La cause immédiate du décès est établie ainsi dans le rapport médico-légal: « asphyxie mécanique par étouffement des orifices respiratoires avec un corps mou, possiblement lingerie de lit » – autrement dit, un banal coussin maintenu de force sur le visage… – « dans les conditions d’un coma éthylique ». Ce codicille est voué à « adoucir » le scénario d’un étouffement volontaire par des mains criminelles, en introduisant subrepticement la possibilité d’une auto-suffocation, par aspiration de particules alimentaires provenant d’un vomissement – d’où la rumeur de la « noyade dans son propre vomi » – phénomène pouvant en effet se produire en cas de coma éthylique.
Mais, comme le Professeur Dr. Vladimir Beliş, directeur de l’Institut Médico-légal de Bucarest, l’a confirmé en 1998 en analysant le rapport médico-légal mis à sa disposition par Mme Mariana Sipoş, d’une part, le degré d’alcoolémie, même si relativement important, n’était pas aussi élevé pour aboutir nécessairement à un coma éthylique, d’autre part, on n’avait pas retrouvé de particules alimentaires dans les voies respiratoires (au niveau de la trachée et des bronches) : donc, exit « noyé dans son propre vomi » ! D’ailleurs, l’épouse de l’écrivain, Mme Elena Preda, a relaté que ce qu’on lui avait présenté, lors de la découverte du corps, comme étant des traces de vomi sur le lit, lui a clairement semblé, par la couleur, plutôt une tache de sang coagulé. Enfin, Dr. Vladimir Beliş remarque pertinemment qu’un « bouchage des orifices respiratoires avec un corps mou » n’aurait pas pu « provoquer les plaies, les tuméfactions, les ecchymoses » sur le visage et la lèvre, et n’aurait éventuellement pu se produire par accident qu’en position couchée sur le ventre, la tête enfoncée dans le lit – or l’écrivain avait été trouvé sur le dos, la tête en haut, dégagée, « appuyée sur le dossier et le pilier du lit » : « s’il s’agit d’une asphyxie mécanique, elle n’est pas accidentelle ».
Sans doute, « l’étouffement par un objet mou » genre coussin par exemple, serait vraisemblable au cas où il se serait produit dans la chambre même de l’écrivain, après son arrivée, comme le Dr. Beliş semble l’impliquer. Or, les lividités cadavériques indiquent clairement un décès antérieur, se situant autour de minuit – une heure du matin. Et dans ce cas, le « bouchage des orifices respiratoires avec un corps mou » pourrait s’expliquer précisément par les « bouchons de substance gélatineuse, de couleur jaune-grise » trouvés exclusivement « dans les orifices nasaux », et non dans les voies respiratoires comme cela aurait dû se passer en cas d’étouffement par le vomi. C’était cette « substance gélatineuse » intentionnellement non analysée, qui, introduite par l’extérieur, constituait donc le « corps mou » utilisé comme arme du crime, pour provoquer, justement, l’étouffement fatal. Mais, si tel a été réellement le cours des choses, pourquoi avoir recouru à une méthode somme toute plutôt laborieuse pour assassiner un écrivain ? Sans doute parce que c’était la plus commode manière pour forger la thèse officielle de la « noyade dans son propre vomi » !
On a pensé aussi – en tout premier lieu, des personnes de la famille de l’écrivain – à un empoisonnement, le poison ayant pu être mélangé à l’alcool. Cette thèse est également soutenue en 2002 par un médecin légiste, Dr. Şerban Milcoveanu (décédé en 2009 à 98 ans), notamment sur la base de la couleur faciale, qui indiquerait un empoisonnement au cyanure de potassium7. Ce qui est peut-être un scénario complémentaire, les traces corporelles restant toujours témoins d’une violence physique extrême exercée sur la personne de l’écrivain.
Dans ce sens un élément non apparent dans la description médico-légale peut s’avérer décisif. Selon les témoignages réunis par Mme Mariana Sipoş dans son livre susmentionné, l’épouse de l’écrivain Ion Caraion, grand ami de Marin Preda et modèle, en quelque sorte, de son personnage Victor Petrini du roman Le plus aimé des terriens, a raconté qu’il a été conseillé à l’un de leurs amis médecins, par le légiste qui avait pratiqué l’examen médico-légal sur le corps de l’écrivain, de ne pas trop remuer cette affaire : il y avait donc des choses à cacher et à taire. Par ailleurs, un autre médecin leur aurait téléphoné pour leur dire qu’il était présent lorsque Marin Preda avait été amené à la morgue de l’Institut médico-légal, « avec deux coups à la tête » – ce que le rapport ne mentionne pas.
Le peu d’éléments présents dans ce rapport, corroborés avec la photographie mortuaire, et avec les indications sur les étranges « têtes d’épingles » et autres tâches sur le corps, les tuméfactions et plaies du visage, la coloration des ongles, les substances qui lui bouchaient les narines ou s’écoulaient de la bouche, tous cela trahit non seulement « une mort violente », mais probablement conséquente à des tortures.
Il y a là comme un air de déjà vu : faut-il rappeler ici l’« égratignure » d’Eminescu, qui était en fait une plaie ouverte dans son crâne brisé, comme l’a prouvé le fragment de cerveau abîmé maculé de sang, apporté par un inconnu à deux jeunes médecins, Alexandru Tălăşescu et Gheorghe Marinescu (le futur grand neurologue), ou, enfin, l’injonction faite aux jeunes médecins par leur professeur, le fort réputé Victor Babeş, de ne pas en parler ?!8
Oui, le témoin-corps, le plus fidèle... c’est lui qui fait mentir les déclarations des soi-disant témoins, regroupées dans des « enquêtes » officielles, et tous les scénarios bâtis autour par les enquêteurs eux-mêmes.
Le « sens » de l’assassinat
En tentant maintenant de déchiffrer le texte du crime, d’en révéler la syntaxe, d’en décrire le style, et d’en saisir le sens – ou l’objectif, si un terme aussi rationnalisé que celui-ci pouvait convenir – nous constatons avant tout que le dossier des déclarations, toute cette embrouille de mini-scénarios confus, partiels, contradictoires, fonctionne comme un voile à double effet : de couvrir, cacher, et en même temps, de faire comprendre, en donnant des indices de ce qui s’est réellement passé. Pourquoi ?
Nous pensons que cette tactique, voire même cette stratégie, répond à l’un des « objectifs » que le pouvoir, en l’occurrence totalitaire, se propose : celui d’intimider. Il veut que le crime soit, techniquement parlant, indétectable en tant que tel (du moins, dans la mesure où c’est le pouvoir qui détient et manipule les moyens techniques de dépistage et donc il ne peut y avoir de contre-expertise) ; il veut, autrement dit, que le crime puisse, aux yeux du public, être facilement masqué en… accident, quelle qu’en soit les circonstances (une syncope médicalement indéfinie, un tramway importun, un excès d’alcool…). Mais, d’autre part, il veut (apparemment, comme tout tueur en série) que sa propre signature soit, sinon clairement affichée, du moins sensiblement perceptible pour tous, car c’est là où il manifeste son pouvoir sur ses « sujets », sa griffe du lion, ou plutôt du chacal ou de l’hyène, sa menace à peine voilée, menace que tout un chacun doit sentir et craindre, s’il ne veut pas finir comme l’« accidenté »… C’est une stratégie d’asservissement, de mise sous la chappe de la peur de toute une population – à grande échelle, le modèle stalinien – ou d’une catégorie d’humains – ceux, surtout, qui sont les plus remuants, ceux qui pensent librement, ceux qui créent sans se soucier de plaire au César ou au Jupiter du moment. Les écrivains, les artistes, les journalistes… Autrement dit, les hommes pour qui l’expression de la vérité compte plus que la vie.
Ainsi l’identité des assassins doit-elle apparaître simultanément, bien que non concomitamment, comme cachée et comme dévoilée, comme évidente et comme indémontrable. Dans les régimes où la violence de cette stratégie est plus feutrée, on parlerait d’hypocrisie, en se rappelant le moraliste : « L’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu » (La Rochefoucauld, dans une de ses Maximes). Mais ce n’est guère le cas en Roumanie : à l’impossible nul n’est tenu… Là, pas de masque. Le ricanement du tueur est bien visible, car il se prévale justement du fait qu’on ne puisse pas le confronter. Pourtant, corrompre et subjuguer par la terreur n’est finalement pas si productif que cela, l’histoire l’a prouvé.
Derrière cette stratégie, plus ou moins intentionnelle, il y a peut-être aussi une impulsion plus obscure, moins contrôlée, qui fait échapper aux criminels des éléments de vérité dans la texture de leurs mensonges, en produisant ainsi un mixage de contradictions et d’absurdités : c’est un phénomène que j’appellerais la compensation aléthéique. Car il y a dans l’individu le plus corrompu, dans l’assassin le plus cynique, une structure profonde qui appelle désespérément à être vue, à se rendre visiblement présente, même si occultée par un rôle abject. C’est ce besoin structurel de vérité – faut-il l’appeler, en plaisantant, « conscience » ? – présent même dans le pire criminel, qui fait dire à Richard III sa fameuse « confession » (Shakespeare, acte V, scène III, vv. 178-207).
Reste enfin la question du mobile. Tuer, pour intimider, pour subjuguer, pour terroriser et se faire craindre – mais, à cause de quoi ? Qu’est-ce qui est en jeu ? Que représente la cible, pour vouloir ainsi l’écraser, en faire un exemple ?
Pour moi, la cause du crime est parfaitement claire : c’est l’œuvre elle-même. Car la littérature, celle de Marin Preda en particulier, est transgression spirituelle, hybris sublime de la connaissance visant la nue vérité existentielle et le dévoilement, parfois brutal, des mécanismes du pouvoir. À commencer par son premier roman, Moromeţii (saga familiale dont le nom est tiré – personne, me semble-t-il, ne l’a remarqué bien que le personnage principal, la figure du père, s’appelle précisément Ilie Moromete – de celui du célèbre héros (Bogatyr) des bylines russes Ilya Mouromets; de ce point de vue, le pluriel du patronyme n’est guère anodin!) ; ensuite, Moromeţii II, axé essentiellement sur ce pillage des terres paysannes qu’a été la « collectivisation », passant par Intrusul / L’Intrus – qui récupère et en un sens dépasse les enjeux de L’Étranger camusien – et par Viaţa ca o pradă / La vie telle une proie, pour culminer avec Cel mai iubit dintre pămînteni / Le plus aimé des terriens.
Faut-il s’étonner alors que Marin Preda était, parmi les écrivains, celui que la Securitate haïssait le plus, plus même que le Soljénitsyne roumain, Paul Goma (1935-2020) !... Car si, à la limite, Paul Goma pouvait encore être expédié en exil comme un simple marginal sans beaucoup d’attaches dans lʼestablishment littéraire roumain, Marin Preda, lui, représentait, tant par sa littérature que par sa fonction de directeur de la plus grande et la plus influente maison d’éditions de Roumanie, Cartea Românească (Le Livre Roumain), le noyau même du système, l’irréductible « grand solitaire » de l’intérieur, exprimant viscéralement dans ses livres la répulsion devant la possibilité même de se conformer aux zombies et aux fantoches de l’« ère des salauds » (la formule lui appartient), une mort à l’apparence de vie, une vie d’abus monstrueux et d’arbitraire scélérat.
Marin Preda, oui, en existant comme écrivain, il dénonçait ! (Il avait même menacé Ceauşescu de se suicider si celui-ci s’avisait de revenir au « réalisme socialiste », comme à une certaine époque « maoïsante » le dictateur en avait eu grande envie). Surtout dans ce dernier roman-fresque où tout était dit à partir non des positions de « l’homme révolté », mais de l’homme normal qui ne peut, dans les conditions données, presque malgré lui, QUE choisir la révolte. Le seul délit de Victor Petrini, son personnage, comme de lui-même, en tant qu’écrivain, étant de ne pas cesser, de ne pouvoir cesserd’être une conscience libre.
Or, c’est cela que s’avéraient incapables de lui « pardonner » les gouvernants communistes ! Eux, les déshumanisés, les aliénés, les damnés qui, tout d’un coup, se voyaient démasqués : se voyaient tout court ! Comme dans un miroir ! Rappelons le final de l’Intrus, qui sonnait déjà comme un avertissement :
« Adieu, les gars ! Vivez et travaillez dans votre nouvelle ville jusqu’à ce que vous lui donniez les vieillards dont elle manque, et ensuite, les morts qui puissent écouter dans le silence de leurs tombes la vie des héritiers. Et créez-vous les légendes qui vous conviennent. Moi, vous m’avez chassé et autant que cela vous importe, sachez que vous n’aurez pas mon pardon. Vous êtes affamés de vie, mais pas de bonheur, et votre seule chance est que vous n’êtes pas éternels et que d’autres, meilleurs, peut-être, viendront prendre votre place. N’espérez pas qu’ils vous épargneront ! »
Le fait, avéré, que le jour même du décès de l’écrivain, la Securitate a soustrait tous les manuscrits trouvés dans sa chambre au palais Mogoşoaia, ainsi que la valise aux manuscrits et documents que Marin Preda avait confiée un an avant sa mort à sa secrétaire, au siège de la maison d’éditions dont il était le directeur, avec consigne de la donner à son frère au cas où il lui arriverait malheur, ne prouve pas que le mobile du crime aurait été, comme dans quelque film d’espionnage, la récupération du précieux contenu de cette mallette. En l’occurrence, à part des lettres, son journal personnel, et des écrits, elle contenait aussi, selon Ion Caraion, quelques documents à valeur de preuve en vue de la préparation d’une suite à son roman Delirul / Le délire, visant notamment l’époque de l’installation du régime communiste en Roumanie.
L’enquête menée par Mme Mariana Sipoş révèle que des intrusions des services de la police secrète au siège de la maison d’éditions de Marin Preda avaient eu lieu bien avant, avec soustraction par effraction de manuscrits et documents, donc s’il s’agissait juste de les récupérer, la Securitate n’avait nul besoin d’en tuer le possesseur ! Même si le procédé anticipe en quelque sorte un braquage similaire, celui des disquettes et de l’ordinateur de Ioan Petru Culianu, à son domicile de Chicago, 11 ans plus tard, braquage qui avait précédé de quelques jours l’assassinat du professeur… Le contenu de ces supports importait peu, ce qui contait, c’était le message : soustraire à la victime ses objets personnels, le support de ses pensées, de ses écrits, est une étape annonciatrice de la suppression physique. Tout comme les menaces.
Et Preda en avait reçu, des menaces, comme en témoignent ses proches.