Comment présenter Tigre en papier d’Olivier Rolin, sinon comme le récit d’une conscience se mirant dans le rétroviseur d’une époque ? L’expression qui lui donne son titre est l’une de ces métaphores dont Mao Zedong avait le secret. Par là il désignait les ennemis de la révolution, ces nations capitalistes dont il mesurait toute la fragilité. C’est cette passion révolutionnaire qui est le moteur de ce roman assez exceptionnel. Véritable religion pour une partie de la « génération 68 », elle devait assez vite, braise peu à peu devenue cendre, entrainer des lendemains qui déchantent : échecs, désillusions, suicide ou embourgeoisement. Ses adeptes l’avaient pourtant épousée avec la ferveur des nouveaux convertis. C’étaient, pour la plupart, des jeunes gens qui se sentaient à l’étroit dans leur milieu d’origine. Certains étaient riches, la plupart étaient pauvres et prêts à toutes les aventures. La cause du peuple, le journal créé par Roland Castro puis dirigé par Jean-Paul Sartre, fédérait leurs aspirations au grand chamboulement. Tous avaient en commun la critique impitoyable de la société occidentale et, peut-être plus encore, la volonté secrète de se façonner un destin :
« On voulait trop avoir des destins. Eh bien, on a eu des destins de Pieds Nickelés. La tragédie se répète en comédie, et à trop vouloir du drame on écope d’une farce. C’est l’ironie du sort. ». (page 173).
Voilà pour le contexte. Mais un roman n’est pas qu’une dissertation, c’est aussi une construction stylistique avec des personnages qui lui donnent son épaisseur. Ceux-là s’appellent Gédéon, Judith, Chloé, d’Angelo, Fichaoui- dit Julot, Jean d’Audincourt, Juju, Amédée, Roger le Belge, Momo Mange-serrures, Reureu l’Hirsute, la Chiasse, Pompabière, Klammer…Des durs, des fragiles, des idéalistes, des débrouillards, des indécis. Avec eux et leurs histoires singulières, nous remontons le temps, nous revisitons cette France un peu terne des années 70, ses bistrots, ses banlieues et ses usines bouillonnantes. Et c’est avec amusement que nous suivons les tribulations de ces pèlerins maoïstes qui se rendaient à Pékin dans l’espoir d’y apercevoir le Grand Timonier de la Révolution.
Le choix du lieu n’est pas moins significatif. Cette confession générationnelle, le narrateur la fait au volant d’une automobile — là où, précisément, l’immobilité et le mouvement se rejoignent. Il a, à son bord, une très jeune fille, Marie, qui recueille avec plus ou moins d’attention ses propos désabusés. Elle n’est autre que la fille de « Treize », l’un de ses anciens frères d’armes (depuis décédé), l’auteur de l’unique photo qui rassemble les membres du groupe, le seul à ne pas y figurer, aussi… Marie a pour elle la jeunesse et la beauté et son vieil ami, tout en se contenant pour des raisons vaguement éthiques, n’y est pas insensible. Mais priorité à la transmission. Ensemble, ils traversent nuitamment des périphériques et des agglomérations colonisés par la signalétique industrielle et routière. Comme, page 15 : « 300 M, CRETEIL MARNE-LA VALLEE METZ NANCY QUAI D’IVRY PORTE D’IVRY ». Car cette errance dans la mémoire de ces années obsédantes est aussi une plongée dans l’inconscient structurel de notre urbanité.
On se laisse vite porter par la prose faussement parlée d’Olivier Rolin, ses tournures populaires, son humour et ses très nombreuses références, tant littéraires qu’historiques. Si L’invention du monde se voulait l’impossible compte-rendu d’une journée dans la vie de la planète (le 21 mars 1989), Tigre en papier, plus modestement, s’attache aux itinéraires chaotiques d’une poignée d’individus, surgeons d’une génération particulièrement turbulente. Un pari largement gagné, même si sa beauté formelle n’a d’égale que l’amertume qui s’en dégage.
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