Autour des éditions Alidades : José Ángel Leyva et Filippo De Pisis

Filippo De Pisis, Mais un peu de ta grâce

Les éditions alidades possèdent une collection bilingue qui permet de découvrir un auteur dans sa langue maternelle accompagnée d'une traduction, ici de l'italien par Franck Berger. De Pisis (Ferrare 1896 – Milan 1956) était poète et peintre. S'il obtint moins de notoriété avec sa poésie qu'avec sa peinture — elle représentait l'avant-garde de son époque — il fait néanmoins partie de ces auteurs importants, méconnus, qu'il est opportun de (re)découvrir, d'autant que sa vocation littéraire naquit avant sa vocation picturale et qu'il ne s'en départira jamais.

Édité en Italie par les plus grands, il n'a que très rarement été traduit en France où son œuvre demeure confidentielle, la dernière publication remontant à 1983 dans une traduction d'André Pieyre de Mandiargues. Dans la préface à la réédition de ses Poesie (Garzanti, 2003), Giovanni Raboni affirme : « une tendance psychologique, je dirais, plus encore que culturelle, à la clarté et à la limpidité ; l'adoption d'une forme tout à la fois retenue, et aux accents vibrants et chantants : voilà les traits, si l'on fait le compte, de De Pisis poète. »

L'ANGELOT

La messe dominicale :
mari et femme debout,
devant deux prie-Dieu de paille,
un peu perdus ;
elle, une petite brune, pâle,
lui un jeune employé
qui mène sa barque ;
mais sommeillant sur son épaule
la tête très frêle
d'un angelot blond.
Il a le bras tendu et sa main retombe
comme une fleur rare.
On sent presque jusqu'ici
le souffle léger
de la créature sommeillant.
Les chants maladroits
qui pleuvent de la haute tribune
sont là pour bercer son repos.
Le parfum de l'encens est là pour lui,
lui seul regarde
une rose mourante sur un autel.
Soudain, à l'insu de tous,
descend pour veiller sur son sommeil
son ange-gardien
d'or tout entier fait.

Filippo De Pisis, Mais un peu de ta grâce / Ma un po' della tua grazia, éditions alidades, 2023, 44 pages, 6 €.

On pourrait rapprocher de Pisis de Sandro Penna, de dix ans son cadet, dans ces associations récurrentes chez l'un et l'autre de la joie et de la tristesse. De Pisis lui dédie d'ailleurs un poème :

 

FLEUR POURPRE
À Sandro Penna

 Dans la chaleur pesante de l'après-midi d'été
unique consolation et miel
fleur pourpre
secret pathétique
au nom bucolique
Amaryllis.
[…] Ce peu de force qui me reste, vois,
je t'en fais don, noble fleur,
et assis à tes côtés,
j'attends des merveilles inouïes,
incorrigible que je suis.

 

Toujours chez De Pisis (comme chez Penna) le beau et l'agréable sont liés au tragique, jusques et y compris dans l'affirmation sans ambiguïté et sans tapage de leur homosexualité.

 

DÉPART

Dans le petit torpilleur
un marin à demi-nu,
maigre et suave s'éloigne du port,
assis dans une pose de philosophe antique.
Et il emporte un peu de mon cœur.

 

 Ce sont de petites touches délicates, comme dans le poème CHASSEURS :

 

Ils portent un fusil en bandoulière.
Dans la lumière de la lune
brillent les canons
et aussi les épaules nues
d'un doux adolescent
que le plus âgé porte à califourchon sur le guidon.

 

Pour donner envie de découvrir ce beau livret, je dirai avec De Pisis, dans sa préface à l'édition de 1942 :

J'aime à croire […] que le lecteur attentif puisse trouver dans ce recueil, en quelque sorte, « l'histoire d'une âme », laquelle âme est faite, comme on sait, de rien, mais peut avoir un parfum d'éternité.

∗∗∗

José Ángel Leyva,  LES TROIS QUARTS / TRES CUARTAS PARTES

Voilà une quarantaine d'années que les éditions alidades nous offrent des livres et notamment la collection bilingues qui rend accessibles aux lecteurs les textes de poètes de langues allemande, anglaise, arabe, espagnole, italienne, japonaise, russe et tchèque. Dernière parution : LES TROIS QUARTS / TRES CUARTAS PARTES du Mexicain José Ángel Leyva, traduit par Cathy Fourez et Jean Portante. L'auteur, quant à lui, est très reconnu dans son pays, par ses œuvres (poésie, nouvelles, chroniques littéraires...), également comme éditeur, journaliste et promoteur culturel. Ce recueil donnera une bonne idée de l'écriture de  José Ángel Leyva pour qui, comme le confia un jour Éluard, la poésie doit être ininterrompue.

LA CHIENNE

Est venue la chienne te lécher les chaussures
Elle ronronne et se met à jouer pattes en l'air
Elle attend que tu la grattouilles et la caresses avec la semelle
L'animal manque de mémoire n'a pas de dignité
L'humiliation semble être le fondement de son espèce
            tu t'informes en rage et ne peux éviter la répugnance

Hier avec d'autres enfants tu l'as vue poursuivie et montée par les chiens
Eux ont alors décidé de la punir par dégoût ou pour s'affirmer
L'enseignement du maître ou de qui apprend à soumettre le faible
passait par la force et le jeu malin des juges
Ils l'ont suspendue par les pattes arrière à une poutre
Piñata hurlant de douleur entre les rires et les cris des garçons
Ils la secouaient à coups de bâton et s'amusaient à lui tourmenter
                                                                                                                  [ l'anus et le vagin
La douleur d'autrui est imperméable aux questions
Ce sont des temps de guerre pensais-tu alors que montait en toi
une pulsion de pitié ou de conscience
Tu as donc décidé de freiner le jeu

Cela fait des années que l'image de la chienne te poursuit
Elle est fidèle à ta douleur et à sa torture
Chaque matin elle est là sur le pas de ta porte
Dans son regard aveugle ce sont les mêmes yeux
qui depuis l'enfance demandent pourquoi

Les poèmes s'entachent du réel, comme aimait à le dire très justement l'auteur : ainsi de cette cruelle anecdote relatée ici, imprégnée d'un sentiment souterrain, s'ouvrant vers des abîmes.

Le titre du recueil qui est aussi celui d'un poème — est une allusion à la part d'eau constituant le corps humain (en réalité, c'est moins : plutôt 65 %) et c'est le prétexte pour un flirt métaphysique : Une poignée de terre n'est pas un homme (référence au livre de la Genèse) / Les trois quarts font du rêve la substance et le poème teinté de transcendance se raccroche néanmoins au réel (et à la déréliction) dans sa conclusion : Du temps il y en a et de la soif pour attendre la mort / sous l'arbre sans feuilles qui jette de l'ombre / L'absence de dieu chasse la peur / Le père et le fils stimulent la synapse / qui laisse voir leur commune solitude sous les ponts / les trois quarts liquides de l'homme

Ces  trois quarts évoquent inévitablement une incomplétude, le quart manquant, amenant le poète à douter de sa propre identité.

MIROIR

Étranges les poches des paupières
Les lignes intriguent sur le front
Il m'observe
avec des yeux de verre de stupeur de mort
Que répondre à un inconnu
la tête embrouillée par les nuits
Le miroir se remplit de petits points
s'assombrit
S'en vont l'image et la couleur
Je me dilue dans des ombres capables d'ignorer
les certitudes d'un moi qui n'est pas le mien
Je suis encadré dans l'écran
J'ignore la langue familière
Reflets de cette langue obscène de mon silence
C'est le même nez
Profondes entrées sur le front
Petites oreilles et cheveux noirs
les yeux sombres le teint la forme du visage
Je ne peux cependant pas attester
que derrière les épaules
il y a un dos dans le vide

 

Le poète est également voyageur, il n'en retire pas un bouquet d'images pittoresques ; toujours une question essentielle est posée, comme dans SON PRÉNOM EST BAGDAD : — Les bombes éteignent-elles la couleur du soleil / ou ôtent-elles l'ombre aux gens ? — / Me demande l'enfant de sa voix de sage

Il est attentif à l'Humanité, toute l'Humanité, comme dans ce poème qui dépeint en une merveilleuse parabole l'apprentissage du langage par un jeune enfant.

ÁNDER (QUATRE ANS)

Tout
     est le mot qui fait le tour de ses mains
Tout
     marche dans l'horloge biologique du jeu et de la question
Il pousse dans la maison sa petite boule d'éponge en solitude
absorbé il lui fait monter l'escalier
                                       marche après marche
Il descend et condescend jusqu'à dormir sans elle
Il bouge ses yeux affamés autour du jour
Il ne sait rien des ignorances
Il recommence son travail de scarabée dans le langage
De nuit il en colle les parties avec sa salive
Il se replace derrière la balle
Parmi les résidus de langues et de signaux grandit
son objet verbal
le tour inutile de l'horloge que ses petites mains
retardent remontent avancent désordonnent
Le mot tout commence son tour
                                                 son vide

 De cette Humanité, aussi bien il s'attache à une commère : Assoiffée dans du miel de figue et de plaisirs / Dense arôme de sueur et de larmes / Enlaçant l'encadrement de la porte […] suspendue à la nuit / elle se berce dans la canicule

 Avec ce recueil, c'est un magnifique ensemble choral qui se donne au lecteur ; mêlant l'apparente anecdote à la réflexion philosophique, sans s’appesantir, il touche sans conteste à l'universel.

José Ángel Leyva,  LES TROIS QUARTS / TRES CUARTAS PARTES, éditions alidades, 2024, 64 pages, 7 €.

Présentation de l’auteur

Présentation de l’auteur




Sophia Parnok, l’incontournable oubliée

Présentation et traduction Rola Younes

 

Née en 1885 à Taganrog, ville de natale de Tchekhov, Sophia Parnok fut poète, traductrice et critique littéraire. Celle que l’on surnommait « la Sappho russe » est la première poétesse ouvertement lesbienne de la littérature russe. On la connaît aujourd’hui surtout en raison de sa liaison avec Marina Tsvetaieva, à qui elle a inspiré un recueil, L’Amie, ainsi que sa Lettre à L’Amazone, mais Parnok mérite d’être connue pour son œuvre poétique très personnelle. En effet, elle innove en écrivant à partir de ses relations homosexuelles personnelles, à l’encontre des clichés sur le lesbianisme qui régnaient à l’époque, empruntés à la littérature décadente française, tels qu’ils se manifestent par exemple dans le poème de Baudelaire intitulé Femmes damnées. Par ailleurs, les femmes que Parnok évoque dans ses poèmes et à qui elle s’adresse sont des êtres incarnés, et non pas des abstractions idéalisées comme la « belle dame » chère à Alexandre Blok. 




Issue d’une famille juive culturellement assimilée, Parnok se convertit à l’âge adulte au christianisme orthodoxe, et la religion forme, avec l’amour lesbien, ses deux grands thèmes de prédilection. C’est d’ailleurs pour ses poèmes religieux qu’elle subit d’abord la censure du pouvoir soviétique, avant de perdre toute possibilité de publier pendant les dernières années de sa vie ce qui, paradoxalement, libérera sa créativité poétique. 

L’œuvre de Parnok est aussi marquée par un grand sentiment d’urgence. Comme Tchekhov, elle se sait condamnée par la maladie – dans son cas, une affection auto-immune de la thyroïde qui l’emportera en 1933, à l’âge de 48 ans. Si elle avait vécu au-delà, elle aurait peut-être été l’objet des grandes purges de 1937-1938 qui, dans le milieu littéraire, ont particulièrement visé les traducteurs. 




Sofia Parnok - Je t'aime dans ton immensité... - (poème), lecture d'I.N.Lyamshin

Son œuvre a été partiellement traduite en anglais dans sa biographie établie par Diana Burgin, intitulée Sophia Parnok. The Life and Work of Russia’s Sappho. Nous présentons ici la première traduction française de ses poèmes. Pour l’original russe, nous nous sommes appuyés sur la compilation effectuée par Sophia Poliakova, dans l’édition publiée à Saint-Petersbourg en 1998 par Inapress.

J’ai découvert l’œuvre de Sophia Parnok à Beyrouth à l’été 2024, en pleine crise du Moyen-Orient. J’ai été séduite par son écriture très personnelle et par l’indépendance qu’elle a toujours cherché à conserver, et j’ai eu envie de faire connaître ses poèmes. Traduire Sophia Parnok à Beyrouth entre deux bombardements était ma manière de faire un pied-de-nez à tous les belligérants.


∗∗∗

Sophia Parnok en 1922.

Моя любовь! Мой демон шалый!
Ты так костлява, что, пожалуй,
Позавтракав тобой в обед,
Сломал бы зубы людоед.

Но я не той породы грубой
(К тому ж я несколько беззуба),
А потому, не теребя,
Губами буду есть тебя!

Март 1932

Mon amour, mon démon extravagant !
Tu es si maigre que probablement
Le cannibale qui te mangera au jour levant
Se fracturera les dents.

Mais je n’ai pas cette vulgarité
(Sans compter que je suis quelque peu édentée),
Par conséquent, sans forcer 
Des lèvres, je te mangerai !

Mars 1932

Ворвался в моё безлюдье,
Двери высадил ногой.
Победителя не судят,
Своевольник молодой!

Что ж, садись и разглагольствуй,
Будь как дома – пей и ешь,
Юное самодовольство
Нынче досыта потешь.

Опыт мой хотя и долог, –
Этот вид мне не знаком,
И любуюсь, как зоолог
Новоявленным зверьком.

Et il a déboulé dans mon malheur
Ouvrant les portes d’un coup de pied
L’histoire ne juge pas les vainqueurs
Ni les jeunes gens déterminés !

Eh bien, assieds-toi, puisque tu es là,
Parle-moi, jeune autosatisfait,
Bois donc et mange, fais comme chez toi
Tu transpireras à volonté !

J’ai déjà une bien longue expérience
Mais je n’ai rien vu de similaire
Voilà que j’admire en femme de science
La bête apparue dans mon désert.

В те дни младенческим напевом
Звучали первые слова,
Как гром весенний, юным гневом
Гремел над миром Егова,

И тень бросать учились кедры,
И Ева - лишь успела пасть,
И семенем кипели недра,
И мир был - Бог, и Бог - был страсть.

Своею ревностью измаял,
Огнем вливался прямо в кровь...
Ужель ты выпил всю, Израиль,
Господню первую любовь?

3 июня 1921

En ces jours-là, comme un chant de l’enfance
Les mots originels résonnèrent
Foudre printanière, ire de jouvence
Dieu tonna au-dessus de la terre.

Eve eut seulement le temps de chuter
Les cèdres apprirent l’art des ténèbres
Dans les entrailles, la sève bouillait
Le monde était Dieu, Dieu était fièvre.

Et par sa jalousie il t’écartèle
Dans ton sang, il a versé son feu…
Aurais-tu englouti, ô Israël
Tout le premier amour de Dieu ?

3 Juin 1921

Каин

«Приобрела я человека от Господа»,
И первой улыбкой матери
На первого в мире первенца 
Улыбнулась Ева.

 «Отчего же поникло лицо твое?»
— Как жертва пылает братнина!—
И жарче той жертвы–соперницы
Запылала ревность.

Вот он, первый любовник, и проклят он,
Но разве не Каину сказано:
«Тому, кто убьет тебя, всемеро
Отмстится за это»?

 Усладительней лирного рокота
Эта речь. Ее сердце празднует.
Каин, праотец нашего племени
Безумцев — поэтов!

Caïn

« J’ai acquis un homme avec l’Eternel »
Et Eve eut un sourire
Le premier sourire maternel
Brilla sur le premier premier-né du monde.

« Pourquoi ton visage est-il sombre ? »
Comme l’offrande brûle, frérot !
Plus ardente que l’adversaire offrande
Est la jalousie flamboyante

 Voilà le premier amant, et il est maudit
Mais Dieu ne lui a-t-il pas promis :
« Si quelqu'un, Caïn, te tuait,
Sept fois tu seras vengé » ?

Plus douce que la lyre et son chant
Cette parole que le cœur fête
Caïn, l’ancêtre de notre clan
Des fous … et des poètes ! 

Ф. Г. Раневской

Я тебе прощаю все грехи,
Не прощаю только этих двух:
Про себя читаешь ты стихи,
А целуешь вслух.

Веселись, греши и хорошей,
Только помни мой родительский наказ —
Поцелуй, мой друг, не для ушей,
Музыка, мой ангел, не для глаз.

Pour F. G. Ranevskaïa

Je te pardonne tous tes péchés
Mais je retiens les deux suivants :
Tu lis des poèmes à toi-même, cachée,
Et tes baisers sont trop bruyants.

Pèche et gagne en beauté en ces jours joyeux,
Ecoute seulement, mon enfant, ce conseil –
La musique, mon ange, n’est pas pour les yeux.
Ni le baiser, mon amour, pour les oreilles.

В синеватой толще льда
Люди прорубили прорубь:
Рыбам и рыбешкам - продух,
Водочерпиям - вода,
Выход - путнице усталой,
Если напоследок стало
С жизнью ей не по пути, -
Если некуда идти!

26 октября 1931

Ils ont creusé un trou fumant
Dans l’épaisseur bleutée de la glace :
De l’air pour les poissons, petits et grands
De l’eau pour les porteuses d’eau lasses
Et une issue pour la voyageuse fatiguée
S’il s’avère que la vie enfin 
Ne prends pas le même chemin,
Si elle n’a nulle part où aller !

26 octobre 1931

На исходе день невзрачный,
Наконец, пришел конец...
Мой холодный, мой прозрачный,
Стих мой, лед-ясенец!

Никому не завещаю
Я ненужное добро.
Для себя лишь засвечаю
Хрустали и серебро, -

И горит моя лампада,
Розовея изнутри...
Ну а ты, кому не надо,
Ты на пир мой не смотри...

Здесь полярный круг. Недаром
Греюсь на исходе дня
Этим сокровенным жаром
Застекленного огня.

22 -23 октября 1931

Voici donc enfin venue la fin
De ce jour banal déclinant
Mon vers froid, cristallin,
Et mon buisson cryo-ardent !

Je ne lègue à personne sur terre
Mes biens inutiles, encombrants
Et c’est pour moi seule que j’éclaire
L’or, le cristal et le diamant,

Et ma lampe brûlera encore
De son intérieur rosissant
Quant à toi, qui es indifférent,
Ne regarde pas mon trésor…

Ici, au cercle polaire arctique
Je me chauffe, crépusculaire
A la chaleur intime et cryptique
De ce feu transformé en verre.

22-23 octobre 1931

Жила я долго, вольность возлюбя,
О Боге думая не больше птицы,
Лишь для полета правя свой полет...
И вспомнил обо мне Господь, - и вот
Душа во мне взметнулась, как зарница,
Все озарилось. - Я нашла тебя,
Чтоб умереть в тебе и вновь родиться
Для дней иных и для иных высот.

1924

Longtemps je vécus, éprise de liberté
Ne pensant pas à Dieu plus qu’un oiseau
Prenant mon envol pour le plaisir du vol
Mais le Seigneur se souvint de moi, et voilà
Mon âme comme l’éclair s’enflamma
Tout s’illumina. – Je t’ai trouvée,
Pour mourir en toi et renaître encore
Pour d’autres jours et d’autres sommets.

1924

Чья воля дикая над нами колдовала,
В угрюмый час, в глубокий час ночной —
Пытала ль я судьбу, судьба ль меня пытала,
Кто жизнь твою поставил предо мной?

Сердца еще полны безумством нашей ночи,
Но складка мертвая легла у рта;
Ненужные слова отрывистей, жесточе;
В глазах у нас застыла пустота...

Зловещий замысел! Отравленные краски!
Какой художник взял на полотно
Две одинокие трагические маски,
И слил два тела чуждые в одно?

1911

Quelle volonté sauvage nous a ensorcelées
A cette heure morose de la nuit infinie
Ai-je tenté le destin, ai-je été tentée,
Qui donc a posé devant moi ta vie ? 

Le cœur est plein de notre folie obscure,
Mais à ta bouche déjà se meurt une ride
Les mots inutiles sont plus cruels et durs ;
Et dans nos yeux, déjà, gèle le vide …

Oh, dessein funeste ! Oh, couleurs toxiques !
Quel peintre a représenté sur son linceul
Deux masques solitaires et tragiques,
Unissant deux corps étrangers en un seul ?

 1911

Жить, даже от себя тая,
Что я измучена, что я
Тобой, как музыкой, томима!
Жить невпопад и как-то мимо,
Но сгоряча, во весь опор,
Наперерез, наперекор, -
И так, на всем ходу, с разбегу
Сорваться прямо в смерть, как в негу!.

24 марта 1932

Vivre, en cachant même à soi
Que je suis épuisée, et par toi
Tourmentée, comme par la musique !
Vivre à contretemps, comme en oblique
Mais vivre à vif, précipitamment
A contre-corps, à contre-courant
Et prenant mon élan, me jeter
Dans la mort comme dans la volupté !

24 mars 1932

Евреям

Пусть притесненья, униженья,
Усилят многолетний гнет -
Они ускорят пробужденье,
И дух еврейский оживет.

Он оживет, он затрепещет,
Он всполошит всех - и тогда
Над темной бездною заблещет
Уже потухшая звезда.


бессмертен смирением своим!
Другого нет, кто бы судьбой печальной
Мог бы сравнится с ним...

 1903

Aux Hébreux

Que l’injustice et l’humiliation
S’ajoutent à l’oppression séculaire
Elles hâtent la résurrection,
De l’esprit hébreu millénaire. 

Il ressuscitera, tremblera,
Ebranlera le monde - au-dessus
De l’abîme sombre, brillera
L’étoile déjà révolue.


Immortel par son humilité !
Il n’y a nul dont le triste destin
Puisse être comparé au sien…

1903

Мне кажется, нам было бы с тобой
Так нежно, так остро, так нестерпимо.
Не оттого ль в строптивости тупой,
Не откликаясь, ты проходишь мимо?

И лучше так! Пускай же хлынет мгла,
И ночь разверзнется еще бездонней, -
А то я умереть бы не могла:
Я жизнь пила бы из твоих ладоней!

Какие б сны нам снились наяву,
Какою музыкой бы нас качало -
Как лодочку качает у причала!..
Но полно. Проходи. Я не зову.

Март 1932

Ce qu’ensemble nous aurions vécu, je crois,
Si tendre, si vif, si insoutenablement…
Est-ce pourquoi tu passes ainsi devant moi
Sans me répondre, par stupide entêtement ?

Et tant mieux ! Laissons les ténèbres rugir
Et que la nuit devienne encore plus infinie
Car autrement, je ne pourrais pas mourir :
Je boirais à même tes deux paumes la vie.

Quels rêves se seraient réalisés – ah !
Quelle musique nous aurait alors bercé
Tout comme les flots bercent le bateau à quai
Mais soit. Passe donc. Je ne t’appelle pas.

Mars 1932

La traductrice, Rola Younes, après avoir enseigné la philosophie pendant plusieurs années, s’est réorientée vers l’écriture et la traduction.  




Présentation de l’auteur




Regard sur la poésie Native American — Emerald (ᏃᏈᏏ) GoingSnake : le poème fait chair

Par Béatrice Machet, (toute ma gratitude envers Emerald qui a répondu à mes questions, et mes remerciements envers les sites qui ont publié sa poésie.)

Emerald « noquisi ( ᏃᏈᏏ)» GoingSnake est une poètesse membre des nations Cherokee (Ah-ni-ki-tu-wa-gi ou Giduwa)  et Mvskoke d’Oklahoma. Elle a été membre du panel de la conférence 2022 de la Western Literature Association et ses poèmes ont été  publiés dans le Tribal College Journal, sur Poem-a-Day (Academy of American Poets), surTerrain.or, etc. Emerald est actuellement en troisième année d’études à l’Institute of American Indian Arts de Santa Fe, au Nouveau-Mexique, où elle s’essaie à la fois à la poésie et à la non-fiction créative.

Elle prévoit d’obtenir une maîtrise en création littéraire après l’obtention de sa licence. Le 18 juillet 2024, Emerald a reçu le prix Maureen Egen Writers Exchange de poésie, ce qui la propulse à la connaissance des agents littéraires, des éditeurs, c’est donc une occasion d’avancer dans sa toute jeune carrière de poète. Elle a entrepris l’écriture d’un manuscrit de poésie intitulé « In Memory » (en mémoire). À propos du travail d’Emerald GoingSnake, Jake Skeets (poète Navajo) a déclaré : « Ces poèmes sont une incarnation, chaque pause et chaque battement sont quelque chose de ressenti, comme une danse,  ou comme deux oiseaux se balançant dans les airs. Les poèmes placent la poésie autochtone en dialogue avec le paysage poétique américain plus large, dans ce qui semble être un timing parfait alors que nous nous tournons vers la langue pour aider à renforcer nos communautés. »

En outre, en 2023, Emerald a reçu une bourse de l’ I.N.A.P.O. ( association de poètes Indiens sous la responsabilité de Kim Blaeser), ce qui est le signe qu’elle a été remarquée et distinguée comme un talent émergent (tout comme Mary Leauna Christensen présentée dans cette rubrique, https://www.recoursaupoeme.fr/regard-sur-la-poesie-native-american-mary-leauna-christensen-une-jeune-et-nouvelle-voix/?print=print).

Il faut aussi noter qu’Emerald est la descendante du leader Cherokee du nom de Going Snake (à cette époque les deux mots étaient séparés ; en Cherokee : I-na-du-na-i qui s’écrit ᎢᎾᏚᎾᎢ selon l’alphabet Cherokee), né en 1748 sur le territoire Cherokee (actuelle Géorgie, près du lac Nottely) et mort probablement en 1840. Connu pour avoir été l’un des bras droit de John Ross (faisant figure de leader principal des Cherokees, alors considérés comme « civilisés » car ils avaient adapté leur mode de vie au modèle occidental en espérant ne pas être expulsés de leurs terres), Going Snake devint en 1808 le représentant du Conseil national pour le district d'Amohee (situé dans l'actuel comté de Polk, dans le Tennessee), puis Goingsnake fut élu en 1827 comme président du Conseil national. Les membres de l’équipe qui secondait John Ross essayaient par tous les moyens, négociations y compris, d’éviter la perte du territoire et la déportation du peuple Cherokee. Malgré les traités et les accords, trahis par le major Ridge, les Cherokees furent contraints de céder leurs terres et furent chassés par les forces américaines de leur patrie dans le sud-est des États-Unis. Going Snake, alors âgé de 80 ans, les accompagna sur la Piste des Larmes en 1838. Il construisit une nouvelle maison dans le territoire indien (Oklahoma), mais mourut peu de temps après son expulsion. La nation cherokee célébra sa mémoire en nommant l'une de ses subdivisions politiques qui devint en 1840 le « district de Going Snake ».  Il a été enterré près de sa cabane, et le lieu de la tombe a été marqué plus tard par une pierre tombale portant l'inscription : « Chief Going Snake, Famous Cherokee Orator, Born 1758 ». (Chef Going Snake, célèbre orateur Cherokee, il semblerait donc qu’Emerald ait hérité de son talent à manier la langue). Une rue de Tahlequah, la capitale de la nation Cherokee sur la réserve qui lui a été allouée en Oklahoma, a également été nommée en son honneur. 

Quitter les siens, sortir de sa réserve, n’est pas simple pour un membre d’une communauté Indienne. Les codes sociaux, les interactions et les modalités d’échange entre humains sont très différents à l’extérieur. D’un côté un principe de solidarité, de l’autre l’individualisme forcené et la compétition à outrance. C’est donc insécurisant, c’est faire l’épreuve de la solitude et du racisme. Et c’est aussi un sacrifice consenti par la communauté comme par l’étudiant-e pour qu’un jour le savoir acquis puisse servir les intérêts des nations Indiennes. Emerald a expliqué pourquoi elle avait écrit le poème reproduit ci-dessous : alors qu’elle se retrouvait au Nouveau-Mexique pour poursuivre ses études, loin de chez elle pour la première fois, sa grand-mère s’est retrouvée placée dans un établissement de soins pour cause de démence. Le poème qui suit évoque ce moment de «deuil » en même temps que l’autrice s’adresse un poème d’amour, de bienveillance envers elle-même, une façon de ne pas sombrer dans la culpabilité, une façon de se concocter un remède contre la peine tout en gardant vivant le souvenir et le lien. Le titre vient d’un vers du poème de Frank O’Hara :   « Katy », qui a été plus tard réutilisé par Roger Reeves et Ocean Vuong, ce dernier suivant le modèle de son aîné, c’est-à-dire qu’il a introduit son nom dans le poème lui-même (ce qui donne : Some day I’ll love Frank O’Hara ; Ocean, don’t be afraid.). Emerald dit : « Dans ma version, j’ai laissé tomber mon nom, permettant à l’amour, qui viendra un jour, de m’atteindre, d’atteindre ma grand-mère, d’atteindre ce moment dans le temps où je ressens une sorte de chagrin presque tous les jours. »

Someday I’ll Love

After Frank O’Hara

like I dreamt of the lamb—slaughtered,
           forgotten,
lying on porcelain tile, on crimson-filled grout—
           and woke up thinking of my grandmother,
of her Betty Boop hands that held
marbled stone, held dough-balled flour,
held the first strands of my hair floating atop the river—

like winter apples, the ones that hang outside
my living room window and survive first snowfall
to feed the neighborhood crows,
           how they fall
beneath my boots, staining my rubber
soles with epigraphs of rot, epigraphs
           of fors, of dears, of holding on till frost’s end.

Someday I will see long-forgotten fingerprints
on the inside of my eyelids as I go to sleep,
as I close my eyes for silence on a Wednesday,
mourning—seeking—creases and smile lines,
           porch lights and swing sets,
summer nights of lightning bugs and Johnny Cash.

I think it will be a Tuesday, or maybe someday
is yesterday, is two months from now, is going
to be a day when I forget what I’m supposed
           to be remembering.

For now, I will paint my nails cradle, adorn
my skin in cloth that doesn’t choke,
tell my bones that they are each
            a lamb            
                       remembered.

Copyright © 2024 by Emerald ᏃᏈᏏ GoingSnake. Publié sur Poem-a-Day le 7 November 2024, par l’ Academy of American Poets.

 

 

Un jour j’aimerai

     Après Frank O’Hara

comme si j'avais rêvé de l'agneau - abattu,
oublié,
gisant sur du carrelage en porcelaine, sur un joint imbibé de pourpre-
et que je me réveillais en pensant à ma grand-mère,
à ses mains de Betty Boop qui tenaient
des pierres marbrées, tenaient des boules de farine, tenaient
les premières mèches de mes cheveux flottant à la surface de la rivière-

comme des pommes d'hiver, celles qui pendent
devant la fenêtre de mon salon et survivent aux premières chutes de neige
pour nourrir les corbeaux du quartier,
comme elles tombent
sous mes bottes, tachant mes semelles en caoutchouc
d'épigraphes de pourriture, d'épigraphes
de pours, de chéris, de tenir jusqu'à la fin des gelées.

Un jour, quand je m'endormirai je verrai
des empreintes digitales oubliées
depuis longtemps à l'intérieur de mes paupières,
quand je fermerai les yeux pour faire silence un mercredi,
en deuil - en quête - de plis et rides du sourire,
de lumières sous le porche et de balançoires,
de nuits d'été de lucioles et de Johnny Cash.

Je pense que ce sera un mardi, ou peut-être qu’un jour
c'est hier, dans deux mois, ce sera
un jour où j'oublierai ce dont je suis censée
me souvenir.

Pour l'instant, je vais peindre mes ongles en forme de berceau, orner
ma peau d'un tissu qui ne m'étouffe pas,
dire à mes os qu'ils sont chacun
un agneau
dont on se souvient.

Emerald GoingSnake, Someday I'll love, lecture par l'auteure, podcast Poem-a-Day, Spotify, https://open.spotify.com/episode/12pxJ85uuMH5JclJHWtwxy

Dans le poème suivant, encore un poème « d’après » qui témoigne de la phase d’apprentissage dans laquelle Emerald se voit puisque étudiante, la présence et l’épaisseur du mythe, la complicité avec les éléments,  même si ceux-ci sont rudes ou mourants, montrent comment la transmission, y compris de poèmes, est possible.  Ainsi la chaîne du vivant n’est pas interrompue. Ce poème montre comment l’esprit Indien capte le message et se donne pour mission de le faire circuler, comment cette profonde compréhension du vivant s’incarne jusque dans le poème devenu à la fois témoin et témoignage de la résistance et de la survie. Cette scène inaugurale pour finir nous dit qu’il suffit de lire la partition offerte par les branches de cèdre, qu’il suffit d’entendre le langage délivré par la fumée rituelle d’aiguilles de cèdre brûlées pour y trouver un poème, entre les lignes du bouleau par exemple.

In the Beginning

     After Donika Kelly’s “In the Beginning”
 
In the beginning, there was only this lake
pounding harsh against the jagged rocks—

this brutal beating below bark shadowed
blue by afternoon waves.
The wind blows

frigid against my uncovered ear tips, as the
birch’s roots lie upturned, body moss-covered—

new flesh forming in her finality. Flat cedar
branchlets parallel the horizon; their fallen

needles soften my steps on this forest floor.
I taste their burnt smell in my throat as they

greet me: A poem lies in the lines of the birch.
When the birch doesn’t speak, I don’t ask

for a translation.

Au commencement

     d’après “In the Beginning”de Donika Kelly

Au commencement, il n’y avait que ce lac
qui martelait durement les rochers déchiquetés –

ce battement brutal sous l’écorce ombrée
de bleu par les vagues de l’après-midi. Le vent souffle

glacial contre mes oreilles découvertes, tandis que le
bouleau gît racines nues en l’air, le corps couvert de mousse –

de sa finalité une nouvelle chair se forme. Des
branches de cèdre plates lancées parallèles à l’horizon ; leurs

aiguilles tombées adoucissent mes pas sur ce sol forestier.
Je sens leur odeur de brûlé pénétrer ma gorge lorsqu’elles

me saluent : un poème repose entre les lignes du bouleau.
Quand le bouleau ne parle pas, je ne demande

pas de traduction

Le poème qui suit associe deux façons de ressentir la nostalgie : nostalgie du souvenir associé au biographique et nostalgie d’un état du territoire avant la construction du lac, territoire qu’on imagine exempt de pollution, avec un paysage intact et comme « vierge ». Territoire présenté comme analogue du corps de l’autrice. Une façon de dire et redire combien la perception Indienne comprend et associe l’appartenance de l’humain au territoire jusqu’à faire de son propre corps une partie du dit territoire. Avec pour corollaire que les différentes langues parlées par les différentes nations Indiennes leur ont été données par le territoire qu’elles occupaient chacune, et qu’avec ces différentes langues, les amérindiens qui sont une partie du territoire, parlent littéralement leurs différents territoires.

Sonnet for the Lighthouse at East Wharf

     After Donika Kelly’s “I love you. I miss you. Please get out of my house.”

 

Nothing today hasn’t happened before: the gravel
pile on the side of state highway 82, Canadian geese
eating crumbs near the lake’s walkways, pink sunset
against that yellow sky. Today’s winter air smells like
the middle of Oklahoma, and I know when it snows
and lines the tops of my neighbors’ balconies, I will
pretend I’m in your old apartment. Stale morning
air in my lungs. Birds swaying on the powerlines.

I am trying so hard to recognize my body for what
it is: silk undone, silk unbecoming. The only time I
visited that lighthouse on Lake Hefner, I almost slipped
on the rocks cascading toward the water. I deleted every
photo taken that day. But still I see the locked green
door, your cold hands peeking from under your sleeves.

https://www.terrain.org/2024/poetry/emerald-goingsnake/

 

Sonnet pour le phare d'East Wharf

 

D'après « Je t'aime. Tu me manques. Sors de chez moi » de Donika Kelly
Rien de ce qui s’est passé aujourd’hui qui ne soit déjà arrivé : le tas de gravier
sur le bord de la route nationale 82, les oies canadiennes
se nourrissant de miettes près des allées du lac, le coucher de soleil rose
sur ce ciel jaune. L’air hivernal aujourd’hui sent comme
au milieu de l’Oklahoma, et je sais que lorsqu’il neige
et qu’elle recouvre le haut des balcons de mes voisins, je
fais semblant d’être dans ton ancien appartement. L’air vicié du matin
dans mes poumons. Les oiseaux se balançant sur les lignes électriques.

J’essaie si fort de reconnaître mon corps pour ce qu’il
est : de la soie défaite, de la soie inconvenante. La seule fois où j’ai
visité ce phare sur le lac Hefner*, j’ai failli glisser
sur les rochers qui dévalaient en cascade vers l’eau. J’ai supprimé toutes
les photos prises ce jour-là. Mais je vois toujours la
porte verte verrouillée, tes mains froides furtives sortant de sous tes manches.
00:00

 *Lac artificiel, situé au nord-ouest d'Oklahoma City, le lac Hefner a été construit en 1947 et constitue l'un des réservoirs d’eau potable de la ville.

Sonnet for the Lighthouse at East Wharf, lecture par l'auteure, https://www.terrain.org/2024/poetry/emerald-goingsnake/

Voici un poème qui illustre la façon dont les Indiens d’Amérique se voient comme partie d’un lieu vu comme organisme et non seulement paysage. C’est ce sentiment fort d’appartenance à la terre qui les lie et les fait se sentir responsables des endroits où ils vivent car ils sont toujours dans une relation d’échange et de réciprocité.

 

I Find Remnants of Home in the Map of My Body

     After Donna Spruijt-Metz’s “Hoof”
 
Is it that I have had a richness
in this greenery            or an anguish
             unspoken?

The dogwood blooms through
the left side of my body—I find
roots spreading instead of veins.

             In a dream, I ask: where is home?

Fence lines wrinkle across my brow;
to unfurrow would be to completely
             undo myself.

Through closed eyes I watch
my legs fold themselves. I tire of
the ribbon that ties together my intestines.

In my hair lives a tiny bird. It brings
an apple seed back to its nest. I hear
swallowing,
             then quiet.

 https://www.terrain.org/2024/poetry/emerald-goingsnake/

 

Je trouve des vestiges de chez moi dans la carte de mon corps

     D'après « Hoof » (sabot) de Donna Spruijt-Metz

 Ai-je fait l’expérience d’une abondance
dans cette verdure        ou d’une angoisse
non exprimée ?

Le cornouiller fleurit en travers
du côté gauche de mon corps — je trouve
des racines qui se propagent au lieu de veines.

Dans un rêve, je demande : où est chez moi ?
Les lignes de clôture se froissent sur mon front ;
défricher serait me défaire
complètement.

Les yeux fermés, je regarde
mes jambes se replier. Je me lasse
du ruban qui attache mes intestins.

Dans mes cheveux vit un petit oiseau. Il rapporte
un pépin de pomme à son nid. J'entends
une déglutition,
puis le silence.

Santa fe est la ville où Emerald étudie, et à propos de son expérience à l’institut des arts amérindiens, elle raconte : « Je suis arrivée à l'Institute of American Indian Arts (IAIA) en début d’automne 2022 et j'ai eu la chance d'apprendre auprès de James Thomas Stevens (Akwesasne Mohawk), Anne Haven McDonnell et Kim Parko aussi bien dans le domaine de la poésie que de l’écriture créative de non-fiction. Stevens a été mon principal professeur de poésie, et je crois fermement que c'est grâce à ses encouragements, son mentorat et sa profonde compréhension de la poésie que mon travail a pu se développer comme il l'a fait. Je me sens chanceuse de fréquenter l'IAIA ; j'ai été transférée dans cette institution après avoir d'abord fréquenté deux institutions plus grandes et j'ai rapidement réalisé que les opportunités qui existent pour les écrivains autochtones, et plus particulièrement les poètes autochtones, à l'IAIA étaient inégalées malgré le fait qu'il s'agisse d'une communauté plus petite avec un accès moindre aux ressources dont je disposais dans mes institutions précédentes. Je suis rapidement devenue un membre de cette communauté particulière, en suivant des cours qui ont poussé mon écriture dans de nouvelles directions aux côtés des pairs talentueux qui ont composé chacune de mes classes. Je suis immensément reconnaissante d’avoir reçu les commentaires, le soutien au sein de cet espace de la part de mes pairs et d'autres artistes émergents, ainsi que les bienfaits de la communauté partagée. »

Voici comment la ville de Santa Fe et ses environs, le paysage autour, si caractéristique du Nouveau-Mexique, travaille dans sa poésie :

.

Santa Fe poem 

the windows were down the day
you found me opened splayed
like the figs on the glass plate in front of me
ripening sweetening my bloodstream

and it was a humid June night when the lilies
shadowed your jaw when I crawled into the forest
of your ribcage when the ceroid cacti bloomed
in a southern desert and our frozen waters
cracked
collided
when I learned my hand feels foreign in my own hand

and still now sap drips down your face
gnats stick to our sweaty cheeks braided
in our hair during summer drought
and then there is after:

we cut a hole in the adobe roof
our legs intertwined
while the night sits
green
my belly burning red
wet fruit dampening
my palms

https://frozensea.org/emerald-goingsnake

Poème de Santa Fe

Les vitres des fenêtres étaient baissées le jour où
tu m'as trouvée ouverte étalée
comme les figues sur la plaque de verre devant moi
qui mûrissaient sucraient mon sang

et c'était une nuit humide de juin quand les lys
ont fait de l'ombre à ta mâchoire quand j'ai rampé dans la forêt
de ta cage thoracique quand les cactus cierges ont fleuri
dans un désert du sud et que nos eaux gelées
se sont fissurées
sont entrées en collision
quand j'ai appris que ma main se sent étrangère dans ma propre main

et encore maintenant la sève coule sur ton visage
à nos joues moites collent les moucherons tressés
dans nos cheveux pendant la sécheresse estivale
et puis il y a l'après :

nous découpons un trou dans le toit en adobe
nos jambes entrelacées
tandis que la nuit s’assoit
verte
mon ventre brûle rouge
fruit humide mouillant
mes paumes

Original header photo by Sezamnet, courtesy Shutterstock.

Des images fortes, la présence du corps toujours, associé au paysage, au territoire, le malaise prégnant de se sentir coupée en deux, entre deux mondes, entre deux langues, entre deux cultures … mais l’après semble radieux, fertile, et fidèle à la « Beautiful Red Road », la voie rouge chère aux amérindiens, celle qu’ils s’efforcent de suivre pour garder leur identité et ce qu’ils comprennent comme le sens de la vie, pour honorer leur passé et faire vivre leur culture au présent dans sa puissante authenticité, en lien avec la terre et le cosmos, dans un but d’harmonie.

Souhaitons bonne chance et bon voyage en poésie à cette jeune femme qui sait, parce que vécu dans sa chair, nous faire ressentir ce qu’il en coûte d’être une « Native American » aux États-Unis. Mais qui sait aussi grâce aux images fortes employées, nous faire toucher du doigt ce qu’il y aurait à gagner pour notre société, à vivre selon les principes et les philosophies amérindiennes. Et pour cela, wado, ᎠᎾᎵᎮᎵᎬ, grand merci à elle.

Poème amérindien en langue Navajo -- « poème indien », Dinni-e Sim.

Présentation de l’auteur




Gabriela Mistral : voix une et pluri-elles

Gabriela Mistral, pseudonyme de Lucila Godoy Alcayaga, est une figure incontournable de la littérature latino-américaine. Première femme latino-américaine à recevoir le Prix Nobel de Littérature en 1945, elle incarne une voix unique qui a su transcender les frontières de son époque. Son œuvre, imprégnée d’un profond humanisme, se distingue par un engagement éthique et esthétique qui continue de résonner aujourd’hui. Cet article explore comment Gabriela Mistral s’inscrit dans son époque, sa contribution à la poésie latino-américaine, sa posture féministe, et les avancées qu’elle a apportées à la littérature chilienne.a

Une poète dans une époque

Gabriela Mistral a évolué dans une période marquée par de profonds bouleversements sociaux et politiques en Amérique latine. La fin du XIXe et le début du XXe siècle voient l’émergence de mouvements révolutionnaires et de luttes pour l’émancipation des peuples indigènes, ainsi que des revendications pour une meilleure justice sociale dans des sociétés fortement inégalitaires. Des réformes agraires, souvent conflictuelles, se mettent en place dans plusieurs pays, tandis que des révolutions marquantes, comme celle du Mexique (1910-1920), redéfinissent les structures de pouvoir. Par ailleurs, les femmes commencent à revendiquer leurs droits politiques et sociaux, dans un contexte encore largement patriarcal.

Née en 1889 dans une région rurale du Chili, Gabriela Mistral s’ancre dans cette époque de transformation en défendant des idéaux de justice sociale et d’égalité. Enseignante de formation, elle s’est engagée à promouvoir l’éducation publique comme outil d’émancipation.

Gabriela Mistral, Poème de l'enfant, lu par Sylvia Bergé.

Sa poésie dialogue avec les grandes questions de son époque, telles que la condition des femmes, les inégalités sociales, et la recherche identitaire des peuples latino-américains. Elle a écrit, par exemple : « Tout ce qui n’est pas éclatant est mon bienvenu, et tout ce qui est humble me fait monter à genoux. » Cette phrase témoigne de son attachement aux marges et aux invisibles.

Sa participation à des institutions internationales comme la Société des Nations (ancêtre des Nations Unies) témoigne de sa dimension universaliste, tout en ancrant sa plume dans les réalités locales.

Une voix unique

La poésie de Gabriela Mistral se caractérise par une profonde sincérité et une musicalité à la fois douce et puissante. Elle s'inscrit dans une tradition latino-américaine marquée par la richesse des thèmes et la diversité des styles, tout en développant une voix singulière. Ses recueils, tels que Desolación (1922), Ternura (1924) et Lagar (1954), explorent des thèmes variés : la mère, la nature, la spiritualité, la solitude et la mort.

Mistral innove en introduisant une poésie ancrée dans une spiritualité ouverte, où la douleur et l’espoir coexistent. Dans « Balada », par exemple, elle écrit : « Je vais portant ma blessure / comme une fleur d’hiver. » Cette métaphore saisissante illustre son aptitude à sublimer la souffrance en art.

Le style de Mistral renouvelle le genre par une fusion des formes traditionnelles et des éléments populaires, tout en explorant des métaphores puissantes et universelles. Ce mélange confère à sa poésie une profondeur culturelle et une modernité stylistique. En combinant des structures métriques classiques avec des thèmes enracinés dans le folklore et les expériences quotidiennes, elle a élargi les horizons thématiques de la poésie latino-américaine. Sa capacité à transcender les frontières du quotidien grâce à des images symboliques et émotionnelles universelles distingue son œuvre des conventions littéraires de son époque.

Gabriela Mistral, Enfant mexicain, lu par Cécile Brune. Poème extrait du recueil D'amour et de désolation , traduit de l’espagnol par Claude Couffon (© ELA/La Différence 1988)

La singularité de sa voix poétique réside également dans son équilibre entre simplicité et complexité. Sa diction, souvent empreinte d’oralité, rend son œuvre accessible, mais derrière cette simplicité se cache une profondeur métaphysique. Gabriela Mistral excelle à transformer des expériences personnelles en des vérités universelles. Par exemple, son exploration de la maternité ne se limite pas à l’expérience biologique : elle devient une métaphore de l’amour, de la perte et de la résilience humaine.

Cette voix singulière est aussi marquée par son souci constant de relier l’intime et le collectif. « Mon chant n’est pas seulement pour moi : il est pour l’homme et pour la femme, pour le village et pour la montagne », écrivait-elle. Ce positionnement fait de sa poésie un espace où les frontières entre le particulier et l’universel s’effacent, offrant une résonance profonde et intemporelle.

Une voix pour les femmes

Gabriela Mistral n’était pas une féministe au sens militant du terme, mais son œuvre et sa vie incarnent une profonde revendication pour l’égalité des sexes et la dignité des femmes. Sa poésie place souvent les femmes au centre, qu’il s’agisse de la mère sacrée, de la femme aimée ou de la figure marginalisée. Dans « Todas íbamos a ser reinas » (Nous devions toutes être reines), elle chante l’idéal de femmes unies et souveraines, rejetant les rôles traditionnels.

En élargissant les rôles attribués aux femmes dans la société et la littérature, Mistral a ouvert la voie à une nouvelle génération d’écrivaines latino-américaines. Elle a également défendu l’importance de l’éducation pour les filles, affirmant qu’elle était essentielle à leur autonomisation. « Apprendre, c’est le seul chemin pour devenir une femme complète », disait-elle.

Une voix visionnaire

Le style de Gabriela Mistral est marqué par une écriture à la fois intime et universelle, alliant une diction simple à une métaphysique complexe. Sa poésie, souvent proche de l’oralité, exploite des images puisées dans la nature et les expériences quotidiennes. Cette approche, à la fois accessible et dense, contraste avec les courants modernistes dominants de son époque, qui privilégiaient une certaine herméticité.

Les courants modernistes de l’époque, tels que le modernisme hispano-américain, dominé par des figures comme Rubén Darío, recherchaient une esthétique raffinée, symboliste et souvent hermétique. Rubén Darío, par exemple, dans des œuvres comme Prosas profanas (1896) ou Cantos de vida y esperanza (1905), cultivait une poésie riche en allusions mythologiques et en métaphores complexes, éloignée des réalités immédiates. Ce mouvement privilégiait une évasion vers le sublime et le cosmopolitisme, contrastant fortement avec la poésie de Mistral, plus enracinée dans le quotidien et les préoccupations sociales.

Un autre exemple est José Asunción Silva, poète colombien dont l’œuvre, notamment Nocturno et De sobremesa, est caractérisée par un style introspectif et une quête de l’idéal, souvent inaccessible au commun des lecteurs. Ces poètes modernistes ont marqué leur époque par une recherche formelle et un certain élitisme artistique qui mettaient parfois la communication émotionnelle au second plan.

En opposition, Gabriela Mistral s’est démarquée par une poésie directe, traversée par des émotions universelles et des préoccupations humaines concrètes, établissant ainsi un pont avec ses lecteurs.

Une voix à l'écho infini

Gabriela Mistral a redéfini la littérature chilienne et latino-américaine en introduisant une perspective unique, marquée par une conscience aiguë de la condition humaine. Son engagement éthique et esthétique a non seulement enrichi le patrimoine littéraire de son pays, mais a également contribué à inscrire la poésie latino-américaine sur la scène mondiale.

Aujourd’hui, son œuvre continue d’être une source d’inspiration pour les écrivains et les penseurs qui cherchent à comprendre et à transformer le monde. En conjuguant tradition et innovation, Gabriela Mistral a su créer une poésie intemporelle, au carrefour de l’intime et de l’universel.

Parmi les voix féminines qui ont suivi ses traces, on peut citer la poétesse mexicaine Rosario Castellanos, qui a exploré des thématiques liées à la condition féminine et aux identités indigènes, ou encore la Chilienne Nicanor Parra, qui s’est imposée avec un style anticonformiste et engagé. La poésie contemporaine latino-américaine est également marquée par des figures comme Gioconda Belli, poétesse nicaraguayenne célébrant le féminisme et l’érotisme, ou la Colombienne Piedad Bonnett, dont les œuvres explorent des thématiques existentielles et sociales.

Toutes ces femmes, dans leur diversité, prolongent l’héritage de Gabriela Mistral en donnant voix à des expériences plurielles et en poursuivant le dialogue entre l’individuel et le collectif dans la poésie latino-américaine.




Les Cahiers de Tinbad : interview avec Guillaume Basquin

Les Cahiers de Tinbad : Une revue littéraire d'avant-garde

Les Cahiers de Tinbad sont une revue littéraire contemporaine qui s’inscrit dans la lignée des publications audacieuses et expérimentales, marquées par une exigence esthétique et intellectuelle rare. Fondée en 2015, cette revue incarne un espace où les mots explorent les limites de l'écriture, en dialogue constant avec la pensée et les formes nouvelles. Publiée semestriellement, elle se consacre à la littérature sous toutes ses formes : roman, poésie, essai, critique littéraire, et expérimentations hybrides.

La revue tire son nom de Tinbad, une référence à un personnage énigmatique d'Ulysse de James Joyce. Ce choix reflète l'esprit de la revue : explorer les territoires littéraires où la modernité rencontre la radicalité.

Un engagement pour une littérature hors-norme

Les Cahiers de Tinbad se distinguent par leur engagement envers une littérature exigeante, souvent marginalisée par les circuits éditoriaux dominants. La revue se consacre à promouvoir des œuvres singulières, qu'elles soient issues de figures reconnues ou de voix émergentes. Chaque numéro est conçu comme un véritable objet littéraire, abordant des thématiques variées avec une rigueur et une profondeur qui résonnent avec des lecteurs en quête d'une expérience littéraire différente.

Des auteurs contemporains comme Thomas A. Ravier, Pierre Guglielmina et Claude Minière y côtoient des analyses et des hommages à des figures tutélaires de la modernité littéraire, tels que Joyce, Kafka, ou Beckett. La revue explore également des pensées critiques et des œuvres venues d'horizons divers, en dialogue constant avec les questions esthétiques, philosophiques et politiques du présent.

À la tête des Cahiers de Tinbad, Guillaume Basquin incarne l’âme et l’énergie de cette aventure littéraire. Écrivain, éditeur et essayiste, il est une figure singulière du paysage littéraire contemporain. Son parcours est marqué par une volonté constante de bousculer les normes et de questionner les cadres figés de la création littéraire.

Auteur de plusieurs essais et ouvrages, Guillaume Basquin s’intéresse particulièrement aux intersections entre littérature, cinéma et pensée critique. Son style incisif et sa vision radicale transparaissent dans la direction éditoriale des Cahiers de Tinbad, où il met en avant des œuvres qui défient les conventions et invitent le lecteur à une réflexion approfondie.

Fidèle à ses principes, Basquin a su maintenir une indépendance rare dans le milieu éditorial. Il a accepté de répondre aux questions de Recours au poème

Quand et comment sont nés Les Cahiers de Tinbad, et surtout pourquoi ?
La maison d’édition Tinbad, fondée en 2015, a tout de suite été pensée avec une revue littéraire, sur le modèle de ce que je connaissais le mieux, comme lecteur, « L’Infini », à la fois collection de livres et revue littéraire dirigées par Philippe Sollers. Il m’a alors semblé évident qu’il fallait une revue à la fois pour être le laboratoire des publications futures et en même temps pour aider à l’autodéfense des publications, si nécessaire. Je savais, de la lecture continue de l’œuvre de Pierre Guyotat, que depuis les débuts de la modernité les écrivains doivent organiser leur autodéfense, qui ne va plus de soi dans « l’espace littéraire » resté conformiste (que dirait-il aujourd’hui ?). Pour te donner un exemple, un roman que Tinbad a publié à l’automne 2024, Le roman retrouvé d’Alain Santacreu, est passé largement inaperçu, alors que plusieurs écrivains ont éprouvé le besoin d’écrire dessus. Comme l’auteur est trop peu connu médiatiquement parlant, et que les textes critiques étaient trop longs (voire très longs), ces textes se sont retrouvés soit orphelins, soit n’ont pu être publiés que sur des sites confidentiels (blogs personnels, ou publics) ; la revue est là pour les rassembler, les sauver — dans le sens benjaminien du terme — en les publiant en un petit dossier d’une vingtaine de pages (parution dans le prochain numéro, le 18, en mai 2025).

Par ailleurs, je crois très fortement au hasard, et je compte bien publier la nouvelle Saison en enfer ou les Poésie 1 & 2, si j’en reçois le manuscrit !… (Rires.) Cela pour dire que la revue reçoit très régulièrement des textes libres, de personnes connues ou inconnues de nous, et que ce sont souvent les meilleurs textes d’un numéro, comme le très beau poème assez poundien de Julien Bielka dans le dernier numéro, Grotesque muscade. Les revues « littéraires » (entre guillemets) croulent sous les dossiers en béton-armé… (Pas de noms…)

Pour toi la littérature peut-elle aider à résister ? À résister à quoi ?
Gilles Deleuze disait que la philosophie devait nuire à la bêtise… eh bien, ma fois, je pense exactement la même chose du rôle de la littérature : une littérature qui ne nuirait pas à la bêtise ne serait pas exactement de la grande littérature. Fi des bons sentiments !
Dernier exemple en date : dans le dernier numéro, ayant constaté que dans l’espace médiatique français l’on disait à peu près n’importe quoi du réseau social X, j’ai décidé de publié le premier chapitre de mon futur livre dit tweet n°1. La tête des gendelettres français quand j’évoque ce sujet (quoi ? tu défends un « fasciste » (sic) ?), et alors qu’ils n’ont pas lu une ligne de mon texte, me montre que je suis vraiment sur le bon chemin… (« Tout est français, c’est-à-dite haïssable au plus haut point », Arthur Rimbaud.) Les écrivains français en sont encore à la diligence et au feuilleton dixneuviémiste, c’est effrayant ! Pire : ils baignent tellement dans une propagande permanente où tout est renversé, façon 1984 d’Orwell (« WAR IS PEACE / IGNORANCE IS STRENGHT », etc.), qu’ils prennent pour argent comptant ce qu’ils ont lu dans un média oligarchique, sans s’être documentés par eux-mêmes.
Donc oui, pour répondre à ta question, particulièrement en temps de déferlement totalitaire (terreur sanitaire, puis terreur climatique, sans parler de la terreur nucléaire qu’on nous ressort régulièrement), la littérature aide à résister. À résister à quoi ? Eh bien à la terreur, justement ! Dans les Cahiers de Tinbad, nous n’avons pas cédé un pouce de terrain à la terreur « sanitaire » (entre guillemets, puisqu’elle s’est avérée n’être que politique — en fait), publiant dès mai 2020 (n°11) un ensemble de textes de Claude Minière, Christophe Esnault, Axel Tufféry, Philippe Blondeau, Michel Weber et moi-même, contre ladite terreur. (Je note que cela a commencé à me valoir une mauvaise réputation dans des milieux bienpensants… c’est très bon signe !… (Rires.))
J’ai toujours su que seules les revues surréalistes s’étaient opposées aux abjects zoos humains à Vincennes, lors de l’Exposition coloniale de 1931. D’où l’urgence de résister à l’abjection politique, lorsqu’on a une revue. Jacques Henric, le directeur des pages littéraires d’artpress, renforce et complète cette idée : « Seules importent les revues qui mènent un combat. » Les autres…
Nous sommes à une époque où avec l’aide de moyens médiatiques inédits les gens ont accès à des narratifs fabriqués par un pouvoir qui dépasse nos frontières. Penses-tu que la littérature d’aujourd’hui prenne ceci en compte ? Est-ce qu’elle relaie ces discours ou bien s’édifie-t-elle en un lieu de résistance active ?
Je pense que la littérature prend trop peu cela en compte. Et qu’elle relaie beaucoup trop ces discours (voir l’indigence des publications dans les lieux « autorisés » (pour ne pas dire, « officiels ») pendant la crise Covid). Sur X, je suis un jeune philosophe qui se nomme Alexis Haupt. Son concept philosophique principal est que nous vivons dans un médiavers, monde entièrement fabriqué par les médias, et dans lesquels les gens vivent enchaînés à leur insu : c’est la caverne de Platon du 20e siècle ! C’est probablement le Étienne de La Boétie de notre époque. (Et d’ailleurs, si La Boétie vivait aujourd’hui, il publierait des travaux sur X, et sans y être censuré, n’en déplaise aux contempteurs aveuglés et automatisés d’Elon Musk.) Puisque Deleuze, encore lui, a dit que la philosophie est invention de concepts ; alors, avec cet Alexis Haupt, nous avons à faire à un véritable philosophe. Je renvoie nos lecteurs à ses travaux, facilement trouvables sur X ou sur les sites de vente en ligne de livres (Médiaversmédiathéisme et complosophisme (2024), Complosophisme — Éloge de la pensée critique (2023), et Discours de la servitude intellectuelle (2023), tous parus aux Éditions L’Alchimiste).
L’autre thèse majeur de ce jeune philosophe est que X, depuis que la plateforme ex-Twitter a été libérée de la censure par, justement, Elon Musk, est le plus vaste lieu de réinformation de l’Histoire humaine. D’où les torrents de haine déversés par les médias oligarchiques contre lui… puisqu’ils sentent bien qu’une grande parie de leur pouvoir (de nuisance) leur échappe. Quoi ? Vous n’avez pas entendu parler des Twitter-Files (censure des discours s’opposant à la doxa covidiste en 2020, 21 et 22, dont j’ai été une victime directe, soit dit en passant, et plusieurs fois) ? Vous vivez sûrement dans le médiavers
 Où en est la poésie, toi qui en publies beaucoup ? Que penses-tu de la désaffection des jeunes publics pour tout un pan de ce paysage poétique ?
Franchement, ce que je vois se publier comme poésie sur Facebook, y compris via le biais de photographies de livres de poésie aimés par untel ou unetelle, m’en dégoûterait plutôt qu’autre chose… Trop de décoration verticale avec retour à la ligne permanent, pour « faire poétique » (en général, sans aucune raison ou contrainte rythmique). Trop de papier-peint (ah ! cette poésie avec des « encres » de X ou Y…). La poésie doit rester rare… pas trop de sucre !… J’ai republié, dans la revue, le fameux pamphlet de Gombrowicz Contre la poésie, dont je partage les idées principales : une revue, comme un repas, doit comporte du salé et du sucré, des entrées, un plat de résistance, et un peu de sucré, en fin de repas.
Je « comprends » donc les jeunes, leur désaffection pour ce genre littéraire… Pourtant, j’en publie pas mal dans ma revue ; par exemple, dans le dernier numéro (17), il y a 4 textes de poésie (si l’on veut bien m’accorder que tweet n°1 en est) : Techniquement je suis vivant de Christophe Esnault, Grotesque muscade de Julien Bielka (op. cit.), La croissance exponentielle du solipsisme de Julien Boutreux, et tweet n°1 de moi-même. Ce qui m’a intéressé dans chacun d’entre eux, c’est qu’à chaque fois l’auteur a trouvé une forme originale pour exprimer sa pensée (et certainement pas de la poésie verticalisée à tout-va pour faire « genre »…). Les Moralistes français, Mallarmé, Lautréamont, « Tel Quel », le répertoire où s’inspirer est vaste ! Que le lecteur y aille voir par lui-même, s’il ne veut pas me croire sur parole !…
La poésie, c’est le rythme ! On ne peut pas échapper à cette exigence… Maintenant que l’alexandrin est mort, ainsi que toute versification, le poète doit inventer des formes autonomes, s’il veut trouver de l’inconnu. À vos plumes (ou claviers) !…

Enfin, pour clore ce tour d’horizon, toi qui es éditeur depuis des années, où en sont les « petites » maisons d’édition selon ton expérience ? Et la « culture » en général ?
Sur la 2e partie de ta question, je vais être totalement godardien : « La culture, c’est la règle ; l’art, c’est l’exception ; et il est de la règle de l’Europe de la culture que de vouloir empêcher toutes les exceptions d’advenir. » (De mémoire.) Difficile de dire qu’il a eu tort sur ce point capital…
Je remonte maintenant, à rebours, vers la première partie de ta question : les « petites » maisons d’édition étant toutes du domaine de l’exception, on peut dire qu’elles sont tout juste « tolérées »… survivant avec telle ou telle aide du CNL, ou d’une région… quand ce n’est pas d’une fondation, mais qu’il n’y a pas vraiment d’organisation collective ayant acquis une surface critique suffisante pour sa promotion et son autodéfense, et contrairement à ce qui se passe dans le cinéma d’Art & Essai. Il y a bien l’Association « L’autre Livre » (merci à elle d’exister) ; mais c’est nettement insuffisant.
La culture aussi est à détruire…

 

 

Le jeudi 22 février 2018, la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris - www.charybde.fr ) avait la joie d'accueillir une partie de l'équipe rédactionnelle du numéro 5 de la revue Les Cahiers de Tinbad, en compagnie de Jules Vipaldo, qui venait de publier son Banquet de plafond aux éditions Tinbad. Voici la première partie de la rencontre, consacrée aux Cahiers de Tinbad, avec Christelle Mercier, Claire Fourier, Gilbert Bourson, Jacques Cauda et Claude-Raphaël Samama.

Présentation de l’auteur




Modern Poetry in Translation : Un pont entre les langues et les cultures

Depuis sa création en 1965, la revue Modern Poetry in Translation (MPT) s’est imposée comme une référence incontournable pour la poésie traduite à l’échelle internationale. Fondée par deux figures majeures de la littérature anglaise, le poète Ted Hughes et le traducteur et éditeur Daniel Weissbort, cette revue a pour vocation de rendre accessibles des voix poétiques du monde entier, en mettant en avant la richesse et la diversité des langues et des cultures.

La fondation de Modern Poetry in Translation répondait à une nécessité pressante : créer un espace pour accueillir des poèmes venus d’autres horizons linguistiques, souvent marginalisés dans le canon poétique anglophone. Ted Hughes, profondément inspiré par la poésie mondiale, voyait la traduction comme une manière d’élargir les perspectives littéraires, tandis que Daniel Weissbort apportait une expertise critique dans l’art complexe de la traduction.

Depuis ses débuts, la revue a publié des traductions de poèmes provenant de plus de 100 langues, des classiques modernistes à des voix contemporaines émergentes. Parmi ses premiers numéros, MPT a introduit des poètes comme Pablo Neruda, Czesław Miłosz, et Anna Akhmatova à un public anglophone, tout en explorant des territoires moins connus, comme les traditions poétiques de l’Europe de l’Est et de l’Asie.

Chaque numéro de Modern Poetry in Translation est organisé autour d’un thème central, permettant aux traducteurs et aux poètes de dialoguer à travers les langues et les époques. Voici quelques exemples marquants de numéros récents :

  • “Clean Hands: Focus on Catalonia” (2022) : Ce numéro explore la poésie catalane contemporaine, mettant en avant des figures comme Maria-Mercè Marçal et Jaume Subirana, tout en examinant les défis de la traduction dans un contexte marqué par les tensions linguistiques et politiques en Espagne.
  • “War of the Words” (2020) : Une édition poignante consacrée à la poésie née des conflits, avec des poèmes traduits d’ukrainien, de farsi et de swahili, explorant la résistance, la mémoire et la survie.
  • “The Dialects Issue” (2019) : Un hommage à la richesse des dialectes régionaux, incluant des poèmes en gallois, en napolitain et en créole haïtien, traduits en anglais tout en conservant leurs spécificités sonores et rythmiques.

Chaque numéro est accompagné de commentaires des traducteurs, offrant un aperçu des défis rencontrés dans le passage d’une langue à une autre. Ces réflexions enrichissent l’expérience du lecteur et illustrent l’art subtil de préserver l’essence d’un poème à travers la traduction.

Au fil des années, MPT a introduit à ses lecteurs des poètes qui sont devenus des figures essentielles de la littérature mondiale. On peut citer :

  • Paul Celan, dont les traductions anglaises de poèmes comme “Todesfuge” ont révélé l’intensité et la profondeur de son écriture.
  • Forough Farrokhzad, poétesse iranienne, dont les œuvres traduites dans MPT ont permis de découvrir une voix féminine puissante et révolutionnaire.
  • Ngũgĩ wa Thiong'o, avec des poèmes en kikuyu explorant les thèmes de l’identité post-coloniale et de la résistance.

Plus récemment, MPT a mis en lumière des poètes contemporains tels que Kim Hyesoon (Corée), Natalka Bilotserkivets (Ukraine), ou Ilya Kaminsky (Russie/États-Unis), démontrant son engagement continu envers la découverte de voix poétiques fortes et actuelles.

Modern Poetry in Translation ne se contente pas de publier des poèmes traduits. La revue s’engage activement dans la promotion de la traduction comme un art vivant. Elle organise régulièrement des ateliers de traduction en ligne et en présentiel, permettant à des traducteurs débutants et confirmés de collaborer avec des poètes et des experts. Ces événements renforcent l’idée que la traduction est un acte collectif, nourri par l’échange et l’écoute.

En outre, le site web de MPT offre un accès gratuit à de nombreux poèmes traduits, accompagnés d’enregistrements audio et de réflexions des traducteurs. Ce format interactif permet aux lecteurs d’explorer la poésie mondiale de manière immersive, tout en comprenant les nuances du processus de traduction.

Aujourd’hui, sous la direction de la rédactrice en chef Clare Pollard, Modern Poetry in Translation continue de se renouveler en explorant des thèmes contemporains et en donnant une voix à des poètes issus de communautés marginalisées. Avec son format hybride, mêlant impressions papier et éditions numériques, la revue reste fidèle à sa mission d’élargir les horizons littéraires et de célébrer la diversité culturelle à travers la poésie.

Pour les amateurs de poésie et de traduction, Modern Poetry in Translation est plus qu’une revue : c’est une invitation à voyager à travers les langues, les cultures et les émotions humaines. C’est un pont littéraire qui ne cesse de connecter les voix du monde entier, prouvant que, même à travers les barrières linguistiques, la poésie reste un langage universel.




Chroniques musicales (14) : Chant vibrant de Clara Ysé

Vivante, fragment 48 : « Beauté / Ta voix sur le fil / Ton étreinte tendre / Bleutée de nuit / Les oiseaux ont traversé l’océan / Pour t’entendre respirer » ; au-delà du deuil de la mère disparue, de la mer avec ses oiseaux migrateurs et son immensité, remède à l’amertume des épreuves de la vie jusque dans le courage du sacrifice en offrande aux autres, cette voix sur un fil comme une filiation de mère en fille dont Clara Ysé déroule le canevas de l’écriture du roman à la poésie en passant par la chanson, faisant d’elle une romancière, une poète et une chanteuse majeure, sous ces trois passages de flambeau à éclairer la nuit, qui a gardé la gestuelle d’une danseuse orientale, dans ses performances de concerts, entourée de ses musiciens et improvisateurs hors pairs, parmi lesquels elle reste la chef d’orchestre, la prêtresse et la magicienne, si protéiforme dans sa liberté qui se profile tant dans la musique de sa poésie que dans le silence de son style, énigme de la destinée, mystère de l’existence, entre élans éperdus et perte de l’être cher, absence à remédier et présence à irradier, rois du désespoir à conjurer et reines souveraines à couronner, elle élève le chant intergénérationnel à la hauteur d’un hymne incantatoire, par-delà les âges et les genres, comme la signature de sa manière, émouvante, de faire passer les mots-cicatrices aux maux-blessures à soigner, ceux porteurs de cette fragilité, cette intensité, cette vitalité qui témoigne, paradoxalement, de la force réparatrice de la créativité radieuse de Clara Ysé.

Clara Ysé, Le monde s'est dédoublé, 2020.

Mise à feu, son premier roman tient autant du conte initiatique d’une Shéhérazade rusant avec la cruauté pour transformer l’essai d’une nuit en Mille et Une Nuits annonciatrices d’un soleil levé sur notre humanité réconciliée, aube où la mise à nu des sentiments ne serait plus jamais une mise à mort, mais au contraire une rémission à la vie, au salut où l’eau et le feu décriraient la danse des deux éléments à conjuguer, pour éteindre le feu de la désespérance et allumer ainsi la clarté de l’espérance, embrasement des libertés conquises, des amitiés tissées et autres alliances où les aventures de l’adolescence n’auraient rien à renier des sagesses de l’âge adulte, puissance évocatrice d’un récit où la tendresse de l’amour permet la métamorphose inespérée de la peine endeuillée en joie reprenant de la hauteur de vue, telle que la conteuse en propose la vision splendide à l’ouverture de son épilogue : « Alors je ferme les yeux, je sens la tristesse me mordre le cœur comme un fauve, puis, petit à petit, sous le supposé désastre ce que nous prenions pour une perte et qui pourtant reste en nous, vif et intense, je retrouve la joie, avec ses couleurs nouvelles. Soudain je me rends compte que l’océan s’est gonflé à nouveau sans que je m’en aperçoive, que sa houle soulève mon cœur et que l’air change de texture tandis que nous prenons de la hauteur. »

Clara Ysé - Douce - C à vous - 09/11/2023

Oceano Nox, nuit océanique, virgilienne, ce véritable disque-opéra dont les chants baroques lancent et relancent sans cesse ses vagues aussi tragiques et épiques que passionnées et vitales, jusque dans la référence au vers de l’Enéide : « et ruit Oceano Nox » ; « et la nuit s’élance de l’océan » que le poème hugolien dédié aux marins disparus et autres voyageurs intrépides a repris déjà à son compte pour mieux conter alors l’épopée des Travailleurs de la Mer, métaphore nocturne du combat des siècles pour qu’advienne l’image redéployée d’un Soleil à minuit : ô joyau flamboyant d’une lumière naissant au cœur des profondeurs des ténèbres, que la sublime chanson L’Étoile aux miroitements en étoilements des dessins/desseins tracés aux voiles hissées par la main vigoureuse de l’auteur-compositrice-interprète sait combien le destin impose à la fois d’esquiver mais également d’encaisser les coups si la visée demeure de donner tort aux coups du sort, destinée d’un geste poétique presque mallarméen où Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, « l’arène » fut-elle quittée par « la reine »…

Vivante, encore une fois, vibrante, la voix de Clara Ysé a su trouver aussi l’écrin des vers libres de son recueil dont la modernité des images s’allie au classicisme de l’épure, signature baroque dès lors encore, à travers cet alliage secret qui donne des clés pour mieux saisir le mystère de la création de celle qui a su s’imposer, à travers roman, chanson, poème, grâce à la vigueur d’une quête d’écriture où les lois suprêmes de l’univers n’éludent pas le « courage des oiseaux » pour reprendre la formule de Dominique A avec laquelle l’artiste partage peut-être une même ambition d’un langage à la fois humble et ample, simple et profond, singulier et universel, dans un lyrisme à la première personne où l’intime du « je » rejoint, par-delà « orages » et « naufrages », la pluralité d’un « nous » où « l’amour », sans doute maternel, ici, transmet, une nouvelle fois, la possibilité d’une « étoile » glissée dans la « bouche » même de celle qui juge, pèse, choisit chacun de ses mots : « Sous l’orage / Il y a notre amour / Noir comme la nuit qui nous oublie / Tu poses l’étoile dans ma bouche pour me nourrir / J’entends l’oiseau et le naufrage / En même temps / L’oiseau et le naufrage / Et nous restons là / Traversés par l’univers à grand fracas. »

Clara Ysé, L'Etoile




NESCIO : P’TIT POÈTE ET AUTRES BOHÈMES

Le texte suivant a été pensé et publié initialement comme postface à la traduction roumaine des récits de Nescio. La version française fait référence à : Nescio, Le pique-assiette et autres récits, traduit du néerlandais par Danielle Losman, postface de H.M. van den Brink, éditions Gallimard, Paris, 2005.

Le flâneur de l’Oosterpark à Amsterdam ne pourra manquer la sculpture grandeur nature de trois garçons traînant sur un banc. Il s’agit d’une figuration de Bavink, Hoyer et Koekebakker, trois « garçons gentils » des récits de Nescio.

C’est là qu’on les voyait « des nuits entières appuyés contre la grille à discuter à cœur perdu », comme le précise l’auteur dans « Titans en herbe ». Bien peu de personnages littéraires ont eu l’honneur d’une sculpture publique, or ces trois représentants de la bohème d’Amsterdam font partie du patrimoine culturel des Néerlandais. Il faut croire que certains lecteurs leurs vouent même un culte, puisque la sculpture, réalisée par l’artiste Hans Bayens en 1971, a été volée en 1985. À moins que ce soit plutôt la valeur marchande du bronze qui ait inspiré quelques illettrés ? Toutefois, depuis 1988, ledit flâneur retrouve au même endroit un nouveau moulage du trio statuaire.

En créant ces représentants de la bohème amstellodamoise, Jan Hendrik Frederik (dit Frits) Grönloh, né le 22 juin 1882 à Amsterdam, savait de quoi il retournait. Son père, ferblantier et chaudronnier à Amsterdam, l’avait envoyé à l’École de Commerce. À partir de 1899, diplôme en poche, le jeune homme est petit employé dans une enfilade de bureaux de commerce, ce qui ne lui inspire que peu d’enthousiasme. En revanche, il est séduit par l’idéalisme communioniste de Frederik van Eeden, un écrivain et psychiatre néerlandais de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, qui avait fondé en 1898 la colonie horticole « Walden », basée, entre autres, sur la propriété commune des terres. La rencontre se révèle décevante, comme on peut le lire dans « Titans en herbe » :

On aurait peut-être pu rejoindre la colonie de Van Eeden, mais lorsqu’un dimanche, on y était allés – quatre heures de marche –, on est tombés sur un monsieur portant une blouse de paysan et des chaussures jaunes qui avaient dû coûter une fortune ; en communion intime avec la nature, comme on disait à l’époque, il mangeait des madeleines sorties d’un sac en papier, nu-tête et la barbe pleine de miettes. Alors nous n’avons pas osé aller plus loin et nous sommes tout bonnement retournés à Amsterdam.

Qu’à cela ne tienne. En 1901, Grönloh achète avec un cercle de jeunes gens « un morceau de terre », où ils fondent la colonie « Tames ». Tous ont en commun l’horreur de la vie petite-bourgeoise et « sur un point nous étions d’accord, fallait qu’on ‘se tire’ ». Or il fallait bien gagner sa vie :

 Mais nous étions pauvres. Bekker et moi devions passer le plus clair de notre temps au bureau à faire ce qu’ordonnaient ces messieurs et écouter leurs opinions stupides, lorsqu’ils discutaient entre eux, et supporter qu’ils s’estiment beaucoup plus forts et astucieux que nous. [...] Nous n’avions rien à raconter.

En fait, la colonie se limitait à une grange construite sur leur terrain, dans laquelle ils passaient ensemble leurs week-ends.La recherche d’une vie alternative tourne court ; l’été 1903, la colonie « Tames » est considérée comme ratée et elle est abandonnée. Cette vie nourrie d’idéaux étant inaccessible, Grönloh capitule, comme son alter ego fictionnel Koekebakker qui « est devenu un homme sage et tranquille ».

Grönloh entre dès 1904 en tant que simple clerc dans la Holland-Bombay Trading Company, une entreprise consacrée à l’exportation de marchandises vers l’Inde, « il touche son misérable salaire et n’ennuie personne ». Mais

au bureau, il devenait plus zélé avec les années, il se mit à prendre son travail au sérieux et il lui arrivait même d’y retourner le soir, alors que son patron ne l’avait jamais exigé de personne.

Pas étonnant qu’il finisse co-directeur de la compagnie de 1926 jusqu’à l’arrêt forcé des activités sous l’occupation allemande en automne 1940.

Entretemps il s’était marié en 1906, devenant père de trois filles en autant d’années – 1907, 1908, 1909 – et d’une quatrième en 1912. Les joies de la paternité ne sont pas sans quelques revers, comme on peut lire dans « P’tit poète » :

Coupez donc le pain et beurrez les tartines pour quatre gosses – ce que le pauvre auteur de cette histoire a dû faire à l’occasion –, si vous n’y êtes pas habitué, c’est à devenir complètement dingue.

Nostalgique de ces années avant de devenir à son tour un « petit-bourgeois comme il faut, inoffensif », il se met à écrire des récits doux-amers sur les « garçons gentils » dont les rêves se sont brisés sur la dure réalité. C’est son grand désir

d’expliquer aux gens ce que j’en pense. Je trouve que c’est aussi important que le commerce d’exportation. Somme toute, n’importe qui peut travailler dans un bureau. Mais j’ai quelque chose à dire qu’on n’entend pas de n’importe qui et qui mérite d’être dit encore une fois. Encore une fois, parce que je ne m’imagine pas qu’il s’agisse de quelque chose de nouveau. Tout a déjà été dit tant de fois – y compris ceci. Mais nous sommes loin d’avoir atteint le point où il n’est plus nécessaire de le répéter.

Ce sont les écrits de la décennie 1909-1917, où il a « expliqué ce qu’il en pense », qui ont fait la renommée de Grönloh, devenu Nescio : « Le pique-assiette » (écrit en 1909-1910), « Titans en herbe » (terminé en 1914) et « P’tit poète » (juin/juillet 1917), complétés en 1956 par quelques écrits rassemblés dix ans plus tôt sous le titre « Mene tekel ».

Dès les années de lycée, Grönloh s’exerçait à la littérature « d’après Heine, des poèmes hollandais et allemands, et d’après Hélène Swarth, Kloos et Van Eeden ». Ces trois auteurs – Hélène Swarth (1859-1941), Willem Kloos (1859-1938) et Frederik van Eeden (1860-1932) –, nommés explicitement dans « P’tit poète », faisaient partie du Beweging van Tachtig/ Le mouvement de 1880. En 1885, Kloos avait créé la revue De Nieuwe Gids/ Le nouveau Guide, qui a joué un rôle important dans la promotion du mouvement mentionné. – Or trente ans plus tard, comme nous assure Nescio en 1917, le Dieu de la Hollande n’a rien compris à ces poètes de 1880 : « Que fallait-il penser d’eux ? Convenables, pas convenables, on ne savait plus à quel saint se vouer. » – Les quelques vers que Nescio cite de ses années d’apprentissage prouvent que ces exercices étaient loin d’être une réussite. Or, dans la première décennie du XXe siècle, il s’éloigne de plus en plus de ses modèles et forge son propre style, dépouillé des « marques » de littérarité de l’époque. Son premier récit, « Le pique-assiette », est écrit dans la langue des quartiers populaires d’Amsterdam, avec une orthographe déviante mimant les inflexions de la langue parlée, sans embellissement. Un procédé de style bien à lui est l’enchaînement par le moyen de conjonctions – « et, et, et, et » – ce qu’un auteur plus soucieux d’esthétisme éviterait.

En 1910, il avait du mal à trouver une revue prête à accueillir son premier récit. Quand enfin il l’avait trouvée, la rédaction du De Gids/ Le Guide n’était pas d’accord avec le pseudonyme qu’il s’était choisi : Koekebakker, un nom quisignifie en néerlandais « pâtissier » mais aussi « gâcheur de besogne » au sens figuré. J’imagine que l’écrivain en herbe a demandé alors : « Vous voulez que je m’appelle comment alors ? » Et que le directeur de la publication a répondu : « Je ne sais pas. » Et c’est exactement cette réponse qui est devenu son nom d’écrivain dans sa traduction latine : Nescio. En fait, ce pseudonyme rappelle le « nomen nescio », expression utilisée en littérature lorsque l’auteur d’une œuvre citée n’est pas connu. C’est donc sous cette appellation que l’auteur fit en janvier 1911 ses débuts dans la revue créée en 1837 par Everhardus Johannes Potgieter (1808-1875), poète et critique néerlandais qui revient dans le récit « P’tit poète » en tant que conseiller décontenancé de Dieu, car incapable de comprendre les poètes du début du XXe siècle.

Le nom d’auteur n’était pas la seule réserve du De Gids. La rédaction voulait publier « Le pique-assiette » seulement après que Nescio eut supprimé quelques jurons et une allusion érotique, considérés trop offensants pour les lecteurs de la revue. Trois ans plus tard, proposant « Titans en herbe » à la même revue, les rédacteurs voulaient apporter tellement de changements fondamentaux que Nescio ne pouvait les accepter. Le récit sera publié dans le numéro de juin 1915 de Groot-Nederland/ La grande Hollande. Mais proposant « P’tit poète », c’est au tour de Groot-Nederland de rejeter ce troisième récit, parce que l’auteur parle de Dieu d’une manière trop désinvolte. Pour le P’tit poète, le Dieu de la Hollande est le garant de la morale petite-bourgeoise:

Le Dieu de ton patron et de ton beau-père, et du comptable de ton patron et du gérant du Nouveau Cerisier. Le Dieu de ta tante, qui te disait de saluer lorsque tu passais devant la maison de ton patron…

… Et on peut y ajouter : le Dieu des rédacteurs de Groot-Nederland, tous des « messieurs importants » qui se sentaient offensés par cette diatribe. Impatient de voir la nouvelle publiée, il rassemble les trois récits dans un seul recueil, publié en 1918 à un tirage de 500 exemplaires, qui connaît un succès d’estime dans un milieu restreint.

Les récits de Nescio contiennent de nombreuses références à des personnes et à des événements qui devaient être suffisamment familiers pour le lecteur néerlandais de son époque, mais qui ont disparu de la mémoire collective aujourd’hui. Prenons la première phrase de la première histoire :

Mis à part l’homme qui trouvait la rue Sarphati le plus bel endroit d’Europe, je n’ai jamais rencontré de type plus singulier que le pique-assiette.

Cet homme n’est autre que Frederik van Eeden qui, en 1888, qualifiait la Sarphatistraat d’exemple de mauvais goût du XIXe siècle, alors qu’il se souvenait qu’il s’agissait de la plus belle rue d’Amsterdam. Dans un discours qu’il adressa aux ouvriers d’Amsterdam en 1899, Van Eeden se présenta en disant : « Peut-être qu’on vous a dit que je suis un type singulier... » – et Japi, le personnage principal du « Pique-assiette », est un type encore plus singulier. Remarquons en passant que Nescio aussi lance quelques invectives contre l’avilissement de sa ville natale « où ils avaient été fort occupés à démolir de belles maisons et à mettre de laides à la place ».

Même si Nescio puise abondamment dans sa biographie, la fiction ne couvre pas totalement son vécu. Comme il l’affirme dans « P’tit poète », il faut « faire la distinction entre l’auteur et monsieur Nescio ». Un pique-assiette, par exemple, a bel et bien existé, mais l’ami d’enfance, Jacob Roelofs dit Japi, n’est pas « descendu » du pont Waalbrug pour disparaître dans la rivière, au contraire, il est monté dans l’échelle sociale en tant que lithographe, photographe et typographe. Hélas, il ne manquait pas parmi la bohème des cocos las de vivre, dont un s’est en effet jeté du Waalbrug. Les académiciens ont proposé plusieurs candidats comme modèle du pique-assiette, mais Nescio a soutenu mordicus que Japi était une figure complètement issue de son imagination. Disons que le personnage est un composite de plusieurs personnes réelles, dont l’auteur lui-même. Les titans en herbe, en revanche, trouvent leur origine dans les cinq idéalistes de la colonie « Tames ». Et Koekebakker est de toute évidence l’alter ego de l’auteur, à tel point qu’il voulait initialement en faire son pseudonyme.

Pendant de longues années, l’homme d’affaires nommé J.H.F. Grönloh, un paterfamilias responsable des soins et de l’entretien d’une femme et de quatre filles, gardait secrètes ses activités littéraires. En dehors du cercle de sa famille et de ses amis intimes, personne ne savait que celui qui avait mis ses jours et ses années au service du commerce avait écrit ces rêves de bohème contestant les conditions exécrables de ce même commerce. Ce n’est qu’en février 1929 que son éditeur révèle, en accord avec l’auteur, qui se cache sous le pseudonyme de Nescio, la raison en étant qu’un critique venait d’attribuer son œuvre à un autre écrivain (dont il ne reste aujourd’hui plus la moindre trace, sinon cette attribution abusive, justement).

Après 1918, Nescio n’a jamais vraiment repris la plume littéraire. Il s’y est essayé, quand au début de la Seconde Guerre mondiale, la Holland-Bombay Trading Company avait cessé toute activité. Or, le 11 juin 1943, il soupirait, en reprenant le refrain d’une chansonnette de Lilian Harvey : « ‘Le pique-assiette’, ‘Titans en herbe’, ‘P’tit poète’, das gibt’s nur einmal, das kommt nicht wieder » – cela n’arrive qu’une seule fois, cela ne revient pas. Cependant, de la masse de manuscrits des années 1900-1920, restés inédits et le plus souvent inachevés, il compila en 1942-1943 le petit volume Mene tekel – augmenté de deux textes très courts dans lesquels il revient sur ses années d’enfance. Un autre petit volume tiré de ses tiroirs, Boven het dal/ Au-dessus de la vallée, verra le jour en mai 1961, peu de temps avant sa mort, le 25 juillet 1961 à Hilversum – dans un tirage de 4.000 exemplaires cette fois-ci, suivi d’un deuxième tirage de 6.000 exemplaires, car depuis 1918, Nescio était devenu une valeur sûre pour son éditeur. – Et il l’est resté ; aux Pays-Bas, Le pique-assiette et autres récits en était en 2021 à son 46e tirage !

Nescio n’a jamais terminé le grand roman qu’il avait entrepris en 1898 et qui devait s’appeler De voetganger/ Le randonneur. Encore en 1919, il s’était mis à l’écriture d’un roman, car « on dit que je ne percerai jamais si je n’écris pas un roman. Pas des esquisses, mais un roman. Bon, allons-y. » Le roman projeté ne sera jamais réalisé, il n’en restera que… quelques esquisses, dont deux fragments sous le titre « Une longue journée ». En revanche, pendant toute sa vie – et cela depuis que son père l’avait emmené sur un « train de plaisance » – il a tenu un journal de ses randonnées à pied ou à bicyclette à travers les Pays-Bas. Ce journal sera publié seulement 35 ans après sa mort sous le titre Natuurdagboek/ Journal de la nature. On y découvre un Grönloh alias Nescio qui savait regarder avec une mémoire d’acier comme son alter ego Japi :

Il avait une mémoire des paysages qui touchait au prodige. De la ligne de chemin de fer entre Middelburg et Amsterdam, il connaissait tout, chaque champ, chaque fossé, chaque maison, chaque allée, chaque bosquet, chaque petite frange de bruyère brabançonne, chaque aiguillage. Lorsque après avoir roulé des heures dans l’obscurité on éveillait Japi, qui avait dormi d’un trait allongé sur la banquette, pour lui demander : « Japi, où sommes-nous ? », il fallait d’abord attendre qu’il fût parfaitement réveillé, ensuite il écoutait un moment la course du train avant de dire : « Je crois que nous sommes près d’Etten-Leur ». Et il en était bel et bien ainsi !

Bien que athée, refusant toute religion révélée, Nescio touche à la mystique de la nature, courant spirituel à la mode parmi les artistes autour de 1900 : ce qu’on pourrait appeler « Dieu » coïncide avec et se révèle dans la nature. Pas mal de passages de ce journal ont trouvé une place dans les récits, où les personnages nous emmènent vers « Zierikzee, Middelburg, Arnemuiden et tous ces lieux où ils avaient l’un comme l’autre roulé leur bosse », vers des villes connues telles Amsterdam, Rotterdam et Nimègue, ou des lieux plus surprenants tels Kortenhoef, Kuilenburg, Spekholzerheide, Surhuisterveen, Zaltbommel… Grâce au randonneur Nescio, le lecteur qui a le réflexe de consulter Internet découvrira les coins les plus inattendus et les plus jolis à travers les Pays-Bas.

Dans les années cinquante, Nescio était devenu un auteur célébré, dont une nouvelle génération d’écrivains sollicitait une suite au Pique-assiette et autres récits. Un Nescio bien diminué physiquement leur répondait dans un Waarschuwing/ Avertissement du 25 octobre 1956 :

Ils m’incitent de temps à autre à écrire encore quelque chose. Mais je n’ai jamais eu de « talent ». J’écrivais comme cela me venait, sans réfléchir. Je n’ai jamais su « inventer » quoi que ce soit. Et maintenant, je peux à peine faire trois pas. Tel est le destin des conquérants du monde. Et d’autres.

Je n’aimerais pas que les conquérants du monde d’aujourd’hui lisent ceci. Ils n’en tireraient que de l’orgueil. Quand on a 18 ou 20 ans, on croit que cela ne se passera pas avec soi. Les conquérants du monde ! À notre place est venu Hitler. Est-ce que quelqu’un croit encore à notre espèce de conquérants du monde, celle qui s’appuyait contre la clôture de l’Oosterpark ?

Notons au passage que l’assertion selon laquelle il n’a jamais su « inventer quoi que ce soit » est en flagrante contradiction avec sa revendication faisant de Japi un pur produit de son imagination.

En 1919, à trente-sept ans, Nescio se disait « vieux et vraiment très modeste ». Or vingt-trois ans plus tard, à soixante ans, il était bien plus vieux, mais pas du tout si modeste que ça, puisqu’il espère survivre dans ses récits :

J’aimerais [...] que tout ce qui est fragile, que moi-même vive aussi longtemps que l’on sache lire en Hollande, un petit homme aussi simple que moi, voilà ce que j’aimerais. Ou peut-être me traduira-t-on dans une langue qui sera lue plus longtemps.

Avec des traductions en allemand, danois, espagnol, français, hongrois, italien, polonais, roumain, slovaque, suédois et turc le vœu de Nescio fut exaucé. J’ignore si ces langues survivront au néerlandais, mais il est certain qu’il est devenu plus qu’un écrivain hollandais : un écrivain européen, voire mondial depuis que ses nouvelles ont été publiées en 2012, sous le titre Amsterdam Stories, dans la collection prestigieuse des éditions New York Review of Books Classics.

Présentation de l’auteur




Poésie Lusophone — troisième épisode : Pedro Belo Clara

Présentation et traduction Stéphane Chao

Tout en suivant des études de commerce, Pedro Belo Clara a griffonné ses premiers poèmes à l’âge de 17 ans, accompagné de sa guitare.

C’est seulement après avoir terminé son cursus universitaire qu’il a pu davantage se consacrer à la littérature. Il participe à différents projets artistiques et à des revues tant portugaises que brésiliennes.

Son premier livre, paru en 2010, donne à lire une poésie quelque peu existentielle et introspective. Il enchaîne avec un livre d’intervention, à caractère social, suivi de son premier ouvrage en prose, « Paroles de lumière ». Composé de brèves réflexions qui, mises bout à bout, révèlent les étapes d’un parcours de vie, ce livre retrace un cheminement vers la découverte de soi, qui aboutit au cœur de l’être.

En 2013, « Le vieux sage de la montagne » voit le jour, né à la jonction de deux genres, la poésie et la prose, et suivant la même inspiration méditative que le livre précédent.

Après un interlude d’un an paraît Cristal, où il commence à explorer une veine lyrique, jusqu’alors reléguée à ses tiroirs, où ses poèmes dormaient, en rêvant de connaître la lumière du jour. Il s’agit d’un texte qui nous renvoie à l’innocence des premières passions, tout en soulignant la fugacité des choses en général. Il inaugure ainsi un cycle poétique dont les thèmes et les formes se prolongeront dans les livres suivants – un parcours évolutif et comme tel, ascendant, marqué au final par le dépouillement.

En 2016, Quand les matins étaient une fleur réunit poésie et prose, ouvrage que l’auteur a la faiblesse de considérer comme l’un de ses plus réussis. Il s’agit d’un livre de mémoires plein de nostalgie qui, à travers un voyage cathartique, enseigne comment se purifier (sans vraiment y aspirer) des traces laissées par un amour passé.

Deux ans plus tard paraît son plus grand recueil de poésie lyrique : Lydia  - un livre dont le titre est à lui seul un hommage à l’hétéronyme de Fernando Pessoa, qui l’a inspiré. Cette filiation s’affirme encore davantage dans le deuxième opus de ce projet, mis sous presse en 2021. On peut dire qu’avec ce livre se termine le cycle poétique mentionné plus haut, lequel culmine avec la découverte de ce qui reste des choses du passé.

L’année suivante, il publie Jours de chaux dont sont tirés les poèmes présentés ici. Il réunit pour la première fois des poèmes en vers absolument libres, sans titre, ni ponctuation : un livre au fort parfum estival, inspiré par la blancheur dont la lumière revêt cette saison, et qui propose une poésie légère et concise, une poésie qui célèbre et donne à réfléchir, entièrement focalisée sur le moment présent.

En 2023, il a publié Presque rien (poèmes épars, 2012 – 2022), un recueil de poèmes dispersés jusqu’alors, où s’affirme la teneur méditative et réflexive de l’auteur.

Sans déflorer ses projets ou révéler des secrets absolus, Pedro Belo Clara prévoit la publication d’un autre recueil réunissant des poèmes écrits au fil de onze années.

Il vit actuellement à Lisbonne (tant qu’il ne réunit pas son courage pour aller vivre à la campagne), en compagnie de sa chatte, dans un quartier qui le captive par son pittoresque et par ses fréquentations particulières, lui rappelant ce que les petits villages ont de meilleur.

∗∗∗

tu t’endors

quelque part
dans l’immensité du monde
une larme
est devenue rivière

ici
dans le silence de ton sommeil
toutes les fleurs
sont possibles

 

adormeces

algures
na vastidão do mundo
uma lágrima
faz-se rio

aqui
no silêncio do sono
todas as flores
são possíveis

∗∗∗

 

je viens m’abreuver à tes fontaines
maîtresse de toutes les eaux
apportant dans ma main
la tendresse des matins
sans connaître le bruyant secret
des sources lumineuses

et je ne recueille que des roses
– rosaire que j’effeuillerai
sur la rivière de ton corps

 

venho beber de fontes tuas
senhora de todas as águas
trazendo pela mão
a ternura das manhãs
sem saber o rumoroso segredo
das nascentes luminosas

e só rosas tenho
– rosário que desfolharei
sobre o rio do teu corpo

∗∗∗

 

remarque comme le ciel
a la douceur
du chemin qui mène à l’aube

regarde comme le silence
le prend par la main
et vient frapper à notre porte
avec la promesse d’éteindre
le cœur contre un horizon
de lumière claire

– ô extase de l’ivresse solaire

 

repara como o céu
tem a lisura
dum caminho de madrugada

olha como pela mão
o silêncio traz
e vem bater à nossa porta
com a promessa de apagar
o coração num horizonte
de lume claro

 – o êxtase da bebedeira solar

∗∗∗

ces hortensias
plantés
à l’orée du matin :

les porter au visage
plonger les rêves
dans cette rivière de couleurs

– et laisser un oiseau
chanter sur les cimes
des intimes silences

 

estas hortênsias
plantadas
nas orlas da manhã:

levá-las ao rosto
mergulhar os sonhos
nesse rio de cor

– e deixar um pássaro
cantar no cume
dos íntimos silêncios

∗∗∗

 

viennent les nuits obscures
viennent les fines dagues
les épines cachées
au détour des chemins déserts

oiseaux aux présages
de mort sous leurs ailes
les brouillards de glace
les griffures des branches
où les fruits sont absents :

elle ne s’éteint pas cette lumière
d’être rivière avec toi
au fil des heures blanches

 

venham as noites escuras
venham as adagas finas
os espinhos ocultos
nas curvas dos caminhos vazios

pássaros com vaticínios
de morte sob as asas
as neblinas de gelo
as agruras dos ramos
na ausência dos frutos:

não se apaga este lume
de contigo ser rio
no passar das horas brancas

 

Poèmes tirés de “Dias de Cal” (« Jours de chaux »), 2022.

 

 

Présentation de l’auteur




Jean-Yves André, Jacques Poullaouec, Femmes de pierre

Qui sont ces femmes de pierre « croquées » par l’artiste Jean-Yves André et le poète Jacques Poullaouec ? Elles sortent de la statuaire religieuse bretonne. Femmes de pierre profondément sensuelles, exhibant le plus souvent leur nudité. Avec, en toile de fond, l’image de la femme pécheresse et tentatrice véhiculée par la religion chrétienne. Aujourd’hui, un poète leur redonne vie avec la complicité d’un dessinateur.

« Je suis une femme de pierre, / ni pétrifiée ni lapidée. / Je ne sais qui m’a donné ce visage. / Vous tournez autour de moi. / Vous me voyez, me regardez-vous ? / Si vous me regardiez, vous m’entendriez/chuchoter quelques mots sans âge », écrit Jacques Poullaouec à la vue de cette femme de pierre dans le porche sud de l’église de Landivisiau.

« J'ai opté pour une conversation silencieuse avec ces femmes de pierre, un dialogue  au-delà du visible », souligne le poète. Il a également convoqué des grands noms de notre  littérature (Villon, Hugo, Baudelaire, Rimbaud, Claudel, Malraux ...)  pour situer ce livre dans une optique littéraire qui, selon lui, « dépasse le simple aspect artistique ou historique de la statuaire ». Ainsi, faisant référence à François Villon, il écrit pour accompagner ce visage de femme sur le baptistère de Plougasnou : « Quels rêve sous ses paupières ? / Pies et corbeaux leur ont les yeux cavés (Villon) / Faut-il la réveiller ? ».

Jean-Yves André et Jacques Poullaouec, Femmes de pierre, Géorama, 96 pages, 18 euros.

Voici en tout cas des femmes démons, des femmes sirènes, des femmes serpents ou encore des femmes oiseaux. Et même, comme l’écrit Jacques Poullaouec, « des sirènes lèche-culs, sodomistes, onanistes ». Elles ont été inscrites dans la pierre sous l’Ancien régime, au cœur des enclos paroissiaux bretons, à une époque où « l’anatomie et la religion faisaient bon ménage », note le poète. Au fond, voici « la scatologie au service de l’eschatologie ». Car, qu’on ne s’y trompe pas, il s’agissait bien pour l’Eglise catholique (notamment celle de la post-Réforme) d’asséner que la luxure était bien, souligne Poullaouec, « le péché capital qui menait à l’enfer » et de marteler qu’au début de la grande histoire de l’humanité, il y avait la tentatrice du Jardin d’Eden. La voilà donc, à Guimiliau, représentée par un serpent à tête de femme.

Le poète réserve un sort particulier à celle que l’on appelait Katell Gollet (Catherine la damnée) en lui consacrant deux poèmes. « Ta danse s’arrête là/dans les flammes de granit. / La danse était ton paradis / ton enfer sera froid comme la pierre // Trois cavaliers à la gueule d’Enfer / Trois diables arrêteront tes pas / Trois démons te mèneront au trépas // tu avais à peine 15 ans / quand tu te mis à danser / tu courais comme une biche / quand on a 15 ans on aime / à courir le galant ».

Mais, un peu paradoxalement, ces femmes de pierre qu’ont si amoureusement approchées l’artiste Jean-Yves André et le poète Jacques Poullaouec, « s’exhibent sans être exhibitionnistes ». Il peut même arriver que « leurs bouches susurrent les voix du silence » ou que leur beauté éclate à l’image de cette femme en granit du porche sud de Guimiliau. « La Joconde n’est pas si loin », note le poète. A ces femmes de pierre « figées » et « affligées », « prisonnières de la pierre, habillées de lichen », Jacques Poullaouec consacre, en définitive, un grand poème d’amour. Et il pose la question : « Comment vous libérer ? »

                                                                                                        

Présentation de l’auteur