Par-dessus la guerre, la poésie : entretien avec Gili Haimovich

Gili Haimovich est poète, traductrice, psychologue et art-thérapeute. Elle écrit en hébreu et en anglais. Ses poèmes ont été traduits en 30 langues et publiés dans des anthologies et dans des journaux internationaux. Elle vit de plein fouet la guerre horrifiante qui sévit au Proche-Orient. Elle a confié à la poésie la mission de dire non aux haines séculaires, et d'énoncer grâce à une anthologie qui réunit les poèmes d'auteur-e-s israéliens et palestiniens opposés à la guerre le lien fraternel qui les unit, car toutes et tous refusent ces massacres épouvantables.

Chère Gili, la guerre laisse les êtres humains impuissants, et vous vivez tous des moments terribles, qu'il s'agisse de vos compatriotes ou de la population de Gaza, c'est une catastrophe ! Vous êtes poète, alors que peut faire la poésie, que peut faire l'art, en ces temps terribles ?

La poésie est un moyen viscéral, intime et direct d'exprimer et de communiquer des expériences que les mots ne parviennent pas à exprimer, comme c'est le cas de l'art. C'est un rappel et l'expression de notre humanité. Le simple fait de l'avoir à portée de main, de savoir que c'est une option, un choix à faire, aide à vivre. Peut-être ne pouvons-nous pas vraiment "nous mettre à la place de quelqu'un", en quelque sorte, dans des circonstances aussi extrêmes, mais la poésie fait quelque chose d'un peu différent qui est plus que cela, elle permet à votre propre esprit, à votre psyché, d'avoir ses propres réponses à ces rencontres plus intimes de réalités différentes et de se connecter par ce biais.

La poésie est capable de donner place à un spectre complet et nuancé d'expériences et d'émotions humaines et vous donne une perspective différente. Elle peut exprimer l'agonie, la frustration face à l'injustice ou même la haine de manière non violente. Le poème peut tolérer tout cela et ouvrir la voie pour que nous puissions nous y connecter d'une manière qui n'est pas répréhensible. C'est plutôt le contraire. Voici un de mes poèmes à titre d'exemple. (Mes Espèce,  tiré de Soleil hésitant, p.46, traduit par Marilyne Bertoncini, paru chez Jacques André éditeur).

My Species \ Gili Haimovich (Promised Lands, Finishing Line Press):

If I was any other animal but a human one,
I wouldn’t have survived so far,
in this habitat, too faltering to be called a jungle,
merely a savanna.

My happiness is untrained, unpracticed,
therefore tamed, actually.
I should have been a gazelle at least
so I can run away
and not be chased.
Or a snowman, woman
to melt away to the touch of heat.

If I was any other being but a human one,
I wouldn’t have survived.
If I did, it’s only thanks to the kindness of others.
And there’s not enough human in my being
to be thankful for that back.

Mes Espèces

Si j’étais n’importe quel animal autre qu’humain
je n’aurais pas survécu jusqu’à ce jour,
dans ce milieu, trop chancelant pour être appelé jungle,
à peine une savane.

 Mon bonheur est sans expérience, sans pratique,
donc insipide, en fait.
J’aurais dû au moins être gazelle
pour m’échapper vite
sans être attrapée.
Ou une bonne-femme de neige, femme
qui font au contact de la chaleur.

 Si j’étais n’importe quel animal autre qu’humain,
Je n’aurais pas survécu.
Si j’ai réusssi, c’est seulement grâce à la bonté d’autrui.
Et je n’ai pas assez d’humain en moi
pour remercier suffisamment.

Vous avez récemment coordonné une anthologie, pouvez-vous nous parler de ce projet ?
Le lancement et la création de l'anthologie ont été davantage une envie qu'une décision réfléchie. C'est arrivé assez tôt dans la nouvelle réalité de l'après 7 octobre. J'avais le sentiment que si je devais mourir, et même si ma famille et moi devions nous en sortir, je devais laisser une trace, un chemin, qui soit différent de tout cela, qui me distingue de ce qui se passe et qui fasse écho, d'une manière douce, à l'opposition à la violence qui éclate de toutes parts. Plutôt que de donner de l'argent ou des produits de première nécessité, j'ai pensé que contribuer avec quelque chose qui porte mon empreinte aurait un effet plus retentissant à long terme.
La guerre en Ukraine m'avait déjà alarmée au plus haut point en tant que juif, car elle me ramenait à l'histoire de certains des pogroms les plus violents contre les juifs dans ce pays. J'ai senti que ce passé pesait, et m'alarmait, car personne ne doit subir de telles agonies, peu importe qui il est, de quelle religion, de quelle origine. J'étais douloureusement consciente que, contrairement à l'Ukraine, ici, pour nous, tout serait différent. Et que cette bataille autour de notre histoire serait presque aussi dure que celle qui tue physiquement des personnes des deux côtés de la frontière. En tant qu'Israélienne, je savais qu'Israël était sur le point de perdre cette bataille. Je l'ai senti avant même que l'antisémitisme ne prenne l'ampleur effrayante qu'on lui connaît aujourd'hui. Pourtant, il se cachait déjà sous les critiques légitimes du gouvernement israélien, que je critique moi-même. Je me suis toujours perçue comme pro-palestinienne, ce qui signifie pour moi que je suis en faveur de la paix et de la cohabitation, et le discours polarisant me semble toxique, et souvent énoncé par des personnes qui ne sont même pas originaires de cette région. 
La conviction initiale que j'ai eue en lançant cette anthologie, avec les qualités uniques de la poésie, était que nous n'avons pas besoin de comparer nos blessures, de compter les corps ou de mesurer qui est le plus affligé, qui a commis les atrocités les plus impressionnantes ou les plus insensées, ou de nous extasier devant la pornographie de la douleur et du sang. Il ne s'agit pas de calculer qui a perdu le plus d'argent, d'extravaguer dans la douleur, mais plutôt l'inverse, de se faire petit et de partager nos les expériences personnelles et intimes et leurs expressions. Rien de bon n'est sorti de ces calculs ou de ces querelles puériles pour savoir qui a commencé. Comme l'écrivait Tolstoï dans Anna Karénine, 101 ans avant ma naissance, "les familles heureuses se ressemblent toutes ; chaque famille malheureuse est malheureuse à sa manière". N'est-ce pas déjà, en soi, une preuve que la littérature est importante et qu'elle résonne d'une vérité éternelle ? N'est-ce pas également vrai lorsqu'il s'agit de nations ? Et des individus, dans leurs singularités, qui constituent l'une ou l'autre nation ?
En tant que poète, je crois que j'ai tendance à agir par intuition. J'ai eu la forte intuition que Pablo Poblète, qui dirige la collection Poètes francophones planètes aux éditions Unicité, était la bonne personne avec qui établir un partenariat. Il y avait quelque chose dans sa conviction et dans la chaleur avec laquelle il a édité une anthologie en faveur de l'Ukraine, à laquelle j'ai participé, qui m'a fait m'attacher à lui, même si nous ne parlons pas la même langue. Je sais que je peux lui faire confiance et qu'il ne me décevra pas, contrairement à certains de mes collègues internationaux qui se sont autoproclamés experts du Moyen-Orient et qui ont soudainement choisi de prendre parti, d'adopter une attitude "politiquement correcte" et en cela de participer à nous affliger, alors que nous nous trouvons tous dans cette région déjà brisée par la douleur.
Comment évolue ta poésie, alors que tu assistes, impuissante, au déroulement de ces crimes de part et d'autre des frontières ? Continues-tu à écrire et comment tes poèmes reflètent-ils ces horreurs ?
Oui, j'écris, il le faut. Ce qui m'intéresse avant tout, c'est d'explorer les limites du langage, ses capacités à exprimer les atrocités, et de trouver où je me situe dans tout cela, de témoigner de ce qui s'est passé, non pas d'une manière informative, mais plutôt comme un moyen de rendre compte de mes sentiments et de mes sensations, de ma vie intérieure, et de ce que je ressens en ce moment.
Le développement de mon utilisation des animaux comme métaphores m'aide énormément. Parfois, je trouve que les animaux sont plus fréquentables, ils partagent avec nous le besoin de survivre mais ne tuent pas et ne torturent pas, ils ne tuent que s'ils doivent vraiment le faire, pour survivre ou protéger leur progéniture, contrairement à ce qui s'est passé ici avec ce qu'on appelle les êtres humains. Et j'élabore mes poèmes à partir des attributs spécifiques que je leur trouve et qui ne sont pas toujours évidents, mais qui relèvent davantage de mes propres perceptions subjectives.
Étonnamment, je trouve aussi que j'écris sur les fêtes juives. Je ne suis pas religieuse, mais cela me donne un accès unique à l'exploration des questions d'identité en ces temps ténébreux, et permet de nous interroger sur la manière dont est constituée notre identité. Puis-je choisir d'être juif même si je ne crois en rien au départ ? Ou puis-je choisir de ne pas l'être même si je suis né avec cet héritage sans avoir eu le choix ? Et bien sûr, les histoires bibliques nous rappellent que nous avons tous été une grande tribu issue du même sol. En outre, ces textes sont à l'origine de plusieurs fêtes communes ou autres occasions de partages qui sont censées être heureuses, mais qui nous rappellent douloureusement à quel point la réalité est devenue insupportable et persistante.
Quels sont tes projets pour l'avenir ? Et demain ? Tu te bats grâce à cette anthologie, et après ?
Mon projet est de survivre, sans perdre mes enfants et mes proches, sans perdre la compassion, sans perdre la foi en l'humanité. J'aimerais bien sûr continuer à écrire et à publier et j'espère de meilleures conditions, même minimes, pour le faire. Il est difficile de faire confiance à l'avenir maintenant et de  faire des projets. Je reviens d'Estonie où j'ai lancé mon livre, ce qui m'a beaucoup plu et m'a encouragée à poursuivre cette aventure. J'ai également publié récemment un livre en Israël, Experiment in Parting. J'écris désormais davantage en anglais, ce qui me donne plus de recul par rapport à ce qui s'est passé. J'espère continuer à créer et à recréer du sens grâce à l'écriture et aux projets de collaboration avec d'autres personnes, afin que nous puissions nous soutenir et partager le travail de chacun. Ces partages sont une route commune pour que nous puissions marcher sur les ponts de papier sur lesquels nous écrivons vers un avenir différent.
Merci Gili !

Image de Une © Zaki Qutteineh.

Présentation de l’auteur

Gili Haimovich

Gili Haimovich est une poète et traductrice israélienne bilingue ayant vécu au Canada. Elle est l'auteur de dix livres de poésie, quatre en anglais et six en hébreu ainsi que d'un livre multilingue de son poème Note. Ses ouvrages les plus récents sont le volume en anglais, Promised Lands (2020) et Lullaby (2021). Elle a remporté le concours international de poésie italienne I colori dell'anima du meilleur poète étranger (2020), le concours international italien Ossi di Seppia (2019) et une bourse d'excellence du ministère de la Culture d'Israël (2015) entre autres prix et bourses. . Ses poèmes sont traduits en 30 langues, dont des traductions de livres en serbe et à venir en français, intitulé Soleil hésitant et traduit par Marilyne Bertoncini, ainsi qu'en bengali. Ses poèmes et traductions sont publiés dans le monde entier dans des anthologies, des festivals et des revues telles que: World Literature Today, Poetry International, International Poetry Review, The Literary Review of Canada, 101Jewish Poems for the Third Millennium, Tok - Writing the New Toronto et New Voices - Écrivains contemporains face à l'Holocauste ainsi que des publications majeures en Israël telles que Les plus beaux poèmes en hébreu - Cent ans de poésie israélienne et Une reine nue - Une anthologie de la poésie de la protestation sociale israélienne.