Les orties noires de Claude Vigée

Choix de poèmes de Claude Vigée établi par David Schnee.

 

« Parfois je crois surprendre un écho dans l’oreille de ces mots murmurés,
Que des voix de jadis, depuis longtemps perdues, disaient presque en silence :
Ainsi suinte la pluie de campagne en automne
A travers les feuilles mortes, avec tant de patience,
A la lisière du petit bois de chêne gris et touffus
Où le ruisseau chuchote,
Puis elle s’enfuit goutte à goutte dans la terre,
A pas de souriceaux, comme fait la semence,
Par le chemin profond,
La sente aux orties noires »
(p.559)

« Les Orties Noires » pourrait être une de ces ballades dialectales, nostalgiques et douces-amères, agrémentées de comptines :

  « Hoppelé hoppelé raïdada
Savélé savélé saïdada
Le cheval blanc galope, trapp, trapp,
L’enfant s’est trop penché,
Il se jette en arrière,
Disparaît dans la trappe
- Tombe au fond du trou noir … »
(p. 571)

Si Claude Vigée ne lui donnait dès les premières pages un ton caustique et grave :

« La rafale du nord abat l’ancienne vie
Dans le champ d’épines brûlées :
Déjà tinte l’acier dans la main du faucheur
Lorsque la lame heurte les glaçons de décembre,
En attaquant, la nuit, les hautes orties roides. »
(p. 559)

En exergue aux « Orties Noires », dans l’édition de ses Poésies Complètes (1936 – 2008), intitulée « Mon heure sur la Terre », publiées en 2008 aux éditions Galaade dans la collection « Le siècle des poètes », ces deux vers programmatiques de Claude Vigée extraits de son poème « La lune d’hiver » :

« Survivant, j’apporte ici le témoignage de notre jeunesse brisée ;
Rescapé, je dis le destin d’une génération vouée toute entière au désastre »
(p. 558)

Si le premier vers introduit le thème de l’enfance disparue, cassée par l’Histoire ; le second évoque l’indicible de la Seconde Guerre Mondiale.

Ce long poème en vers libres, structuré en trois parties, est dédié à Adrien Finck (universitaire germaniste, poète dialectophone et ami). C’est qu’il faut savoir que « Les Orties Noires » ont été rédigées d’une seule traite en dialecte alsacien (puis traduits en français par Claude Vigée lui-même), « en l’été de guerre 1982 » (cf. p. 585) alors qu’il réside depuis la fin des années 60 à Jérusalem.
Exilé aux Etats-Unis durant le second conflit mondial, après avoir été cahoté de ci de là en France au grès de l’invasion allemande puis de l’occupation, il y mènera des études de lettres, abandonnant celles de médecine initiées en France, qui le conduiront à une charge d’enseignement universitaire.
Sa chère Alsace natale (décrite dans les deux tomes du « Panier de Houblon ») qu’il n’a plus revue depuis les vacances précédant la déclaration de guerre, lui revient donc comme une résurgence violente par l’intermédiaire de la langue, du « verbe ». Et avec elle les souvenirs de l’enfance :

« A propos, dites-moi, qu’est-il donc advenu
De ces gentils garçons, de ces filles mignonnes,
Qui jadis, avec moi, étaient assis en rond,
Si sages, si tranquilles,
Sur les gradins de bois, un rang derrière l’autre,
A l’angle de la place des platanes, là-bas,
Dans l’antique bâtisse de la salle d’asile ,
Avec leurs têtes rondes
Aux cheveux bruns bouclés,
Leurs nattes de soie blondes
Soigneusement tressées ? »
(p. 562)

Et le gâchis de la guerre :

« Qu’est-elle devenue, leur tendre chair d’enfant ?
On l’a vendue, traquée, meurtrie et torturée ;
Mais personne, jamais, n’a pu la retrouver. »
(p. 564)

Car le poème « Les Orties Noires » est bien plus qu’une ode à la langue natale :

« Gosses de Bischwiller, hors des salles d’asile,
A partir d’aujourd’hui peut-être
Ne vous fait-on plus honte
Quand, pleins de toupet dans les rues,
Sans respect pour les convenances,
Même sous les yeux des gens bien,
Vous osez entre vous, gaiement,
Si le cœur vous en dit,
Laisser trotter au vent votre langue natale … »
(p. 584)

C’est une dénonciation du concert des Nations (à commencer par la France et l’Allemagne) :

« Quoi qu’il arrive, un jour
Il faut qu’on en finisse, avec nos collections
D’insectes et de nations : »
(p. 565)

La troisième et dernière partie du recueil semble être un message d’espoir pour l’avenir. Il demeure toutefois terni par le lourd passé de l’histoire récente :

« Sache, libre et rieur,
(tant que tu peux encore),[…] »
(p.584)

Une « héroïne » revient périodiquement hanter les vers de Claude Vigée : « Dame Marthe-au-Pilon », ou la faucheuse sous les traits de la guerre.
Pourtant, le sort qu’elle réserve aux alsaciens n’est pas le même selon leur confession :

« Les petits juifs, - en ballade à Auschwitz,
A Belsen ou à Maïdanek, -
Les petits chrétiens à Tambov :
On a beau chercher, chacun
Niche dans un autre coin ! »
(pp. 566 – 567)

Distinguo de taille et qui porte à conséquence !




LES ILES RITSOS

 

[...] Et si, maladroits
vous paraissent nos vers, un jour, souvenez-vous, seulement comment ils furent écrits,
sous le nez des gardiens, et la baïonnette toujours sur nos flancs.

 

                                                                                                                                                             Yannis Ritsos

 

 

 

Lemnos
(39° 55' N ; 25° 15' E)

au sanctuaire des Kabires
on vénérait les démons chtoniens
lointains descendants d'Héphaïstos

les avions militaires ont remplacé
les Grands Dieux

l'histoire de Lemnos semble s'arrêter
à son rattachement à la Grèce
ou à l'occupation nazie
dans les guides de voyages
pas un mot sur la guerre civile
ni sur le réseau des îles-prisons

il ne faut pas troubler
la bonne conscience des touristes
ce fut la première étape de  son périple

 

 

 

Makronissos
(37° 41' N ; 24° 07' E)

ce n'est qu'un îlot
aride et rocheux
tout en longueur
makronissos signifie d'ailleurs
longue île

un lieu idéal pour dresser
des tentes

Makronissos eut le privilège
d'ouvrir en quarante-six le premier camp
de concentration européen presque deux ans
après la libération de Dachau
et de recevoir les dollars du plan marshall

d'août à septembre quarante-neuf
des poèmes furent écrits et
enterrés dans des bouteilles vides
dans le sol de Makronissos

ils furent déterrés en juillet cinquante
le temps était pierreux

ce fut la deuxième étape de son périple

 

 

 

Ayios Efstratios
(39° 31' N ; 25° 01' E)

Saint Eustratius donna son nom à l'île
qui l'accueillit en exil
en un temps très ancien

cette tradition d'exil perdura
à travers les siècles

la mer et sable attirent les touristes
l'histoire est passée la terre a tremblé
les baraquements détruits sont la tache noire
des souvenirs

mais je n'oublie pas
ce fut la troisième étape de son périple

 

Yaros
(37° 37' N ; 24° 43' E)

l'île la plus difficile d'accès
en bateau le trajet
c'est Charybde et Scylla réunis

 

l'île la plus éloignée du continent
celle où le temps s'est arrêté
il y a des millénaires

l'île est déserte
le pénitencier construit par les colonels
(c'est une façon de parler)
est aujourd'hui vide et délabré

l'horreur à jamais figée
dans le temps

ce fut la quatrième étape de son périple

 

Léros
(37° 09' N ; 26° 51' E)

l'île possède  de magnifiques baies
et un château qui vaut la visite
c'est une carte postale
les plages sont de sable fin
la mer et le ciel uniformément bleus

on y vivait de la pêche aux éponges
pas un mot sur le bagne

l'île existe-t-elle encore

ce fut la cinquième étape de son périple

 

Samos
(37° 45' N ; 26° 50' E)

le tunnel d'Eupalinos
un chef d'œuvre du génie civil
de l'Antiquité dit-on

pour autant a-t-on vu
le bout du tunnel

a-t-il vu le bout du tunnel
lui qui après Yaros et Léros
fut placé en résidence surveillée
à Samos dans la maison de sa femme

il fait alors ramener d'Athènes
les manuscrits cachés chez des amis
pour les brûler
la poésie est un incendie perpétuel

ce fut la sixième étape de son périple

 

Ritsos
(partout, de toute éternité)

le siècle est ma mémoire

sur le Mont Grammos
les barbares sont tués
la nuit est abrégée

mais Ritsos tel Sysiphe
descendait les pierres du sommet
pour les jeter dans la mer
et la nuit recommençait

a-t-il dû Ritsos
présenter à son réveil
cent mouches capturées vivantes
durant la nuit

pierres et mouches
pour mesurer le temps
à Makronissos

le siècle est ma mémoire
l'histoire bégaie
après Mataxas après les colonels
Goldman Sachs étouffe la liberté et la paix

swap a eu raison du référendum
Loukas Papadimos présente la note
au peuple mis à genoux
les affaires continuent pour les autres

le siècle est ma mémoire
dans les villes dans les îles
et partout dans le pays de Ritsos
le peuple a la baïonnette dans les flancs

la misère et la grève
pour mesurer le temps

que le monde entier soit une maison chaulée par la brosse du soleil

alors sera venu le temps
où les hommes cesseront de mourir comme des mouches
où ils mourront comme des hommes
de temps en temps

 

 

 

Quatre poèmes de cette suite ont été publiés dans le n° 50 d’Interventions à Haute Voix. Nous publions ici l’intégralité de ces Iles Ritsos.




Salah Stétié à la BnF

Pendant de l’exposition qui vient de fermer ses portes au musée Paul Valéry, de Sète http://www.huffingtonpost.fr/francois-xavier/salah-stetie-et-les-peint_b_2314436.html, la BnF accueillait Salah Stétié (http://www.salahstetie.com) au sein de la galerie des donateurs (jusqu’au 14 avril), à l’occasion de l’ouverture du Fonds Salah Stétié : manuscrits et correspondance, documents et œuvres sur papier réalisées avec de grands noms de la peinture contemporaine (Alechinsky, Tapiès, Ubac, Velickovic, Titus-Carmel, Hollan, Baltazar, etc.) sont offerts à la curiosité des visiteurs qui peuvent, grâce à un subtil jeu de vitrines, assouvir leur appétence en plongeant leur regard sur la genèse de certains livres.
Point d’orgue de cette manifestation, l’hommage qui s’est déroulé jeudi 4 avril 2013 (http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_culture/anx_auditoriums/f.hommage_stetie.html?seance=1223909973877), consacré à cette œuvre entièrement écrite en français, désormais incontournable, pour ne pas dire majeure. En attendant le colloque qui se tiendra à Beyrouth les 18 & 19 avril 2013.
Parallèlement, trois nouveaux ouvrages viennent scintiller dans l’air déjà électrique, conducteurs d’émotions et de savoir, donc complémentaires, ponctuant cette arrivée du printemps de la plus noble des manières. Délivrer la parole poétique dans la clameur des foules libérées des morsures de l’hiver est un acte d’amour qu’il convient de saluer. Merci à Salah Stétié d’ouvrir l’accès à d’autres miroirs. Une poésie en réverbération de l’histoire littéraire qui se complète chaque jour. Un idiome qui enrichit le verbe français, cajolé dans l’écrin d’un livre imprimé sur vélin de Byblos.
D’une langue, estampillé par la griffe de Tapiès, s’ouvre sur l’idée du Non-Où pour bien imprimer qu’ici il ne sera question que du feu de l’amour, ce songe après lequel nous courons comme mort de soif après sa bouteille. L’amour en frissons de désir ou d’espoir, en pluie de déceptions, l’amour repoussé et toujours recherché. "L’amour [qui] est pour l’individu une éminente occasion de mûrir, de devenir quelque chose en soi-même, de faire de soi un monde, un monde en soi pour le profit d’un autre, c’est une grande et une immodeste exigence qu’on adresse à l’autre, qui l’élit entre tous et l’ouvre à de vastes desseins", rappelle Rilke dans ses Lettres à un jeune poète, que Salah Stétié ne manqua pas de lire et relire en son temps…
Fidèle parmi les fidèles à la langue française, Salah Stétié renversa le souffle de sa culture orientale au miroir de l’appel maternel de l’arabité, pour aller concasser les mots de Voltaire en ouvrant grand la voi(e)x d’un ressenti personnel dépassé pour embrasser toutes les cultures dans un seul et même idiome. Poète de l’amour, Stétié œuvrera pour décliner la dialectique du désir dans le désert de la langue par lui enfin enrichie. Toutes les variations seront convoquées, à défaut inventées, pour livrer à la criée cette langue unique faite sienne depuis l’enfance, coup de foudre précoce sous le soleil du Liban…
Une langue française qui est sauvée, en quelque sorte, souligna le "tout-jeune" académicien Michael Edwards (http://academie-francaise.fr/les-immortels/michael-edwards), par l’apport des étrangers qui viennent écrire en français et qui, apprenant cette langue, s’emploient à la déplier pour dénicher des espaces nouveaux entre le difficile et le possible. En cela ils participent à l’enrichir sans la pervertir.

Larme

L’air est au fond de l’air avec la longue feuille
Touchée par le cristal de la saison
Longue saison de l’air parmi les longues feuilles
De l’arbre, en partage avec l’enfant
L’agneau dans le rayonnement de l’esprit
Domine, le regard de l’air le regarde,
L’enfant avance dans l’esprit vers la nuit
Et le jasmin du soleil le découronne
L’enfant grandit dans l’air soudain grandi
Sur un chemin, larmes gelées qui brûlent,
La corne de la lune au théâtre des arbres
Promène, un peu de sang aux doigts, l’enfant

Parcourant la trame comme vagabond la steppe enneigée, le poète frigorifié saisira le feu dans le jardin des soies confuses, balise de survie, pour témoigner une fois encore, une fois de plus, que les dieux et les déserts ne peuvent finalement rien contre l’appel inhabité des colombes. Papillon d’un songe, ce chantre du vers libre ira dans les glycines en cheveux d’abandon pour questionner, une fois encore, l’eau froide gardée, s’y abreuver et goûter au délice d’une renaissance.
Le lecteur découvrira cette question d’infini portée par une langue musicale d’images projetées dans nos cœurs, estomacs noués, yeux humides, apesanteur vaincue : on lit Salah Stétié sur un nuage, en apesanteur.

"Nous habitons des mystères, nous sommes des mystères et le plus grand mystère est la langue", rappela Salah Stétié à la tribune du Petit auditorium de la BnF, insistant sur la quête de cette difficile union entre ce que le poète veut formuler et ce qu’il parvient à formuler. Car la poésie est recherche de signes, de sens et donc de la vie dans sa dimension humaine. Le poète puise dans les signes avant-coureurs la force dont il se saisit pour braver le jeu de la contradiction dans la construction du poème et approcher au plus près la tentation de dire l’innommable.

Annonce

Offrande à mon cœur d’un jardin
Par amour de la vérité des arbres
Par désir de leur contagion
Sous le nuage qui dragonne
Pauvre feuille
Tu protèges une palpitation d’insecte
Saveur des hommes. Chaleur des femmes.
La planète au soleil
La terre et ses grands vents pour l’accrocher aux fers
Qui sont rameaux, qui sont naseaux des purs chevaux
– Celui qui l’oubliera sera perdu

Toujours en questionnement, Salah Stétié se fit accompagner de Gilles du Bouchet qui peignit Une rose pour Wâdi Rum, pierre d’angle d’un fini actif qui ouvre à l’indéterminé comme pour rappeler que l’entrée de la couleur dans la ville est un leurre : l’œil saturé de lumière ne sauvegardera, au final, qu’un binôme noir ou blanc, noir et blanc, que l’esprit brouillera en d’infimes lavis de gris pour rappeler que l’âme prédomine à la vie. Et ce sera dans ce substrat inhabité qu’ira se loger la poésie, en prose, illimitée comme le désert, là où se retire Dieu, en ouverture d’un livre au format à l’italienne.

Mais il y a aussi Rembrandt et les Amazones qui tient dans la main, petit livre de compagnonnage qui doit demeurer dans la poche du voyageur, surtout s’il lui prend d’aller visiter les musées de Hollande. Guide spirituel et goguenard, les feuillets renferment des clins d’œil et des idées, le cocktail idéal pour apprendre plus sans en avoir l’air, et voir alors autrement cet étonnant pays sous la mer qui déposa au pied du monde parmi les plus grands peintres de tous les temps. Mais les Pays-Bas ce sont aussi le héron et le hareng, Vermeer et Baudelaire, Amsterdam et les tulipes… Foison d’images réinventées pour l’occasion sous la plume alerte et guillerette d’un poète à l’écoute d’un monde particulier dont il nous donne à apprécier les codes. À nous d’en déjouer les secrets pour nous plonger avec délice dans les rets de la tentation orangiste…

Enfin, somme des questionnements et des révélations qui accompagnèrent Salah Stétié dans ses relations avec le pourquoi et le comment, béquilles du poète en face de sa vérité, Sur le cœur d’Isrâfil enflamme l’esprit. Car cela semble si simple, si évident ainsi énoncé. On croit côtoyer la pensée de Senghor, Bonnefoy, Valéry et la comprendre, ruse du poète qui, sans lui, ne nous aurait pas permis de nous penser si fin l’espace d’une lecture. Isrâfil est le plus puissant et le plus compassionnel des archanges puisqu’il tient en permanence entre ses lèvres la trompette qui, lorsque l’ordre lui en sera intimé par Dieu, sonnera la fin du monde, même celle des anges. L’écrivain qui nous écrit ici est-il d’aussi redoutable clairvoyance ? Se sachant traqué il avoue, donne à lire sa pensée écrite, ajustée. Oui, l’écrivain fabrique, toujours, une tapisserie de ses propres lieux et se plait à élaguer, adapter pour mieux réapprendre les chemins de l’innocence. Un texte est une forêt de prétextes certifie Salah Stétié qui sait pertinemment qu’écrire c’est s’essayer à sortir de prison. Évasion couronnée de succès, ce qui laisse présager du meilleur à venir puisque prochainement vont paraître les Mémoires du poète, dont le manuscrit est désormais sous l’œil protecteur de la BnF et les quelques privilégiés qui ont eu l’infime honneur de les lire n’ont de cesse d’en parler comme du Grand Œuvre.
 




Les Sonnets de Shakespeare traduits par Darras

  Dès la page 12, avant que ne commence la lecture des Sonnets de Shakespeare (et après l'avant-propos de Jacques Darras, le traducteur), l'éditeur reproduit la première de couverture des Sonnets de Shake-Speares imprimés à Londres en 1609. Est-ce  pour signifier qu'il s'agit d'une œuvre originale ou pour rappeler que l'auteur n'est toujours pas clairement identifié (Shakespeare est devenu Shake-Speares et d'aucuns pensent qu'il s'agit là d'un indice indiquant l'existence d'un autre auteur potentiel…).

    En tout cas, l'auteur des textes français ici donnés à lire est bien un certain Jacques Darras qui, dans son avant-propos, s'explique de son projet et de ses choix. On ne compte plus les traductions françaises de ces Sonnets : plus de vingt depuis une cinquantaine d'années ! Jacques Darras situe sa traduction par rapport à trois parues peu avant la sienne : celles de William Cliff, Yves Bonnefoy et Frédéric Boyer (surtout les deux premières). Cette nouvelle édition a beau être bilingue, on se placera du point de vue d'un lecteur français (à qui elle s'adresse prioritairement) analphabète en anglais élisabéthain (on ignorera bien évidemment le globish…).

    Dans son avant-propos déjà cité, Jacques Darras rappelle que les Sonnets de Shakespeare sont écrits en décasyllabes, que les rimes sont croisées dans les 12 premiers vers complétés d'un distique à rimes plates, que ces 14 vers constituent un seul bloc, contrairement à la disposition à laquelle nous sommes habitués. C'est là que l'originalité du travail de Jacques Darras va apparaître. Son parti-pris de traduction part du constat que l'anglais est très différent du français où les mots de deux ou trois syllabes sont majoritaires alors que Shakespeare "joue des monosyllabes et de l'élision, ne lâchant au grand maximum qu'un dissyllabe par vers". Il adopte donc un mélange de contraintes et de libertés : un vers plus ample qui dépasse largement (parfois) les 10 syllabes, un quasi alexandrin  dans la mesure où Jacques Darras prend de grandes libertés avec le [e] muet ("on laissera fluctuer le régime de la muette «e», la débâillonnant chaque fois que se pourra, comme dans la conversation courante"). De même, la rime devient secondaire, remplacée parfois par l'assonance ou se situant à l'intérieur du vers à d'autres moments. Au-delà de cet aspect formel du travail, Darras porte également son attention sur l'image shakespearienne à laquelle il importe, selon lui, d'être d'une extrême fidélité, reprochant à la traduction de Bonnefoy la "platitude musicale du vers libre et le rabotage de l'hyperbole". Il résume l'ensemble de ces procédés de fabrication de ces sonnets en français par une comparaison avec l'art musical : il n'a fait qu'interpréter les originaux en respectant "la phrase musicale dans son accouplement au discours logique".

    Il faut supposer que rares seront ceux qui prendront la peine de comparer les traductions de Darras à celles de ses prédécesseurs, et même à celles qu'il avait commises en 1995 dont il se déclare aujourd'hui insatisfait… Reste alors à lire ce nouveau livre pour ce qu'il est : une œuvre originale.

    Ainsi en aurait-on fini (provisoirement ?) avec le vieil adage selon lequel traduire c'est trahir… Et le lecteur a alors toute latitude pour découvrir ce que dit Shakespeare par la voix de Darras, ces poèmes où s'expriment la passion amoureuse sous divers aspects et le temps qui passe, une sensibilité moderne et une réflexion aiguë. Dans sa postface, Jacques Darras met en lumière que vouloir à tout prix trouver dans ces Sonnets des éléments biographiques concernant Shakespeare, c'est s'engager dans une impasse. Mais il y met aussi en évidence l'originalité de ces mêmes   Sonnets  dans une histoire du genre à l'époque, une histoire dont les considérations politiques ne sont pas absentes. Au lecteur alors, quand il lit ces poèmes, de se laisser aller à la rêverie, quitte à revenir à la réalité avec cette postface…

 




Nohad Salameh, La voyageuse de minuit

 

Celle venue d’Orient
escortée de ses phénicies
ses alphabets
et ses dieux d’outre-ciel
arbore la fracture de la terre
et la déchirure de vos regards.

Celle surgie des vergers d’Ève
avec ses oracles
ses nostalgies douloureuses
et la fureur des songes
progresse d’un pas de désert
vers le Centre
où se concentrent
l’exil et la mémoire de la rose.

La voyageuse de minuit
qui pose ses ailes sur vos aubes
toute entière tannée par les couchants
incante en vos sommeils
un chant d’espace
par excès d’errances
et appel d’air.
 

∗∗∗

 

D’un vol preste de cigogne
je reviens tenir compagnie
à ceux qui dorment, les mains nouées
sous les jardins de l’épouvante.

De transparence en transparence
je patine vers mon halo premier.
Sans fracas
ni brisure
je chute dans la durée paresseuse du sable.

Je m’endors sous la trame des bouvreuils
- tout mon souffle pour lisser la pierre
et je m’écris au hasard sur les lentes parois
d’où se penche le temps.

Revenante
de mer en mer
d’absence en absence
les chevilles ravivées de soleil et d’encens.
J’enjambe pêle-mêle des fortifications
d’absinthe et de ronces
afin de devenir l’épiphanie du retour.

∗∗∗

 

Lorsqu’on a la maladie du lieu
on perce un trou quelque part en son corps
et l’on y pénètre
n’ayant pour halte qu’un totem
en forme d’astérisque
alors le dedans se réduit au mandala
avec des parois en peau
et la pendule qui se remet en marche
remontée par le bec d’un oiseau.
Aussitôt on cesse de déchiffrer les mots
que l’on prononce à son insu
afin de gommer les impuretés d’un dehors
daté de l’an zéro de l’Hégire.
 

∗∗∗

 

Ne t’attarde pas davantage :
viens avant l’aube - Pâque précoce
allonge-toi contre mes paupières
aux lisières de l’infini.

Mes mains se font plus denses
confondues à tes doigts.
Nous pénétrons nos propres limites
avec un toucher d’immortels.

Repose-toi
sans laisser de blessure
dans le lit du miroir
qui s’échappe d’un bond
au premier reflet.

Surtout
garde-toi de prendre la mesure de la mort
tant que vacille en nous
le feu grégeois du désir.

∗∗∗

 

La douleur : notre fruit
plus écarlate que le sel.
Nous aimions comme on pleure en rêve
absents
et le cœur posé à côté de nous
sur la margelle.

Nous fûmes chute inopinée
peur merveilleuse
avec les pieds par-dessus tête :
flamme florale
saisie dans toute sa ferveur.

D’autres annonciations viendront
quand se rétrécira le monde
et que retentira l’ordre
de s’effacer ensemble
sans masques ni parures
échappant à nos chairs
tel un feu à l’envers.
 




Adonis ou l’épopée contemporaine

En 2007, Adonis publiait le premier volume d’al-Kitâb, Le Livre, entrée en matière d’un monstre poétique exceptionnel, dans lequel se lisait tout l’art poétique du poète et de l’homme, comme aussi ses engagements personnels en dedans et en dehors du monde dit arabo musulman. Il nous donne maintenant le second opus de cette extraordinaire aventure poétique et livresque, une parution qui pour nous vient comme un écho aux revendications exprimées il y a peu en nos pages par notre ami Christophe Morlay.

Adonis, al Kitâb, Le Livre, Ed. Seuil

Adonis, al Kitâb, Le Livre, Ed. Seuil

Opinion et revendications que je viens plutôt prolonger ici que discuter, même si le regard de Morlay et le mien sur l’évolution de « l’occident » sont différents, et sans doute en grande partie opposés. Ce livre va, de notre point de vue, connaître une vie rare et importante pour un ouvrage poétique car il rencontre ou entre en résonance avec l’histoire concrète du monde. Ici, Adonis réécrit l’épopée du monde arabo-musulman en un temps de Printemps arabes dont personne ne peut encore dire sur quoi ils déboucheront. Et cette vision poétique de ce même monde dit plus sur les univers arabo-musulmans, et malheureusement islamiques (au sens politique de ce mot) que bien des « commentateurs » dont le seul titre de gloire est l’ignorance crasse, ignorance devenue motif d’ascension sociale dans certains médias. Il suffit d’écouter une radio comme France Inter, le matin en particulier, ou à certains autres moments de la journée, pas tous heureusement, pour prendre conscience du niveau d’inculture atteint par nombre de « commentateurs » de l’actualité, y compris culturelle ou intellectuelle. Ce qui amenait il y a peu, Fabrice Lucchini, sur ce même média, à dire combien il était urgent pour tout un chacun d’éviter d’être « France-intériser ». Il a raison, Lucchini. Et de s’interroger, et nous avec lui, sur les méthodes de recrutement de tels ignares. Sans doute existe-t-il des voies que plusieurs parmi nous ignorent.

Si l’on veut penser ce qui se passe dans le monde musulman, on évitera donc ce genre de médias, et on lira des poètes tels qu’Adonis. On le lira parce que la poésie a, sur le long terme, plus à dire sur la souffrance humaine que le journalisme conjoncturel ; parce que, aussi, ces mêmes conjonctures, si elles sont douloureuses, n’en sont pas moins provisoires : personne ne se souvient des affres politiques de la Mésopotamie ancienne mais tout un chacun pense à Gilgamesh. Cela peut sembler une opinion facile concernant une strate ancienne de l’histoire universelle ? Peut-être ! Je mets cependant au défi la majorité de mes lecteurs de citer le nom d’un président de la IIIe République française, tandis que chacun aura aisément une dizaine de poètes de l’époque à l’esprit. Il est des choses importantes dans la vie. La poésie est de celles là. Les élucubrations politiques et le fatras propagandiste permanent qui va avec…

Le Livre, donc. L’épopée écrite par un homme détenteur du prix Goethe, à l’instar de Pina Bausch, Ingmar Bergman, Jünger ou Thomas Mann. Des artistes dont le regard sur le monde dans lequel ils évoluent ou évoluaient est pour le moins acéré. Une épopée qui est d’évidence l’une des œuvres parmi les plus ambitieuses de la poésie de notre époque. Une œuvre dont le souffle rappelle Dante, mais alors un Dante plongé dans notre enfer. Notre ici-bas contemporain. Toutes les vies humaines, depuis l’origine de l’Homme, sont infernales. La parole d’Adonis apporte donc beaucoup à son lecteur, car Adonis n’est pas seulement poète, il est aussi né en Syrie, ce qui en 2013 n’est pas une mince affaire. Il a tôt pris position pour critiquer le devenir islamiste des Printemps arabes, reçu moult critiques à ce propos. Il semble bien qu’il ait cependant eu en grande partie raison. J’ai du reste un point d‘accord personnel avec son analyse de l’islamisme : il ne s’agit pas là d’un courant religieux mais bel et bien d’une utilisation politique du religieux, utilisation fasciste et à visées totalitaires. Les causes de l’islamisme politique, du soutien de populations à ce totalitarisme, importent peu ; elle n’importe pas plus qu’autrefois les causes du soutien en partie populaire au nazisme. Ce qui importe, c’est la nature de ce pan du Politique. Et cette nature est fasciste. Toute forme de soutien, en particulier occidental, et encore plus quand il provient d’une gauche qui ressemble de plus en plus aux enfants perdus de Peter Pan, est action d’idiots utiles. L’histoire et les procès futurs feront le tri. Adonis a aussi critiqué l’idée d’une intervention occidentale en Syrie, malgré les appels de l’opposition combattante. A première vue, cette critique fort peu politiquement correcte est discutable. Mais… que, ou plutôt qui s’agit-il de soutenir ? La question mérite d’être posée sans pour autant être immédiatement considéré comme un soutien du pouvoir totalitaire en place en Syrie. N’en déplaise à l’ambiance « journalistique » contemporaine, où tout le monde semble « spécialiste » de tout et apte à posséder une « opinion légitime » sur tous les sujets, au nom de conceptions pour le moins étranges de la démocratie (laquelle ne me paraît pas être, en théorie, la prise de pouvoir généralisée de la médiocrité), en déplaise à cette doxa insupportable, le monde contemporain ne saurait être pensé en blanc et noir. C’est pourtant cette façon obscurantiste de concevoir les choses qui paraît prédominer dès qu’une révolte ou une révolution secoue un Etat dictatorial. Les révoltés seraient par essence dans le camp du Bien. Si la pensée en est là, c’est à désespérer.

Au fond, les positions d’Adonis sont claires : une forme de mysticisme athée fondé sur un humanisme associé à un refus du colonialisme sous toutes ces formes. C’est aussi cela qui ressort du Livre. L’homme et cette épopée en cours d’écriture sont absolument inséparables, et c’est pourquoi il est impossible de parler de l’un sans évoquer l’autre. Car, choisissant la silhouette de Mutanabbî, souvent considéré comme le plus grand poète arabe classique (lire le récent essai de P. Mégarbané, Mutanabbî, le prophète armé, Actes Sud, 2013), Adonis écrit, depuis le regard du poète classique, une autre histoire du monde arabe. Et finalement, un autre « Livre sacré » que le Coran. Quel poète, aujourd’hui, est plus entré en confrontation poétique avec le réel ? Personne. Alchimie, kabbale, mystique, magie… Violence. Adonis réécrit l’histoire réelle des hommes, une histoire masquée sous les lambeaux d’une fausse histoire matérialiste dominante et se présentant comme réalité unique. Et cette œuvre est exceptionnelle.

On entend ici et là, aux détours de l’un ou l’autre colloque parisien, de petits poètes de la « capitale », vaguement en charge de collections moribondes, qui se plaignent de la « mort de la poésie », ou du fait de… « ne pas avoir de successeurs ». Pour qu’il y ait des « successeurs », il faudrait encore, messieurs, qu’existe quelque chose à quoi succéder. Il s’agit là de grossières erreurs de perspective. Ils n’ont pas de successeurs autres que leurs clones insipides ces tout petits « poètes », cela est certain. Mais il est tout aussi certain qu’ils ne savent pas ou plus lire. Sans quoi ils prononceraient moins d’âneries. Et liraient Adonis.

 On écoutera Adonis ici :

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Avec une autre poésie italienne : Patrizia Vicinelli

La récente édition des œuvres complètes de Patrizia Vicinelli (1943-1991), accompagnée d’une anthologie de performances filmées, permet de mesurer la force d’une œuvre qui rend à la poésie son ambition d’art total. Pour Patrizia Vicinelli poésie graphique, poésie sonore et écriture ne sont que trois facettes d’un même geste. Ses œuvres graphiques, y compris les plus abstraites, sont la visualisation de performances vocales allant de la récitation épique à la profération combinatoire de phonèmes.

L’apprentissage de Patrizia Vicinelli est marqué par deux grands « maîtres » de l’écriture expérimentale, Emilio Villa et Adriano Spatola, ainsi que par la participation à la néo-avant-garde, à laquelle elle adhère en 1966, deux ans avant l’implosion du mouvement. Ses premiers poèmes illustrent déjà une virulente critique du langage, comme dans cet extrait daté de 1962 (nous traduisons)     

Ta langue est une langue fourchue et nous
la réduirons en lamelles, la tienne et le langage
de tous

Cette langue fourchue, symbole d’une duplicité serpentine, sera réduite en lamelles, pulvérisée, selon le programme avant-gardiste, et reconstruite à nouveau pour remédier à son appauvrissement culturel et moral : « notre alphabet a tellement  / peu de lettres que j’ai honte », dit un poème daté de 1963.

Refaire un alphabet ex nihilo, repartir par la toute première lettre : tel serait l’objectif de à, a, A, un recueil de poésie visuelle et sonore paru en 1967, dédié à Emilio Villa (la version numérique est consultable ici). L’ouvrage est composé de séquences typographiques, d’enchaînements de lapsus, de calligrammes abstraits jouant délibérément avec l’illisible. Plusieurs langues sont convoquées pour compliquer le jeu : italien, français et anglais. à, a, A est aussi le bruit d’un rire sonore, terrifiant. Cet autre extrait, en français dans le texte, est représentatif d’un tel sarcasme multilingue :

ZZZZZZZ, zed zed : attention attention
l’imprévu de la maison neuve imprévu
votre Q. I. c’est inférieur ∞.

L’esprit de liberté verbale et de dérision poétique de 1968 n’est pas loin. Mais 1968 est aussi la date du durcissement des appareils de pouvoir face à toute forme de contestation. Cette année, un proche de Patrizia Vicinelli, l’intellectuel et ancien résistant Aldo Braibanti, est condamné à la prison en raison de son homosexualité ; son ex compagnon est envoyé en cure d’électrochocs. (Cf. la note historique de Maria Serena Palieri). Patrizia Vicinelli, avec d’autres intellectuels italiens, dénonce cet abus judiciaire. Elle est alors poursuivie pour détention de haschich et condamnée à la prison. Sa fuite au Maroc lui permet d’échapper temporairement (cet exil nourrit certains passages de Non sempre ricordano) mais lors de son retour en Italie, elle est emprisonnée à Rebibbia (1977-78). Elle y écrit une adaptation théâtrale de Cendrillon qu’elle met en scène avec des détenues.  

Dernière page de Apotheosis of a schizoid woman (1979). Source : archivio Maurizio Spatola.

L’ouvrage Apotheosis of a schizoid woman (1979) souligne l’approfondissement des travaux graphiques de Patrizia Vicinelli. Ce livre de collages et de poèmes visuels est imprimé en sens inverse : il se lit de droite à gauche. Le titre détourne un célèbre morceau de progressive rock « 21st Century Schizoid Man », en affirmant à la fois la force et la fragilité d’un sujet féminin. Le discours politique est également présent. Dans un des collages d’Apotheosis of a schizoid woman se détache le titre suivant : « La police voit dans le suicide d’un anarchiste détenu un « acte d’auto-accusation ».

L’allusion aux emprisonnements et aux meurtres politiques revient de manière centrale dans Non sempre ricordano (1986), « poème épique » en huit sections, considéré comme le chef d’œuvre de Patrizia Vicinelli. Pensé graphiquement comme un dazibao (un projet de départ comportait plusieurs affiches illustrées), ce long poème s’inspire de la rhétorique du manifeste. Cris de violence, slogans politiques énoncés en lettres majuscules sont alternés à des moments oniriques et visionnaires. En huit parties s’alternent des scènes de guerre, de passion et d’extase, denses d’allusions historiques et mythologiques.

Non sempre ricordano est aussi un poème « épique » au féminin, à lire à côté de La libellula d’Amelia Rosselli. Les deux poèmes ont en commun le détournement de références patriarcales, invoquées au début pour mieux être renversées : les « esprits des saints endormis » au début de Non sempre ricordano rappellent les « saints pères » de La libellula. Autre convergence frappante, la poésie de Patrizia Vicinelli est marquée par un fort multilinguisme : des fragments entiers de Non sempre ricordano sont en anglais, certains mots en français. Tout le texte est émaillé d’exclamations en d’autres langues qui multiplient ce cri : « Babel restait intacte et hurlante » (Non sempre ricordano, VII).  

Une autre poésie italienne a donné il y a quelques temps une traduction du poème « l’arbre de Judas ». Nous proposons ici un extrait de la deuxième partie du poème Non sempre ricordano. 




Françoise Hàn, Ecorce terrestre

 

Le langage, seconde écorce terrestre, se plisse, se creuse, s’élève selon les divisions, les dérives, les soubresauts du monde. Le poème prend appui dans ses fissures. Verticale souvent tordue, il grandit à flanc d’abîme. Aucune logique ne le tient là.

Il coordonne le vide au paysage habité.

La vie est-elle venue d’ailleurs ? Tombée sur terre avec une pluie d’étoiles filantes ? Ou s’est-elle formée lentement, peut-être au fond des mers, peut-être au creux des vagues, peut-être sur les argiles aux rayons du soleil ?

Le poème puise à plein sol aussi bien que dans les détritus qui jonchent la surface, en voie de devenir humus.

Humus, déjà si près de l’humain.

Et la soif ? Très en dessous, la nappe phréatique, est-ce le silence ? La parole est-elle parodie du monde ou sa vérité exsudée ?

Le paysage humain, un jour, disparaîtra. Le vide n’en aura pas de convulsions. Leurs destins ne sont pas parallèles. Falaises et montagnes, océans et rivages ne porteront plus de nom, la terre n’en tremblera pas.

Le temps battra sans doute en d’autres vies. L’éternité ne recueillera pas le poème. Il n’en réclame aucune part.

 

poème extrait de CAILLOUX

∗∗∗

Comment les tutoyer ? Basalte, porphyre, feldspath, granit, les nommer quand elle sont  immobiles ne dit rien de la violence qui les a projetées hors du magma originel.

Le feu n’y reprendra jamais. L’herbe ne saurait y pousser, encore moins les moissons. Leurs abîmes ne sont pas les nôtres. Elles ne sont pas les ruines de nos mondes anciens. Elles ne résument pas notre histoire, la supportent, blocs premiers, sans y prendre part. Elles sont d’un autre passage, plus lent que le nôtre. Beaucoup de temps est derrière elles, sans qu’elles nous aient attendus.

Gardent-elles mémoire de paysages que nous n’avons pas connus, que nous essayons, en fixant sur elles l’objectif, de faire reparaître sur les clichés ?

Elles n’ont pas été semées par un géant soucieux, comme le petit Poucet, de retrouver le chemin du retour chez soi. Elles ne jalonnent aucun projet d’itinéraire. Elles ne sont pas même les indices d’une errance.

Malgré tout, elles s’ancrent dans le poème et les mots se resserrent.

 

poème extrait de CAILLOUX

Présentation de l’auteur




Phoenix

Une nouvelle livraison de Phoenix, c’est toujours alléchant. Une revue dont nous parlons ici avec gourmandise. On ne sera pas déçu par ce septième numéro. Un gros et beau dossier consacré à François Cheng, comportant deux inédits (sinon dans le cadre du Printemps des Poètes), des études de Catherine Mayaux, Françoise Siri, Véronique Brient, Nicolas Gille, Elodie Chevreux et Michaël Brophy. Le tout est accompagné d’un entretien. Une manière tonique de partir à la découverte de la poésie de Cheng. Emotion ensuite, à la lecture de l’hommage rendu par la rédaction à Bernard Mazo. Phoenix avait publié un dossier sur Mazo en un de ses premiers numéros. Viennent ensuite les « voix partagées », dont celles d’Amin Khan, Nicole Drano-Stamberg, Téric Boucebci ou André Ughetto. Puis la voix, forte, de Benny Andersen. Tout en cette revue est passionnant. Phoenix ne démérite pas, bien au contraire, devant sa propre histoire, celle qui vient de Sud.

 

 Phoenix

4 rue Fénelon. 13006 Marseille
www.revuephoenix.com
revuephoenix1@yahoo.fr

Le numéro : 16 euros




Portrait de Ricardo Paseyro

Parmi mes amitiés, Ricardo Paseyro représente un cas à part. Car je ne comprends toujours pas comment, en seulement deux ans — nous nous sommes connus en 1998 —, il est devenu l’une de ces rares personnes avec lesquelles on a la sensation que l’on peut s’abandonner sans restriction, en toute confiance, au flux des mots et des idées, sûr qu’il va toujours nous saisir, même lorsque l’on ne parvient pas à formuler ce que l’on ressent. Comme ce sentiment est le propre des vieilles amitiés, j’en suis venu à penser que Ricardo Paseyro possède l’art exceptionnel, paradoxal, de transformer un ami récent en vieil ami, de conjuguer, presque miraculeusement, la fraîcheur de la nouveauté avec la maturité de ce qui a été éprouvé au long des années.
Nous nous sommes rarement vus, mais nos conversations ont toujours été longues et intenses. Ricardo raconte toujours des choses (et comme il sait bien les raconter !) qui ne laissent personne indifférent. À son écoute, on ne sait qu’admirer le plus : sa passion, cette passion qui n’exclut nullement le plus soigneux discernement, ou son intelligence, une intelligence qui va toujours plus profond. Si sa capacité pour le dialogue a eu la vertu de me le rendre aussi proche, la lecture de ses poèmes m’a fait entrer par la grande porte dans le cercle de son intimité.
Ricardo Paseyro est aussi un cas à part parce qu’il réunit en sa personnalité une série de qualités qui ne vont guère ensemble. Il concilie en lui la réflexion et la vivacité avec lesquelles il parvient à déchiffrer le sens des étranges évolutions du monde qui nous entoure, la force de la passion et une exquise modération, que seule une pratique des formes poétiques — unique enseignement authentique pour Ricardo — a pu lui concéder. Mais ce qui brille plus haut chez Paseyro, c’est son sens de la liberté et de la civilisation ; de la liberté contre toute forme d’oppression — y compris ces formes, subtiles et non moins onéreuses, qui se dissimulent sous la rhétorique de prétendues libérations —et de la civilisation contre toute forme de fanatisme. Dans un monde où tant de ceux qui passent pour grands — je me réfère surtout aux écrivains — ont courbé la tête devant des pouvoirs dont la monnaie courante est et était l’oppression, l’intolérance et même l’extermination du dissident (je pense à des phénomènes comme le stalinisme, le maoïsme et ses luxuriantes séquelles) jusqu’à vendre leur âme pour une poignée de propagande, Ricardo Paseyro a gardé l’esprit libre, sans pour autant perdre son intégrité d’un iota. C’est à la seule clarté de ses idées ou à son seul art poétique qu’un tel miracle peut être attribué.
À Paris, en juin 1963, Carlos Edmundo de Ory est parvenu à attraper avec le prénom et le nom de Ricardo Paseyro, en seulement quatre vers, une ressemblance qui vaut bien mieux que le portrait le plus expressif. Qu’on me permette de me l’approprier, car il synthétise fort bien ce que je ressens moi-même :

Ricardo ardente ardeur
Paseyro passe
passe vite et sans t’attarder
vers ton autre demeure.

C’est bien cela. Il y a chez Ricardo Paseyro, dans ses vers comme dans sa personne, une sorte d’ardeur incessante, comme si sa propre substance distillait, à la manière du phénix, un combustible qui toujours se renouvelle. Cette ardeur, aussi tendre que le bois du chêne — car, chez notre poète, rien ne résonne au crépitement des bois spongieux —, est due, je pense, à un intime besoin de traverser légèrement le monde, d’arriver vite, sans tarder, à ce lieu mystérieux et attrayant comme un aimant au pouvoir infini qu’Ory appelle « son autre demeure ».
Ce que je viens de dire a un air mystique, et je ne le nie pas, bien qu’il s’agisse d’une mystique à part. Dans un poème intitulé « Annonce » (1998), Paseyro dit avec un sens de l’humour qui ne cache pas la profondeur du concept :

Je me présente en mystique
d’un Dieu tout néantistique.

  (Pièces d’échecs)

Ou, mieux encore, disons-le avec ces deux vers, de 1965, intitulés « Art poétique », qui reflètent, outre cette disposition, le sens peut-être le plus intime de sa poésie :

Du vertige de l’eau
tout à coup s’élance une mouette blanche.

  (Dans la haute mer de l’air)

Est-il possible d’exprimer avec moins de mots, avec d’aussi simples mots, suggestifs, exacts, inépuisables, inattendus, le sens profond de la poésie ?
Poète de la condition humaine, Ricardo Paseyro, en de nombreux vers, se dépeint comme un nomade, un passant, un rapide visiteur de ce monde, et nous ne tardons pas à découvrir la plus radicale condition de l’homme, son destin. Nous en avons un bon exemple dans le poème intitulé « Je suis un visiteur » (1965), où nous l’entendons dire :

Que la Terre ne sache pas que je vis !
Qu’elles ne sentent pas, les mers, que je navigue !
Qu’il ne comprenne pas, le ciel, que je le regarde !
Qu’à son horloge le temps ne me découvre pas
ni que l’air ne s’agite, si je respire !
Je suis tout juste un visiteur, je ne reste pas,
je quitte le monde sans y être venu...
Mais c’est en vain : le soleil frappe mon corps
et mon ombre lui sert de témoin.

                                     (Mortel amour de la bataille)

Cette manière inébranlable d’être un visiteur du monde prend parfois des caractères métaphysiques, comme dans ce poème de 1956, qui porte le titre de « L’âme et son visage » :

Nous sommes en Dieu
des feux vagabonds, des étincelles d’un instant :
dans notre fond d’air
pèse un destin, un axe cherche le centre
qui gouverne et le soumet à sa domination.
Dehors,
clarté désordonnée
quelque chose apparaît, brille, agite le temps.
Et ce qui vit est ce qu’on ne voit pas.

                                                 (Le flanc du feu)

Il suffit de ces vers pour montrer que Ricardo Paseyro est un poète affamé de mondes invisibles, qui se trouvent au-delà, toujours au-delà, sans pour autant cesser d’appartenir au coeur de notre propre monde ; un poète, donc, de la condition humaine, mais cette expression, qui pourrait avoir l’air trop emphatique ou ampoulée — rien de plus contradictoire avec la poésie et la personnalité de Ricardo —, se tempère par le fait que notre poète semble vivre dans une dimension où les choses peuvent se défaire, s’écrouler, au moindre frôlement. Celui de Paseyro est un monde de choses qui ne se touchent pas, qui sont seulement caressées par un regard compréhensif et éclairé ; un monde de choses au-dessus desquelles nous devrions circuler en état de lévitation contemplative, comme cette « marche de la fumée » que Paseyro voit « tel un oiseau lent sur les montagnes » (« Prière pour les choses », Rome, décembre 1949).
Ceci dit, on comprendra pourquoi, pour aller plus avant, je dise à présent que Ricardo Paseyro est aussi — et peut-être surtout — le poète des profondes écoutes, de ces appréhensions abyssales sans lesquelles la voix poétique ne pourrait être proférée, comme on le voit dans ces vers de son Poème pour un bestiaire égyptien, dans lesquels le désert et le dépouillement des yeux sont la préparation, le viatique, pour les plus hautes contemplations  :

Et j’écoute déjà le désert abandonné,
mes yeux se dépouillent : je suis seul.
Aucun corps ne pèse sur aucune herbe.
Et je suis seul dans un désert lent
tandis que la foule des étoiles tourne.

À ces vers de 1950 semblent faire écho ces autres vers, écrits neuf ans plus tard dans Musique pour hiboux :

... la transparente
compagnie du soleil semble éternelle
tandis que la mort dans ses quartiers sommeille.

Dans son exploration de la condition humaine, faites de coups de pinceaux aussi légers que les couleurs sont profondes, brille de sa propre lumière « L’histoire », poème appartenant au livre Pour affronter l’ange (1993) :

Naître, pleurer, dormir, grandir, aimer,
en terminer et revenir seul au début,
telle fut, telle est, telle doit être l’histoire
des heures passées sur la Terre.
Avant et après, absorbée en elle-même,
l’éternité ne ressemble à rien.

C’est-à-dire le temps avec ses histoires, avec ses tenaces analogies et métamorphoses, face à l’éternité, qui transcende tout, absorbée, abstraite du monde.
Ces dernières années, l’anxiété, le pessimisme, l’amertume envers le destin de la civilisation, de l’humanité, qui, avec de sombres tonalités depuis l’observatoire privilégié de Paris, a creusé dans la poésie de Ricardo Paseyro des galeries de plus en plus profondes, souterraines, comme on le voit dans ce poème, intitulé « Avenir », écrit au cours de ces deux dernières années, où nous assistons à une singulière répartition des rôles, comme si l’Auteur de l’oeuvre représentée dans le grand théâtre du monde avait décrété des mutations qui, sous une apparence humiliante, offrent de nouvelles opportunités à une Humanité éblouie :

Les arbres parleront des poètes.
Les poissons peindront les peintres.
Les éléphants, de leurs fines trompes,
écriront les notes du solfège.
De leurs trous, les taupes transies
éclaireront le ciel cendré.
Et les hommes ? Après avoir médité,
ils reviendront à la forêt originelle.
Peut-être qu’à force de ronger des racines
ils réapprendront à avoir une âme.

Parfois, ce n’est pas le pessimisme qui assaille le poète, mais une vision, blessante et perplexe, de cet étrange monstre qu’est l’homme, comme on le voit dans le poème qui clôt ses Poésies complètes et qu’il m’a fait l’honneur de me dédier :

Le meilleur monde est celui de chacun !
Cette fleur exhale son parfum,
le cactus du désert aime les dunes,
le crabe se plaît avec ses pinces,
le requin cultive des dents saines.
Il est revenu à l’homme, par bonheur,
de posséder un cerveau embrouillé
et l’âme divisée en mille morceaux.

Ricardo Paseyro appartient à la race de ceux qui ont regardé le démon en face, sans sourciller, sans faire un pas en arrière, sans perdre contenance, sans renoncer aux grandes et aux petites valeurs qui donnent du prix à la vie. Et il l’a vu sous les formes terribles, sinueuses, paralysantes avec laquelle on l’a rendu si fréquent, si létalement fréquent, dans ces cinquante dernières années. Sa voix s’est élevée contre l’hypocrisie et le cynisme de tous ceux qui ont fait de grands et misérables commerces avec la rhétorique — la rhétorique de la cause du prolétariat, la rhétorique de la libération des peuples, la rhétorique de la solidarité humaine, la litanie est interminable —, rhétorique qui a seulement servi à ce que les plus féroces tyrannies oppriment des centaines de millions d’êtres humains sans déranger la conscience des tyrans et de leurs serviteurs. Ricardo Paseyro n’a jamais été du côté des bourreaux, aussi déguisés qu’ils aient pu se présenter sur les scènes du pouvoir ; il n’a jamais été non plus l’un de ces poètes courtisans, si primés, si récompensés, si invités, parce que pour lui la fonction de la poésie, de l’écriture littéraire, n’a jamais consisté à orner de plumes d’autruche, avec des lambeaux de rhétorique, un aussi macabre office. Et c’est pour cela, pour cela surtout, que, comme Fernando Arrabal nous le rappelait il y a quelques jours, Ricardo Paseyro a subi « le harcèlement de la meute (jusqu’aujourd’hui !) : durant plus d’un demi-siècle de persécutions, de vetos, aucun absolu ne fut harcelé par d’aussi horribles calomnies. (...) Paseyro fut victime de ceux qui comptent sur la ruine de la dignité et sur des fantômes tyranniques et titaniques. Sans rappeler les assassinés, les muselés, il écrit avec une infinie discrétion: “Cela fait déjà tant de siècles et de morts / que je salue et bénis les étoiles” ».
On comprend qu’un poète qui, d’Istanbul, un mois de janvier d’il y a cinquante ans, osait dire : « Donnez-moi la lune et son vaisseau d’argent », ait été la cible des flèches de ceux qui n’ont pas hésité à mettre la liberté et l’intégrité sous la botte des Titans.
« La beauté du monde — dit Paseyro — est un cadeau / et la contempler me coûte la vie. » Qui dit cela ne peut que bien savoir ce qu’il dit et avoir atteint le fond des choses.

Ignacio Gómez de Liaño
Madrid, 9 mai 2000.

 

Traduction Yves Roullière.

 

La conférence ici traduite a été prononcée à l’occasion de la sortie des Poesías completas de Ricardo Paseyro, puis publiée dans Poesía, por ejemplo, Madrid, n°13, été 2000.
Elle a ensuite fait l'objet d'une publication dans le 5ème n° de la revue NUNC.
Recours au Poème remercie Réginald Gaillard, Franck Damour et Yves Roullière pour leur aimable autorisation.