Olivier Risser lit Jean Lavoué

La poésie de Jean Lavoué est une terre d’accueil, un asile, une sauvegarde. Ne s’échafaudant pas sur une architecture alambiquée et ne s’éparpillant pas en de multiples pièces, elle n’a rien d’un imposant édifice. Au contraire, elle ressemble à un arbre qui unit et rassemble et qui bruit de toutes ses feuilles.

Chacune d’elles a un mot pour les exilés qui viennent, sous son ombre, s’abriter du soleil éblouissant et surchauffé du moi. Ces âmes y trouvent le sens de la communauté dans ce « nous » chéri du poète. Au fil des pages, au fil des ans, se forme une assemblée appelée au partage, conviée à la table de la solidarité des joies comme des tristesses, de l’espérance réaffirmée au creux même, parfois, de la détresse.

S’il est parfois question d’épreuves et de tristesse – certains poèmes en portent magnifiquement la mémoire – le lecteur est néanmoins invité à se tourner vers l’espérance et à accueillir l’esprit d’une joie élargie. Jamais le texte n’enferme.

Nous écrivions, à l’instant, « l’émotionnel » mais il serait tout aussi juste de parler « d’affectif ». En lecteur attentif de Hillesum, Jean Lavoué ne cède jamais à une quelconque désolation personnelle.

Cette poésie, orientée vers la communauté, ouverte au souffle, invite chacun à explorer une réalité « dont les bornes sont sans cesse reculées » sans jamais se replier sur elle-même. Toujours, elle ouvre grand la fenêtre pour se laisser cueillir par la lumière et le vent. Les aspérités, les poussières semblent disparaître grâce à cette invitation à élargir le regard. Cette poésie ne reste pas « derrière les vitres » (René Guy Cadou, Usage interne).

Olivier Risser, La Sève et le ruisseau, éditions A l’ombre des mots, 250 pages, 22 €.

*

Cette idée que l’être humain doit accomplir un chemin pour se trouver soi, et connaître sa propre vocation, parcourt toute l’œuvre de Lavoué. Sa poésie est l’héritière d’une anthropologie ouverte à l’espérance et à la foi qu’elle contribue, à son tour, à transmettre. Elle ne verse ni dans l’angélisme ni dans un optimisme de surface mais, s’il est bien vrai qu’elle ne méconnaît ni la part d’ombre des existences et des destins, ni les conditions réelles et historiques où l’on voit les humains se perdre et se détourner de leur vocation, elle se tourne résolument vers la clarté (voici deux extraits qui illustrent notre propos) :

 

Combien nous sommes dispersés,

Allant nos chemins sans boussoles,

D’informations en images,

De curiosités en impatiences

Ignorants du peu qu’il nous faudrait

(...)

Pour être dans la joie !

Ou comme l’exprime un autre passage du même recueil et en des termes très semblables, comme une sorte de variation :

 

Nous sommes faits pour le large,

Le mystère,

L’insoupçonné :

Du désir,

Ne manquons pas la cible  !

Tout âge d’homme est sacré, tout âge doit être préservé, soigné.

*

En définitive, chaque être de cette communauté du « nous » est appelé à prendre soin de soi, non premièrement pour soi mais, dit l’un des poèmes, « pour l’astre qui nous porte » et qui doit réchauffer et éclairer nos compagnons de vie, surtout en nos temps si incertains :

 

Là où croît le péril

Chacun de nous est concerné.

Feu, guerres, attentats,

Montée des eaux, ouragans, maladies,

discordes...

 

Temps qui, si nous n’y prenons garde et ne renouons pas le lien de notre humaine fraternité, déboucheront, par un mécanisme inexorable (observons ici l’énumération du deuxième distique), sur un avenir ‘‘embarbelé’’, comme l’auteur l’exprime, quelques pages plus tôt (dans Chant ensemencé). Si l’accent est ici pessimiste, les mots sont lucides :

Notre course aux mirages, nul ne l’enrayera :

 

Demain sera l’esclave des rêves d’aujourd’hui

Dès à présent, toute l’humanité est concernée. « Nul, en

dehors de nous-mêmes, ne l’enrayera ». C’est à nous et à nous

seuls de nous en délivrer. Cette fuite en avant au royaume

des illusions engendre des lendemains cauchemardesques.

Le poète nous rappelle ici que rien n’est sans conséquence pour nous qui formons l’humanité. Celle qui meurt sous les atrocités et celle qui regarde sans compassion, anéantissant par là même sa propre humanité, ont destin lié :

 

N’est-ce pas nous qui sombrons

Si nos frères meurent sur nos rivages

Si nous n’avons pas su partager le

Trop-plein avec eux (...) ?

 

Et l’on apprend aussi, à la fin de Fraternité des lisières, que nous avons, nous qui devons édifier une fraternelle communauté, à élever notre regard. A l’élever (lui enseigner), à nous élever, sans quoi nous ne nous souviendrons plus de nos liens, précisément, de fraternité. Alors se posera la question de « demain » (titre du poème) :

 

Habiterons-nous mieux la terre

Si nos âmes horizontales

L’encerclent de barbelés

Et de credo aveugles au ciel ?

Le zeugma des deux derniers vers place la conséquence avant la cause pour insister sur les effets de nos certitudes trop ancrées en nous-mêmes. Si nous ne sommes plus capables d’accueillir le ciel, nous ne saurons plus habiter la terre. Les âmes horizontales, comme tournant en rond, perdront le goût de l’horizon. « Terre », « ciel » : intéressant ici les places respectives de ces deux mots ; à nouveau, la conséquence est présentée en premier lieu (elle arrive donc, dans la chronologie de la lecture, avant la cause) comme pour mieux nous mettre en garde !

 

*

Cette terre nourricière, « comment ne pas la respecter et la protéger de tout notre être ? » questionne de façon rhétorique une dernière strophe d’un poème. La réponse, s’il devait en exister une, serait sans doute indiquée dans le poème lui- même : parce que nous n’avons pas vraiment commencé à nous comprendre ni à nous aimer. Parce que nous sursoyons à changer nos paradigmes. Naïfs ou faussement naïfs (naïfs à force de ruses et de dénis) quant aux échéances à venir, insouciants par paresse, nous pensons que le salut nous est dû et nous oublions commodément d’agir :

 

A force de demander au ciel

De nous accorder des délais éternels,

Nous en avons oublié notre demeure

 

C’est, bien entendu, une erreur grave de conséquences pour nous-mêmes comme pour la planète qui nous accueille, terre désormais et durablement « dévastée, humiliée par nos fautes » (cette personnification de la terre nous rappelle « notre mère la terre » de saint François d’Assise). Immoraux, nous le sommes déjà vis-à-vis de la terre. Immoraux parce qu’ingrats, immoraux parce que menteurs (un délai éternel, ça n’existe pas, sauf pour celui qui sans cesse repousse les échéances qu’il avait promises), immoraux parce que nous la tuons, elle, notre mère. Et Lavoué emploie bien ici un mot de sens moral, celui de « fautes ».

Le message et le ton de ces vers rappellent cette ouverture de L’homme sans nouvelle, d’Armand Robin : « La Terre est en peine en ce moment ; il ne faut pas dormir mais veiller avec elle (...). C’est l’heure de ne pas s’isoler d’elle, se désoler en soi mais de veiller avec elle, sur elle (...). Il ne faut surtout pas dormir, mais chercher et soigner jusqu’en nous-mêmes son mal ».

Cet esprit de communauté, ce souci de lien, cet usage du « nous » et du « tu », explique sans doute que « arbre » soit un des mots favoris de l’auteur. Parce que l’arbre, d’un unique tronc, révèle, en ses nombreuses branches et ramifications le « nous » véritable. Nourries à la même sève, et unies en un même corps, les branches, parce qu’elles se savent en lien, peuvent choisir en toute quiétude leurs directions et toutes, ainsi, s’étendent sans se perdre ni oublier ce qui les unit à la communauté.

 

L’arbre ne demande pas à ses

Branches

De se liguer les unes contre les autres

Pour atteindre le ciel

Il se contente de les laisser croître

 

La litote est jolie qui nous dit que l’arbre enseigne à ses branches la concorde et cet enseignement silencieux passe par l’amour confiant. Ainsi, le végétal déploie son envergure. Capable de regarder de tous côtés, il connaît le vaste champ du monde « où ruisselle la joie ». Dans toutes ses branches, coule une même sève et chacune d’elles s’oriente vers son propre horizon, par elle-même inventé. Symbole de vie et de sagesse, l’arbre ne cesse de s’élever en même temps qu’il allonge ses branches, dans toutes les directions. Transcendance et immanence, appel au voyage et à l’élévation, il offre l’idée d’enracinement auquel revenir si nos vies en éprouvent le besoin, en quelque « matin de défaite » :

 

Quitter la feuille pour la branche,

La branche pour le tronc

Le tronc pour la racine,

Ne plus faire qu’un avec l’arbre nu

 

*

 

Si, pour le poète marcheur, le mouvement de l’âme sur un plan d’immanence constitue un appel à vivre et à être pleinement incarné, ces vers indiquent aussi que les apparences seront trompeuses à qui ne lèvera pas les yeux. Il manquera une des deux dimensions de la vie : la transcendance.              

Comme l’espace ne saurait se confondre avec la surface, il implique une dimension verticale d’où le ciel finira par rejoindre les cieux. L’arbre habite ces deux dimensions et le poète, assurément, nous invite à l’imiter :

 

L’arbre ne demande rien à

Personne

Pour occuper l’espace qui lui est

Confié.

Il croît d’une lenteur parfaite,

D’une sobre liberté.

Il fait confiance au vent,

A la pluie,

Aux saisons qui l’ont vu naître.

Les mots de ce poème sont tous très bien choisis. Si le vent indique l’horizontalité, la pluie évoque la verticalité. Quant aux saisons, elles symbolisent le temps de l’immanence, de l’impermanence mais aussi celui de la vie qui passe et qui revient en cycles. Il s’agit là d’un « espace-temps » confié à l’arbre et ce mot, « confié », n’est pas sans importance. Il signifie ‘‘avoir été donné en toute confiance des possibilités de réception et de soin de la personne à qui l’on se fie en donnant l’objet, l’être, le secret’’.

Par ce mot, le poète nous propose une vision de la vie et de la création (pour qu’un bien soit « confié », il faut forcément un donateur) de toute beauté qui se couple avec une invitation à l’autonomie et surtout à la lenteur. L’arbre qui lentement mais indéfiniment s’élève pour rejoindre le ciel entre dans la danse, et donc dans la joie, et lui aussi – c’est écrit – est en « confiance ».

*

 

Pourrait-on parler des arbres sans mentionner les oiseaux, leurs hôtes et amis ? Un court poème des Carnets répond par la négative à notre question par cette autre qui exprime un étonnement émerveillé plus qu’une véritable interrogation :

 

L’arbre et l’oiseau

Ont-ils partie liée,

Comme la chair

Au souffle ?

Comme eux, ces derniers sont régulièrement conviés sous la plume de Lavoué et le poète lui-même reçoit l’invitation :

 

L’arbre abrite l’oiseau

Au-delà

Qui t’espère

 

Là encore, il ne multiplie pas les hyponymes. S’il arrive qu’on rencontre « mésange huppée », « hirondelle », « mouette rieuse » et « cormoran », « agile passereau », « alouette », le plus souvent, on regarde juste un « oiseau », des « oiseaux ».

L’animal, hyperonyme sous la plume du poète, voyageur entre ciel et terre, est évoqué pour sa fragilité, sa modestie, sa vulnérabilité et la mélodieuse poésie qu’il dépose sur le monde. Les vers ci-dessous et leur métaphore filée nous en offrent une belle illustration :

 

Imperceptiblement, nous laissons le chant de l’oiseau

S’élever en nous depuis sa partition cachée

Dans l’orchestre des feuillages.

*

 

Le poète ne se veut ni maître ni pédagogue. S’il nous questionne parfois, son ton n’est jamais appuyé ni démonstratif. Il s’agit toujours d’une invitation à la pleine et entière perception de la beauté du monde :

 

Le monde broie du noir

Mais il suffit d’ouvrir les yeux

Pour saisir encore le chant des

Couleurs

Sentir en soi le frémissement des

Feuilles

 

Tout un programme d’éveil aux choses et à soi nous est ici proposé. Le poète n’ignore pas le mal qui sévit sur les continents et Fraternité des lisières dont sont extraits ces vers en porte puissant témoignage. Pourtant, demeure (« encore ») la beauté. Ou faudrait-il dire, la beauté, toujours et partout, précède, comme une marque de fabrique du cosmos. Pour s’en rendre compte, « il suffit d’ouvrir les yeux ».

Ces vers que nous venons de lire mêlent habilement les sens de l’être humain. Entre les lignes, un autre texte s’écrit : « il suffit d’ouvrir les oreilles pour entendre le chant des oiseaux ». En effet, le mot « feuilles » et son « frémissement » ne peuvent manquer de faire apparaître l’image de l’oiseau. Le rejet opéré pour le mot « couleurs » suspend la phrase et crée une attente (le lecteur s’attendant à lire « oiseau » se dit, par anticipation, le mot à lui-même) et « couleurs », par un jeu de synesthésie, se teinte des sonorités diverses du chant des oiseaux, présents bien qu’invisibles.

Le monde peut désespérer et broyer du noir, les couleurs constituent la véritable texture des choses. Très nombreux sont ainsi les poèmes de Lavoué qui disent et rappellent l’éclat majestueux du monde et de la création. Tous guident le lecteur en chemin d’espérance.

*

Parenthèse (qui n’en est pas une) : Nous qui savons que Jean Lavoué se promène souvent sur le chemin de halage qui longe le Blavet et qui connaissons personnellement ces paysages qui ont vu naître tant de ses poèmes, nous pensons à lui comme le poète du Blavet. Il y eut, avec Aloysius Bertrand, ‘‘le poète de l’hôpital’’, on parle de Guillevic comme ‘‘le poète de Carnac’’. Verlaine surnomma Rimbaud « l’homme aux semelles de vent ». A chaque fois, ces périphrases qui font date offrent, dans une sorte de condensé, des clés de compréhension : sources d’inspiration, teneur de l’écriture et éléments biographiques. Si elles font bien leur travail, elles deviennent comme des épithètes de nature et la postérité les adopte parce qu’elles présentent, à elles seules, une part biographique et intime du poète, celle à l’origine principielle de sa poésie.

Osons dire de Lavoué qu’il est ‘‘le poète du Blavet’’. Entre le fleuve et l’homme, un lien s’est créé, non pas seulement esthétique mais aussi et surtout méditatif.

(…)

Le mot « fleuve », un des plus présents du corpus, invite à adopter un rythme en accord avec le flot de la nature et à se fondre pleinement dans cette mélodie, à en suivre la partition comme membre à part entière de l’ensemble orchestral. Le fleuve a au moins trois qualités qui en font un compagnon pour tout marcheur pèlerin : il va quelque part, il a une source autre part et entre ces deux extrémités, il est le lien, toujours fidèle à son tracé. Pour le poète qui fuit la nostalgie, il a cette qualité de ne jamais revenir en arrière et de se renouveler incessamment.

*

 

Le regard n’est pas celui, passif, d’un corps au repos, assis ou en intérieur. Jean Lavoué accorde une place importante à la marche. Source de présence authentique à soi, instant fécond de silence et d’ouverture, la marche est aussi cette occasion, trop vite négligée de nos jours, d’accéder à la verticalité. Le poète en chemin est aussi un poète en stature. Il a les pieds sur terre et le regard au loin, la tête droite et le pied ferme.

La marche, assurément, est une condition de présence authentique au monde et aux éléments d’abord par le voyage et la rencontre qu’elle permet. Il y aurait du malheur, pour le coup, à rester en chambre, privé de ce dialogue intime et corporel avec la création. Mais la marche représente, par essence, cette mise en mouvement de soi, de son corps et, pourrions-nous dire, cette mise en force de tout son être, indispensable à l’ouverture. C’est aussi le sens très concret de l’éloge que lui consacre le poète :

 

Marcher est un remède

Que ton corps

N’oublie pas

 

Pourtant fraternel en toute parole, le poète ne se prive pas, sur ce sujet, de certaines interpellations, comme ce début de poème :

 

Avez-vous déjà pratiqué la marche spacieuse ?

 

Nous voici, par cette question, prémunis contre notre myopie du quotidien, avec, entre nos mains, un riche programme de contemplation où il sera question d’adhésion pleine et amoureuse au monde et à sa beauté. Concept majeur que celui inscrit dans cette expression de « marche spacieuse » et où l’œil trop rapide croit d’abord lire « marche silencieuse » !

Cette marche spacieuse, en effet, nous pénètre de l’espace comme elle crée l’espace à chacun de nos pas. Elle devient ce qu’elle traverse et le silence lui est consubstantiel. Il s’agit de donner en recevant, de créer en contemplant parce que « Les premiers mots d’un poème naissent toujours d’une marche ». « Toute marche est une marche spirituelle », écrivait Grall et c’est bien aussi l’avis de Lavoué. La marche à pied est à la fois souffle et source de cette poésie. Et condition privilégiée de la présence !

*

Le silence délivre du trop de paroles et permet à la véritable parole d’advenir. Il élargit l’horizon de l’âme et rend audible la véritable présence. Chez Lavoué, proche en cela des sagesses monastiques, il s’agit aussi – et peut- être avant tout – de faire taire l’ego, de refuser l’éloquence, pour se mettre à l’écoute. L’ego est sourd mais il ne fait pas silence. L’esprit s’éveille dans le chant du silence.

 

Le silence

Est une vigile haute

Qui apaise la houle de ton cœur

Il entrouvre l’espace de tes pensées

Véritable veilleur (le mot « vigile » emprunté ici à la liturgie renvoie évidemment à la veille), le silence protège. La « vigile haute » pourrait être cette vigie des bateaux qui voit au loin et prévient la « houle » du cœur, autrement dit, cette force en soi qui permet de prévoir et de se prémunir. Le poème poursuit ainsi :

 

Il met une garde à ta bouche

Et à tes lèvres

 

Le silence, c’est donc d’abord une discipline. Se taire en paroles, c’est apprendre à faire taire au fond de son cœur ce qui s’agite et ce qui l’agite. Se taire, c’est éviter de blesser autrui, d’accaparer autrui et par là de blesser l’humanité qu’on porte en soi.

C’est dans ce silence de l’ego, dans cet éloignement des sentiments attachés à sa propre personne, dans ce silence aussi des passions tristes et parce qu’on parvient à faire taire toutes ces turbulences qui sont autant d’entraves, dans cette humilité enfin qui accueille la présence, c’est dans ce silence, disons-nous, que l’hôte divin ouvre grand ses bras :

La présence

Comme un arbre planté

Et tout au fond du silence

L’immense table dressée

 

*

 

C’est la plupart du temps de façon explicite que les poèmes de Jean Lavoué proposent des questionnements par un usage somme toute banal et normal des points d’interrogation. Il reste désormais à deviner, pour le lecteur, la portée véritable de ces phrases interrogatives. On peut relever chez le poète deux usages bien distincts même si tous deux cherchent avant tout à interpeller.

Le premier se fait à l’aide de questions dites rhétoriques. Il semble que l’auteur procède souvent ainsi, non pas à la manière d’un juge mais comme pour donner un ‘‘coup de pouce’’ à la prise de conscience, comme ici :

 

Cette éternité, la voulons-nous

Morts ou vivants ?

 

Si ces questions concernent en général le « nous », c’est bien que l’écrivain, jamais, ne se place en position de supériorité ou en donneur de leçon. Il s’inclut au contraire parmi ceux qui auront à méditer la question. Le second usage questionne en toute simplicité mais la tonalité varie. Parfois tragique, parfois naïve, parfois plus légère.

(…).

Les questions sont parfois posées comme on murmure un conseil, comme on chuchote dans l’obscurité d’une pièce ou sur un chemin au crépuscule. L’interrogation se charge dès lors d’un sens tragique, elle acquiert une densité et réclame qu’on la médite avant d’y répondre, comme dans ce tercet tiré de Nous sommes d’une source :

 

Dis, y aurait-il seulement place

Pour loger ce moineau

Dans la nuit grégorienne de ton cœur

 

Et le « Dis » qui ouvre la phrase comme une apostrophe orale invite en effet à tendre l’oreille. Signe que le poète a quelque chose d’important, dans son questionnement simple, à faire entendre (comprendre). L’interpellation est d’autant plus vive que le texte nous place au cœur de la situation d’un véritable dialogue par l’emploi du déterminant démonstratif « ce » qui rend l’oiseau présent à notre regard comme si le poète nous le montrait du doigt.

 *

 

En quelque sorte, on peut dire de cette poésie, qu’elle se déploie comme un long apprentissage de l’espérance, de la confiance, de la joie et de la présence et que cette dernière requiert d’abord l’acceptation, l’assentiment, l’accueil, le « oui ! ». C’est à l’individu qu’il revient de faire accueil à la lumière de vie et d’accueillir par là même la vocation qui est la sienne. « Nous sommes nés pour le printemps » rappelle le poète. Magnifique traité d’anthropologie chrétienne, ce vers dessine à lui seul le chemin, la voie d’espérance à suivre tout en rappelant l’intention divine. Dépasser le malheur et la froidure, aller vers le soleil et porter du fruit. Se tenir dans l’émerveillement. Voilà sans doute une belle feuille de route pour tout être humain :

 

C’est en amant de la terre

Emerveillé par le miracle

Sans cesse renouvelé de la vie,

Que tu accompliras ta vocation d’homme

(…)

 

La joie préexiste comme donnée même si, chronologiquement, il n’est pas exclu qu’elle vienne postérieurement à l’épreuve ni qu’elle ait eu un combat à mener pour pouvoir étendre ses rayons de lumière et illuminer le regard de l’homme. Voilà, une fois de plus, le témoignage d’une poésie qui nous invite à l’espérance, si bien que l’on pourrait tout aussi bien parler de poésie orientée vers la joie :

 

Que de temps

Pour quitter le lieu

De la blessure,

Et la porter

Partout en soi

Comme soleil !

 

La joie, ce n’est pas l’effacement improbable des souffrances (est-il seulement souhaitable, cet effacement ?) :

 

Nulle traversée

Qui ne garde les cicatrices

Du naufrage.

 

Au contraire, puisque, comme nous le disent en creux ces vers, il n’existe pas de traversée qui ne connaisse son naufrage, la joie n’oublie pas les tumultueux déferlements de la tempête tout au long de ce voyage au long cours. Chaque vaguelette conservera, après plusieurs milles, quelque chose de la force surgie des houles et fera encore siens les remous de jadis pour donner son surcroît de force à l’embarcation.

La joie est comme une survivance parce qu’elle est aussi le principe de vie de toute chose (souvenons-nous : « Au commencement était la Joie »). Il faut y croire, nous dit le poète. Elle est toujours le terme à toute crise, et ce en quoi toute chose, toute vie, tout combat, toute souffrance finit par se rejoindre :

 

Le savais-tu

Que le lieu de ta perte

Est aussi l’espace inouï de ta joie ?

Cette joie, nous devrions la qualifier plus précisément, et lui donner pour nom celui d’allégresse, à la fois vigueur et jubilation. C’est la joie printanière et nourricière, celle de la sève et du ruisseau.

Présentation de l’auteur