À l’heure où le Brexit a sonné le glas des échanges Erasmus entre Albion et l’Europe, Phankhuri Sinha aurait son mot à dire sur le sort de l’étudiante étrangère dans une terre d’accueil devenue pays d’exclusion et d’expulsion. Elle a écrit tout un recueil, Prison Talkies (2013), sur la douloureuse expérience de la vie en prison (2007), après que l’université de Buffalo, la prenant en traître, l’eut remise aux mains des services d’immigration américains.
. La perte instantanée de statut fut cataclysmique pour la jeune femme, qui se sentit trahie, victime d’une injustice, car elle était depuis longtemps établie aux États-Unis. Une autre perte de statut, liée à son divorce, ne fut guère moins traumatique. Sa relation avec la diaspora indienne à laquelle elle appartient a toujours été, avoue-t-elle, « tendue et problématique ». La diaspora, en effet, fidèle reflet de la tradition au pays, voulait lui imposer ses valeurs et son mode de vie, et c’est cette volonté qui fut la cause de la distanciation d’avec un époux qui, au départ, du temps qu’ils étaient étudiants (1993–1996), avait été son plus fidèle allié. Le schéma est, en Inde, par trop familier pour les jeunes couples.
Pankhuri Sinha, Twitter.
Si on lie cette histoire personnelle aux remous (matés par la pandémie) concernant la politique de citoyenneté, basée sur la religion, initiée par le gouvernement Modi, on se doutera que la biographie de cette poète originaire du Bihar, l’un des États les plus rugueux de la République indienne, vibre à l’unisson d’un des phénomènes épineux de notre époque, la question migratoire : « des gens qui attendent, des vies en transit ». C’est du Bihar que part le plus gros contingent de migrants vers les mégapoles indiennes. La vie de Pankhuri s’assimile aujourd’hui aussi à une forme de nomadisme, entre la provinciale Muzaffarpur et l’urbaine Delhi, comme elle le fit entre Amherst et Calgary. Guère étonnant que son œuvre soit bilingue (hindi, anglais, avec une prédominance du premier) et que le roman dont elle vient de commencer la rédaction traite de sa difficile relation avec la diaspora. Quant à sa poésie, de façon guère surprenante à la lumière de ce qui précède, elle la veut politique, la dit postmoderne, et elle pratique le vers libre.
La généralisation, quand on traite de l’Inde d’un point de vue occidental, a toutes les chances de se fourvoyer mais on distingue des « tendances » fortes et l’une d’elles concerne certaines femmes. On ne s’engagera pas ici sur le terrain de la « situation de la femme en Inde » mais disons que Pankhuri fait partie de ces Indiennes qui n’acceptent pas d’être bâillonnées.
Avec sa poésie, Pankhuri part au front. La poète est meurtrie mais pas terrassée, elle est véhémente. Son rythme suit sa respiration intime, ses longues exhalaisons, ses chutes promptes. Ses mots sont libérés des multiples traditions poétiques qu’offre l’Inde et qui, dans son cas, ne seraient que des carcans, un énième emprisonnement. Lorsqu’on l’entend déclamer ses vers, de ce ton si particulier qui est habituel dans son pays, et qu’on peut trouver en Occident un peu compassé, on croirait entendre une femme soumise. Mais, sur le papier, intellectuels et militants, les vers de cette historienne et professeure attirée par l’engagement politique prennent sa réalité à bras le corps : comme sa vie, ils sont préoccupés par l’existence débarrassée de tous ses fards, par la multiplicité des existences autour d’elle confrontées aux aléas de situations mouvantes et incertaines. Ils sont la continuation des discussions, des débats, des procès dont sont jalonnées les vies ballottées, notamment des femmes, dans une société tiraillée entre des pôles irréconciliables.
Libérée de la tradition, débarrassée de toute scorie lyrique — même si elle n’exclut pas la joie face à la neige ou à un rayon de soleil -, la poésie de Pankhuri Sinha n’en reste pas moins poétique au sens primordial : elle est l’expression d’un souffle, elle est un souffle. Je parle, donc j’existe. Et le bilinguisme paraît résoudre en elle la déchirure, par lui elle renoue les fils déliés. Elle est traduite en plusieurs langues indiennes et autres, et si c’est la première fois que des poèmes de Pankhuri Sinha sont publiés en français, on comprend bien que c’est dans et par le verbe, dans et par ses deux langues relayées par d’autres que, depuis qu’elle est publiée, cette femme panse ses blessures.
Those who crept inside all talks
Those who crept inside all talks
Were not necessarily
Creeper like creatures
Creepers that came close
Wrapped around
Encircled
And bloomed
In fragrant bunches of color
In those very ornate things called flowers
No, some were complete parasites
Far away from anything
So organic
Or the entire structure
Of flowers blooming
The land, the soil
The roots, the creeper
And whatever it was
That it had crept on.
Was it a tree like talk
Was it a bush like talk
Was it a total mess?
Was it a total forest
Made up of a conversation?
What bloomed?
Which colors spoke loudly?
Which colors had a fragrance?
What persisted?
What persevered?
What was so fleeting?
Momentary?
What’s everlasting
About momentary sparkles?
What made a promise
To last forever
Before being swallowed
By the dark?
Ceux qui s’insinuaient dans toutes les discussions
Ceux qui s’insinuaient dans toutes les discussions
N’étaient pas forcément
Des lianes
Qui vous étreignaient
Vous enveloppaient
Serraient
Éclosant
En odorantes grappes de couleur
En ces entités alambiquées qu’on appelle fleurs
Non, certains étaient de simples parasites
Sans rien
D’organique
Comme une efflorescence
Ou toute la trame
de la floraison
Sol, terre
Racines, liane,
Quoi que ce soit sur quoi
Ça eût grimpé.
Était-ce un débat arbre
Était-ce un débat buisson
Était-ce un vrai foutoir ?
Était-ce toute une forêt
Qu’est-ce qui s’épanouissait ?
Qu’est-ce qui périssait ?
Quelles couleurs clamaient ?
Lesquelles embaumaient ?
Qu’est-ce qui persistait ?
Persévérait ?
Qu’est-ce qui était bref ?
Éphémère ?
Qu’y a‑t-il d’éternel
Dans des miroitements furtifs ?
Qu’est-ce qui fit la promesse
De durer à tout jamais
Avant d’être englouti
Par les ténèbres ?
∗∗∗
The girl with the big eyes
Hurts
Really hurts
Plainly and simply hurts
Darkly and deeply hurts
That deep within
Or even on the surface
Easily visible
Everybody was wanting the pleasure of the kill
Was secretly harboring it
Hiding it
In some crevice inside
That ultimately the girl will trip and fall
She will simply loose it big
Be dead
Or some place close to it
It will all be over for her
The years of baby making
And she will be left barren
She will be left with nothing
The girl with big staring eyes
The girl with big empty eyes
They all knew it
And kept it hidden
Like the pleasure of the kill
Disguised in being right
Like the pleasure of the kill
For those who would never lift a gun
Or a knife
Or a hammer
Just do it plotting
Conspiring
Forever
Presenting her with the wrong turn
The wrong question
The wrong path
For her to see and walk
A creature of free spirits
To look, to bemuse
To ponder, to peruse
With her big empty eyes
Vacant now
Totally devoid of that pleasure of kill
That everybody else’s eyes had.
La fille aux grands yeux
Fait mal
Fait très mal
Tout simplement, tout platement mal
Sombrement, infiniment mal
Qu’au fin fond d’eux-mêmes
Voire à la surface
À la vue de tous
Tous brûlaient de l’envie de tuer
Entretenaient en secret
Dissimulaient
Dans une fissure enfouie
Le voeu que la fille trébuche, chute
Perde gros
Soit morte
Ou pas loin
Finies pour elle
Ses années de fertilité
Elle sera stérile
Perdra tout
La fille aux grands yeux, au regard fixe
La fille au grand regard creux
Ils le savaient tous
Le dissimulaient
Comme le goût du sang
Camouflé en rectitude
Comme le goût du sang
De ceux qui jamais ne tiendraient un fusil
Un couteau
Un marteau
Mais conspirent
Complotent
Ils lui suggéraient
Toujours la mauvaise question
Le mauvais choix
La mauvaise voie
Sur laquelle s’engager, aller voir
Esprit libre
D’aller vérifier, déroutée
Cogiter, scruter
Avec ses grands yeux vides
Vitreux désormais
Totalement exempts du goût du sang
Présent dans le regard de tous les autres.
∗∗∗
Those In Charge
This was really atrocious
That those who were in charge
Of the larger system
The courts, the judges, and all the judgments
Were pre-occupied with the question
Of who had left whom
Without looking into the mechanics of how and why
In the cases of some very painful breakups
Very painfully caused breakups
Politicized
Like a teacher
Speaking from the side of one
Like the society
Crowning one the king
Without making the other
The queen.
Ceux qui étaient aux manettes
C’était affreux
Ceux qui étaient aux manettes,
Le système,
Tribunaux, juges et jugements
Étaient exclusivement préoccupés par la question
De savoir qui avait quitté qui
Sans examiner les ressorts du pourquoi et du comment
Dans le cas de très douloureuses ruptures
Ruptures très douloureusement causées
Politisées
Tel un maître d’école
Parlant au nom d’un seul
Ou la société
Qui couronne un roi
Sans faire de l’autre
Une reine.
∗∗∗
Still that poem
I still have that poem inside me
But cannot write
No one can write poetry like this
Its impossible
To write poetry
In so much pain
With the weather
Being made to hit you
With claws of steel
An ever present weather talk
With every move
When it almost controls
All movements
Not understanding
Not understanding at all
What the weather is to the poor man
And the rich man
What the weather is in times of war
And what the weather should be
How the weather was once lovely
Specially the snowfall
And is no more.
Ce poème encore
J’ai encore ce poème en moi
Sans pouvoir l’écrire
Qui pourrait composer ainsi
Comment
Poétiser
Dans ces affres
Avec le temps
Dont sont braquées sur soi
Les griffes d’acier
Perpétuelle conversation sur la pluie et le beau temps
Dès qu’on bouge
Alors que le temps contrôle presque
Tous les mouvements
Sans comprendre
Sans comprendre du tout
Ce que le temps est au pauvre
Est au riche
Ce qu’est le temps en temps de guerre
Ce que le temps devrait être
Ou qu’il fut si beau
Surtout la neige
Et puis n’est plus.
∗∗∗
The golden coin
A golden coin
A dollar coin
Danced in front of me
Like someone had tossed it
Or simply held it between their fingers
As that man came in
Bought hot chocolate
And began to sip with reading
That coin danced in front of me
Like someone held it
In between their fingers
And showed all it could buy
Specially the hot chocolate from the vending machine
And all things from the vending machines outside
And from the counter of the cafeteria outside
All the whiff
And the aroma
Hot and sweet and spicy
And salty
So hard to explain
The hot steam of food
Smelling it
In cold weather
On a cold day
With a bad cold
Stuffy nose
Choked voice
Almost asking
Well
How much would it buy?
And will there be more coins?
A heap of them
Clanking?
This was after the snowfall
After winter
After the war had already been lost
All her energy depleted
Faith gone
This was after they had broken her final stand
And yet
Somewhere she resisted
Something boiled inside her
As he sipped
Eluding again
To that consuming debate
The subject, object dichotomy debate
As he simply lifted his cup
And turned the pages
And why was it not so normal
Just the grand public sphere
The grand café
The women liberated
The reading
In the professional sphere?
Why did that dollar coin
Dance so loudly?
La pièce dorée
Une pièce dorée
Une pièce d’un dollar
Dansait devant moi
Comme si on avait tiré à pile ou face
Ou l’avait seulement tenue entre les doigts
Lorsque cet homme entra
Acheta un chocolat chaud
Se mit à le siroter en lisant
Cette pièce dansa devant moi
Comme si on l’avait
Tenue entre les doigts
Pour montrer tout ce qu’on pourrait acheter avec
Surtout le chocolat chaud du distributeur
Les choses des distributeurs dehors
Au comptoir de la cafétéria dehors
Toute l’odeur
L’arôme
Brûlant, sucré, épicé
Et salé
Si difficile à décrire
La vapeur brûlante de la nourriture
La humer
Par temps froid
Par une journée froide
Avec un mauvais rhume
Le nez pris
La voix étouffée
À quasiment demander
Alors
Que peut-on se payer avec ?
Et y en aura-t-il d’autres ?
Un tas
Tintant ?
C’était après l’hiver
Après la neige
Après que la guerre avait été perdue
Elle n’avait plus d’énergie
Plus la foi
C’était après qu’ils avaient brisé son ultime ressort
Et malgré tout
Elle résistait, bon an mal an
Bouillait intérieurement
Alors qu’il sirotait
Esquivant encore
Ce débat dévorant
Le débat dichotomie sujet, objet
Tandis qu’il levait sa tasse
Tournait les pages
Et pourquoi n’était-ce pas si normal
Juste l’imposante sphère publique
L’imposant café
Les femmes libérées
L’interprétation
Dans la sphère professionnelle ?
Pourquoi cette pièce d’un dollar
Faisait-elle tant de bruit en dansant ?
Traduit de l’anglais (Inde) par Bernard Turle
Just Names, Poème de Pankhuri Sinha, sur l’expérience des immigrants, sur les liens émotionnels que l’on ressent avec une terre étrangère, son ambiance, le fait d’y avoir vécu, et sur la douleur de ne pas y avoir trouvé de bases solides. Poème tiré du recueil Chère Suzannah.
Présentation de l’auteur
- Pankhuri Sinha, la femme blessée - 5 mars 2021
- Arun Kolatkar, JEJURI - 21 décembre 2020
- Sonnet Modal, poète indien - 5 janvier 2020
- Karthika Naïr, Until the Lions – Echoes from the Mahabharata - 5 octobre 2018
- Hommage à Laurence Millereau - 3 juin 2018
- Ping-pong : Sudeep Sen, Incarnat /Incarnadine - 14 août 2017