Certes, on ne le dit pas ouvertement mais l’idée que la production littéraire en langue régionale serait tournée vers un passé idéalisé, utilisant de surcroît un formalisme suranné, semble bien ancrée dans les esprits.
Il était donc nécessaire de montrer, par l’exemple, l’infinie variété et la modernité de la création poétique en langues régionales.
Les coordonnateurs de cet ouvrage ont ainsi jugé utile, pour la première fois, de mettre en dialogue une sélection de textes poétiques de six langues de France : alsacien, basque, breton, catalan, corse et occitan.
Ils ont tenu aussi à présenter les auteurs de ces textes, à les situer dans leur espace et dans leur temps, à donner les références bibliographiques de leurs œuvres.
Il en résulte un ouvrage polyphonique, au sens propre et au sens figuré.
Loin des préjugés parfois issus d’une production « régionaliste » – elle aussi existante et pas forcément méprisable, qu’elle soit écrite en langue régionale ou en langue française, mais peut-être trop centrée sur le village d’autrefois et les souvenirs d’enfance – les textes publiés embrassent d’autres horizons : la dimension transculturelle de l’existence, la solidarité par-delà les frontières ou encore l’introspection lucide et sans concession.
Par tous les chemins (Florilège poétique des langues de France), édition bilingue, Coordination : Marie-Jeanne Verny, Norbert Paganelli, Le Bord de l’Eau, 475p, 2019
Dans le même temps, la forme du poème a été pulvérisée : la rime a été oubliée, la forme fixe et la ponctuation reléguées, bien souvent, au musée au point que le texte, parfois réduit à sa plus simple expression, a parfois l’apparence d’un haïku effiloché restituant à la page sa virginité première.
Il faut donc l’admettre : l’affirmation d’une vibrante diversité linguistique ne rime pas, dans la France d’aujourd’hui, avec la reproduction de stéréotypes fondés sur la simple apologie d’une spécificité ou la dangereuse exclusion de l’altérité. Jean Pierre Siméon lui-même à qui fut confié la préface de l’ouvrage, s’en est étonné avant de s’en féliciter, en citant, à la fin de sa préface, le poète alsacien Nathan Katz :
J’ai tenté de faire œuvre d’homme. Au-dessus des frontières et des clans. Par-delà le fleuve Rhin. J’ai chanté les paysages, l’eau, les jours et la femme. En paix et en joie. C’est tout.
On peut même dire, sans risque de se tromper, que si ce choix avait pu être élargi par exemple aux poètes des outre mers avec les différents créoles le constat aurait très probablement été le même.
Il reste que cet ancrage dans le temps présent et l’Universel (dont on sait qu’il n’est rien d’autre que le particulier sans les murs) ne fond pas les thématiques des six régions de France dans un même creuset. Chacune d’elles, en même temps qu’elle s’est attachée à sauvegarder une richesse linguistique, a enfanté d’un univers dont la coloration lui est propre et qui témoigne de la grande diversité des espaces, des histoires et des cultures au sein même d’une entité que l’on imagine à tort figée dans une uniformité qu’elle a toujours ressentie comme une offense.
***
Alsace
Sylvie Reff est née en 1946 et fut professeur d’anglais. Elle mena parallèlement une carrière d’auteure-compositrice et interprète en donnant près de 500 concerts à travers l’Europe. Elle a publié près d’une vingtaine d’ouvrages, dont trois romans en français et plusieurs recueils de poésie (en allemand, français et alsacien). Elle est à l’origine du sentier des poètes de Bischwiller, jalonné de 27 panneaux présentant la poésie contemporaine d’Alsace.
De Zwang
D’Werter bluete, d’Werter ruefe
welle heim, wesse nehm wo s’isch
laufe furt, egall wo ahne
rennsch ne noch, bendsch se zamme
un wenn de meinsch hesch se gfange
froije se alli wo’s Elsass isch.
Wo gehn d’Werter ahne wenn se verschwinde ?
De Werter wo s’Läwe drawwe ?
D’Sproch isch vun dinem
mühl gschosse wie ä ewisch frischer Wasserfall,
sie isch küpst, gschprunge, gelofe
wie d’Reh am Rand vum Wald,
un niemand hätt se gfange,
un alli han se verstande,
denn wie kennt mer
s’Läwe net verstehn ?
De force
Les mots saignent, les mots hèlent
veulent rentrer chez eux, ne savent plus où c’est
se mettent à courir n’importe où
tu leur cours après, tu les rassembles
et quand tu crois que tu les tiens
tous demandent en cœur où est l’Alsace.
Où donc vont les mots lorsqu’ils disparaissent ?
Ces mots qui portent la vie ?
La langue jaillissait de ta bouche
telle une cascade à jamais fraiche,
elle sautait, bondissait, courait
comme les chevreuils à l’orée de la forêt,
nul ne les aurait rattrapés
mais tous la comprenaient
car comment ne pourrait-on ne
pas comprendre la vie ?
Sylvie Reff, Schrei.
Pays Basque
Jakes Ahamendaburu
Né en 1961, Il est diplômé d’ingénierie sociale et travaille avec des enfants de migrants et des mineurs en difficulté. Militant culturel, il s’implique dans les spectacles de rue et la création poétique au sein de la revue Maiatz.
Berriro datozkigu
Berriro datozkigu
igande arratsalde bakartiak
Hirurak paseak dira
leiho gortinen atzetik
behako bihurriek
kalearen hutsa miatzen
Frontoian larruzko pilotaren
dangada lantzinantea.
Autobus bat ailegatu da
espaloi gainean dabiltzan hormatxoriak uxatuz
Semaforoaren keinu konsagratua
Dontzeilen joan etorri interesatua
Taberna kalapitariak jendez gainezka
Haiek han eta neu
egutegiko astelehenak borratzen jarraituz…
Ils nous reviennent à nouveau
Ils nous reviennent à nouveau
les dimanches après-midi solitaires
Trois heures sont passées
derrière les rideaux des fenêtres
des regards pervers
fouillent le vide de la rue
Sur le fronton la volée lancinante
de la pelote de cuir.
Un autobus est arrivé
chassant les moineaux du trottoir.
Le signal consacré du feu rouge.
Le va-et-vient intéressé des demoiselles
Les cafés vociférants pleins à craquer.
Eux là-bas et moi
continuant à effacer les lundis du calendrier…
Bretagne
Louis Grall est né en 1952. À l’âge de quarante-sept ans, il découvre la langue bretonne qu’il pratique désormais, publiant dans les revues Brud Nevez et An Amzer. Il est l’auteur de romans et de plusieurs ouvrages poétiques en édition bilingue.
Lampedusa
25 a viz here 2013
Eet on da vale fenoz war gwez an henchou don.
Dizeblant evel eur haz, e kase an avel kuit ludu
tano ar houmoul
Gortoz a ree difrom ar hleuziou, e pillou dindan
an drein.
Euz an douar e save koulskoude eun esperañs
lampr, evel hekleo an heol eet da guz.
N’em-oa aon na rag ar fank, na beza ma-unan,
na rag ar mêziou krin
Gouzoud a ouien e oa lutig eur garantez kled o
hortoz ahanon em zi,
Ar lutig ’vefen dindannañ o follennata ar
pajennou, hag e savfe d’an neh diwar ar banne
sklêrijenn-ze ar geriou puill, evel eur beskèrèz
vurzuduz.
Eul lutig flour, eur chalu flour o flourikad
pajennou leor ar ouiziègèz.
Flour al lutig.
Lampe douce.
Lampedusa.
Hag e vefen dizeblant evel an avel me ive ?
Ha didrouz e tremenfen e‑biou ar re a hortoz
bara, difrom an oll anezo evel girzier dindan
drein ar baourentez ?
Ha ne welfen ket ema an enezeier o leñva, pa
varv ar re a dosta deuz outo ?
Penaoz e hellfen en em gaoud e peoh ar
pajennou, pa vez pesketêrien o skuilla fleur war
eur béz-mor, pa houlenn eur pab diganeom
kaoud méz, evel a huche gwechall Poverello Asiz.
Lampedusa
25 octobre 2013
Marché ce soir sur l’arbre des chemins.
Le vent indifférent comme un chat poussait la
cendre fine des nuages.
Les talus stoïques attendaient, en haillons sous
l’épine.
De la terre montait pourtant un espoir
phosphorescent, comme un écho du soleil disparu.
Je ne craignais ni la boue, ni la solitude, ni la
désolation des champs.
Je savais qu’au logis m’attendait la lampe d’un
amour confortable,
La lampe sous laquelle je toucherais les pages, et du
filet de la lumière remonterait l’abondance des mots,
comme une pêche miraculeuse.
Douce lampe, doux chalut effleurant les pages du
livre de la connaissance.
Lampe douce.
Lampedusa.
Serais-je moi aussi indifférent comme le vent ?
Passerais-je en silence auprès de ceux qui attendent
le pain, stoïques comme les haies sous l’épine de la
pauvreté ?
Ne verrais-je pas que les îles pleurent, car ceux qui
les approchent meurent ?
Comment pourrais-je croire à la paix des pages,
quand des pêcheurs fleurissent la tombe de la mer,
quand un pape nous demande d’avoir honte,
comme le Poverello d’Assise le criait en son temps ?
Catalogne
Renada-Laura Portet est née en 1927 et a réussi à combiner œuvre de recherche, création littéraire et traduction. Si sa prose offre une grande recherche d’écriture, sa poésie, en revanche, est plutôt méditative, métaphorique et ésotérique.
Al primer matí de les herbes
Al primer matí de les herbes
que ventilen suau els espadats carnals
amb la crida on s’arruga la saba a flor d’aire
quan tant d›amor només és pol.len de dubtes
i arcada de vent,
tu, filleta,
abans que somnïi l’alba vergonyosa dels deus,
neixes dona,
de l’emprenta bruna vellutada
d’una mirada.
Au premier matin des herbes
Au premier matin des herbes
qui caressent doucement les falaises charnelles
avec l’appel où se plisse la sève à fleur d’air
quand tant d’amour n’est que pollen de doutes
et arcade de vent,
toi, fillette,
avant que ne rêve l’aube intimidée des dieux,
tu nais femme,
de l’empreinte brune, veloutée
d’un regard.
Renada Laura Portet dit Si Sabines amor, 1976, Lletres Catalanes.
Corse
Née en 1976, Sonia Moretti est professeure de corse et a participé à de nombreux recueils poétiques collectifs dont Bonanova ou l’anthologie Musa d’un populu. Elle a écrit, par ailleurs, de nombreuses chansons. Discrète sur la scène insulaire, elle excelle dans une démarche personnelle où le jeu formel sur la langue ouvre des horizons nouveaux. Elle a obtenu, en 2009, le prix littéraire de la collectivité territoriale de Corse.
Anu arrubbatu parechje cose in chjesa
È da tandu hè stata chjosa
À parechje ore di u ghjornu ;
Cù i so gesti ladri
Anu arrubbatu
À ogni passu in cerca
À ogni core
À ogni bisognu di silenziu
A chjesa stessa.
Ils ont dérobé plusieurs choses dans l’église
Alors on l’a fermée
Plusieurs heures par jour ;
Par leurs gestes, les cambrioleurs Ont volé
À chaque pas en quête
À chaque cœur
À chaque besoin de silence
L’église toute entière.
***
A pruminata di i cani
Si hè compia cù a litica
Mughji
È quasi colpi.
Ciò chì hè bassu è vile ind’è noi l’umani
Ùn hà briglia chì u tenghi.
La promenade des chiens
A fini en dispute
En cris
Presque en pugilat
Ce qui est vil et bas chez nous les humains
Ne connaît point d’entrave
Sonia Moretti, Poesia Corsa d’Oghje, Université de Corse Pasquale Paoli. Témoignage de Sonia Moretti recueilli dans le cadre du projet “Puesia Corsa d’Oghje”.
Occitanie
Né en 1980, Sylvan Chabaud chante ses créations au sein de groupes de Rap. Sa thèse de doctorat sera éditée en 2011 par les Presses Universitaires de la Méditerranée. Il publie régulièrement des poèmes dans la revue Oc et dans la revue Europe ainsi que dans le recueil Caminant et est rédacteur au magazine culturel occitan Lo Diari.
Escriure
Escriure es un viatge long
es un long silenci,
una atraversada
passadas
per
passadas,
la paur de ne dire tròp
quand un ferniment d’erbilha
dins lo vent
sufís
per pagelar nòstra preséncia au monde.
Écrire
Écrire
est un long voyage
c’est un long silence, une traversée
passages
après
passages,
la peur d’en dire trop
quand un frémissement de graminée
dans le vent
suffit
à mesurer notre présence au monde.
Totei lei lengas
Totei lei lengas deis òmes
recampadas
sabon benlèu dire lei rebats
de la vida.
Perdre ren qu’una lenga
sariá totei nos condemnar au silenci
Toutes les langues
Toutes les langues des hommes
réunies
savent peut-être dire les reflets
de la vie.
Perdre ne serait-ce qu’une langue
serait tous nous condamner au silence.
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