de jeunesse, il se tourne vers une poésie courte dans sa vieillesse. D’un poète majeur, Friedrich Hölderlin deviendrait un poète mineur. Dans sa tour ronde à poèmes, il achève des quatrains, où la rime frappe à sa porte, à l’image du poème « Le printemps » :

Quel bonheur c’est de voir, quand revient l’heure claire
Où l’homme satisfait couvre les champs des yeux,
Quand les humains de leur santé s’enquièrent,
Quand les humains cherchent à vivre heureux.

Le capitaine Hölderlin n’a plus la force physique de naviguer dans les grandes eaux de la poésie lyrique, épique, tragique. Sa poésie, digne d’un journal intime, témoigne d’une forme apparente de douceur et de sagesse. Éternel ami de la Mère nature, il signe un retour aux sources de sa jeunesse, lorsque le poète romantique faisait l’éloge du rossignol, des chênes, d’une lande. Il aborde les saisons, surtout le printemps, car Friedrich Hölderlin naît le 20 mars qui rythme sa retraite, un rayon de soleil ou un chant d’oiseau qui égaie sa journée à travers les deux fenêtres de sa chambre. Dans ses égarements de l’esprit, ses œuvres complètes ne peuvent qu’être incomplètes. En pleine révolution industrielle, entre le charbon et l’acier, Friedrich Hölderlin s’éteint, à l’âge de soixante-treize ans le 7 juin 1843, avant les feux de la Saint-Jean.

Présentation de l’auteur




Giuliano Ladolfi, Le Journal de Didon / Jurnalul Didonei, traduction Sonia Elvireranu

Si tu cueilles la rose tu détruis son parfum ;
ne la touche pas (p. 30)

Après Le Regard… un lever de soleil et La Nuit obscure de Marie (1), voici une nouvelle collaboration multilingue entre Giuliano Ladolfi et Sonia Elvireanu. C’est ici Ladolfi qui a tenu en premier la plume et dans sa sa langue maternelle, l’italien. Il diario di Didone a en effet été écrit et publié (1993) d’abord en Italie, avant d’être récemment traduit en français par l’auteur, puis du français au roumain par Sonia Elvireanu. C’est le résultat de ce double travail qui est maintenant offert au lecteur.

Rappelons en quelques mots l’histoire de Didon (Hélissa en grec), fondatrice mythique de Carthage, ayant dû fuir la Phénycie après l’assassinat de son mari, Sychée (ou Sicheus), roi de Tyr. Sa légende se divise ensuite en deux versions. Selon la première, parce qu’elle vouait à son époux une fidélité absolue, elle s’est suicidée afin d’échapper à un remariage avec le roi des Lybiens, Hiarbias. Selon la seconde, celle de Virgile dans l’Énéide, elle a accueilli Énée à Carthage après la chute de Troie, ils se sont passionnément aimés jusqu’à ce que les dieux enjoignent à Énée de repartir ; alors Didon, désespérément amoureuse, mit fin à ses jours.

Giuliano Ladolfi combine en quelque sorte les deux versions. Quand Didon devient l’amante d’Énée, elle est hantée par la faute d’avoir rompu le nœud de fidélité avec son défunt mari (Si la volupté d’un baiser m’étouffe, / mon cœur est déchiré par l’écho de Sicheus – p. 28), et si elle se donne la mort après le départ d’Énée, c’est bien plus parce qu’elle ne supporte pas le poids de sa culpabilité que par désespoir amoureux. 

On ne saurait juger ici de la traduction roumaine mais nous savons déjà que Giuliano Ladolfi manie finement la langue française. Dans ce long poème, c’est Didon qui parle, se parlant à elle-même ou s’adressant à Énée. Le poète trouve des mots admirables pour peindre l’amour coupable. Je veux souffrir de toi, affirme Didon (p. 24) :

 Giuliano Ladolfi, Le Journal de Didon – Jurnalul Didonei, Iasi, Ars Longa, 2024, 108 p.,  traduction de l’italien au français par lui-même et traduction du français au roumain par Sonia Elvireranu.

Toutes les couleurs possède mon amour,

sauf le bleu du bonheur (p. 18)

Les caresses sont de la boue, mais pour moi
seule la boue freine la mort (p. 36)

Tu es entré en moi avec violence
pour semer la terreur et la honte (p. 68)

Cependant l’ouragan de l’amour (p. 40) n’apporte pas que de la peine, et sinon pourquoi en effet aimerait-on ?

Même un conflit aime une trêve
et tu es ma guerre et tu es ma paix (p. 32)

Homère vantait « la vie à la douceur de miel ». Chez Hugo, reprenant une analogie également très ancienne, « La vie est une fleur. L’amour en est le miel » (Le Roi s’amuse, 1832). Quant à Ladolfi, c’est le langage amoureux qu’il assimile au miel, à l’exemple entre autres de la Bible : « Des paroles aimables sont un rayon de miel » (Proverbes 16:24). 

Continue à m’étouffer avec le miel
de tes paroles pour que je puisse
distiller son nectar dans des désirs sereins (p. 38)

Au paroxysme de l’acte d’amour on peut se croire, parfois, l’égal des dieux :

Homme, tu me caressais avec le frisson
d’un Dieu (p. 62)

Mais l’amour est un leurre où chacun est sa propre victime :

Je me suis laissée emporter par des illusions
d’un nouveau printemps (p. 52)

Alors revient chez Didon un sentiment de culpabilité qu’elle ne pourra pas se pardonner et qui la conduit à se laisser mourir, sinon à se suicider :

Pour moi, il n’y a ni pardon ni prière,
l’obscurité répond au désespoir (p. 50)

Le poème se terminant ainsi :

Mon virage
horreur de la culpabilité, inexorable
étrangle tous mes désirs de vie (p. 96)

La légende de Didon a été maintes fois reprise par les poètes, les dramaturges, les musiciens, les peintres. Rien qu’en France, aux XVIIe et XVIIIe siècles on recense pas moins de six ouvrages littéraires qui lui sont consacrés, de Scudéry à Marmontel, sans compter les traductions de Virgile. Et Didon n’a pas totalement disparu de la fiction contemporaine. Le Journal signé par Giuliano Ladolfi s’inscrit ainsi à la suite d’une longue lignée de lettrés qui maintinrent vivante la « haute culture » à travers les siècles.

Présentation de l’auteur




L’immunité merveilleuse de Jean-Pierre Otte

               Être l’artiste de sa vie

Jean-Pierre Otte a depuis longtemps compris que nous étions  programmés, formatés, parasités, piégés par avance par la famille, la société, l’éducation, l’histoire et les médias sous contrôle, et qu’il s’agit progressivement  de s’en détacher pour ...se retrouver soi-même.

La vie et l’écriture ne sont donc pas sans risques ni sans défis. Tant pour  l’écrivant que pour le lisant, l’aventure livresque, quand elle se délie à travers les sens, sans que l’on sache de quel endroit elle provient en nous-mêmes ni à partir de quelle matière dans la mémoire ou l’imaginaire elle se dévide, aboutit à une manière exaltante d’être au monde.Il s’agit de s’accompagner en tout, devenir son propre ami, son propre complice.

Pour Jean-Pierre Otte, écrire-lire un livre, c’est au sens le plus strict se dé-livrer. Il faut d’abord viser l’autolibération. Se désentraver de tout. Se libérer du connu. Se dégager de toute éducation en ayant la volonté, l’ambition ou le désir d’être soi-même en expansion. Deux vers d’Une saison en enfer  jouent comme un déclic : Nous ne sommes pas au monde et La vraie vie est absente.

Si nous n’avons que peu de pouvoir
 sur ce qui survient, le désastre,
le drame, l’aubaine ou l’accalmie,
en revanche nous avons toute puissance
sur ce que le désastre, le drame et l’aubaine
peuvent devenir  en nous-mêmes.
Celui qui explore et exploite ses propres
possibilités devient l'artiste de sa vie.

Jean-Pierre Otte, L’immunité merveilleuse (Aventure sans alibis),éditions Sans-Escale, 2024 , 97 pages, 15 €. ISBN  :978-2491438265.

Sa vérité est désormais celle-là: être véritablement au monde, refuser une vie programmée, La vie n’a aucun sens mais c’est pour cela même qu’elle est passionnante.

 

C’est le réel de sa propre présence qu’il faut
affronter quand on s’éprouve en vie dans la vie.

 

 Ce dont nous souffrons, c’est d’abord d’une vie trop étroite, d’une stagnation dans l’ornière et sous l’œillère, d’un manque d’invention et d’audace. Toute œuvre véritable a pour dessein de nous inscrire plus intensément dans la vie, de nous ouvrir au monde et de nous rendre plus présent dans le présent. C’est le moyen d’atteindre en soi un lieu que l’on ne pourrait atteindre autrement.

 

Faisant le vide dans ton esprit, tu
tentes de réaliser cet état intérieur
de blancheur, de mer sans rides et de silence,
que connaissent les rêveurs et les musardiers,
les esprits curieux en flânerie entre deux rives.
N’en fais qu’à ta guise et tu seras à ton aise.

 

Les poèmes de Jean-Pierre Otte s’inscrivent avant tout et après tout dans une invitation à vivre. À chacun de se connecter différemment à lui-même, d’être diversement au monde, porté à une autre dimension, à la dimension même, complexe et exaltante, du présent.

Présentation de l’auteur




Bonnes feuilles PO&PSY : Gerald Vizenor, Ouladzimir Stsiapan, Guilhem Fabre

Gerald VIZENOR, Champ libre

 

Les 60 poèmes présentés ici en version bilingue, écrits en 2024 à la demande de po&psy sont une première édition y compris dans leur langue originale.

Gerald Vizenor est le plus prolifique des écrivains amérindiens contemporains. Il a publié plus de trente ouvrages dans tous les genres : nouvelles, romans, essais, pièces de théâtre, poésies et critiques d’art, ainsi qu’une anthologie de son propre travail. Il est également le principal rédacteur de la Constitution de la nation White Earth. Deux fois lauréat de l’American Book Award (1988 et 2011), ses réalisations ont été reconnues par de nombreuses distinctions prestigieuses. Mais son influence considérable dépasse le domaine des études littéraires amérindiennes. Les discours publics et universitaires sont imprégnés de sa théorie de l’expérience amérindienne, et une grande partie de cette théorisation peut être attribuée à sa biographie.

Né à Minneapolis le 22 octobre 1934, son père anishinaabe a été assassiné alors que Gerald Vizenor avait à peine deux ans, ce qui l’a amené à passer des années entre la maison de sa grand-mère paternelle sur la réserve de White Earth, les familles d’accueil et les périodes de vie avec sa mère, une Américaine suédoise de troisième génération. Cet environnement a permis à Vizenor de se familiariser avec la vie en tant que personne d’ascendance mixte : une identité post-indienne qui, dans son œuvre, est en tension avec le stéréotype colonialiste de "l’Indien".

Gerald Vizenor, Champ libre, Poèmes imagistes inspirés des « chants de rêve » anishinaabe. (Titre original : Chance of liberty. Native Imagistic Dream Songs) Traduit de l'anglais (E.U.) par Marie Cayol Dessins de Pierre Cayol, po&psy princeps,  88 pages, 15 €

La puissante influence de la culture anishinaabe de sa grand-mère a produit dans ses écrits non seulement le trope caractéristique du trickster mythique1, ainsi que des histoires traditionnelles « réexprimées », mais aussi des concepts tels que la « survivance », les « manières manifestes », les « croyances terminales », la « présence autochtone » et la transmission qui informent à la fois ses écrits et les approches scientifiques.

L’expérience historique des autochtones, que Vizenor connaît bien grâce à son activité au sein de la communauté, est à la base de ces concepts, mais ses écrits se caractérisent également par une densité théorique qui reflète son statut universitaire : il est professeur émérite de l’université de Californie à Berkeley et de l’université du Nouveau-Mexique.

 

Extraits :

 

feuillages flamboyants
érable rouge et bouleau
danseurs de l’ombre
rebondissant sur les fenêtres
rumeurs d’octobre

*

grand incendie de septembre
natifs au lac bakegamaa
cendres d’histoires de cœur
prédateur et proie
poursuite du silence

*

loups au loin
hurlant dans les pins blancs
pratique de coureurs des bois
se moquant des cris du castor
ballots de fourrures

*

les magnats du bois
ont abattu des forêts de pins
pays de souches
outrepassant l’éclaircissement
mercenaires en hauts-de-forme

*

fantômes de neige
avalanche de paroles suicidaires
insaisissable attrait de la honte
cavaliers natifs solitaires
sauvés par la dérision

*

ceux-qui-jouent-des-tours1
crient et ne grimacent jamais
maîtres des trous de panique
nourrissant les prairies
tombes de misère

*

éolienne rouillée
prise dans un orage
toute la nuit à grincer
ferme abandonnée
souvenirs solitaires

*

des canards colverts
filent sur les eaux gelées de la baie
devant des cabanes de glace
histoires d’appâts et de poissons
à l’amarrage sur le rivage

*

corbeaux d’amérique
se pavanant dans les ruelles
toute la nuit rebuts de restaurant
air de grands seigneurs
tapageuses rave-parties

*

épouvantail dépenaillé
leurre de service dans un champ de maïs
tiges et panicules
des corbeaux sur ses épaules
se moquent pas mal de la peur

*

la lune toute entière
prise dans un nuage de pluie
lentement s’en dégage
ceux-qui-jouent-des-tours
cherchent la lumière

*

empreintes de pas matinales
enfants et châteaux de sable
traces de récits de création
effacées pendant la nuit
bruissement de jusant

*

des phalènes
ricochent dans les lanternes en papier
inclinaison des lumières de jardin
simulacre de lever de soleil
faveurs d’une nuit 

*

vent froid
un rush de feuilles sèches
se répand sur le kiosque à musique
souvenirs d’été
danseurs retardataires

*

les journaux
empilés sous la baie vitrée
gros titres
élections et économies
haussent le chat noir 

*

des feuilles d’érables
gelées l’hiver dernier
brillent dans la glace claire
premières à s’épanouir
cycles de la mémoire

*

rafales de vent
fleurs blanches de prunier
décorant le jardin
rangées de fanes de radis
prestige de l’élégance

*

éolienne délabrée
des corbeaux atterrissent sur les pales
légers battements d’ailes
se moquant du dernier mouvement
souvenirs d’une ferme

*

taons vigoureux
piégés dans une toile d’araignée
suspendue au-dessus d’une selle western
rênes de nostalgie
corral abandonné

***

Ouladzimir Stsiapan, Mouettes au-dessus de Minsk

 

Ouladzimir Stsiapan, né en 1958 à Kastsioukowka, en Biélorussie, est un artiste, écrivain, poète et journaliste  biélorusse. Diplômé de l’École des Arts de А. Hlebaw, puis de l’Académie des Arts de Biélorussie, il a pratiqué le graphisme de livres. Pendant presque 20 ans, il a travaillé pour la télévision biélorusse à la rédaction des programmes littéraires et dramaturgiques, en tant que rédacteur en chef, auteur de programmes, présentateur, scénariste de documentaires et de longs métrages. Depuis ses études, Stsiapan s’adonne à la création littéraire. Il a débuté avec des poèmes qui sont parus dès 1982 dans l’hebdomadaire “La littérature et l’art”, puis dans toutes les revues littéraires biélorusses et dans quelques recueils collectifs. Le présent recueil de haïkus est paru en 2018 dans “La petite bibliothèque” du magazine Le Verbe. Aujourd’hui, Ouladzimir Stsiapan est surtout connu comme un maître de la prose. Il est l’auteur de recueils de nouvelles, dont certains ont été primés, et de deux romans. Sa prose et ses poèmes ont été traduits vers le russe, l’ukrainien, l’anglais, l’allemand.

Ouladzimir Stsiapan, Mouettes au-dessus de Minsk, traduit du biélorusse par Danièle Faugeras et Yana Hultsiayeva, po&psy princeps, 90 pages, 15€

Extraits :

Comme au-dessus de la mer,
des mouettes au-dessus de Minsk crient…
Début de printemps.

*

Le premier du parc
à verdir, le monument
de bronze au poète.

*

Il est empilé 
le vieux bouleau... Mais
le nichoir, on va le mettre où ?

*

Sur la vitre embuée 
je mets ma signature. Comme si
j’avais peint le parc moi-même.

*

Si chaude, la pluie
que sur les barbelés poussent
des petites feuilles.

*

Cerisier en fleurs.
Du côté ensoleillé
du nouveau cimetière.

*

C’est peut-être vrai
que sous les cerisiers blancs
l’âme s’éclaircit…

*

Je marche sur l’avenue 
en évitant les lombrics…
Averse d’avril.

*

Il y a des photos
où on dirait que je suis de trop...
Surtout celles de mer.

*

Inimaginable...
Ce chêne gigantesque et moi
nous sommes du même âge.

*

Sable chaud,
eau fraîche – besoin
de si peu.

*

Je me réveille…
Le verger me regarde
avec ses yeux de pommes.

*

Dans le brouillard dense
le voisin porte des seaux
de transparentes blanches.

 *

D’une croix à l’autre 
il vole ça et là, l’oiseau.
Pas de quoi s’ennuyer.

*

Cadenas rouillé, 
de qui donc protèges-tu
la maison détruite ?

*

Dans la vieille armoire
des cintres vides – épaules nues
libres et tristes.

*

Doucement tombe la neige.
Transformant les barbelés
en guirlandes de Noël.

***

Guilhem FABRE, Instants éternels

 Guilhem FABRE est sinologue, coordinateur de Révo.cul dans la Chine pop. : anthologie de la presse des gardes rouges, 1966-1967 (Éd. 10/18, Paris, 1974) et traducteur avec Huang San de deux romans de Yu Luojin, Le nouveau conte d’hiver et Conte de printemps (Christian Bourgois, 1982 et 1984).

Il a aussi traduit les poèmes choisis de Liu Hongbin (Un jour dans les jours, Ed Albertine, 2008) et de Liu Xiaobo (Vivre dans la vérité, Gallimard, 2012 ; Elégies du 4 Juin, Gallimard, 2014).

Ses écrits comprennent un tarot poétique illustré par Marq Tardy, L’empire de l’invisible, 2009, et plusieurs recueils de poèmes : Calculs de la poussière (2016), aux éditions L’Atelier du Grand Tétras et, aux éditions Phloème : Le dit de la grande peur (2017), Ciel de faim, (2018), Entre chien et loup (2019), Le Temps des vents (2021), L’homme au regard de soie, avec des encres de François Bossière (2023).

En revues sont parus : « De la stratégie inspirée », dans Caravanes, n°6, Éd. Phébus, 1997 ; « Territoires de la nuit », dans Action poétique n°198, décembre 2009 ; « Des nuits abandonnées », dans Voix d’encre n°54, mars 2016.

***

4ème de couv.

La poésie chinoise est au cœur d’une civilisation qui s’est perpétuée par les signes, en l’absence de monuments antiques. Instants Éternels rassemble les poèmes les plus connus, et détaille pour la première fois les usages contemporains des vers ou des quatrains célèbres, qui ont assuré leur transmission au fil des siècles.

La fréquentation assidue du terrain et des sources a permis de replacer les textes dans leur contexte, en dessinant une galerie de portraits qui incarnent l’histoire de la Chine à travers 56 de ses créateurs préférés, surtout les poètes des dynasties Tang et Song, du VIIe au XIIIe siècle.

Guilhem FABRE, Instants éternels,  Cent et quelques poèmes connus par cœur en Chine présentés et traduits par l'auteur - poèmes en édition bilingue photographie de YANG Yongliang po&psy a parte, 424 pages, 35 €.

La traduction tente de recréer le flux et la vitalité des images portées par le tracé dense des caractères chinois qui sont placés en vis à vis. Elle s’attache à recréer l’effet du poème original dans un poème français à part entière.

Extraits :

Tao Yuanming (352 ou 365-427)
Le retour à la terre

J’ai semé des pois sous les monts du sud
L’herbe est foisonnante mais les plants épars
Dès l’aube debout à débroussailler
Je rentre à la lune la houe à l’épaule
La voie rétrécit dans l’épaisse verdure
La rosée du soir mouille mes vêtements
Mais qu’importe d’avoir mes vêtements mouillés
Pourvu que je vive selon mon souhait

Zhang Jiuling (678-740)
Rêveries au clair de lune

Le clair de lune se lève sur la mer
Ce moment partagé à l’autre bout du monde
Quand les amants en veulent à cette longue nuit
Qui soulève sans fin leurs pensées l’un pour l’autre
La chandelle s’éteint une clarté aimante envahit l’air
Je couvre mes épaules ressentant la rosée
Et n’osant vous offrir ces mains pleines de lumière
Je vais me rendormir pour des rêves de beauté

Wang Wei (700-761)
La villa des Monts Zhongnan

Au milieu des années j’ai pris goût à la voie
Et au soir de ma vie j’habite les Fronts du sud
Souvent l’envie me prend de partir solitaire
Vers des merveilles dont j’ai seul le secret
Mes pas m’amènent jusqu’aux limites des eaux
Où assis je contemple l’ascension des nuages
Dans la forêt je tombe sur un vieillard
Et devise gaiement sans songer au retour

  

Li Baï (701-762)
         Pensées d’une nuit calme

La lune brille devant mon lit
Comme si le sol était de givre
Levant la tête je la contemple
Baissant la tête je songe à mon pays

 

 Du Fu (712-770)
Pluie de joie dans la nuit printanière

La bonne pluie sait la saison
Elle arrive avec le printemps
Suivant le vent elle se glisse dans la nuit
Mouillant sans bruit en douceur toutes choses
Les sentes sauvages se perdent dans le noir des nuages
Seule lumière les feux d’un bateau sur le fleuve
L’aube verra ces lieux baignés de rouge
Les fleurs s’alourdiront par la Cité des soies

Li Yi (748-829)
À peine réjoui de revoir un cousin nous parlons du départ   

Séparés dix années par les troubles
Adultes nous voilà face à face
Surpris de nous voir le même nom
Nos prénoms nous rappellent nos anciens visages
Sur l’océan du monde depuis notre départ
Les langues se délient jusque tard dans la nuit
Demain je reprendrai le chemin de Baling
Dans l’automne des monts combien restent à franchir ?

Li Shangyin (812-858)
Sans titre

Il est dur de se trouver dur aussi de se quitter
Le vent d’est a faibli les cents fleurs sont fanées
Au printemps le vers à soie jusqu’à la mort tisse son fil
La flamme de la bougie devient cendre avant que ses larmes ne sèchent
Miroir de l’aube reflétant la tristesse de ses cheveux changés
Chants de la nuit gagnés par la froideur du clair de lune
Du Mont des immortels la route n’est plus longue
Oiseau bleu prévenant explore-la pour nous

 Li Yu (937-978)
La joie de se revoir

Seul tu montes sans un mot au Pavillon de l'ouest la lune est comme un croc  
Dans le fond de la cour le platane solitaire enferme l'automne clair
Couper sans pouvoir séparer et ranger quand revient le désordre telle est la douleur de la perte
La séparation a cette saveur qui vous reste sur le cœur

Su Dongpo (1037-1101)
Sur l’air « La ville au bord du fleuve »

                      Souvenir d’un rêve, dans la nuit du 20e jour du premier mois de l’année, yi mao (1075)
Dix ans déjà que la mort nous sépare une immensité noire
Je n’ai pas réfléchi mais n’ai pu oublier
Ta tombe solitaire à mille lieues d’ici
Et nulle part où parler de ma peine
À présent si nous nous retrouvions nous ne saurions nous reconnaître
Ton visage s’est couvert de poussière et mes cheveux de givre
Cette nuit j’ai rêvé que j’étais de retour au pays
À la fenêtre de ta chambrette tu te peignais te maquillais
Nous nous regardions sans un mot
Seuls coulaient des flots de larmes
Je vois déjà le lieu année après année où se brise mon cœur
Ta tombe au clair de lune le tertre de jeunes pins

 

Xin Qiji (1140-1207)
Sur l’air « La laideur de l’esclave »

Jeune je ne connaissais pas le goût de la tristesse
J’aimais monter jusqu’au dernier étage
J’aimais monter jusqu’au dernier étage
Pour composer des poèmes chantés me forçais à parler de tristesse

À présent j’ai touché le fond de la tristesse
Et je voudrais parler mais rien ne sort de moi
Je voudrais parler mais rien ne sort de moi
Si ce n’est : « Quel automne glacé ! »

Wen Tianxiang (1236-1283)
En traversant la Mer Solitaire

Tant d’épreuves traversées depuis mes études classiques
La solitude des combats sur quatre années de firmament
Monts et fleuves brisés chatons de saule dans le vent
La vie se fait flottante la pluie martèle les lentilles d’eau
Sur la plage de l’Effroi je parle de frayeur
Par la Mer Solitaire soupire de solitude
Si dans la vie humaine depuis la nuit des temps nul n’échappe à la mort
Autant laisser son cœur loyal briller dans les Annales

Note

  1. Le trickster mythique ("celui-qui-joue-des-tours"), Nanabozo, incarne la vie et possède le pouvoir de la créer dans les autres êtres. Son sexe n'est pas défini et il apparaît parfois sous des traits féminins. On peut le trouver également sous l'apparence d'autres animaux tels que le corbeau ou le coyote. Comme toutes les figures mythologiques de type trickster, il est souvent réputé pour son insatiable appétit pour la nourriture et pour sa sexualité débridée. Ainsi, il offre un personnage paradoxal : il est tantôt un puissant bienfaiteur, tantôt un fou farceur et obscène.

     




Mes tchastouchki

A la fin de  mes études de russe et au début de ma carrière d’enseignant j’ai eu l’occasion de passer quatre années en URSS ( d’abord une année comme étudiant  en 1967/1968,  puis  trois  années comme assistant – lecteur de français  de 1971 à 1974 à des époques – charnières : la fin du « dégel »  et le début de la « stagnation ». 

Passionné de chant  populaire, de chanson traditionnelle et de tradition orale en général, j’ai découvert sur place à la fois le poids de la culture de masse soviétique et la richesse des contre -cultures ou cultures parallèles, orales : chanson d’auteur/mouvement dit des «  bardes  », les « blatnyie  pésni » ou chants de mauvais garçons/chants du goulag ou encore les « tchastouchki ». Ainsi me suis-je attaché à traduire des poèmes/chants de ces trois genres ainsi que des chansons  dites « soviétiques ».          

Art modeste ou mineur pour certains, expression originale des émotions et des préoccupations de la population pour d’autres, les tchastouchki dans leur forme très rigide actuelle sont des quatrains de vers de 6 à 8 pieds, au rythme surtout trochaïque, aux rimes ABAB, parfois AABB, riches en assonances et allitérations.

 Ces quatrains lyriques, satiriques, émouvants ou facétieux, naïfs ou sarcastiques, parfois franchement grivois, - toujours savoureux - seraient apparus dans les campagnes russes au milieu du XIX. Ils ont vite gagné la ville et sont toujours vivants aujourd’hui, reflet de l’actualité, miroir de l’époque. Il est important de le souligner : l’héroïne des  tchastouchki, celle qui s’exprime,  est en grande majorité – la jeune fille, la femme.

Ce choix de quelques textes tirés de la centaine de tchastouchki, allant  du milieu du XIXè siècle  à ...Gorbatchev,  reflète leur diversité et leur richesse. Il est destiné à un public franco-russe et russo-français - incluant, bien entendu, élèves et étudiants -  amateurs de poésie, de chanson et de tradition orale en général.

∗∗∗

On n’peut pas vivre sans chansonnette…

1.

Без частушки не прожить -
Говорю вам точно я.
Выходи нас веселить,
Эх четыресрочная!

2.

Всё в частушке отразится:
Новый день и старый век.
Словно в зеркальце, глядится
В неё каждый человек!

3.

Мы частушек много знаем
И хороших и плохих.
Интересно тем послушать,
Кто не знает никаких

4.

Я частушку на частушку,   
Как на ниточку, вяжу.
Ты досказывай, подружка,
Если я не доскажу. 

5.

С неба звёздочка упала,
Закатилась прямо в пыль,
Если голос потеряю,
То подамся в монастырь.

5 bis.

Начинаю припевать
Первую, начальную.
Я хочу развеселить
Публику печальную!

 

 

1.

On n’peut pas vivre sans chansonnette -
Ici je vous le dis tout net.
Apporte-nous joie et entrain
Toi, hardi et fier quatrain !

2.

Elle parle de tout la chansonnette :
D’hier, d’aujourd’hui, de demain.
Tel un miroir elle reflète
Joies et soucis de chacun !

3.

On connaît plein de couplets
Des mauvais, des réussis.
Ouvrez
l’oreille, écoutez,
Vous allez les  découvrir !

4.

Les couplets, je les enfile
Comme sur un fil à mon cou,
Prends le relai, toi, Lucille,
Si ma mémoire a un trou !

5.

Une étoile, du ciel tombée
A roulé dans la poussière.
Moi, si je  n’peux plus chanter
J’finirai au monastère !

5bis.

Je commence à fredonner
La première de la liste :
De la joie je veux donner -
Que les gens ne soient pas tristes !

Tout va bien, tout va bien à la ferme du voisin...

6.

Вы послушайте, ребята, 
Нескладуху будем петь:
На дубу коза пасётся, 
В бане парится медведь.   

 Припев :

Здорово, здорово
У ворот Егорова. 
А у наших, у ворот, 
Всё идёт наоборот. 

7

По реке плывёт корова, 
Обогнала пароход. 
На рогах сидит ворона 
И соломинкой гребёт. 

8

Сидит ёжик на берёзе,
Новая рубашечка, 
На головке сапожок, 
На ноге фуражечка.  

9.

Черти вилами поели 
Из баранины уху. 
Не пора ли нам, ребята,
Да закончить чепуху ?

6.

Écoutez donc les sornettes
Que nous allons vous chanter :
Sur un chêne broute la biquette,
Et au bain l’ours s’est lavé.        

Refrain :

Tout va bien, tout va bien
A  la ferme du voisin,
Dans la notre, au contraire,
Les choses vont tout de travers !

7.

Dans l’eau nage la Rosette,
Elle dépasse un bateau,
Sur sa tête il y a une chouette,
Qui rame avec un roseau.

8.

Sur l’bouleau le hérisson
Porte un nouveau manteau,
Une botte sur la tête,
Et, à la patte, un chapeau !

9.

Avec leur fourche les diables
Mangent un ragoût de mouton.
Il serait peut- être temps
D’arrêter nos boniments ?

 

Brin de paille, brin de blé…

10.

Ой, солома, ты солома,                      
Ты солома белая,                               
Не рассказывай, солома,                   
Что я в девках делала.       

11.

Что ты, белая берёзка,-
Ветру нет а ты шумишь?..
Что, ретивое сердечко, -
Горя нет, а ты болишь?..

12.

Полем шел- милка жала
Серебристенький овёс.
Заунывшу песню пела –
Довела меня до слёз!

13.

Мою белую берёзку
Ветром распороло
Мово милого дружка
Жорновом смололо!

14.

Я посею в поле маку,
По цветочку буду рвать...
Я из армии милого<
По денечку буду ждать.

15. 

Сидит кошка на окошке –
Белолапенький коток...
Подарила я милёнку
Беловышитый платок.

16.

Не  ходите, девки, в лес -
Комары кусаются. 
А на тех, кто краше всех,
Пуще всех бросаются.

17.

Дайте кисти, дайте краски
Живопиской буду я:
Спишу с милого я глазки
И оставлю для себя!

18.

Мой милёнок далеко
Далеко за рубежом.
«Милый имечко твоё
На сердце вырежу ножом!»

19.

Cамолёт летит
А под ним вода.
Уехал миленький
И не сказал — куда.

20.

Ой гора, гора
А под горой ручей.
Проводил меня,
Сама не знаю — чей?

25.

Девушки, зима- не лето,
Не насадишь огурцов.
Видно, нечего надеяться *
На наших молодцов!

10.

Brin de paille, brin de blé
Toi la blanche brindille, 
Ne t’en vas pas raconter
Mes frasques de jeune fille…

11.

Toi, mon bouleau, bouleau blanc,
Y a pas d’vent et tu frémis?..
Toi, mon petit cœur ardent
T’as pas d’ peine et tu gémis?.. 

12.

Aux champs mon aimée je croise,
Fauchant l’avoine argentée.
Un chant si triste elle entonne –
J’en aurais presque pleuré !

13.

Mon bouleau, mon bouleau blanc -
Le vent t’a bien fouetté ! 
Mon amant, mon bel amant –
La meule t’a bien broyé !  

14.

Du pavot, moi, je sèmerai,
Le cueill’rai fleur après fleur…
De l’armée, moi, j’attendrai
Son retour, jour après jour.

15.

A la fenêtre dort minet,
Petit chat aux pattes blanches.
J’ai offert à mon aimé
Un  mouchoir de blanc brodé.

16.

Les filles, n’allez pas au bois :
Y a trop de moustiques.
Sur les plus belles qu’ils voient
Ils se jettent, ils les piquent.

17. 

Être artiste, moi, je veux,
Vite un pinceau, des couleurs !
Je croquerai  tes  doux yeux, 
Les garderai sur mon cœur. 

18.

Il est parti, mon mignon
Loin, loin, à l’étranger.
« Avec un couteau, ton nom
Sur mon cœur, je vais graver ! »

19.

Un avion volait 
Au dessus de l’eau.
Lui s’en est allé
Sans me dire un mot !

20.

Au pied d’la montagne
S’écoule un torrent.
On me raccompagne -
Est-ce Paul ou Laurent?

25.

L’hiver c’est pas l’été, les filles –
On plante pas les cornichons.
C’est clair :  y a rien à attendre
De tous nos fichus garçons ! 

Si les demoiselles étaient des poissons...

26.

Если б девочки
Были рыбами,
За ними мальчики
В воду прыгали.                           

28.

Всё бы пела, всё бы пела
Всё бы веселилася.
К миленкину характеру
Насилу применилася.

29.

Я в Иванове была,
Себе юбку добыла:
Тут прореха, тут дыра…
Зато в Иванове была!

30. 

Меня дроля провожал
Очень осторожно:
Один раз поцеловал
Из десяти возможных !

31.

Изменил- так наплевать,
Не стану уговаривать,
С малых лет я научилась
Дураков обманывать!

32.

У меня милёнка два:
Забулдыга да балда.
Забулдыга редко ходит
А балда-то никогда!

35.

Ты милёнок, не балуй,
При народе не целуй.
Целуй меня в улочке,
В тёмном переулочке.

36.

Ты подружка, сплeтница,
Какая ты советница?
Такую сплетенку сплела-
Навеки с милым развела!

37.

Мне не нравится машина,
Мне не нравится мотор.
А мне нравится в кабиночке
Молоденький шофёр!

39.

Это разве что любовь:
Постоял - и нету.
А по-моему любовь -
С вечера до свету!

40.

Ой ты Маша, попляши
Твои ножки хороши!
Твои щёчки как цветочки-
Целовать их разреши!

42.

С неба звёздочка упала,
На тропиночке лежит,
Не споткнулся бы милёнок,
Как домой он побежит.

44.

Что за парень, что за слон!                  
Неуклюжий очень он.                          
Если обнимает,                                     
Сердце замирает! 

45.

На меня один мужик                           
Обратил внимание.                                 
Говорил, что чемпион,                         
Да по обниманию! 

47.

Мужчин много у меня,                            
Не скрываю это я!                                   
Только в толк я не возьму,                      
С кем пойду я к алтарю!    

48.

Не глядите на меня.
Глядите на чулочки:
Мне милёнок подарил
За четыре ночки!

49.

Я любила четверых,
Пятого — женатого.
Никого так не люблю
Как его — проклятого!

50.

У залётки моего
Дом соломою покрыт.
Если он мне изменит -
Подожгу, пускай горит!

51.

Мой мужчина так умен,                          
И, конечно же, силен!                             
Тащит все подряд домой,                       
Кошелек только пустой! 

52.

Cамолёт летит 
В небе голубом.
А мне понравился
С золотым зубом.

53.

Милый ловкостью хвалился
В сад полез, дроздом свистел,
За ограду зацепился 
И до зорки повисел.

54.

Полюбила я его,
Тихого, унылого.
«В тихом омуте черти водятся,
Милая моя!»

55.

У залёточки походка,
Словно ласточка летит.
Целоваться не умеет -
Только портит аппетит.

56.

Мы у озера гуляли,
Там лягушки квакали.
Только бы поцеловаться -
Уточки закрякали!

57.

У заборов снега много -
Он ещё лежит, лежит.
У меня милёнок добрый:
Позову — сокрей бежит!

58.

Меня милый провожал -
На крылечке задержал:
Сколько звёдочек на небе,
Столько раз поцеловал.

26.

Si les demoiselles
Étaient des poissons,
Dans l’eau après elles
Plong’raient les garçons. 

28.

J’voudrais bien chanter, danser,
J’aimerais bien m’amuser...
Mais j’ai du mal à me faire 
A son fichu caractère !

29.

A la ville je suis allée,
Une jupe j’ai dégotté,
Bien trouée, bien crottée...
Mais j’ mens pas : j’y suis allée !

Quand il m’a raccompagnée
Il n’a point été hardi :
J’ai eu droit qu’à un baiser
Moi qui en attendais dix ! 

31.

Il me trompe – je m’en fiche,
J’irai pas le supplier.
Y a longtemps qu’les imbéciles
J’ai appris à les berner !  

32.

Des chéris – j’en ai une paire :
L’un noceur, l’autre dadais.
Le noceur, je n’le vois guère,
Le dadais - je l’vois jamais !

Тoi, l’ami, faut pas pousser :
En public – pas de baisers !
Mais j’en veux bien dans l’impasse,
Là où personne ne passe !

36.

Toi, l’ amie, la cancanière
Tu te prétends conseillère :
T’en racontes tant et tant
Que j’ai perdu mon amant !

37.

C’est pas le camion que j’aime,
C’est pas non plus son moteur -
C’est, dans sa petite cabine, 
Le jeune et joli chauffeur !

39.

Il y en a pour qui l’amour
C’est juste « Bonjour et au r’voir ! »
Alors que pour moi l’amour
C’est du matin jusqu’au soir !

40.

Viens donc danser,  toi,  la fille : 
Tes gambilles sont gentilles !
J’aime beaucoup ton cou, tes joues –
J’l’ai couvrirai de bisous !    

42.

Une étoile tombe du ciel.
Elle est là sur le chemin.
Pourvu qu’il ne trébuche pas
Quand il rentrera à la maison !

44.

Quel lourdaud, ce grand dadais !
Il me fait bien rire.
Mais quand il embrasse, c’est vrai, 
J’ai l’coeur qui chavire !

45.

A un mec, un jour, je plais, 
Il m’observe, me repère
- Pour les étreintes, - qu’il me fait
J’suis un champion, un expert !

47.

Des hommes, j’en ai beaucoup,
Ça je ne le cache pas !
Mais je ne sais pas du tout
Qui m’ mettra la bague au doigt !

48.

Ne me fixez pas des yeux,
Regardez mes bas, plutôt,
Après quat’nuits dans son pieu -
« Tiens, - qu’il m’fait - v’la ton cadeau ! »

49.

Des amants – j’en ai eu quatre,
L’ cinquième était un mari.
Pourtant, j’n’ai aimé personne
Autant que lui, ce maudit !

50.

Il est recouvert de chaume,
Le toit de mon bien-aimé.
Mais, si, un jour, il me trompe,
Moi, le feu, tant pis, j’y mets !

51.

Mon homme, il est malin, bien sûr,
Une vraie force de la nature :
Il stocke de tout à la maison
Mais ne ramène pas un rond !

52.

Dans le bleu du ciel
Passe un météore.
Lui m’a tapé dans l’œil
Avec sa dent en or !

53.

Le mien s’est pris pour un merle 
En sifflant dans le jardin.
Il s’accroche à la barrière -
Fut coincé  jusqu’au matin !

54.

Moi, un garçon j’ai aimé,
Tout discret, tout tristounet.
« Attention, ma chère amie :
L’eau qui dort, on s’en méfie ! »

55.

Quand il marche, mon bien-aimé, 
On dirait un canari.
Il ne sait pas embrasser
Et ça m’coupe l’appétit 

56.

Au bord du lac on s’promène -
Les grenouilles de coasser !
Un doux baiser on échange -
Les canards de cancaner !

57.

Elle tient bon, la neige
Qui s’amasse dans la cour.
Qu’il est gentil, mon compère :
Au moindre appel il accourt !

58.

Après m’avoir raccompagnée,
Il s’ arrête sur le seuil
Et  me donne autant d’baisers
Qu’il y a d’étoiles dans le ciel !

 

Oh, toi mon bel anneau d’or...

59.

Ой колечко золотое
На полу вертелося.
Насмотрелись мои глазки
На кого вертелося!

60.

Я на реченьке сидела,
Одинокая была.
На два пуда похудела
Пока милого ждала!

61.

Утром рано просыпаюсь
И сажусь на коечку.
Закрываю свои глазки,
Думаю про Колечку

62.

Мой милёночек уехал,
А я на просёлочке.
Разбивается сердечко
На мелкие осколочки.

63.

Я не знаю почему
Сегодня небо синее.
По залётке грудь болит -
Тоска невыносимая!

64.

Я от горя – в чисто поле,
Я от горя -  в тёмный лес,
Я в любовь ушла от горя,
Оглянулась – горе здесь!

65.

Шла по тоненькому льду,
Провалилась - ойкнула.
Никого не было жалко -
Только дролю вспомнила!

66.

Ты зачем сюда приехал
Незнакомый паренёк?
Иссушил моё сердечко
Как на печке сухарёк.

67.

Износила белы тапочки
И красные  носки.
Меня лечат от простуды -
Я болею от любви!

68.

Говорят: из речки пей -
Тосковать не будешь.
Не один я раз пила: 
Где его забудешь?

69.

Из ведра вода не льётся
Лишь тихонько сочится.
Как ни весело живётся
Целоваться хочется!

70.

Не стругает мой рубанок,
Не пилит моя пила:
Ко мне милка не приходит -
И работа не мила.

 

59.

Oh, toi mon bel anneau d’or,
Sur le sol tu as roulé.
Du regard je te dévore :
Sur qui vas-tu t’arrêter ?

60.

J’attends le prince charmant
Bien seulette, au bord de l’eau.
Et je l’attends tant et tant
Que j’ai maigri d’vingt kilos !

61.

Tôt le matin je me lève
Et j’m’asseois au bord du lit.
Mes p’tits yeux alors je ferme
Et ne pense plus qu’à lui

62.

Mon aimé s’en est allé ;
J’suis seule au bord du chemin
Et mon p’tit cœur s’est brisé
En mille morceaux ! Hé, reviens !

63.

Je ne sais pour quelle raison
Le ciel est bleu aujourd’hui.
Mon cœur souffre pour ce garçon :
Ma douleur est infinie !

64.

Dans la forêt, dans la plaine,
Même jusque dans l’amour,
J’ai échappé à ma peine -
Hélas, elle est de retour !  

65.

La fine croûte de glace
Oh ! - en marchant j'ai brisé!
Ma seule pensée - hélas
Ce fut pour mon bien-aimé!   

66.

Chez nous, qu’es-tu venu faire,
Oh toi, mon bel inconnu ?
Tu as asséché mon cœur
Comme dans le four un biscuit.

67.

J’ai usé mes blancs souliers
Et troué mes bas de laine.
Pour un coup’ d’froid j’suis soignée -
D’amour j’ai le cœur en peine !

68.

On m’dit : va à la fontaine
Ça soulagera ta peine.
J’ai bu de l’eau tant et tant
Mais je l’aime toujours autant !

69.

Y a peu d’eau à la fontaine -
Un petit filet, à peine.
On est bien gais tous les deux
Mais c’est un baiser que j’veux !

70.

Il n’coupe plus, mon ébauchoir,
Elle ne taille plus, ma hache :
Depuis qu’elle n’vient plus me voir
Je n’ai plus l’cœur à l’ouvrage !

 

L’orpheline a tant de peine…

71.

У сиротки столько горя,
Куда горюшко девать?
Я снесу во чисто поле:
«Поди, горюшко, гулять!»

72.

Меня дома бьют, ругают,
Велят с богатым знаться,
А я с милым дружком
Не могу расстаться.

73.

Ой, какая моя мать,
Не пускает погулять.
А я пойду, потопаю,
Завиляю жопою!

74.

Мамаша строгая
Вовсю ругается.
А мне перечить ей
Не полагается!

75.

Не ругай меня мамаша,      
Что сметану пролила,         
Мимо дома шел Алешка,   
Я без памяти была.  

76.

Не сердись, подружка, зря,
Отбила милого не я.
Отбили глазки серые
Да молодость моя!

71.

L’orpheline a tant de peine :
« Quoi faire de tout ce malheur ? »
-Je le jett’rai  dans la plaine :
 Malheur, va-t’en  faire un tour ! »

72.

On me frappe, on me gronde :
« Fréquente plutôt  un rupin ! »
Mais pour moi pas question
De quitter mon copain.

73.

Ma mère à moi, elle abuse,
Elle veut pas que je m’amuse.
Mais moi, j’irai dans la rue
Danser et  rouler du cul !

74.

Sa mère est bien dure;
Tout l’temps elle aboiе!
Mais la contredire,
Pas question, pour moi…

75.

Ne me gronde pas, ma mère
D’avoir  renversé  le lait:
J’ai perdu un peu la tête
Quand j’ai aperçu André...

76.

Sois pas fâchée, toi l’amie
C’est pas moi qui te l’ai pris :
Ce sont mes jolis yeux gris,
Mon charmant et doux souris !

 




Chronique du veilleur (58) : Guillaume de Pracomtal

Clair-augure est le troisième livre de Guillaume de Pracomtal, qui fait suite à deux recueils parus en 2024 chez Encres vives. Il faut écouter cette voix qui dit une profonde soif intérieure : « Ton âme a soif / Et dans ta nuit / Tu ne sais que faire ».

Cette soif s'exprime à mots souvent murmurés, sur le ton d'une méditation simple et sobre. Guillaume de Pracomtal ne reste pas dans une solitude qui serait sourde aux solitudes du monde. « Les étoiles aussi se sentent seules ». Il sait combien la vie peut devenir éprouvante, faire « perdre pied ». Mais il sait aussi qu'une lumière vient toujours au secours de celui qui sait l'accueillir. Il suffit sans doute de

 

         Sentir la joie simple du soleil sur sa peau
         Debout dans le matin recommencer le monde.

Guillaume de Pracomtal, Clair-augure, Les Cahiers d'Illador, éditions Illador, 14 €.

Le poète s'encourage et, par-là, nous apporte l'envie de vivre autrement, de puiser en nous l'énergie nécessaire pour affronter ce qui arrive.

 

         Accepte que la vie
         Puisse te faire descendre
         Au point d'ombre

          Connais que tu n'en es pas
          Toi-même la cause

         Mais par ta lutte sereine
         Sans armes
         Trouve la force du rebond.

 

L'écriture poétique est un moyen très salutaire pour cela. « Sois pressé d'écrire », conseille le poète, « Hâte-toi vers tes sources. »  Les sources les plus pures et les plus abondantes ne seraient-elles enfouies dans l'enfance ? « Voir le monde au travers  / Du rire d'un enfant », ne serait-ce pas la voie la plus simple, celle qui nous réconcilierait avec nous-même et avec la vie ? Ceux qui ne sont plus là peuvent aussi nous permettre d'avancer sur le chemin. On sent que le poète est tout proche d'eux, malgré l'absence, fidèle à la Saintonge de son enfance, à laquelle il consacre l'épilogue de ce livre. De « ceux qui sont  passés », il faut recueillir « le legs de lumière » qu'ils nous ont laissé. Ainsi, nous ne pourrons nous égarer sur le grand océan, notre route sera bien tracée :

 

                  Tiens le cap qui te ramènera
                  Toujours vers les rivages de l'enfance.

 

Ainsi, la poésie donne  une boussole irremplaçable, mais aussi permet d'ancrer, avec l'encre des mots, la vie que le temps agite de ses flots.

 

                  Les mots s'assemblent
                  En barque frêle mais constante
                  Qui devance l'ensablement

                  L'écriture comme point fixe
                  Ancre qui raccroche à la rive

                   Encre qui maintient en vie
                  Force vitale augure des mots.

 

Quel bel éloge de la poésie ! Les poèmes de Guillaume de Pracomtal la servent de belle manière, la font briller d'une aurore fraîche, comme celle du dernier poème « Angélus du matin dans l'île » :

 

                  La blancheur des façades écrème la lumière
                  Qui ricoche sur les tuiles et les volets verts
                  Ici chez elle parmi les roses trémières

                   Du ciel trop grand
                  Le soleil est tombé sur la place
                  L'Angélus du matin sonne

                  Effectivement la grâce me suffit.

Présentation de l’auteur




L’œuvre poétique de Marc Alyn : un itinéraire alchimique

Les trois volumes des œuvres poétiques de Marc Alyn se déclinent comme une merveilleuse somme poétique dans les éditions de La Rumeur Libre, Andrea Iacovella, l’éditeur étant lui-même un extraordinaire visionnaire du livre et de la collection, créateur d’une sorte de bibliothèque absolue, bibliothèque universelle qui a pu être rêvée par un philosophe et mathématicien comme Kurd Lasswitz ; ou encore véritable architecte, lancé dans une quête d’un Graal littéraire, renvoyant à la Bibliothèque de Babel de Borgès.

Cette vision, ou véritable pensée philosophique du livre, s’exprime dans le soin apporté à chaque partie de ce volumen qui se déploie comme un fabuleux monument aux lisières du rêve et de l’imaginaire.

Chacun de tomes est initié par une préface magistrale, la première de Jean-Jacques Celly, la deuxième par Georges-Emmanuel Clancier, et la troisième signée Pierre Brunel.  Chaque recueil s’ouvre également par une notice explicative retraçant, au sein de l’histoire littéraire, le parcours d’un poète qui commence dès l’âge de 18 ans à être reconnu pour une poésie nouvelle entée dans les fééries de l’imaginaire. Les trois titres des tomes des œuvres poétiques, comme piliers d’un remarquable édifice, sorte de temple poétique, renvoient d’ailleurs tous à une forme de pénétration dans un monde sacré, « L’aventure initiatique », « Le Rêveur éveillé », et « L’Image, la magie ».

Le premier tome se présente comme la quête initiatique de « l’enfant de poésie » qu’a été le poète. C’est dans une quête alchimique le premier stade de l’initiation, celui de « l’œuvre au noir », sorte de cheminement qu’emprunte le poète en Hermès Trismégiste pour découvrir les sentiers de la création. 

Marc Alyn, Œuvres poétiques, Tome I, « L’Aventure initiatique » (1956-1991), 2024, 448 pages, 21 € ;   Tome II, « Le Rêveur éveillé » (1992-2004) ; Tome III « L’Image, la Magie » (2006-2023), La Rumeur libre, 2024.

Des bonheurs d’écriture jalonnent cet élan vers le mouvement sacré d’une vocation, véritable témoignage sur les étapes d’une architecture, celle d’une œuvre en poésie, celle d’un destin de poète : « Peut-être, ayant rêvé, seconde après seconde, notre vie, serons-nous quelque jour vécus par notre rêve ». Celui qui s’est rêvé Fantomas ou prestidigitateur, celui qui a contemplé l’apocalypse du feu, celui qui choisit le pseudonyme de Marc Alyn, celui qui a vécu la passion de la mère pour les livres d’aventure et de mystère, et celle du père pour la magie des livres, celui-ci devient le poète, le grand rêveur de mots, « passages secrets se profilant et menant aux demeures austères du Merveilleux », désir de l’Autre, du divin et de l’absolu « s’exaltant pour les couleurs mystiques des rosaces des cathédrales », ainsi le poète de l’extrême, nouveau Rimbaud auréolé de jeunesse, s’engage-t-il  avec bonheur dans l’oxymore comme danse de liberté qui brise ses liens, comme cristal de rythme :  

Plein feu !
je suis sur la balance
du désespoir et de l’extase
de la tendresse et de la cruauté.
je dépends d’un seul mot
comme fruit de sa branche
quand le vent vient musarder 

Traces de pluie, empreintes de l’arbre ou de la forêt, mains éblouies sur les cavernes de la mémoire humaine, marécages de silence, fleurs de l’invisible, taches de lumière, ocres des terres et des automnes, bulles d’eau et de nénuphars, bouquets de feuilles et de neige, cette poésie cosmique s’affirme dans un deuxième temps alchimique comme « l’œuvre au rouge », dans la force d’une parole devenue fulgurante par la traversée de l’imaginaire. "Le Rêveur éveillé " du Tome II,  affirme désormais sa fantasmagorie, s’ouvre au monde, rêve qu’il s’envole :

 

au printemps les mésanges se nichent entre ses feuilles
pour becqueter joyeux don texte lettre à lettre
et lui parler d’amour avec des mots d’insectes.

Le texte se fait archétypal, dans la force originelle d’une brûlure :

 

langue d’avant la langue
ouragan déferlant sur les soleils futurs
nébuleuses chiendent archipels tropiques !
le Verbe originel à jamais se répand
clarté embrasant les vitraux
source qui lie le prologue à la fin
l’éclair inaugural à l’ultissime braise 

Le tome III est celui de « l’œuvre au blanc » à travers la maîtrise du poème en prose. C’est l’ultime ouvrage achevé par le poète et il constitue l’acmé du travail poétique, comme s’il parvenait, par sa recherche de perfection dans cette forme poétique bien particulière qu’est le poème en prose, à placer le diadème ou l’auréole sur son œuvre tout entière. Le poème en prose semble répondre à cette exigence, un concentré en même temps qu'une « devanture » de ce que la littérature fait, des compétences qu'elle met en œuvre, des opérations de reconnaissance et de méconnaissance auxquelles elle soumet la singularité des œuvres. Le genre poétique du poème en prose, permet ainsi, par sa forme même, d’établir une réflexion forte et achevée sur le processus de création et son lien à l’intertextualité avec Baudelaire par exemple.

Ce recueil n’est pas, en effet, un tout autonome et fermé dont les éléments composent un système clos. Il présuppose un dialogue avec l’Autre, avec les autres créateurs, en particulier les peintres, dont T’ang. Le poème et la calligraphie adviennent alors par ce qu’il y a de plus subtil, reliant entre eux les différents aspects du réel, les ouvrant l’un à l’autre, les faisant communiquer dans une nouvelle esthétique du passage et de la porosité comme disponibilité aux fluctuations du monde, comme limpidité et transparence. Poésie faite de cristal et de simplicité. En face du poème, le texte en prose se présente en italiques : « Nulle empreinte sur la grève ». Poésie sereine et détachée, belle dans sa limpidité, dans son atmosphère de présence-absence, de manifestation et de retrait. Rien n’accapare l’attention ni ne l’obnubile. Tout ce qui commence à prendre forme se retire et se transforme, tracé d’écriture comme traces, sentiment de dessaisissement qui auréole l’écriture de vague et de solitude, mais cette délicatesse contient la plus extrême présence, ce qui passe inaperçu devient inoubliable, la saveur idéale étant celle de la neige, de l’eau, de « la respiration des oiseaux privés d’ailes ». Poésie qui n’est accessible qu’à partir d’un véritable itinéraire intérieur, le vide accueillant en lui tous les mondes possibles du poète initié, désormais réconcilié au monde :

Il n’y avait jamais personne
au bout du fil.
Seule une abeille aux ailes diaphanes
nous pénétrait de son bourdonnement
porteur d’une verbe intraduisible. 

Présentation de l’auteur




REGARD SUR LA POÉSIE « NATIVE AMERICAN » : Mikhu Paul, ou comment mettre l’accent sur ce qui est important pour la communauté des humains et leur « mère », la Terre.

Mikhu Paul (née en 1958) est une poète Wolastoq (Malécite). D’ascendance mixte, née dans la nation Malécite (qui originellement vivait au Québec, au Nouveau Brunswick et dans le Maine). Elle est membre de la communauté de Kingsclear, lieu situé au Nouveau-Brunswick, au Canada.

Après le lycée, Mikhu Paul a obtenu une licence en développement humain et communication à l’Université du sud du Maine, ce diplôme a été suivi d’un master en création littéraire à Stonecoast. Dans un entretien, quand on lui demande quelles sont les personnes qui l’ont le plus inspirée dans son art et dans sa quête de justice, elle cite d’abord son grand-père et sa mère, mais elle reconnaît également l’influence puissante que d’autres écrivains autochtones d’Amérique du Nord ont eu sur son travail et sa démarche. Leslie Marmon Silko, par exemple, et surtout son célèbre roman Ceremony, sont cités comme une influence particulière, tout comme la poésie et la prose de Joy Harjo et Louise Erdrich ainsi que les études de Robert Warrior, Jace Weaver et Craig Womack. Son poème intitulé « House of Dawn » est certainement un clin d’œil à une autre voix autochtone canonique, celle de N. Scott Momaday, qu’elle cite également comme une influence littéraire importante. Pareil au roman de Momaday, la poésie de Mikhu Paul s’intéresse à la guérison qui doit suivre un traumatisme.

La poète Mikhu Paul lit son poème 21st Century Lullaby extrait de l'anthologie de poésie Littoral Books Enough ! Poèmes de résistance et de protestation.

Elle vit à présent à Portland dans le Maine (États-Unis) où elle enseigne l’écriture créative. Elle est à la fois éducatrice, artiste et militante. Son recueil 20th Century PowWow Playland a été publié en 2012 par Bowman Books et ses poèmes ont été publiés dans diverses revues, notamment dans la revue numérique Cabildo Quarterly. Elle milite pour un meilleur système d’éducation, débarrassé du racisme et de la discrimination, avec de meilleurs programmes présentant et incluant les populations autochtones comme part de la société, avec leurs cultures, leur histoire, leurs héritages toujours bien vivants. Elle a participé à la réflexion collective sur ce sujet en écrivant un chapitre dans Transforming Our Practices, il s’agit d’un texte pédagogique axé sur les paradigmes éducatifs autochtones. Elle prend souvent la parole afin de faire connnaître, de partager son expérience dans différentes écoles, comme par exemple lors d'événements organisés soit par l'Immigrant Legal Advocacy Project, soit par le Maine Wabanaki REACH, ou encore par la Maine Wabanaki-State Child Welfare Truth & Reconciliation Commission. Elle veut faire comprendre que le procédé de génocide contre les amérindiens continue, elle veut « faire briller la lumière de la vérité », elle veut  que soit visible le génocide jusqu’alors resté invisible, faire entendre ce qui est passé sous silence à propos du génocide ; et faisant cela elle cherche à  motiver le développement de la sensibilisation et des actions afin de faire face aux défis que tente courageusemement de relever la population indigène du Maine.

Mikhu Paul est également une artiste multimédia dont les œuvres ont été exposées dans des musées et des galeries, et vendues aux enchères afin de collecter des fonds pour des causes caritatives. Elle utilise la plume et  l'encre, l'aquarelle, la gouache, elle a recours au collage pour créer des œuvres qui visent à affirmer son identité à travers ses propres valeurs artistiques. La première exposition multimédia de Mikhu Paul fut une installation en 2010 au musée Abbe de Bar Harbor, dans le Maine, intitulée « Look Twice : The Waponahki in Image & Verse ». Les poèmes publiés dans l'anthologie Dawnland Voices étaient accompagnés de photographies et de ses propres dessins. Son but est de changer le regard du spectateur afin qu’il abandonne les stéréotypes attachés aux Amérindiens, qu’il ait un regard plus objectif afin de comprendre ces autres cultures qui sont les premières s’étant dévelopées sur le continent américain, ce dont tout américain devrait être conscient.

Dans ses écrits elle met en lumière les abus et les conséquences du racisme systémique enduré par les peuples autochtones mais aussi par les communautés afro-américaines. Dans ses écrits elle dénonce également le système scolaire et l’éducation qu’elle a reçue. Dans son poème Jefferson Street School elle se décrit comme une captive forcée de mémoriser et de réciter des paroles dans  la langue de l’envahisseur, elle fait part de son expérience personnelle au contact de l’éducation des « blancs » qui perpétuent la discrimination, les inégalités sociales et les différences culturelles, qui présentent de façon biaisée de nombreuses choses et notamment l’histoire. Les enseignements traditionnels autochtones lui ont été transmis par son grand-père sur la réserve indienne de Penosbscot, près d’Old Town, dans le Maine. Dans un entretien mené par Lisa Panepinto, Mikhu Paul parlant de son grand-père décrit comment il a été enlevé à sa famille dans sa maison de Kingsclear alors qu’il était jeune garçon, pour être placé dans le système de pensionnat du Nouveau-Brunswick, un placement auquel il a résisté avec véhémence en tentant à plusieurs reprises de s’échapper. Elle explique : « L’une des choses qu’il avait appris à faire lorsqu’il s’enfuyait était de ne pas rentrer chez lui à Kingsclear. Il allait là où vivaient ses cousins ​​sur une autre réserve […] il a appris à aller là où ils ne le trouveraient peut-être pas ».

Avec ce grand-père, appelé Ray, elle a cueilli des crosses de fougère, elle a chassé et piégé lorsqu’elle était enfant. Elle honore la mémoire de son grand-père dans le poème intitulé « Trapper », qui décrit un homme aux mains « monstrueusement fortes » et à l’index « de traviole », déformé par son métier :

 

Pendant des années et des années, ces mains ont soulevé des mâchoires de métal.
En toutes saisons, qu’elles soient gelées ou humides,

il marchait des kilomètres jusqu’aux endroits où les animaux rampaient et se cachaient,
où ils se nourrissaient et se reposaient.

 L’hiver, la rivière : long chemin enneigé et glacé vers les carrefours secrets de créatures qu’il connaissait comme des parents, comme des cousins.

Bien que Mihku Paul ait grandi principalement à Old Town, elle a également passé une grande partie de son enfance avec sa famille sur Indian Island, qui est le siège du gouvernement tribal de la nation Penobscot. Paul a grandement bénéficié des enseignements culturels de son grand-père, ce qui lui a permis de compenser sa désillusion quant à son éducation dans le système éducatif mainstream des « blancs ». À l’école comme en dehors, ses expériences en grandissant à Old Town ont été la pauvreté et la discrimination ; parmi les quatre enfants de sa famille, elle a été la seule à terminer ses études secondaires. Elle attribue en grande partie ce succès aux enseignements traditionnels et à la forte influence de sa famille, en particulier de son grand-père. Dans ses écrits elle partage ses réflexions, parfois en forme de palimpsestes, sur le passage du temps, réflexions sensibles et frappantes, faisant allusion à la fois à l’assimilation et à l’héritage.

Dans son recueil, à la magnifique couverture aussi orange qu’un coucher de soleil, sur la quelle on peut lire « l’évangélisation des Indiens », de laquelle découlent toutes les catastrophes qu’on sait, Mihku Paul raconte des histoires vivantes de héros malécites à travers les millénaires. Elle s’attache à cartographier de manière vivante un territoire englobant d'anciennes routes de canoë, elle « chante » sur tous les registres, du mythique au moderne. Ce livre nous rappelle la présence autochtone qui a toujours imprégné le Maine et le Québec. Mikhu Paul s’aligne  avec d'autres poètes Wabanaki importants dont les plus connus sont Alice Azure, Carol Bachofner, Joseph Bruchac, Carol Dana et Cheryl Savageau. Son style est simple, sans fioriture, ses mots vont droit au but avoué : faire connaître et faire comprendre ce qu’il en coûte et en quoi consiste être Indien d’Amérique aujourd’hui.

Voici quatre poèmes tirés de son recueil 20th Century PowWow Playland (dont la version originale est publiée dans iwar Mayu, un blog sur internet pour 3 d’entre eux et le quatrième, Her Medicine, est publié dans Dawnland VOICES 2 :0,  n° 11). Le premier évoque les pensionnats pour Indiens et les mauvais traitements subis par les enfants arrachés à leur famille, à leurs cultures, à leur réserve.

Langue maternelle

Enfant volé, étranger sans nom.
Sa bouche a été cousue.
Perdues les chansons, au cours de leur long vol,
années après années, naissance après mort.
Témoin muet, quel silence est-ce là ?
Malheureuse disparition, chair et os,
langue par laquelle nous avons vécu,
dispersée comme la poussière de pollen,
la trace de la poudre la plus fine.
Possédés, nos dents claquent et grincent,
nos lèvres violettes battent et s’enroulent, un gémissement étranglé :
tuberculose, dysenterie, pneumonie.
Mille façons de tuer une chose, et
une seule vraie façon de la sauver.
Nos mots, une forme de sons qui ne sont plus familiers,
enterrés à Carlisle.
Oh, Grand-mère, nous errons maintenant.
La carte obscurcie, déchirée et ensanglantée.
Nous parlons une langue étrange.
Nous sommes des fantômes, nous nous hantons nous-mêmes.

Dans le poème intitulé Sa médecine, Mikhu Paul évoque ce sentiment de perte qui se répercute en sensations désagréables dans le corps. Perte de la liberté et parcage sur des réserves, perte d’estime de soi, perte de la confiance face à la vie, perte du tissu tribal qui donnait sa force aux individus, perte des repères car plongée dans un monde qui n’est pas fait pour les amérindiens et qui veut les faire disparaître. Perte, mais la notion d’interdépendance et d’appartenance à la grande famille des êtres vivants perdure, le lien avec les élements et la nature n’est pas rompu .

 

Sa « médecine »

Ce corps, je le connais mieux qu'un oiseau ne connaît
l'arbre qu'on appelle maison, perché dans les rêves feuillus et
la folie estivale qui m'invite au vol. 

J'ai toujours rêvé que je volais.
Une quête déterminée, je me déplace au-dessus de la canopée,
je contemple les cimes des cousins ​​à la peau d'écorce, les mains vertes ondulant en dessous.
Leur souffle recueilli est un soupir qui me porte au travers d’un terrain inconnu.

Toujours un visiteur étranger au monde,
j'adore néanmoins ces lieux d'ombre,
je crains le passage de l’éclair brûlant comme une résurrection impie,
l'accélération, un effroi élémentaire que je ne peux pas nommer.

Une fois, j'ai entendu ma mère murmurer, après avoir laissé tomber son corps,
au plus profond des heures sombres quand le sommeil ne vient pas.
Sa voix dans mon oreille gauche, le son le plus hésitant et le plus conscient,
la façon dont on parle à quelqu'un au bord d'un bâtiment ou
d'un pont en surplomb d'eaux dangereuses.

Je me suis réveillée seule dans le noir, mon pouls battait régulièrement dans ma gorge.
Le chagrin étouffe comme de l'argile, emprisonne ce corps, alors je dois
lutter pour avancer vers mon propre avenir, mes ailes lourdes d'un
étrange désir du passé m’ayant jour après jour échappé
jusqu'à ce que je me retrouve dans
ce nouvel endroit, cette nouvelle vie.

À présent mes cheveux scintillent, d’argent ils renaissent à la lumière.
Je garde mes ailes en réserve, à l’encontre de
l’aube exhortant de prendre son envol.

Dans le poème qui suit, l’identité morcelée des métis est décrite comme une malédiction :

 

Amerindia

Ces hybrides errent du Mexique à Montréal,
trempés dans le miel, tachés de thé.
Leurs yeux verts attirent la lumière, les paillettes,
les éclats de miroirs brisés.
Maintenant, nous avons sept ans de malchance,
cousin, au moins sept hivers de pénitence.
Nous sommes, nous tous, jetés dans un vent brûlant.
Les mots de prière montent et descendent
les feuilles rouges fendues d'un vieil arbre,
les plumes blanches arrachées à l'aile d'une colombe.
Pas de chiffre, sauf le cœur qui bat,
enfermé dans cette chair nouvellement créée,
battant des rythmes ancestraux.
Dans mille ans, quel visage captif
planera, emprisonné dans du verre argenté ?
Comment l'appelleras-tu,
celle dont les yeux étaient les tiens, qui te scrutaient en retour,
tandis que le miroir se brisait et que l'arbre portait ce nouveau fruit ?

Dans le poème suivant, la création de l’état du Maine en 1820 est évoquée.  Territoire ancestral de nations  Algonquines parlant le wabanaki dont les Abenakis, les malicites, les Miq’mac, les passamaquoddys et les Penobscots, il fut le champ de bataille d’armées colonisatrices, puis partie du «commonwealth of  Massachussetts ».  Une allusion au massacre de Wounded Knee Creek est faite,  massacre perpétré par l’armée américaine contre des Indiens Lakotas guidés par Big Foot, le 29 décembre 1890 dans le Dakota du sud.

 

Aire de jeux - PowWow du 20e siècle

En 1920, une célébration centenaire, le temps mesuré,
à commémorer ce moment
où tout a changé.
Une séparation, un territoire renommé, vicieusement dompté.
Sculpté et revendiqué, colonisé, l'État du Maine.
Deux visages se regardent, des enfants, couleur sépia,
qualité musée, pressés sur des pages.
Un garçon et une fille froncent les sourcils devant l'œil de la caméra,
objectif rigide de l'histoire, une arme dangereuse.
Trente ans depuis cette dernière grande danse dans
les Dakotas, lorsque les balles
voyagèrent plus vite que la lumière
qui piège ces deux-là.
Rassemblant des fantômes, les suppliants enterrèrent leurs cœurs,
moururent sur le sol gelé.
La lumière captive aveugle ces jeunes yeux,
met à nu les sourires à demi grimaçants.
Fini, le wigwam en écorce de bouleau,
le tipi en peau de bison.
Derrière une tente en toile de fond, le garçon
aux joues creusées de peinture de « guerre »
se tient debout à côté de sa sœur, sa cousine.
Ses tresses sont suspendues à des plumes bon marché.
Les enfants posent maintenant,
la guerre remplacée par l'apparat.
Le loup : une légende portant
la peau d'un chien en laisse,
l'œil du guerrier froid est  maintenant fermé,
sa main ferme est vide, son cri de guerre
à présent silencieux sur cette image qui s'estompe,
ce terrain de jeu d’un pow-wow du 20e siècle.

En conclusion je laisserai la parole à Mikhu Paul elle-même, dans un entretien elle explique sa démarche : « En tant que poète et artiste visuel Waponahki (Wabanaki), je suis toujours à la recherche de nouvelles voies vers de nouvelles œuvres et je m’efforce de transmettre mon point de vue sur des sujets qui me semblent à la fois pertinents sur le plan culturel et importants pour notre famille humaine et notre Mère (la Terre). » Ainsi est résumée une façon de vivre, une façon de donner sens, de partager une vision de la vie très familière non seulement aux artistes amérindiens, mais aussi à tout « Native American ». 

Présentation de l’auteur




Pierre Zabalia, Il pleut un ciel en écharpe

Il pleut un ciel en écharpe :
mouise des langues marécageuses ou
firmament de combat mais
lequel, de multitude
pommelée mais

dans le piétinement d’un ciel
ventousé à
la douleur –

Il pleut des infinis
à l’heure
des trombes et des
frissons, ô
adagio –

∗∗∗

C’est ainsi que je fusionne
avec la laiteuse
incomplétude du jour
avec

un paysage en suspens,
tel nul orietiur
dans la bouche
des beautés immobiles,

c’est ainsi que je m’enfonce
avec la blanche et
apathique chanson
du cyprès, dans
le bouillonnement de personne –

∗∗∗

Dimanche raclé, dimanche
blanchi comme un cerisier perdu –

Un pépiement ou plutôt un toujours aux abois,
jouxte la non-présence de tout –

Cerisier des rêveries infirmes, ô
dans la blanche dépossession des silences,

je t’enchâsse, je te trouve âpre et blanc, je
te murmure une quelconque scintillation,

une quelconque démesure et
une cloche tinte dans l’à-peu-près des lointains-

∗∗∗

L’innocence grandit au jour languide
et avril au merle estourbi rêve comme moi
mais je repasse, mais je traînasse
au jardin-Mandelstam,

au fond du sans-dieu,
au fond d’
un bleu
reverdi par les multiples

distillations, dislocations
de l’âme, dans
chaque atrocité –

∗∗∗

Il y a au fond du ciel
une barcarolle qui somnole
dans sa casemate de vent, il y a
une présence à l’envers comme

un être ébouriffé d’angoisse,
il y a une ébauche de parler
dans les grenailles d’amour,
quelque part envolées,

quelque part enchemisées
dans l’éternelle incurie, il
y a une brisure, il y a

un poème qui flotte
et qui ravine sur les
mamelles du temps –

Présentation de l’auteur