-1-
Eurydice toujours
nue à l’aube du chant
si pâle entre les draps frais
à peine allumée
dans l’ œil d’Aristée
que la course brouille l’image
la mort frappe au talon
Eurydice s’effondre dissoute
sans Orphée le foudroyé
le veuf l’inconsolé
d’être celui qui reste
traînant son ombre
dans l’aube grise
avant le chant
-2-
Ainsi fut Pétrarque
dans l’absence de Laure
si lourde à endurer
qu’il détourna les flots
croyant briser la mort
dans son cœur de rocher
ne trouvant la paix
que dans la tempête des eaux
amants qui passez
ô vous les bienheureux
distraits par les oiseaux
vous ne voyez pas l’ombre
tapie dans les eaux noires
la douleur n’est qu’endormie
-3-
Laure et Pétrarque
comme il rêva peut-être
en promenade dans le fracas des eaux
ô la belle image interdite
malgré le charme puissant du lieu
main dans la main comme amants font
suspendus au murmure de leur bouche
perdus parmi les oiseaux frissonnant
soudain devant telle parole
mais elle dérobée si vite
loin des rochers et des eaux
se garde intacte et noire sous la pierre
du cœur percé comme font cluse
fuse le canzoniere à longs sanglots
-4-
D’ Eurydice ou bien de Laure
qui se souvient de leurs beaux corps
parmi les marchands pavoisés
d’ habits flottant sur la promenade
familles en cortèges
on sort belle-maman
veuve sans tralala
qui rit et parle fort
familles à midi tout épanouies
devant le plat de frites
les enfants jouent et crient
chouinent pour un genou râpé
les mères s’égosillent
leurs voix ricochent sur les eaux
-5-
Et si au premier jour
il avait vu dans son visage clair
la mâchoire saillir sous les orbites creuses
et si le cliquetis des os
dans la marche fière
sur les talons hauts
avait accompagné le corps soyeux
de sa crécelle aigre
aurait-il gardé ses yeux levés
vers celle qui l’éclaira
pour qu’il ne tombe pas
de Laure eût-il chanté
la beauté de la marche
la menant au trépas ?
-6-
Mais jamais on ne voit
l’ombre de la chair
avec son poids de cendres
ni son creux dans le lit
Eurydice aux bras d’ Orphée
avait le corps si plein
qu’il prenait entre ses mains
toute la place de la vie
eau vive toujours nouvelle
qu’elle marche ou qu’elle danse
Eurydice entraîne Orphée
comment entendre le thrène
qui se lève sur ses pas
avant qu’Orphée ne crie ?
-7-
Maintenant il connaît le poids
de l’ombre de la chair
il est écrasé par ce corps absenté
son fantôme impalpable
toute autre est inconnue
même si son pas le ramène
à Eurydice ou son sourire
plus faux d’être celui d’une autre
toute femme le terrifie
d’être ce poids
entre ses bras
quand Eurydice est si légère
dans sa robe fine
transparente sous la pluie
-8-
J’ai perdu mon Eurydice
comme on perd sa clef
Orphée muet devant le seuil
se ferme la seule porte qu’il désirait
reste le cœur à fouiller
sans arrêt tourner et retourner
les images enfuies
jusqu’à ce qu’elles se délavent
photos d’Eurydice
à la neige ou sur la plage
son dos nu brouillé sous la lumière
Eurydice est sous la pluie
toujours de dos déjà voilée
se raye sous les plis
-9-
Jamais si entêtante
Eurydice que dans ce refus
de s’arracher à la mort
et son pas infiniment suspendu
revenir et puis quoi
reprendre la vie où on l’avait laissée
n’être qu’une ombre
à rire et danser sous le soleil
n’être que celle qui attend
qu’Orphée pose son sac et sa lyre
toujours si content d’elle et de lui
elle aime mieux voir son œil sidéré
grand ouvert sur la mort
où se tient Eurydice à jamais retrouvée
-10-
Au labyrinthe des pleurs
ils ont usé leurs pas
épuisé leur voix
perdu leur morte
dérobée au caveau de leurs mots
échappée à la veille des cœurs
ne les tiendront jamais plus
par leur bouche par leurs hanches
restent les draps d’aube sale et d’insomnie
toute la quincaillerie
des souvenirs à ranger
et vogue la tête d’Orphée
le pied levé d’Eurydice
a plus de charme qu’un sonnet
Avril 2014,
Fontaine de Vaucluse