1
La Pointe-courte, au bord de l’étang de Thau, non loin de Sète. Les yeux où qu’ils se posent sont heureux – la réalité est immédiatement belle. Pour le corps, c’est plus difficile. Ce qui est paradoxal, et donc vrai, ce n’est pas la liberté, c’est l’égalité – mais l’égalité édictée par la liberté des gendarmes, des services sanitaires et de la surveillance de la pêche d’ici, c’est que les pauvres, on leur interdit tout. On voit, donc on jouit d’un alignement de masures de bois salé cousues au bleu d’août. Puis on touche, jusqu’à pleurer, les planches meurtries des portes, parfois blasonnées d’hippocampes fixés avec des clous. L’intérieur, son obscurité occluse, son odeur de poisson, est traversé par les voix qui ignorent la sourdine. Les plus vieux objectent à la face de ce qui est qu’ils ont déjà chié la moitié de leur merde et qu’il est trop tard ; les plus jeunes, sales et le cul nu, ont percé le secret des vacances à toujours se promener comme des chiens. Et les amants, pendant ce temps, qui vont et viennent sur la terre fermée de La Pointe-courte ? Moi aussi, je te vois et je jouis, dit-il. Moi aussi, je te touche et je pleure, dit-elle. Égalité retrouvée.
2
Trois mondes coexistent : les personnes, leurs voix, les personnages.
Les personnes, une communauté de pêcheurs et leur famille logés dans des cabanes au bord de l’étang de Thau, ont la photogénie du travail de Walker Evans dans Louons maintenant les grands hommes, avec James Agee à la plume.
Les voix, postsynchronisées, n’appartiennent pas aux lèvres de ceux que l’on voit – mais elles ont même origine sociale.
Les personnages : Sylvia Monfort a les traits antiques de la Femme dans un fauteuil, peinte en 1922 par Picasso ; Philippe Noiret, une coupe de cheveux qui prélude à celle dite Bob créée par Vidal Sassoon dans les années 60 – bourgeois de l’art, aliénés par la passion, en prenant acte, signant contrat tacite et, chose faite, allant finir leur nuit ailleurs.
Chaque monde est sans modulation harmonique et s’inscrit dans un cadre fixe. Monospace et monocordie.
C’est beau et froid comme un glaïeul blanc dans un verre à eau. L’été n’est sensible que dans un certain éclat exaspéré de la lumière.
Seuls les chats, imperceptibles, vont en nombre de l’un à l’autre – et l’insistance de leur passage a sans nul doute une incidence sur la lente venue au jour et à notre conscience de l’égalité sous-jacente qu’Agnès Varda fait courir entre les mondes ?
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