Olivier Bastide, Ponctuation forcenée de l’ordre des choses

Par |2023-02-06T13:55:51+01:00 5 février 2023|Catégories : Critiques, Olivier Bastide|

Voilà un titre qui sous-entend une crise, un accès furieux qui dépasse la mesure, il sous-entend qu’il faille pos­er des jalons, des bornes, des sortes de par­en­thès­es et de cro­chets, des vir­gules et des points au long d’un itinéraire, ou bien pour ranger à leur place les élé­ments d’une vie, ou bien encore ce qui encom­bre une vie… La qua­trième de cou­ver­ture ajoute une dimen­sion : il s’agit égale­ment des « retrou­vailles avec des larmes que je n’ai pas ver­sées» con­fesse l’auteur.  

Dédié « À nos pères », le livre com­mence avec le con­stat de la mul­ti­plic­ité des langues et de la « beauté des mots métis­sés ». Alors comme logique­ment nous voilà par­tis explor­er Nos qua­tre points car­dinaux, ce qui est le titre d’une pre­mière série de poèmes.

Le lecteur est embar­qué sur un par­cours labyrinthique entre nais­sance et mort, avec aux postes d’octroi, en forme d’hommage et de recon­nais­sance, le paiement acquit­té par l’auteur aux ancêtres, à la famille. Le ton n’est pas exacte­ment à la con­fi­dence mais se dégage un accent de vérité, sans com­plai­sance, pour les grandeurs et mis­ères d’une vie.

Sous le titre Esthé­tique du mas­sacre se décline une série de « car il est bon de dire… » Autoréflex­iv­ité per­ma­nente, déver­soir maîtrisé de pen­sées, de sen­sa­tions et d’émotions, avec en point de mire : la lune.

Elle  est  l’œil objec­tif du cosmos,
son  invari­ant ,   l’abord  brut  de
toute infamie. L’innocent comme
le  coupable  trou­vent  asile en sa
bien­veil­lance  ;  le  juge,  étranger
au  cours  des  choses, reste dans
l’ombre.

 Olivi­er Bastide, Ponc­tu­a­tion forcenée de l’ordre des choses, édi­tions TARMAC 2022, 63 pages, 15 euros.

Rage, absur­dité, humeur noire… le quo­ti­di­en s’invite au beau milieu de con­sid­éra­tions philo­soph­ico-biographiques. Du grand Tout aux petits riens, l’amplitude des allers-retours et des médi­ta­tions est à l’échelle cos­mique et tente de bal­ay­er à 360 degrés cet espace de con­science, de con­trastes et de diver­sité. Bon sens et sagesse, sen­si­bil­ité et déri­sion, aspi­ra­tions spir­ituelles et con­sid­éra­tions prosaïques se suc­cè­dent. L’humour, ou quelques sourires dev­inés s’invitent au détour des phras­es, des propo­si­tions. Le style reste sobre, ce qui ren­force l’impact des ques­tions soulevées. Elles flir­tent avec les grands thèmes de la philoso­phie et dans un coin de notre tête résonne le célèbre « qu’est-ce que l’homme »  suivi du non moins célèbre Ecce homo.

La série inti­t­ulée Géométriques com­mence par Bataille à Hast­ings, là où, en 1066, Guil­laume le con­quérant com­mence à pren­dre pos­ses­sion du trône d’Angleterre. Olivi­er Bastide lui prend sinon pos­ses­sion, du moins une forme de con­trôle de son  tumulte intérieur parce que la bataille engagée est de ne pas mourir. Puisque géométrie, la fig­ure de l’angle est la façon habile de ren­dre hom­mage à René Char et une manière de se plac­er sous sa fig­ure tutélaire. Et qu’est-ce qu’un angle sinon une façon de ponctuer l’espace….

Sous le titre A l’éveil nu, Olivi­er Bastide n’a pas embrassé l’aube d’été mais a « touché la peau du matin. » On sup­pose aus­si que l’auteur est allé à l’Isle-sur-la Sorgue au cimetière, là où se trou­ve la sépul­ture famil­iale des Arnaud-Char-Magne, les prénoms du frère et d’une sœur, aînés de René Char, Julia et Albert, étant cités. Pro­pos sérieux qui évi­tent de se pren­dre au sérieux, il y a dans les poèmes de cette par­tie comme plus de grav­ité, une envie, furieuse et oui, forcenée, de com­pren­dre ce qui pour­tant tient du mys­tère ou de l’infini, et qui mène à des accents exis­ten­tial­istes tant le ques­tion­nement d’Olivier Bastide pose le prob­lème de l’existence indi­vidu­elle déter­minée par une sub­jec­tiv­ité, laque­lle déter­mine la lib­erté et les choix d’un indi­vidu. Quelques anec­dotes sont rap­portées, comme un test de lucid­ité, surtout ne pas se racon­ter d’histoires, ne pas être dupe et faire pleine­ment face à notre con­di­tion humaine avec le plus noble de notre human­ité qui implique de se choisir une éthique. Et en cela se don­ner des raisons d’agir quand la vie elle-même appa­raît comme n’ayant pas de sens. D’ailleurs n’est-ce pas de cette manière que valeur est don­née à la vie ?

Plus loin dans le livre et s’approchant de la fin du par­cours, sous le titre Temps et con­tretemps, rythmes et météorolo­gie, internes ou du dehors, sont soit à peine ébauchés, soit décrits, sous forme apho­ris­tique le plus souvent :

Le soleil doit embras­er jusqu’à
La  plus  infime par­celle d’être,
sans  cela  reste  en  germe  le
mal­heur.

Quand    s’ instau­re   la    saine
accalmie ,      l’immobile     non
immuable, l’expansion de soi a 
pour seule lim­ite la foi.

Au bout du par­cours, on trou­ve la mort, (à moins que ce ne soit la mort qui vous trou­ve). Dans poème pour Giulio, le beau-père de l’auteur décédé, se dégage une réflex­ion au sujet de ce qui nous attend : Enfer, Pur­ga­toire, Par­adis ? Car n’est-ce pas la ques­tion ultime ? Celle vers laque­lle cha­cun s’achemine, et le poème en tant que témoin de la marche ne saurait élud­er la ques­tion. Olivi­er Bastide s’empare du thème, joue à les imag­in­er à par­tir des représen­ta­tions qu’on en a faites au cours des siè­cles, (Dante en par­ti­c­uli­er à qui l’auteur ne peut pas ne pas avoir pen­sé et qui de fait le con­voque en fil­igrane), il joue à les  plac­er tous les trois sur notre terre, car qui dit qu’Enfer, Pur­ga­toire ou Par­adis sont oblig­a­toire­ment du côté des morts ? Olivi­er Bastide dit ce qu’il en con­naît, du côté des vivants, puisqu’être humain ayant tra­ver­sé des expéri­ences, et puis il doute :

Car dieu n’existe peut-être pas.
Car ce sacré Bien, ce sacré Mal
non plus peut-être…

Peut-être en effet ne sont-ils pas séparés, peut-être sim­ple­ment sont-ils les deux extrémités d’une même qual­ité dont font preuve, dont sont capa­bles les humains… Aucune réponse ne sera don­née. Mais une con­clu­sion en forme d’au-revoir, sinon d’adieu, qu’on entend avec les roule­ments du tam­bour et la voix d’un mon­sieur loy­al sor­ti un instant de la piste du cirque :

Mes­dames et  Messieurs, le sujet
n’est-il plutôt   bien trop profane
pour  l’expurger   post-mortem …
Ces   derniers   mots  ne  sont  en
rien  une  inter­ro­ga­tion,  plus un
con­stat  de  fin  de  poème,  une
lec­ture  quelque  peu  dis­tan­ciée
de notre humaine comédie. 

Si le but de la vie, ain­si que cer­tains philosophes le pensent, c’est appren­dre à mourir, on peut dire, après lec­ture de ce livre, qu’Olivier Bastide s’y pré­pare avec appli­ca­tion, par­fois sere­ine, par­fois détachée, par­fois amusée, par­fois rageuse. Sans trich­er. Et c’est là tout le charme de ce livre qui nous provoque gen­ti­ment, du moins qui nous interpelle.

Présentation de l’auteur

Olivier Bastide

Né en 1962 à Car­pen­tras dans le Vau­cluse, Olivi­er Bastide pub­lie en revues dont Soleils et cen­dre, Ver­so, Les Archers, Phoenix et Décharge. Il a col­laboré aux ouvrages col­lec­tifs des édi­tions Sil­lages, dont Corps (2010), à l’anthologie Métis­sage de L’Arbre à paroles (2012), aux spec­ta­cles choré­graphiques d’Elena Berti Voy­aged­im­ages (2008), Sen­ti­men­ti di dan­za (2010) et aux travaux poé­tiques du Scrip­to­ri­um de Marseille.

Bibliographie

Ses derniers recueils parus sont, aux Soli­cen­dristes, Le Mata­more sous l’étoile (2008), chez Encres vives, Dans le Ven­tre bleui de soufre, après le vent furieux advint le jour (2010), aux Édi­tions de l’Atlantique, Frag­men­taires (2012).

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

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Béatrice Machet

Vit entre le sud de la France et les Etats Unis. Auteure de dix recueils de poésie en français et deux en Anglais, tra­duc­trice des auteurs Indi­ens d’Amérique du nord. Per­forme, donne des réc­i­tals poé­tiques en col­lab­o­ra­tion avec des danseurs, com­pos­i­teurs et musi­ciens. Pub­liée entre autres chez l’Amourier (Muer), VOIX (DER de DRE), pour les ouvrages bilingues ASM Press (For Uni­ty, 2015) Pour les tra­duc­tions : L’Attente(cartographie Chero­kee), ASM Press (Trick­ster Clan, antholo­gie, 24 poètes Indi­ens)… Elle est mem­bre du col­lec­tif de poètes sonores et per­for­mat­ifs Ecrits — Stu­dio. Par ailleurs elle réalise et ani­me chaque deux­ième mer­cre­di du mois à par­tir de 19h une émis­sion de 55 min­utes con­sacrée à la poésie con­tem­po­raine sur les ondes de radio Ago­ra à Grasse. En 2019, elle pub­lie Tirage(s) de Tête(s) aux édi­tions Les lieux dits, Plough­ing a Self of One’s Own, paru en 2021 aux édi­tions Danc­ing Girl Press, (Chica­go), et TOURNER, petit pré­cis de rota­tion paru chez Tar­mac en octo­bre 2022, RAFALES chez Lan­sk­ine en 2024. 

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