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J’aime tirer les volets en plein jour, ne laisser que des allusions de lumière, en somme séduire la nuit de profil. Me croire dans la clarté hadale de la baie d’Along, parce qu’il y eut, moi, au saut du lit, la pluie ; et toi, là-bas, sur l’eau – te souviens-tu ? Ou bien, cette pénombre dorée, pour être dans l’humeur de la tonalité mélodramatique qui accompagne ou, plutôt, qui contre-pointe, si je puis dire, la promesse de ciel – ciel par-là devenu abyssal où chute en s’élevant A Love Supreme de Coltrane.
Delphine Seyrig, in Alain Resnais,
L’Année dernière à Marienbad
1961
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Penser que les plumes de cette parure sont d’un corbeau, aide à comprendre pourquoi dans les temps mythologiques elles étaient blanches : elles étaient destinées à faire corolle au visage de Delphine Seyrig. Elles ne paraissent noires qu’en raison de l’extrême pâleur de sa peau.
Le photogénique éclat salin de son aigue morte de peau. Au fond étymologique de Marienbad, on entend la mer. Cioran écrit qu’au jugement dernier, on ne pèsera que les larmes. En d’autres termes, à cette heure arrêtée, on pèsera le poids de sel que contiennent les larmes et chacun devra acquitter la gabelle du ciel. Je me souviens de vous. Je me souviens de votre surprise désarmée lorsque vous avez pris la dernière plume et que de la prendre, vous avez perdu. Le mélodrame est toujours la conséquence d’un faux mouvement. L’amour est toujours l’assurance de vivre faux. Habiter une vieille maison pleine de chats capricieux. Entendez-vous les brassées de sel que soulève la houle marine ou l’humeur vitrée des yeux ? Après tout, nous ne nous voyons jamais qu’à travers des larmes. L’histoire même du cinéma. Les trucages simples de l’enfance du cinéma : dans un cadre, il y a un personnage et puis il a disparu. C’est de pleurer et pleurer. On ne sait jamais. La mort est toujours l’effet d’une faute d’interprétation.
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Isabelle Ingold
Des Jours et des nuits sur l’aire
2016
Marx-Ingold
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Une hypothèse : Et si « la coupure épistémologique »conceptualisée par Althusser ne désignait pas le saut d’un Marx encore empreint d’idéalisme hégélien au Marx du matérialisme dialectique mis en œuvre dans Le Capital ?
S’il s’agissait d’un faux-mouvement — un faux-mouvement n’est pas assimilable à une maladresse ou un acte manqué, c’est une dynamique qui se soustrait à un ordre qui changea le penseur-militant-activiste en théoricien – si en bref il n’était question que d’un changement du rapport à l’écriture : après Le Manifeste du Parti Communiste, l’écriture, par son haut indice de matérialité, à quoi rien dans la réalité ne se compare, devient une fin – elle est la découverte d’une autre forme d’existence, qui n’a nom d’existence que par défaut, mais la forme, excepté tout, c’est elle ?
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Sur l’aire d’une autoroute, sorte de biopsie de l’Union Capitaliste Européenne, en ce non-lieu comme un calcul du malheur, mais devenu salvateur pour certains qui s’y tiennent durant un laps indéterminé, pourquoi ?
parce qu’un non-lieu tant à se libérer de ses conditions, c’est là sa radicalité, si bien qu’au-delà de la consonnance l’aire s’apparente vraiment aux lignes d’erre de Fernand Deligny, là, un homme va chercher dans une humanité de passage, nombreuse inconnaissable, qui vibrionne, la solitude que la familiarité indiscrète de son village natal étouffe, une femme isolée trouve une vie sociale satisfaisante auprès des lits qu’elle fait en tant qu’employée de service d’un hôtel automatisé, interrogeant les draps blancs, pourtant sans mémoire par excès de fréquentation, comme une table tournante hugolienne, d’autres, chauffeurs de mythologiques camions, avec des visages qui ressemblent à leur travail autant qu’aux mufles de ces bêtes mécaniques, inventent une socialité de la distance et de l’apatrie, autour d’un feu, sous une lumière de nature morte à la rouille de fer, redécouvrent le sens de la palabre, alors somnoler, matin, aux quatre vents de l’aire devient un moment prérévolutionnaire.
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