Paol Keineg Mauvaises langues
« Je ne suis pas nostalgique, je contemple le désastre ». affirmait l’Allemand Werner Herzog en parlant du contenu de ses films. On pourrait aujourd’hui facilement attribuer cette phrase au poète breton Paol Keineg (70 ans), ancien militant de la « cause bretonne », révélé par son Poème du pays qui a faim (Traces, 1969) et revenu au pays après plus de trente ans passés aux Etats-Unis.
Ce pays, il le regarde aujourd’hui sans illusion aucune. « Ecrire que le retour au pays est difficile/n’est pas difficile », avoue-t-il dans le nouveau recueil qu’il publie sous le titre Mauvaises langues, un livre qui vient à la suite d’un cinglant Abalamour (éditions Les Hauts-Fonds, 2012) où le poète manifestait déjà un fort désenchantement.
« Le pays pour lequel j’aurais donné ma vie/n’est pas devenu un pays », assène-t-il aujourd’hui. Aussi peut-il, sans scrupule, renouveler sa feuille de route : « Dire tout le mal que je pense/de la mise à mal d’un pays sans esprit ». Sa fureur vise notamment en creux (et surtout en bosse) l’élevage concentrationnaire qui l’environne, véritable archétype d’un monde saisi de folie meurtrière et gagné par la bêtise. « Je renâcle devant le maïs/et les porcheries/elles sont les vraies héritières/de la terreur ». Dans un poème dédié à la paysanne-poète Anjela Duval (1905-1981), symbole d’un autre rapport à la terre et à la nature, il poursuit : « Ajoutez à cela/qu’on mesure une révolution/ agricole/à l’épaisseur des mauvaises odeurs ».
Keineg vit au bout du monde, au bord de la rade de Brest, dans un petit bourg finistérien. Là où il est né. Il cite des lieux : Ti Jopig, Kervez, Kerouzarc’h, Toull ar c’hoat… Il parle avec émotion de sa mère disparue, il marche, il emprunte des chemins boueux avec son vélo, il regarde vivre ses congénères, il voit les guêpes envahir les poires mûres de son jardin, il suit la course des pies et des corbeaux, il sympathise avec les vaches et les génisses. Il plaint les cochons. Son verdict est implacable : « Le rat ne postule pas un autre monde/moi non plus/(même si parfois)».
Ce « désastre » qui l’environne l’a sans doute amené à vouloir disparaître sous les pseudonymes de Chann Lagatu et Yves Deniellou dans des opuscules publiés par Jacques Josse chez Wigwam. Aujourd’hui Keineg se dévoile tout entier et continue à montrer les dents. Ironie, donc, et pessimisme lucide. Mais aussi l’art de s’interroger sur lui-même en particulier, et sur la poésie en général. « Fenêtre ouverte, je me rasais/en pensant que la poésie rase/quand elle s’agrippe/aux définitions de la poésie ». Sa poésie à lui, souligne avec justesse son éditeur, « s’exprime dans une langue boîteuse, mais d’une vraie rigueur poétique » et « cette boîture apparente vient de ce que Keineg considère toute langue comme étrangère et donc incertainement connue ».
Il y a 40 ans, en 1974, dans un livre publié chez Gallimard (Lieux communs), Keineg écrivait : « Je prépare l’invective et la riposte/ à ceux qui veulent/que je sois mort ». En 2014, Keineg bouge encore, et pas un peu. « La peine des vaincus fait peine à voir/le triomphe des vainqueurs aussi ». Il ajoute même, à la fois fataliste et lucide : « Que faire d’un monde/bâti contre l’amour ? ».