Paroles de poètes, poètes sur parole de Jean-Luc Pouliquen et Philippe Tancelin

Cette critique, une des toutes premières de notre collaboratrice Ghislaine Lejard, est parue dans le numéro 74 de Recours au poème, en novembre 2013.

∗∗∗

Jean-Luc Pouliquen et Philippe Tancelin échangent, au centre de la discussion entre le poète et le philosophe-poète, la Poésie ; ce qu’elle est et ce qu’on a fait d’elle en France plus particulièrement.

Alors que sur notre territoire, elle ne représente que 1% des ventes, Jean-Luc Pouliquen rappelle qu’elle remplit des stades en Amérique Latine et en Corée du Sud,  nous semblons l’avoir oublié en France, mais la poésie est populaire : «  plus que tout autre expression car elle est au centre même du vivant en ce qu’il espère encore quand tout espoir l’a quitté et qu’il ne reste plus que la magie brûlante des mots ». Il semble qu’il y ait eu un certain déficit ; la poésie est devenue trop institutionnelle et depuis le festival d’Avignon dont René Char a été à l’origine avec Jean Vilar, un certain esprit a disparu. Jean-Luc Pouliquen accuse les politiques publiques d’avoir enfermé la poésie car on ne peut baliser le territoire poétique : «  Elles( les maisons de la poésie) créent des sanctuaires dans lesquels rien de nouveau ne peut éclore. »( p.18). les poètes peuvent-ils s’épanouir à l’intérieur d’institutions ad hoc, maisons de la poésie, résidences, labels ?…Une phrase fait mouche et illustre son propos : «  Tu imagines Rimbaud venir faire une lecture à la maison de la poésie de Charleville ou y passer quelques semaines en  résidence… »

Paroles de poètes, poètes sur parole de JL Pouliquen et P. Tancelin

Paroles de poètes – Poètes sur parole, Jean-Luc Pouliquen & Philippe Tancelin, Editions L’Harmattan

On l’aura compris, pour eux, les chemins de la poésie, les rencontres les plus marquantes, se trouvent hors des sentiers battus, la poésie ne peut être institutionnalisée ! La poésie est et doit rester libre, rebelle, hors cadre ! Mais le politique veut toujours la cadrer, la recadrer, l’encadrer car depuis toujours, il s’en méfie…

La poésie pour : « Vivre , choisir, s’engager », les interlocuteurs mettent très vite l’accent sur la notion d’engagement qui est au cœur de l’écriture poétique ; un engagement indissociable du vécu. Être poète c’est déjà être engagé, c’est affronter une économie qui envahit tout et tue le plus souvent l’esprit créatif, vouloir être un créateur, c’est donc résister :

L’engagement poétique aux côtés des sans terre et des sans droits devient l’occasion pour le poète de replacer la question de sa création au cœur de l’Histoire. Ph.Tancelin (p.32)

Engagement et émotion ne s’opposent pas, Pourquoi avoir voulu les opposer ?

Depuis quelques décennies, trop de poètes idéologues ont rejeté l’émotion que Reverdy considérait comme nécessaire à la création poétique : « L’émotion doit rester première(…) c’est elle qui va enclencher le processus de création. » J .L Pouliquen( p.33 ). C’est cet esprit- là qui anima les poètes de l’école de Rochefort.  

Le poète est aussi témoin dans une dimension collective, hélas cette dimension collective de la vie poétique et artistique manque à notre époque depuis les années 80. Le collectif «  Change » et sa revue fondée par Jean-Pierre Faye est sans doute l’une des dernières traces de cet esprit collectif qui animait les Décades de Pontigny ou les colloques de Cerisy.

Il faut descendre la poésie dans la rue, partager autour de l’œuvre sans finalité sociale. C’est ce que Marc Delouze et Danièle Fournier ont tenté avec les Parvis poétiques.

Le poète est témoin, mais il est aussi médiateur, à partir de son expérience intime, singulière il rejoint l’autre dans son humaine condition. La voix ou voie poétique est un moyen d’appréhender le monde, de se réapproprier son expérience par les mots ; c’est ce que tentent de faire les ateliers de poésie ; mais « les chemins actuels de la parole poétique » se sont comme la société française complexifiés. Le face à face direct et spontané avec la poésie se fait dans des espaces délimités et par l’intermédiaire de structures, or la poésie est une parole nomade, d’où : « Le risque que représente pour le poème l’atelier sédentaire d’écriture… », n’oublions pas qu’une institutionnalisation du poétique tue le poème !

« Plus de poètes-paysans ou de poètes ouvriers mais des poètes-animateurs d’ateliers d’écriture dans un réseau de médiathèques qui recouvre l’ensemble du territoire. » Mais attention : «  Il n’y a pas de formation poétique ni d’enseignement de la transgression,car l’état poétique est transgressif. » Ph. Tancelin ( p.75 )

Gardons ce qui était de règle, la séparation des genres : «  C’est ainsi que cela fonctionnait auparavant, les poètes avaient une activité professionnelle et à côté la poésie dont ils pouvaient s’occuper en toute liberté et indépendance. J’ai l’impression qu’elle ne s’en est pas trop mal portée. » J.L Pouliquen (p.76). Il faut vivre en poésie et non vivre de poésie. Elle ne sera jamais marchandise car elle n’est pas objet comme la peinture ou la sculpture. Elle est comme le disait la revue Fontaine (N° mars-avril 1942) « un exercice spirituel ».

On demande de plus en plus souvent au poète un partage à voix haute, renouant avec la tradition. Mais on demande dans des lectures publiques, ce que l’on demandait au comédien, c’est un exercice difficile pour le poète qui a souvent l’impression de se livrer à un exercice d’impudeur, d’exhibitionnisme voire de narcissisme. Et pourtant, pour s’accomplir la poésie a besoin du couple écriture – oralité :

Écouter un poème, « un vrai poème », c’est faire l’expérience du caractère sacré du  langage qui a enfermé dans ses mots les vibrations les plus secrètes et les plus profondes du cosmos et de l’être. » J.L Pouliquen (p.97)

Le poème pour dire le réel, c’est aussi une tendance actuelle, mais de quelle réalité s’agit-il ? Le poète certes ressent cet appel à dire UN réel, mais non pas LE réel ; car comme le dit si poétiquement Jean-Luc Pouliquen, pour atteindre ce réel, « il faudra traverser le miroir » et il rappelle ce que lui disait Hélène Cadou, le réel entrevu n’est que l’envers d’une tapisserie, pour la découvrir, il faudra atteindre l’autre rive… Le moteur de la création poétique,  naît de cet écart entre : 

ce que le poète entrevoit et ce qui lui est permis de vivre véritablement.  J.L Pouliquen (p. 101 )

Qui mieux que le poète est en mesure de parler de la poésie, les poètes ne doivent pas se laisser déposséder, ils ne doivent pas oublier  qu’ils ont aussi charge de faire vivre la poésie des autres. «  Le poète est celui qui n’oublie ni les vivants ni les morts. » R G Cadou. Qui mieux qu’un poète peut écrire sur un autre poète, rédiger des préfaces, commentaires, notes qui ouvrent les chemins de la poésie. Pour exister, elle a aussi besoin d’autres vecteurs , et d’être relayée par les médias, pas seulement les revues spécialisées , elle devrait être plus présente dans les journaux comme c’est le cas dans les pays de l’Est ou les pays d’Orient, présente aussi dans de grandes manifestations populaires comme en Amérique Latine…

Alors, pour que vive la parole poétique, les auteurs de cet ouvrage, souhaitent qu’il y ait une « suite à cette parole », Philippe Tancelin à la fin de l’ouvrage appelle les lectrices et les lecteurs à prolonger le dialogue commencé par lui et Jean-Luc Pouliquen, il faut faire connaître cet échange. Le lire, c’est s’interroger sur la place de la poésie et des poètes en France, en ce début du XXIe siècle ; c’est découvrir que l’artiste, le philosophe, le poète sont au service d’une vérité qui les dépasse. Un riche dialogue qui illustre bien cette pensée de René Char :

Qui vient au monde pour ne rien troubler, ne mérite ni égard, ni patience.

Philippe Tancelin et Jean-Luc Pouliquen troubleront certains poètes, certaines instances car ils interpellent, secouent pour réveiller la belle endormie qu’est parfois la poésie française contemporaine qui se contente beaucoup trop de survivre grâce à des structures institutionnelles.

 Souhaitons  que l’échange se prolonge et que beaucoup répondent à l’appel de Phippe Tancelin :

par les moyens techniques modernes (internet en particulier), selon les modalités à inventer dans l’esprit d’une conversation internationale, transculturelle sur les thèmes de prédilection du peuple-poème dans l’histoire contemporaine. (p.117)

Présentation de l’auteur

Philippe Tancelin

Philippe Tancelin est né Le 29 mars 1948 à Paris. Docteur d’Etat en Philosophie-Esthétique. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont :

  • Ecrire, ELLE 1998 ;
  • Poétique du silence, 2000 ;
  • Cet en-delà des choses, 2002 ;
  • Ces horizons qui nous précèdent, 2003 ;
  • Les fonds d’éveil, 2005 ;
  • Sur le front du jour, 2006 ;
  • Poétique de l’étonnement, 2008 ;
  • Poétique de l’Inséparable, 2009 ;
  • Le mal du pays de l'autre ;
  • L’ivre traversée de clair et d'ombre, 2011 ;
  • Au pays de l'indivis aimer (…) éd. l’Harmattan, 2011. 
  • Tiers-Idées, Hachette 1977; En collaboration avec G. Clancy ;
  • Fragments-Delits,  Seghers 1979 ;
  • L'été insoumis, 1996 ;
  • Le Bois de vivre, l'harmattan, 1996 ;
  • L'Esthétique de l'ombre, 1991 ;
  • La question aux pieds nus ;
  • En passant par Jénine, 2006 (éd. l''Harmattan) ;
  • Le Théâtre du Dehors, Recherches, 1978 ;
  • Manoel De Oliveira, Dis-voir I987 ;
  • Théâtre sur Paroles, Ether Vague 1989 ;
  • Entretiens avec Bruno Dumont, Dis-voir, 2002.

 

Philippe Tancelin

Autres lectures




Jean-François Mathé, Elle, au même fil, avait étendu, et autres poèmes

Elle, au même fil, avait étendu
un peu de linge, beaucoup de ciel,
lui avait vidé la maison
et laissées béantes portes et fenêtres.
Puis ils s’étaient regardés d’un regard
qui ne les voyait plus dans l’avenir.

 

Ils avaient amassé assez de mémoire
pour ne rien attendre du lendemain
et pour poser le temps qui restait
comme un pain à partager
sur la table à côté d’un couteau neuf.
 

∗∗∗

 

Quand il m’arrive d’oublier que vous êtes morts,
je vous entends venir,
comme du vent plein d’arbres,
rendre toutes ses feuilles à ma mémoire.

 

Tout ce temps que vous rapportez,
ma maison si petite aujourd’hui
le contient à peine,

 

seule s’agrandit la page,
mieux éclairée par vos ombres que par des lampes,
où j’écris ce que vous me murmurez.

∗∗∗

 

J’avançais, et le jour avant moi
faisait un pas de plus vers l’ombre.
Si beaux arbres et fleurs du bord du fleuve,
je voyais d’avance tout ce qu’un fleuve
emporte de vous
après l’avoir sans bruit émietté en reflets

et moi, tout près de l’eau, rassuré,
j’y voyais mon reflet entier.
Mais pas l’autre qui se disloquait
dans l’eau invisible du temps.
 

∗∗∗

 

Ne regarder au ciel de la nuit
que celles des étoiles qui furent
ce qui autrefois nous a atteints,
transpercés d’une inoubliable douleur.

Et vérifier en tendant vers elles
la main, le regard,
combien elles ont retiré loin de nous
leurs pointes de lames pures
qui n’ont rien gardé de notre sang.
 

∗∗∗

 

L’ombre du soir est encore trop loin
pour qu’on puisse enfin y poser la tête.

Depuis que l’aube pucelle est devenue catin,
depuis que la ville débraillée hurle,
tout entre en nous comme dans un moulin,
fracas, regards, insultes,
pourquoi pas des pierres.
Meunier, dormais-tu en un tel moulin ?

Non, et pour nous
l’ombre du soir est toujours trop loin
pour qu’on puisse enfin
y perdre la tête
sous la douce lame de l’ombre
prête à couper le cou
en cas de besoin.

∗∗∗

 

Ce qui faisait naufrage
était-ce en mer,
était-ce en moi ?

De quelles crêtes ou creux de vagues
appelaient ces voix connues
que la nuit apportait, remportait
dans une nasse de vent noir ?

Qui s’enfonçait en l’eau profonde
où s’élançait mon cœur
comme un sauveteur impuissant ?

Où que ce soit, il y avait naufrage
et seul le matin dirait
qui en avait réchappé
en mer ou en moi.




Tristan Cabral : hommage à un poète libertaire

Hommage à un poète libertaire que son état de santé ne nous a pas permis de rencontrer autrement que par téléphone ou par le truchement de son infirmière, nous vous proposons la lettre de Dominique Ottavi adressée à Tristan Cabral, qui a suscité notre intérêt, et quatre poèmes choisis par Jean-Michel Sananes, éditeur de son dernier livre à paraître fin mai -  ainsi que l'ébauche d'un portrait, née de la lecture émue de deux de ses textes autobiographique, les remarquables  :  Juliette ou le chemin des immortelles((éditions du Cherche Midi)), consacré à sa mère,  et H.D.T, Hospitalisation à la demande d'un tiers((éditions du Cherche Midi)) livre inclassable (mélange de récits, de poèmes et de témoignages) au titre transparent. 

 

© Didier Leclerc

Tristan Cabral, est un poète hanté – il vit avec des morts, et leur redonne vie, tandis qu'il perd - ou plutôt qu'il sacrifie la sienne : dans un parfait parallélisme, une tentative de suicide par naufrage provoqué en 2004 clôt le livre de Juliette, dans lequel il évoque sa mère et sa jeunesse, tandis que la « naissance » du poète Tristan Cabral, et son premier recueil, salué par la critique ((Ouvrez le feu ! : 1964-1972, par Tristan Cabral, préface de Yann Houssin, couverture de Christian Bayle, ed. Plasma, 1974)) prétend être l'oeuvre posthume d'un poète nommé Tristan Cabral, oeuvre recueillie et présentée par le préfacier, un certain Yann Houssin, professeur de philosophie...

Peut-on faire plus belle entrée dans le monde des mots qu'en s'annonçant déjà mo(r)t - en s'attribuant le prénom de Tristan, comme dans la légende d'Yseult - Yseult-Juliette, la toujours aimée, et le patronyme de Cabral, en hommage au révolutionnaire guinéen Amilcar Cabral ? Les deux axes de la vie - et de l'inspiration, intimement mêlées - du poète sont dés ce moment tracés.

Yann Houssin, est né à Arcachon le 29 février 1944, dirait-on de façon prosaïque. « Né d'une erreur entre le vent et la mer » dira son double, Tristan Cabral - et des amours de Juliette et d'un médecin militaire allemand, dans une période troublée par les passions. Ce qu'elle paya très cher : femme tondue par les excès de l'épuration à la Libération, elle apparaît fantôme éternellement saisie dans sa promenade avec l'enfant, sur ce chemin des immortelles le long du mur de l'Atlantique où l'évoque Tristan, ou dans le silence et la honte de la maison Florida, avec deux autres enfants nés d'un triste mariage de convenance, dans le souvenir de l'amour jamais effacé pour l'homme qui, de son côté, a refait sa vie au point de ne reconnaître pas Tristan lorsque ce dernier tentera de le retrouver...

On porte certains souvenirs comme une croix, ils vous survivent comme ces fleurs séchées cueillies autrefois dans le sable... Les dire ou les écrire n'en délivre pas, et il faudrait « ne pas rater son naufrage » comme l'écrit le poète... Ne pas rater cette sortie, qui vous amène dans les lieux évoqués au fil de H.D.T, où les souvenirs recueillis de tous les exclus de la vie, les aliénés, les méprisés, les exploités, les bafoués... bourdonnent et répercutent l'insupportable existence de toutes les injustices : "Le RÉEL est un CRIME PARFAIT" (p.25)

Tristan Cabral n'est pas un poète lyrique penché sur sa douleur : il vibre pour l'homme accablé par un destin injuste, se range auprès des opprimés, parcourt le monde, soutient les mouvement révolutionnaires, et fera même de la prison en 1976, pour avoir « participé à une entreprise de démoralisation de l'armée française »((on conseille l'excellent article de Christophe Dauphin, dans Les Hommes sans épaules : http://www.leshommessansepaules.com/auteur-Tristan_CABRAL-260-1-1-0-1.html))...

 

Tristan Cabral, Juliette ou le chemin des immortelles, Le Cherche Midi éditeur, Collection Récits, 2013, 112 pages, 10 €.

Si le Recours au Poème a un sens, plus que jamais, comme nous le croyons, c'est à travers des voix comme celle de Tristan Cabral - voix insoumise même au profond de la souffrance et de la misère - qu'il faut les écouter, et les transmettre.

Tristan Cabral, HDT, hospitalisation à la demande d’un tiers,Le Cherche Midi éditeur, collection Poésie et chanson, 2015, 8,99 €.

 

 

Quatre poème à dire

 

 

poèmes confiés par Jean-Michel Sananes,
extraits du nouveau recueil de Tristan Cabral 1

Ce rien

Certains soirs,
On appuierait bien sur la gâchette,
On tenterait bien le trou noir et la tendre blessure
Mais on ne le fait pas
Par peur
Par peur qu’après
Il n’y ait plus Rien
Même pas cette fêlure
Qui fait danser la Vie !

 

L’enfant, le tilleul et le moineau

L’été, il court dans les avoines,
Un moineau le conduit ;
L’hiver, il dort au creux d’un arbre, Le moineau le nourrit,

Le tilleul le protège.
Ce tilleul ne perd jamais une de ses feuilles ; Le moineau ne perd jamais l’un de ses chants ; Cet enfant a été 
chassé de l’école, L’instituteur n’aimait ni les enfants, ni les tilleuls, ni les moineaux !

 

 

Sa dernière lettre à Dieu

Le sol tombe...
De l’autre côté du sang
Un cheval n’a pas échappé à sa solitude... Le sol tombe
Un homme aux mains d’oiseaux
Bien plus seul qu’une étoile
Jette des pierres dans le ciel

La neige est noire
Le cheval s’est noyé
Sur les charniers
Un homme écrit une dernière lettre à Dieu : Elle commence comme ça :
"À toi le Silencieux ! À toi le grand Aveugle ! Et elle se finit par ASSEZ, ÇA SUFFIT ! ".

 

 

 

Les arbres de Kiev

Tous les arbres mouraient...
Des mendiants de miracles passaient
Portant des sacs de sang ;
Les pilleurs d’étoiles
Cherchaient refuge sur la mer ;
D’autres tiraient à genoux dans l’or des acacias
Des loups noirs dévalaient de la Loubianka Des bouchers les suivaient
D’autres hommes mettaient la lumière en joue Et on voyait partout

Les visages dénudés des assassins tranquilles Mais où vont les arbres ? 

 

 

Avec les mains brûlées

Je ne suis pas d’ici
Je viens des nébuleuses
J’incise les époques
Et je joue sur les places
Des musiques douloureuses
Des chiens perdus hurlent dans l’Atlantique Je commence un voyage
Avec les mains brulées
Et je finirai bien
Par faire de mon visage
Une île intraduisible. 

 

 

 

Un Mot de l'éditeur - Jean-Michel Sananes

TRISTAN CABRAL est l'homme des révoltes et de la tendresse ardente. Ses textes naissent de son regard posé sur la douleur des hommes. Il a le cri impartial, aucune souffrance ne lui est étrangère, aucune de ses indignations n'est sélective. 

Dans son nouveau recueil : POÈMES À DIRE, publié aux Éditions Chemins de Plume, le poète fait profession de foi en quelques mots : J’aurai l’amour d’aimer et je prendrai le temps ! Pourtant rien des douleurs du jour ne lui est épargné, ni de savoir "Nathalie" tombée au Bataclan en plein Paris, ni le sang de "Charlie" Seulement un stylo pour écrire tous vos noms. Il a l'âme prise dans l'internationale des douleurs, il sait celle de l'humain et de l’enfant : Moi, dit l’enfant, je sais qui m’a tué, Yo sé quien me mato.

Du Chili à Tarbes, de Djénine à Alger, de Calais à Birkenau, en passant par Sarajevo, Tristan Cabral décline l'impatience d'aimer dans l’affligeant spectacle du monde. Dans cette désolation, aucune haine, aucun larmoiement, il est de tendresse communicante : Deux hommes beaux sont morts /Qui signent d’un Silence…,  ces mots déterrent les silences posés sur toutes les violences, c'est un déroulé d'images que l'on regarde, impuissant. La force de sa poétique nous aide à supporter l'insupportable. 

Tristan Cabral le poète, est l'œil posé sur le monde, l'homme du cri, l'homme de la question.

Dans ce monde de violences incompréhensibles, il et aussi celui qui s'interroge jusqu'aux frontière du doute : Parmi les milliards de mains / Ma main /Qui es-tu ma main ? Donnes-tu ? Sais-tu saisir une autre main ? Apportes-tu toujours la bougie ? 

Au seuil de l’infini, il nous dit :  J’attends la vague immense/  Qui m’ouvrira les yeux !

 

 

___________

Notes : 

1 - Le livre de Tristan CABRAL : "Poèmes à Dire" est en souscription aux Éditions Chemins de Plume

- au prix de 10 €, frais de port offerts.

- ou au prix de 12 € avec un livre de Tristan Cabral offert : "La petite route", ainsi que les frais de port offerts,  après paiement de l’ouvrage acheté sur le site de Chemins de Plume, achat par Paypal ou carte bancaire, ou par l’envoi d’un chèque à l’ordre de Poètes & Co, à envoyer à : Éditions Chemins de Plume - 156, Corniche des Oliviers V30 - Hameau de St Pancrace - 06000 Nice

Son prix public, hors souscription, sera de 12 euros.

Chez Chemin de plume, Tristan CABRAL a déjà publié :

- Requiem en Barcelona, un poème d’amour 
- La petite route

"Poèmes à Dire" sera présenté au Salon de Livre de Nice, le 31 mai 2019. 

Présentation de l’auteur

Tristan Cabral

Né à Arcachon en 1944, Tristan Cabral (nom de plume de Yann Houssin) enseigne la philosophie pendant 30 ans au lycée Alphonse Daudet de Nîmes. Il participe à de nombreux mouvements de contestation politique : celle du comité anti-militariste l’amène quelques mois en prison, à La Santé, en 1976.

Son premier recueil de poésie, en 1974, Ouvrez-le feu, d’un poète suicidé à 24 ans, Tristan Cabral, est salué par la critique. Yann Houssin en signe la préface – ce n’est que plus tard qu’on apprendra qu’il en est aussi l’auteur.

Principales publications :

Ouvrez le feu! : 1964-1972, par Tristan Cabral, préface de Yann Houssin, couverture de Christian Bayle, ed. Plasma, 1974

Du Pain et des pierres, par Tristan Cabral, précédé d'un entretien avec François Bott et Pierre Drachline, ed. Plasma, 1977

Ouvrez le feu ! par Tristan Cabral, préface de Yann Houssin, ed. Plasma, 1979

Demain, quand je serai petit / Tristan Cabral, ed. Plasma, 1979

Et sois cet océan !, par Tristan Cabral, ed. Plasma, 1981

Et sois cet océan !, par Tristan Cabral, ed. Plasma, 1983

La Lumière et l'exil : anthologie des poètes du Sud de 1914 à nos jours publié par Tristan Cabral, ed. le Temps parallèle, 1985

Le Passeur de silence, par Tristan Cabral, ed. la Découverte, 1986

Manifestes pour la sixième République par Jack Oriac, Tristan Cabral, Hervé Sintmary, ed. la Mémoire du futur, 1987

Sonnets par Alin Anseeuw, Jean-Pierre Bobillot, Xavier Bordes, Tristan Cabral, et al., ed. Ecbolade, 1989

Le Quatuor de Prague : 1968-1990, par Tristan Cabral, ed. de l'Aube, 1990

Le passeur d'Istanbul : poèmes, par Tristan Cabral..., dessins de Ianna Andréadis, ed. du Griot, 1992

Le désert-Dieu : journal de Jérusalem sous l'Intifada, par Tristan Cabral, ed. l'Alpha l'Oméga, 1996

Mourir à Vukovar : petit carnet de Bosnie, par Tristan Cabral, mis en images par Martine Mellinette, ed. Cheyne, 1997

L'enfant d'eau : journal d'un égaré, 1940-1950, par Tristan Cabral, ed. les Cahiers de l'égaré, 1997

La messe en mort, par Tristan Cabral, ed. le Cherche midi, 1999

L'enfant de guerre : 999-1999, par Tristan Cabral, ed. le Cherche midi, 2002

Les chants de la sansouïre, avec Michel Falguières, photographies de Didier Leclerc, Atelier N89, 2011

Si vaste d'être seul, par Tristan Cabral, ed. le Cherche midi, 2013

© Didier Leclerc

Autres lectures

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Nomade pour l'éternité ...      Une émotion puissante plane sur l’œuvre de Cabral tant la rage de vivre face à tout ce qui indigne le poète grave le recueil d’une force tellurique ; recueil [...]

Tristan Cabral : hommage à un poète libertaire

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Jean-Claude Goiri, Aux charnières de l’utile

… notes sur une gestuelle

Et je ne sais que chanter les éloges du vent aux charnières de l'utile. Mais je rêve d'oreilles. Je rêve de pouvoir aider. Jusqu'au bout du crâne, j'en rêve. Juste aider. Aider juste.

***

Premier mouvement

Ce qui bruisse…

***

Aujourd’hui (et encore aujourd’hui), j’ai eu l’envie de planter un clou. Cela n’était d’aucune utilité. Mais comme je suis poète, je l’ai planté quand même. Pour voir…

Pourvoir à l'inutile... l'utilité étant une obligation sociale, le geste inutile devient ainsi un mouvement de l'intime, donc utile.
En fait, on s'évade avec l'inutile, on sort de cette prison de la fonctionnalité.

***

Tout d’un coup ce matin mes filles étaient si belles
C’était à n’y pas croire, à n’y plus rien comprendre
Non pas que d’habitude elles ne le soient pas
Mais là c’était trop Il y a des limites à tout
J’ai dû ouvrir la fenêtre pour respirer un peu
Et là je me rends compte qu’elle est magnifique
Un bois exceptionnel Vraiment époustouflant
D’un arbre d’au moins mille ans si ce n’est un peu plus
Je me suis servi un verre d’eau pour calmer mon émoi
Et quand j’ai vu le verre j’ai failli m’étrangler
Un verre de première main soufflé à la bouche
Par un homme sans doute qui n'est qu'un demi-dieu
J’ai dû prendre une serviette pour essuyer ma bouche
Et les bras m’en tombèrent quand je vis ce chef d’œuvre
Ce n’était plus une serviette c’était de l’Art Total
Un résumé du monde en trois coups d’aiguilles
Je la déposai sur la table et quand je vis celle-ci
Je ne peux pas vous dire l’émotion qui me prit
Je versai une larme de la voir si splendide
Mais toujours à quatre pattes pour pouvoir me servir
En essuyant la larme que j’avais fait tomber
Je me rendis compte d’un coup comme le carrelage était
Quelque chose d’hors-norme qu’on ne devrait pas faire
Et je pris la décision de ne plus marcher dessus
Je sortis de la cuisine pour aller n’importe où
Une fois dans le couloir je fus bien perdu
Tout était si beau que c’en était impossible
J’arrivai même à marcher c’est pour vous dire un peu
Je suis resté comme ça dans le couloir sans jamais bouger
Quand celle qui m’accompagne est rentrée du travail
Je lui ai tout raconté sur les beautés du monde
Elle m’a prise dans ces bras puis m’a aidé à marcher
Un peu jusqu’au lit puis beaucoup allongé
Elle m’a parlé beaucoup de quelque chose de très simple
De je ne sais plus quoi Sa voix était trop belle
C’était quelque chose d’inhumain tellement profond et tout ça
Elle m’a tellement comblé que je me suis endormi.
Et des rêves si beaux ont envahi mes paupières
Que j’ai refait le monde juste un peu partout
La terre était si ronde qu’elle tournait sur elle-même
Et l’Homme se mit à faire exactement pareil. 




Rouge contre nuit (9), Maxime N’Débéka, Toi, le possible chimérique – suivi de Les divagations de rêveur insomniaque

 

 

Jamais n’est si trop tardive
la poursuite de la Beauté
l’exigence du monde humain
la résistance aux vandales
des rives de la vie rêvée.

Oser l’apostrophe du titre (vers emprunté à un poème de Mahmoud Darwich), le pronom direct de deuxième personne pour nous interroger. Quel est le nom ? Quel est l’adjectif ? Lequel l’emporte ? La visée serait-elle accomplie dans la chimère, être hybride ou dans l’hypothétique hypnose du « possible » non réalisé ?

Trois parties, pour le premier livre, avec des sous-parties numérotées et un titre en italique : chacune révèle un état ou un processus (Détraquement, Frustration, Hallucination…), étapes psychologiques, phases d’instabilité pour constituer le socle épineux du poème. Les vers sont irréguliers, du vers court au verset :

« un smog de cerveau embrouille le pôle magnétique de l’horizon fertile »

Brume où débutent les « termites chimères à l’ouvrage ». Ça décante où démarre. Il semble que « les viscères du rêve » ont freiné l’amorce, pas caduque. Les sons en rebonds lancent une étape, « un fluide caustique qui chaotique la terre utopique ». Les images, nombreuses (on ne lésine pas), se télescopent et les vers vont leur chemin de poème, « une ère glaciaire qui lapidifie les bronchioles de l’espérance ».

Poète d’un pays secoué par des guerres civiles, par des coups d’état ou des présidents se maintenant par la force, voici que s’avance le poète Maxime N’Débéka, également auteur de pièces de théâtre dénonçant les crimes des pouvoirs post-coloniaux (et ministre de la culture de la République du Congo en 1996). Il rappelle ici, en une sorte de litanie bilingue, les souffrances de villes et villages du Congo lors des guerres civiles : Mayama, Kinkala, Boko, Mpangala… Il dénonce les « vandales », il désigne la peur, le découragement, les renoncements face à ces violences sans cesse recommencées…

Mais il exprime aussi et surtout la nécessité de continuer la lutte et la quête de Beauté, la recherche du Bonheur.

« Tout comme le fameux rocher de Sisyphe»

ce vers seul sur la page se détache, il est suivi d’un grand espace vide…

Or la Beauté naîtra de la musique et de la poésie. Elle est engendrée par les mots et leur chant. Maxime N’Débéka en appelle à Sylvain Bemba (1937-1995), « l’Aîné », et à Sony Labou Tansi (1947-1995), « le Cadet », pour toucher peut-être un jour « le Continent concret du Bonheur ». Sylvain Bemba avait pour projet de rassembler « la phratrie des écrivains congolais », la décrivant comme « cette extraordinaire chaîne de montage intellectuel qui voit les écrivains au Congo rassembler page après page, rêve après rêve, le livre commun de la vie qui transpire de la douleur des opprimés et saigne de la douleur des souffrants »1.Toi, le possible chimérique formule ce vœu, activer le rythme de l’union se recomposant :

« bipe-lui le spin de la fraternité
de rythme digital infini
le temps compacté de là-bas
la galaxie ya Bemba et le cadet Sony
rattachés rassemblés réunifiés

ainsi longtemps ça dure peu de temps
des instants étroits gorgés de flux d’éternité

à l’évidence
la phratrie régénérée hâte le chemin de la Beauté »

Face à la mort et aux condamnations, le cheminement reprend sur la « lèvre émergente », une naissance dans la « dépression ». Celle-là même de l’état psychique délabré, de la météo d’orage ou du vide à combler de combustions « si la vibration d’une parole peut encore s’inventer ». Tout est mesuré en termes corporels : « dans le réseau des neurones », le poète racle sa voix, cible les « calories arides des arthroses », car dévoiler le rêve doit soulever les ralentisseurs. Beauté visée (majuscule à l’initiale dans le texte).

Les mots, le rythme habitent les corps.

On sent que ça craque, ça résiste : « ding ding dong » en onomatopées qui roulent sur plusieurs vers autant qu’en révélation dingue de ce qui coince. Pour la rupture des conjonctions ou adverbes temporels isolés, « quand » ou « alors » sur un seul vers, mais avant que démarre et enclenche, « le magma informe à lire ». On ne contourne pas, on se frotte dans Toi, le possible chimérique du poète congolais Maxime N’Débéka. D’ailleurs, en vers, moult arrêts sur des conjonctions apparemment rassurantes. Logique sauve ? « [C]omme si » c’était possible mais « arrêté / figé », mal parti l’envol « se néantisant », le participe présent souvent s’attache au processus de destruction traduit dans sa durée torturée.

L’enchaînement est agrammatical, la juxtaposition aligne le chaos par groupes nominaux, en vers inéluctables, « à vifs périples rudes haltes fatidiques ». Pour la diction, l’entrave cahotante des allitérations (-r) et les ensembles dans lesquels un adjectif peut s’adjoindre à un nom ou un autre tant la transcription du tumulte et la perception d’une faille rendent caduque une ligne mélodique accomplie. Le lexique d’ailleurs porte un référencement incomplet, « nul », « rien », « zéro », « néantisant », tous au diapason de la désorchestration générale, « chaotique » mettant sur le même plan « à quelle distance // à quel désastre ».

L’éraillement dans le vers et la langue achemine un sens déficient constamment inaccompli, « les cordes / déraillent ». La succession temporelle apparemment dénuée de logique est coupée par les interrogations qui la font vaciller. À la question « comment ? » répond l’adverbe « alors » suffisamment incident pour qu’on le perçoive comme fruit du hasard. La part de volonté et de maîtrise est écartée, là pourtant le beau, fragmenté, réduit à l’éclat, livre son étincelle :

« où le tirant de désir charriait l’émoi partout dans la chair »

Réponse éminemment humaine, incarnée, malgré « ratages dérives déconfitures déroutes ». Tour à tour l’énumération nominale puis la surcharge adjectivale : le lexique contemporain heurte quelques termes neutres, assez violemment pour qu’il en naisse quelque chose : « bipe / de suite / là / la nodale de son cœur patraque / fourbu fichu foutu ». Pas d’économie, tout enclencher pour. Sur un rythme jazzy, « flux d’enthousiasme », « à la barbe de Dieu ». Grand mot, « éternité », traduit en synonyme ou langue anglaise : « a very long time », comme titre de chanson peut-être, ou pour revenir au présent qui fume « des instants étroits gorgés de flux d’éternité », refrain/couplet dans le poème : l’effraction de mots ou onomatopées, de sons-frissons qui claquent en « bruits semenciers » répétés. Faire venir la pluie : bâton de désir « érectile », « peut-être l’instinct de résurgence ».

Entendre Toi, le possible chimérique. Pour le percevoir, l’adverbe change, « toutefois » en lieu et place d’ « alors »… « [T]u exhumes des éclats de mots que tu squattes pleinement », avec le battement accéléré, cadence trouble où trouver dans les mots répétés « toi ». Et une proposition d’adverbes (« évidemment », « véritablement », « conséquemment ») :

« personne jamais personne ne pénètre jamais jusqu’au tréfonds de l’autre ».

Oui mais :

« il existe encore toi là dans un repli du cerveau loin d’être là de toi
lui il reste la paupière nictitante grande ouverte sur les touches musicales de [la chimère ».

Le rêve à la proue, « une cybernétique spéciale des récepteurs sensoriels », et l’alphabet du désir qui soulève ou perce la langue, « la pulsation soudaine des artères du silence ». Le vide se gorge des lèvres :

« t’approcher érospoétise sa raison te toucher érotise les nervures de sa [carcasse. »

La Beauté, le Bonheur, le désir, l’amour pour incarner l’exigence de vivre :

« le spin de la frustration en clair dans la chair mute le gène du désir
la vérité absolue de l’amour catalyse l’exigence de vivre heureux »

Les réalités retorses du monde, particulièrement celles du Congo, provoquent la « douleur insubmersible ». Nous éprouvons « les écorchures les blessures les balafres les cicatrices de l’immonde », et tous ces « rayons de beauté avortés ». Pourtant :

« jamais si la pensée annihile la démangeaison de la chair
si jamais l’Être désactive les antennes de l’utopie dans le cerveau
l’envie de vie n’y survit »

Délectation de langue anticipant l’approche d’un complément, prolepse active, grammaticale : « ce maintenant inaugural de toi carence l’aurore si bien pire que ». Le comparatif sans sa donne rassurante, son complément biffé, le vers s’arrête ou le vide d’attente si bien que

rien. « Toi » jamais rejoint, atteint ou échappé, alors que même approché chimérique « tu bifurques ta présence concrète ». Tout drame exclu, l’emphase n’est pas, ni le spectre de « larme à l’œil » :
« en ce non-lieu de serments en désuétude
bien à marée infiniment basse de l’amer phréatique jusqu’à l’anallergique. »

Le possible exclu de « tu » revient à taire après bégaiement : « c’est il sait le salutaire avivement ».

Seconde partie alors, Les divagations de rêveur insomniaque : à quand l’aube en souvenir n’est plus ? Trois exergues de Yannis Ritsos, Shan Qin et Rabindranath Tagore interrogent sur l’attente et la résistance si dès « son cri premier, l’homme vogue sans fin ni cesse sur des récifs… ». Depuis le big-bang ? Ce mot détaché en ses deux composantes, la première revue en « bing » pour la naissance du monde, la seconde dévolue au premier homme, « orgasme géant », « cocorico », « la concrétion de l’espoir dans l’architecture de l’aurore ». Processus marqué dans le poème par la succession temporelle cette fois ordonnée dans une suite logique (« Donc…Et puis…Ainsi… »), consacrée par « la genèse d’une épopée » : « sacrément nos pères y ont cru ». Mais « [q]ui aurait imaginé […] l’aphonie effarante des artères gutturales de la vie ? » Retour en berne, analepse du texte pour représenter le présent vide. Terre promise, utopie, Eldorado énumérés : sapés. Lumière saccagée aussitôt née. À l’imparfait duratif, les verbes exprimant l’accumulation des richesses matérielles, en tercets (12), le dernier au passé simple :

« Le poète
se soumit
se renia »

Chercher ce « levain », lever la « semence subversive d’hier ». Conquête de l’Ouest, carcasse à réveiller les chimères pour ne pas « fossiliser » :

« Laisse-toi pas détoxiquer les bacilles de l’indignation ».

Le poète exhorte, « toi », redevenu possible cri, battement – à bas l’aphasie, « en verbes crus », pour ce « laisse-toi pas » en fin de livre comme un ralliement qui place le désir, la Beauté, le Bonheur, le rêve, l’utopie, la volonté et la résistance au premier plan du verbe vertical. Proue syntaxique désaxée :

« Laisse-toi pas fossiliser
les filandres de tes désirs
et les nerfs de rébellion
qui charpentent le corps de l’âme. »

Sujet actif, le poète doit redevenir en sa langue. En son corps (en lui-même) :  forgeron fou de feu et de soulèvement.

 

__________________

1 Notre Librairie, n°92-93, mars-mai 1988 – cité in Sylvain Bemba, l'écrivain, le journaliste, le musicien,de André-Patient Bokiba – Éditions L’Harmattan, 2011.




SECRETS DE FAMILLE

Dans la maison des murmures
l’Enfance grandit en secrets
de famille

Ombres chinoises
sur un drap ensanglanté
le Grand-père joue les Don Quichotte

ou bien c’est la Mère
qui voudrait tout recommencer
mais qui n’est plus qu’une vague morte

ou c’est le Père d’état-civil
fier humilié
de ne rien pouvoir dire

ou c’est la Sœur
violée le Frère battu
jusqu’au suicide

ou c’est encore autre chose
de quelqu’Un de quelqu’Une
dont on ne saura jamais rien

Dans la maison des secrets
l’Enfance grandit sans murmures
– car les enfants devinent tout en silence –




Sac à dos dans la poussière

« Sac à dos dans la poussière »
chantaient les bataillonnaires
en passant devant ma mal-maison

Je les guettais
assis sur le bord de la fenêtre
derrière la vitre en hiver

Leur sac à dos et leur fusil se balançaient
au rythme de leur triste chant de guerre
en marteau sur le bitume-enclume de la rue

Je me souviens qu'ils rabâchaient :
« C'est tous des gars qu'ont pas eu d’ veine
c'est nous les Bats d'Af nous voilà !
»
Et je me sentais leurs frère — désarmé—

Ils passaient ainsi deux ou trois fois
par semaine Je les guettais
du fond de mon cœur de trois ou quatre ans

Ils allaient en manœuvre au bois
de Saint-Cucufa où le bon roi Dagobert
selon la version de ma mère chassa

Et le refrain de ces frères soldats
traîne en moi à n'en jamais finir :
«Mais quéqu’ ça fout et on s’en fout la la la »

Heureusement il y avait presque chaque matin
les éboueurs — qu'on appelait boueux—
et qui vidaient nos poubelles où il n'y avait rien

J'admirais le conducteur le chauffeur le pilote
de la benne à ordures
à l'époque grande ouverte — et ma vocation c'était ça !—

Voilà comment peut-être sinon pourquoi
je me suis fait poète
au séminaire des mots sans loi.
 




PAPACLODO

Cette nuit Papaclodo
m'a rendu visite
en rêve
— Papaclodo c'était mon père
l'officiel
il y a longtemps qu'il est mort—

Dans le rêve ma fille chantonnait
cette drôle de comptine :
« Qui c'est qui c’est
ce monsieur papa bizarre
ce bizarre monsieur papa
qui c'est qui c'est qui ?
»

« Mais qui bizarre qui ma fille
hein qui bizarre
? »
Je lui répondais
comme lorsqu'elle était petite
et que Papaclodo débarquait
chez nous sans prévenir

J'avais eu des nouvelles de lui
par la police ou la gendarmerie
un avis d'hôpital ou de la SNCF
mais jamais une carte postale
— sauf une fois d'un endroit inconnu—

Dans le rêve il me répétait
sa phrase grigri du temps de sa vie :
« T'inquiète ! T'inquiète ! »
Il savait bien que je m'inquiétais
et que son errance et ses retours me rongeaient le foie

Parti à la recherche de ma mère
il n'avait plus de port et
comme le Fils de l'homme
aucun lieu où reposer sa tête
sauf dans les gares ou sur les bancs publics rares

Alors il revenait chez nous
comme ça
d'un coup
Parfois je le trouvais ronflant
sur le paillasson devant la porte

Le lendemain il repartait
quelques billets en poche
après une nuit au chaud et chaude de mots
Il repartait répétant :
« T'inquiète ! T'inquiète ! »

Mais cette nuit
il est resté dans mon rêve toute la nuit
au réveil nous nous sommes embrassés
Ma femme m’a dit : mais qu'est-ce qu'il t'a pris
de me serrer ainsi ?




MAIS J’AI FRERES ET SŒURS

Môman tu mangeais  l'herbe
des talus entre Achères et Paris
parce que j'étais dans ton ventre
et que tu avais peur de me perdre
n’ayant pas assez de lait dans tes seins de fillette
— toi qui pourtant n'avais pas désiré ma naissance—

Môman ton père t’avait chassée
parce que tu étais enceinte
Salope ! — mais de qui Môman ?
et je gigotais : le mot est terrible gigot
quand à l'époque tu crevais de faim

Et donc  tu ne savais rien Môman
que mon futur prénom donné
un prénom posé comme une couronne de roi mage
sur l'enfant de ton viol consenti par obéissance

Tout cela je ne l'ai su ou plutôt deviné
qu’après tous ces faux évangiles
dont les familles ont le secret
— ô Môman quel blues d'être né…—




Mon enfance m’étrangle

Mon enfance m'étrangle
encore certaines nuits je respire
si mal que ça
me réveille comme si le cordon
d'ombilic me serrait le cou

Ma mère m'a souvent raconté que
petit enfant
je m'étouffais dans mon lit
couché tête-bêche par un cauchemar et
sous les draps je hurlais : « Peux pas respir ! Peux pas respir ! »

Chez mes grands-parents maternels
enfoui sous un édredon d'ogre
dans un grand lit paysan
je m'étouffais d'angoisse rien qu'à entendre
les sabots des chevaux de l'autre côté du mur

C'étaient les sabots de la Mort
le raclement de ma Naissance
le souvenir de cette noyade
ou de cette pendaison
dans le ventre de ma mère

Fœtus j'avais tout entendu
mais sans rien comprendre
Enfant je compris tout
mais sans rien entendre
que des mots mal dissimulés
— des mots étranglés—.