Jean Maison, Araire

Avec Araire, Jean Maison nous offre l'une de ses plus belles et de ses plus importantes paroles poétiques. Parole poursuivant l'exploration en même temps que la fondation d'une demeure dont les deux précédents recueils, Consolamentum et Terrasses stoïques, furent publiés chez feux les éditions Farrago/Léo Scheer. L'excellent Rougerie, éditeur d'une pléiade d'éminents poètes contemporains doit être ici remercié pour son travail aux marges d'un monde littéraire tenu par les exigences d'une rentabilité terrorisante. Ainsi, 400 exemplaires d'Araire ont été tirés, 400 objets livre, 400 personnes seulement gagnées par la chance d'en posséder un exemplaire dans sa bibliothèque, à l'heure de la littérature de masse. Un miracle.

Araire, mot étranger à l'économie du langage contemporain, qualifie un instrument de labour, un outil fruste à dimension de main d'homme et de licol bovin servant à scarifier la terre pour l'y préparer à l'accueil des semailles. La demeure poétique de Jean Maison charrie donc la terre qui est le propre de l'homme, la terre du Verbe, terre natale et nourricière qui demande soins, attention, jachère, culture en vue des possibles récoltes. Et chez Jean Maison, il ne peut y avoir récolte sans effort, sans amour, sans une profonde connaissance des rythmes internes et souterrains de cette terre en dehors de laquelle il n'est nulle nourriture possible, au risque de mourir de faim.

Araire, c'est ainsi un cycle de saisons lancées à la vie, une terre d'encre, un sentier de nuit ou l'instrument qui scarifie le Verbe est seul guidé par l'espérance tellurique des sources appelées à sourdre pour étancher la soif. La soif d'être au monde quand l'insensé contemporain délie l'homme et la vie, délie le verbe et le cœur de nos existences.

Cette parole, faite de la plus extrême attention aux paradoxes séminaux d'une vie intérieure en volonté, non pas de pleine conscience d'elle-même, mais de respiration sereine, charrie dans le sillage creusé par son araire des correspondances entre la langue et la terre, entre racines terreuses et bulbes étymologiques, tout simplement car il en est ainsi de l'être de l'homme. La parole de Jean Maison contient le suc des ferments souterrains permettant à la voix de percer la carapace des champs nocturnes afin de s'élever, verticale défiant la pesanteur, vers la lumière ou elle devient chant.

Pas de confusion : Maison est le continuateur de Char, de Grosjean, de Reverdy. Il a connu les deux premiers,  qui étaient ses amis intimes. Il est, par sa poésie, un acteur fondamental de notre époque. Il dit et disant, il recentre l'homme sur son essence originelle, matérielle et spirituelle. La poésie, à ce degré de virtuosité, devient un sésame pour nos vies nocturnes, y faisant apparaître, étincelant, l'or silencieux de nos constellations.




Jean Maison, Chaque jour qu’un désir surprendra et autres textes

D'où viens-tu, saveur, sur mes lèvres
Palper les paroles indicibles ?
Est-ce le souvenir du dimanche des Rameaux
Où la pluie traversait les glycines, le sablier du temps ?
- Mon corps serré de votre absence -

Depuis un long sommeil partagé
Jusqu'au bonjour radieux
J'éprouve le cœur du monde.

Fragment de miroir - fragment de vide

La pauvreté se lie tous les matins. L'hémorragie du dehors laisse nos jours inachevés. Lessive, mémoire et présence ne laissent que quelques rumeurs s'amenuiser sans cesse. Ainsi sommes-nous transportés dans un au-delà grotesque, gauches et apeurés.

Vous êtes assise, visage éternellement beau près d'un bassin de pierre, le corps saisi dans un linge d'armoisin. Je marche vers vous dans le ciel comme dans la haute neige.

Le Boulier cosmique, extraits

 

Il fallut quitter la bonne maison et sortir aux heures les plus matinales, pressé par le vertige de l’or, le corps sabré de vertus, de promesses non tenues, de désordres. Il était temps d’arracher les victoires à leurs béances crédules et de risquer tout parmi les vivants. La préhistoire pouvait enfin approcher dans sa beauté première, avec ses cromlechs, ses vasques douloureuses, ses martyrs aux yeux désaxés, ses épuisantes sablières. La lumière trouverait chacun à sa place, avant de reprendre l’ordre de la vie.
Je partis le soir même pour le Nouveau Monde.
 
∗∗∗
 
Ô fleuve ! Regarde la masse du rauquement des chairs contre les brise-lames. Regarde ! Je flotte dans la nuit décisive, la remontée des abîmes. J’ai projeté vers toi l’élan mélancolique, effondrant les barges, les bras couverts de sable et de varech. Dans la friche des grands viaducs abandonnée aux airs, j’écume la charge neuve des eaux multicolores et la chance de ta source élevée. L’injonction des doubles garde la masse des jonquilles, ce coteau tremblant vert où la variante beauté des herbages couvre tous les degrés du temps.
 
∗∗∗
 
 Quel profil pour ce sentier gravide, et combien de drames parlent au bord du bassin. L’enfant accroupi compte les osselets, les billes de terre crue, ses mains colorées posées au fil de l’air. Il faut écraser l’herbe tressée contre une pierre du Hoggar, inhaler son arôme immédiat pour guérir. Sur le sang des phrases battues où se jette la mer, la danse s’étendra jusqu’au charron. Les conquérants sortiront de l’histoire pour parcourir les quelques mètres de gloire qui les séparent de l’anonymat.
 
∗∗∗
 

En réponse aux pontons aveugles, je demeure attentif au carreau de faïence bleue que respire la mer. Les comptoirs éclairés s’essoufflent dans l’âtre, tranchent la sécheresse amère, la coutume du voyage. Nous imposons des routes, groupant sous l’asphalte le prodige des coquillages et des oiseaux fossiles. L’arc nu charge d’embruns la cime des nordmanns.

 

∗∗∗
 
 J’ai marché sans vous à mes côtés. Vous étiez l’impatiente attente qui sauve, la mère de mon amour. J’ai attendu dans l’agitation des gares la place qui me serait faite. J’ai dormi sur des bancs, dans l’humidité froide d’un destin. Je n’ai jamais renoncé à votre parole. Quelle beauté était la vôtre. Côte à côte au long de ces promenades de tendresse, votre châle serré sur vos épaules, vous étiez la douceur même.
 
Que peut-on établir de cet étirement du temps, de l’universalité des rues à travers les coutumes, les rites, les retrouvailles ? Votre main éloignée dans l’eau, votre haleine née à l’aube du visage. Ce demain porte l’esprit en sa raison profonde. Nous ne possédons rien que le dialogue de cet amour avec notre langage.
 
 
 
Extrait de Le boulier cosmique, parution septembre 2013, éditions Ad Solem
 

 

 

 
 




Wislawa Szymborska, A Photograph of a Crowd

 

In a photograph of a crowd
my head seventh from the edge,
or maybe four in from the left
or twenty up from the bottom;

my head, I can’t tell which,
no more the one and only, but already one of many,
and resembling the resembling,
neither clearly male nor female;

the marks it flashes at me
are not distinguishing marks;

maybe The Spirit of Time sees it,
but he’s not looking at it closely;

my demographic head
which consumes steel and cables
so easily, so globally,

unashamed it’s nothing special,
undespairing it’s replaceable;

as if it weren’t mine
in its own way on its own;

as if a cemetery were
dug up, full of nameless skulls
of high preservability
despite their mortality;

as if it were already there,
my any head, someone else’s—

where its recollections, if any,
would stretch deep into the future.

 

translated from the Polish by Joanna Trzeciak
 

Paru dans la Boston Review of Books, été 1998

Dans le paysage d’un maître ancien
les arbres plongent leurs racines sous la peinture à l’huile,
le sentier mène inévitablement à destination,
dignement un brin d’herbe remplace la signature,
les cinq heures de l’après-midi sont tout à fait plausibles,
le mois de mai, suspendu avec douceur, mais résolument,
donc moi-même je me suis arrêtée – mais oui, mon cher,
cette femme sous le frêne, c’est bien moi.

Regarde comme je me suis éloignée de toi,
comme ma jupe est jaune et blanc mon bonnet,
pour rester dans le cadre, je tiens fermement mon panier
vois comme je parade dans le destin d’une autre,
combien je me repose des mystères vivants.

Même si tu m’appelais, je n’entendrais rien,
et même si je t’entendais, je ne me retournerais pas,
et même si je faisais ce geste inconcevable,
étranger me semblera ton visage.

Je connais le monde à six lieues à la ronde.
Je connais les herbes et les sortilèges contre toutes les peines.
Dieu regarde encore le sommet de mon crâne.
Je prie pour une mort naturelle.

La guerre est une punition, et la paix une récompense.
Les rêves honteux proviennent de Satan.
J’ai une âme évidente comme la prune a son noyau.

Je ne connais pas les jeux du cœur.
Je ne connais pas la nudité du père de mes enfants.
Je ne soupçonne pas le Cantique des cantiques
D’être un brouillon confus, plein de ratures.
Pour ce que je veux dire, j’ai des phrases prêtes à l’emploi.
Je ne me sers pas du désespoir, car il ne m’appartient pas,
on me l’a juste confié en curatelle.

Même si tu me barrais la route,
même si tu me regardais dans les yeux,
je t’esquiverais sur la lisière d’un précipice aussi fin qu’un cheveu.

À droite est ma maison, dont je connais les abords
avec ses marches et son entrée vers l’intérieur,
il s’y passe des histoires qui n’ont pas été peintes :
un chat saute sur un banc,
le soleil se pose sur une cruche en étain
à une table est assis un homme osseux ;
il répare une pendule.

[dans Cent blagues, 1967] Traduction : Piotr Bilos




Hommage à Tahar Djaout, poète assassiné : L’Arbre blanc

Ma richesse
C’est la neige
Et sa lumière aurorale

J’accumule les fruits
D’arbres scellés de blanc
Et j’envoie mes oiseaux
Ausculter les cimaises

Oiseau
Mon messager
Au creux secret des arbres

Oiseau
Étoile mobile
Qui incendie les neiges

J’attends
- le ciel descend
Sur les dents de la ville

J’attends
- et l’ombre emballe
les maisons engourdies

quand saignera sur nous
le feu coulant
du jour ?
je tisonne,
dans l’attente,
les cendres
d’un été mort




Sur la disparition de Wislawa Szymborska, ou l’être poème.

« Je demande pardon de tout car je ne puis être partout »

[Sous une seule étoile]

 

Née en 1923, Wislawa Szymborska nous a quittés le 1er février dernier. Elle avait reçu le prix Nobel de littérature en 1996, peu de temps après la rupture de la Pologne d’avec le communisme en lunettes noires. Au sein du Recours au Poème, nous ne cessons d’être impressionnés – au sens quasi photographique, à l’ancienne évidemment, du terme – par des vies telles que celle de la poète, de ces vies ayant traversé le 20e siècle, ici entre indépendance de la Pologne post-première guerre mondiale, folie nazie, destruction des camps de la mort, libération / occupation sous Staline… Chute du glacis et retrouvailles avec une Europe sectarisée par l’obsession de la divine croissance économique. On peine à croire qu’une seule et même personne ait pu vivre tout cela.

 Et pourtant.

Le premier poème de Szymborska a paru en 1945, elle s’y lançait « À la recherche d’un mot », ce qui en poésie n’est pas anodin, la recherche ou la quête quasi initiatique d’une espèce de parole sinon perdue, du moins égarée par les hommes. En 1949, son premier recueil est sous presse mais cette époque est la (courte) période du « réalisme socialiste » à la polonaise et le livre ne paraît pas. Bien sûr, le contrôle et la censure poursuivront leur triste chemin après cette période, en Pologne comme partout à l’Est, mais dans des conditions différentes, offrant une certaine « liberté » (relative) aux poètes. Szymborska était jeune alors, idéaliste sans doute : elle fut membre du parti communiste local jusqu’aux années 60, bien que distante dès les années 50, participant parfois (rarement) à de tristes parodies, ainsi cette pétition qu’elle a reconnu avoir signée, pétition qui condamnait des prêtres pour… Pour quoi finalement ? Pour le fait d’être prêtre, sans plus. Un délit de sale gueule en somme. Évidemment, nous pouvons juger cela… Juger, nous le pouvons toujours. C’est chose aisée. Sous réserve d’admettre un jugement du même ordre concernant chacun de nous, dans un siècle ou deux, relativement à notre présence à l’immonde prédation contemporaine qui se nourrit de la vie et de l’âme de nos contemporains. Nous n’en jouissons pas, sans doute, quoi que… Nous vivons néanmoins en assez bonne conscience pour la plupart d’entre nous. Elle ? Ses premiers pas de dissidente la conduisent à établir des relations avec la revue Kultura, établie à Paris dans les années 50.

Et vous ?

Au fond, son véritable premier recueil est cet Appel au Yeti où, en  1957, elle assimilait Staline à l’étrange bête invisible et cependant aux longs poils. Il y a son poème Atlantide aussi, poème qui annonce une grande partie de l’œuvre en ce qu’il donne vie à sa préoccupation, celle du doute au sujet du réel de l’existence et de l’existant. Car la poésie de Szymborska est une œuvre du doute. Vient ensuite son recueil de mon point de vue le plus « fort » : Sel, en 1962. Un recueil qui poursuit le travail de mise en tension, de quête d’un équilibre, comme sur un précipice, entre le doute et la présence. Les deux n’étant pas incompatibles, naissant plus l’un de l’autre que se combattant, respirant en somme. Oui, c’est cela, la femme poète que j’ai eu la chance de croiser une fois à Paris, à proximité de la rue des Saints-Pères était une respirante. On est parfois déçu par l’homme ou la femme dont on admire l’œuvre (j’ai bu un café une fois avec Kadaré, on en sort moins bouleversé) ; avec Szymborska non, juste un face à face entre votre silence et son élan intérieur. Cela donne de l’humilité, du recul sur ses propres velléités d’écriture. Sa poésie ordonnait un surgissement ou un resurgissement de la présence de l’Être parce qu’elle-même vivait ce rapport ontologique en elle-même. Szymborska était un être poème.

Il y avait un lien direct entre la profondeur de l’être Szymborska et celle de l’univers. C’est cela, un poète ; ceux qui s’essaient à écrire des poèmes sans prendre conscience de cet état de l’être qu’est le poète dans l’univers, ceux-là singent des choses qu’ils ne mesurent pas. Il y a beaucoup d’inconscience à se vouloir poète sans se connaître poète. Szymborska avait ce « savoir », le mot dit peu de la chose, comme tous les êtres engagés non pas en poésie mais bel et bien dans le Poème. Ce qui forme recours pour nos existences. Particulièrement maintenant. Pour nous. Comme pour elle après 1945, et peut-être même avant. Car le poème dit le miracle de tout ce qui est. Ce que chacun oublie à chaque instant en regardant le monde, sauf les poètes. Nous sommes un miracle en-dedans d’un miracle et cela souvent nous échappe semble dire Szymborska. Et avec quelle raison ! Maintenant comme hier, honte sur l’humain.

Honte.

Tout est pensée de ce qu’est le réel, en poésie, malgré les apparences. C’est une autre leçon de l’œuvre de Szymborska. À la lire, il m’arrive de penser à… Philip. K. Dick et à cette façon qu’il avait de vouloir une écriture de nos vies de personnages dans la vie par d’autres mains que les nôtres, de nous vouloir en-dedans d’un roman architecturé de façon mystérieuse. Eh bien, il me semble que c’est aussi cela que la poète polonaise voulait dire quand elle imaginait le possible de vies humaines, les nôtres, aux fils tirés par d’autres êtres, derrière le voile. Une poésie du dévoilement, oui, sans aucun doute. Quelle poésie véritable n’est pas cela ? Mais ce dévoilement n’est pas une fuite dans un mysticisme de bazar : l’œuvre se fait dans le quotidien. Elle se travaille hic et nunc. Dans l’étonnement, un autre mot essentiel dans le poème de Szymborska, l’étonnement de chaque instant. Et c’est la saisie de l’indicible de chacun des instants de tout instant qui donne ce que nous nommons « poésie », quelque chose qui en des temps un peu plus grecs que les nôtres évoquait l’idée d’une recréation incessante du crée. Ce n’est pas rien, la poésie. Les apparences données par les médiocrités présentes, en ce pays en particulier, mais pas seulement, ne doivent pas nous tromper. Ce sont justement les apparences qui sont de fort peu d’importance. Tandis que la poésie… La poésie !

Szymborska obtient une sorte de consécration littéraire, dans son pays, puis en Europe, particulièrement en Allemagne, dès le début des années 70. Nous lui devons au moins dix-sept recueils de poèmes.




Le Bateau Fantôme : anniversaire et acte de décès

Une des très belles aventures revuistiques de ces dix dernières années, en poésie, mais pas seulement, qui s’interrompt ; pas de tristesse pourtant. Le Bateau avait prévu son dernier voyage, une sorte de sabordage volontaire dès sa première sortie du port. Telle était la volonté de son directeur et poète talentueux, Mathieu Hilfiger.

Les voyages du Bateau fantôme ont suivi dix trajets précis, toujours dans un habit de grande beauté : la maison, l’arbre, la douceur, le livre, la nuit, l’enfance, l’animal, le silence, l’amour et… la mort. Pour terminer. À chaque fois, le numéro comporte des poèmes en vers et ou en prose, des textes, de la philosophie, des œuvres d’art, des entretiens… Un ensemble toujours très riche. Mathieu Hilfiger a conçu cette aventure comme un cycle en dix étapes. Et il y a quelque chose d’initiatique dans tout cela, dans cette fin qui n’en est pas vraiment une, plutôt une porte ouverte vers autre chose, l’ailleurs.

Ce dixième et dernier volume offre un sommaire de toute beauté. Il s’ouvre sur un entretien entre Bruno Gaultier et la philosophe Françoise Bonardel, auteur de livres sur l’alchimie, le sacré et la situation de la civilisation européenne contemporaine. Une pensée en actes, sur la mort, autour de Nietzsche. Ensuite, poètes et essayistes alternent. Il n’est jamais possible de tout évoquer lorsque l’on parle d’une revue. L’essai d’Anne-Marie Baranowski, sur le Château de Kafka et Vampyr de Dreyer, et celui de Jean-Noël Duhot, La mort, l’Au-delà, les Grecs et nous ont attiré mon attention. Mais le Bateau est aussi, surtout de mon point de vue « orienté », une revue de poésie. Et sa richesse en ce domaine est grande. Dans cette ultime livraison, on trouvera des poèmes de Gwen Garnier-Duguy, Gérard Bocholier, Matthieu Baumier, Bernadette Engel-Roux, Ugo Feracci et des proses poétiques de Jean-Marc Sourdillon et de Mathieu Hilfiger.

 

Ainsi Mathieu Hilfiger :

La langue que nous parlons n’appartient jamais qu’aux morts. Nous projetons devant nos bouches des sons qui sont des échos du passé. De ces échos balancés dans le vide nocturne d’un haut sommet glacé.

Nous parlons du temps d’un passé composé, dont les auxiliaires assurent la révolution. Les mots partent de nos gorges, lancés vers le présent, car nous parlons à partir d’auparavant. Nous les lançons derrière nous afin qu’ils reviennent un peu vers nous, comme des boomerangs. N’est-ce point étrange ?

Extraits de Nuit primitive

 

 

Gérard Bocholier :

 

La terre sera légère
Les rocs et le ciel de plomb
Puisque je vivrai ailleurs
Hors de ma chair de limon

 

J’aurai quitté les pensées
D’ici pour celle des morts
Et ta gloire emportera
Mon sable dans ta lumière

Extrait de La mort si simple

 

Gwen Garnier-Duguy :

 

Quelque chose nous tient
           enfouies
         nous, veille

 

C’est ici que s’entend
          l
e sens
        du rythme

 

Nous ne pensons pas
     Nous sommes
          Jointure

 

      Conservons
     le feu au sein
    des demeures

extrait de Pensées Pariétales

 

Un volume que l’on ne peut que chaudement recommander, comme l’on conseillera de se tourner vers les anciens numéros où l’on retrouvera nombre de poètes français parmi les plus importants, ainsi par exemple, dans le numéro précédent consacré à l’amour : Pierre Dhainaut, Jean Maison, Jean-Pierre Lemaire, Isabelle Raviolo, Yves Bonnefoy, Judith Chavanne, Gérard Bocholier, Jean-Marc Sourdillon, Bernadette Engel-Roux, Mathieu Hilfiger, Myriam Eck, Béatrice Bonhomme…

Sophie d’Alençon




Notes pour une poésie des profondeurs : Autour de Mario Luzi [1]

C’est ici le combat de la mer avec elle-même,
elle se tord dans les criques livides,
s’arrache à sa continuité,
se soulève, frémit toute et retombe.
La mer, sais-tu, m’unit à son tourment,
la mer vient, prend la fuite, vient,
conjugue temps et espace dans cette voix
qui souffre et prie brisée sur les écueils

Mario Luzi, Vagues
Traduction de Antoine Fongaro

 

Ungaretti, Montale, Quasimodo. Puis Bertolucci, Bigongiari, Caproni, Sereni. Un groupe « informel », les poètes italiens de la deuxième moitié du 20e siècle, première et seconde génération de ceux qui furent qualifiés à leur corps défendant de tenants de « l’hermétisme » dès la fin des années 30. Un qualificatif donné dans un sens négatif – le mot est resté. Parmi eux, Mario Luzi.

Hermétiste ? Peut-être. Jusqu’en 1964. On qualifiera encore – ensuite – les jeunes poètes s’approchant de lui du même mot, ainsi Eugenio de Signoribus, auteur d’une miraculeuse Ronde des convers (Verdier, collection terra d’altri, 2007). Parmi eux mais aussi au centre. Non que sa poésie fut plus intéressante que celle de ses compagnons, ou encore plus lue. C’est l’homme qui se tenait au centre. Sans doute parce que sa poésie était cela, une sorte de quête du centre en sa personne de poète. Mais pas seulement : une recherche de la poésie en tant que centralité. La poésie, le Poème au centre de tout. Le Poème comme l’on dirait le cœur et ses battements si le Poème était un homme.

Ses amis se situaient presque géographiquement par rapport à ce que Luzi écrivait. Ils fabriquaient leur propre atelier poétique en regard de celui de Mario Luzi. Pourtant il serait stupide de comparer une « valeur » de la poésie des uns par rapport à celle des autres, cela n’aurait aucun sens. La poésie de Luzi a simplement rythmé celle de ses compagnons. Je parle ici d’une influence.  Il ne considérait pas la poésie comme étant simplement « littéraire ». Nous sommes en accord là-dessus. À ses yeux, elle est tout autant spirituelle.

Évidemment, en province, je veux dire en France, le mot effraie.

Pour Luzi, l’œuvre est un cheminement d’Amour. Elle construit, découvre pas à pas un chemin le long duquel cheminer. Avec des obstacles et des retours. Des sursauts. Elle est un cheminement d’Amour et un cheminement de l’Amour. Ce chemin / cheminement, pris ensemble, forment une sorte de complémentarité qui peut sembler être le Poème. On comprendra alors la difficulté essentielle de la poésie en sa tentative d’approche du Poème : qui ne voit combien cheminer et être le chemin en un seul et même son de vie est chose indicible.  D’où l’apparition du mot spiritualité dans le vocabulaire de Luzi. Et s’il use aussi du mot « littérature » à l’égard de l’œuvre, c’est qu’il faut bien employer un mot que chacun comprend. Que tout le monde situe. Nous avons besoin de situer les poètes, l’engeance étrange vivant dans un monde qu’ils sont seuls à entrevoir ; un monde où ils forment communauté invisible. C’est ici, en ce lieu et donc partout dans le monde que se fabrique à chaque instant la véritable insurrection qui vient. Qu’ils se rencontrent les poètes et ils se reconnaissent. Le sel de l’eau est le même. En chaque poète.

C’est pourquoi il convient de laisser les poètes tranquilles.

Ils ont à voir avec le Poème.

It’s terrific, as our american friends use to say.  

Parlant d’Amour, nous n’entendons pas « sentiment », « émotions » « sentimentalité ». Nous parlons ici de poésie.  La poésie peut sans doute procurer des émotions, elle n’est pas un art de l’émotion et n’est pas fondée sur l’émotion. C’est pourquoi, contrairement à l’idée reçue, le cinéma, fut-il d’auteur, ne peut être qualifié de poétique. On emploie souvent ce terme au sujet d'un film qui plus que d’autres procure de l’émotion. C’est une facilité de langage, rien de plus.

 

La poésie est fondée sur ce qui la fait être :

Le Poème.

La plus haute expression de l’Amour.

Le Recours.

 

Ce qui reste dès lors qu’il n’y a plus rien. Quand tout avoir s’est estompé. Le Poème est ce en quoi vivent par instants nos bribes d’êtres. Une brisure d’authenticité. Personne ne niera que nous parlons ici de… haute magie humaine. Contre cette véritable réalité – la magie humaine – les illusionnistes sont nombreux à tenter de nous convaincre que les billevesées quotidiennement assénées à nos oreilles sont « essentielles » à l’homme sous peine de chaos et cetera. Ils ne convainquent personne, sinon ceux qui sont déjà morts. Et certainement cela n’inquiètera pas les poètes.

En chemin vers le Poème – à l’instar de Luzi – nous ne croisons que des frères. Ce mot est au cœur de l’atelier poétique, un lieu de la fraternité. Une confrérie discrète et finalement silencieuse, malgré les vers et les apparences. C’est pourquoi ils se reconnaissent quand ils se rencontrent. Parfois un poète voit le poète en l’autre, sans que cet autre se connaisse poète.

L’heure viendra du coming out.

Cette position humaine de l’homme/poète, relié dans le Poème à l’intégralité de l’autre homme, est cela même qui autorise à parler ici, dans la situation de Mario Luzi, de poésie des profondeurs – ou de « poésie profonde », pour reprendre l’expression de Antoine Fongaro [Mario Luzi ou la poésie profonde, dans la revue Friches n° 68, hiver 1999-2000, p. 5-20]. Choisir le terme de poésie des profondeurs fait lien avec les profondeurs jungiennes. Comme Jung, Mario Luzi est un renaissant.

Il marche vers le Poème en lui – vers lui-même.

En cela, le Poème est plus que recours. Il est le seul Recours.

Et c’est au Poème qu’il convient d’avoir recours si nous souhaitons redevenir sans cesse les frères de l’atelier de Mario Luzi, ces hommes qui sont des humains construits ou reconstruits au-delà de la caricature d’hommes dont nous avons fonction trop souvent, plus en certaines époques qu’en d’autres. Et sans aucun doute plus en cette époque qu’en d’autres. Le poète est entré dans l’écoute d’un son qui bat en dedans du Poème. Le bruit de fond de l’Amour. Cela se joue dans chaque instant. Et ce qui se joue là, c’est cela que nous nommons poésie.