Vous pub­liez votre pre­mier livre de poésie, Sep­tem­bre, déjà, en 1991. Vous avez 34 ans, et de mul­ti­ples pub­li­ca­tions en revues. Qu’est-ce qui vous a mené à la poésie ? Quels étaient les enjeux de ce pre­mier recueil ?

Rien dans mon édu­ca­tion famil­iale et sco­laire ne m’a encour­agé à lire et à écrire. La pau­vreté spir­ituelle de mes orig­ines a bien été ma chance. Après les métiers pénibles, l’errance de ceux qui n’ont même pas leur bac­calau­réat en poche, je deviens, en 1980, bib­lio­thé­caire à Bezons, ville de la ban­lieue parisi­enne que Louis-Fer­di­nand Céline, dans sa pré­face au livre d’Albert Serouille : Bezons à tra­vers les âges (Denoël, 1944) a évo­quée ain­si : (…) La ban­lieue souf­fre et pas qu’un peu, expie sans foi le crime de rien (…) Chanter Bezons, voici l’épreuve ! Voici le génie généreux. Attrap­er le plus rebu­tant, le plus méprisé, le plus rêche et nous le ren­dre aimable, attachant, grandiose (…).

Autrement dit, j’ai gran­di là, à l’ombre du doc­teur Destouch­es, le médecin des pau­vres ! Et j’ai lu sans ori­en­ta­tions pré­cis­es, sans appar­ente logique, d’abord des essais his­toriques et poli­tiques (je suis, de 16 à 20 ans, un mil­i­tant com­mu­niste soucieux d’un change­ment de société) puis des grands romans. J’ai lu avec le désir tenace d’échapper aux pesan­teurs famil­iales et sociales, de dépass­er les lim­ites du banal. Dans une totale soli­tude, je lis, je m’informe, j’opère des choix, j’intègre, je m’attache à quelques sin­gu­lar­ités et je rejette. Je con­stru­is ma pro­pre bib­lio­thèque, cray­on en main. J’ai tout à faire, tout à com­pren­dre et à saisir. Des ques­tions nais­sent, des affinités s’affirment. Je romps avec la vision pro­gres­siste de l’histoire, je n’oublie ni Marx ni Anto­nio Gram­sci mais je m’intéresse à la Bible, aux théolo­giens, aux romanciers et aux poètes chré­tiens et c’est en 1978 que je me con­ver­tis, secrète­ment et par athéisme social (mais j’y reviendrai si vous le voulez bien), au catholi­cisme. A cette époque pour moi (mais ça n’a pas changé) l’urgence est d’échapper au dres­sage social. Car je sai­sis que là où la lit­téra­ture et l’art sont dérisoires, la société est une com­mu­nauté d’amis du crime, les hommes y vivent en enfer et y meurent ensem­ble. Je sais déjà, pour la tra­vers­er, ce qu’il en est de la servi­tude volon­taire, de ses amé­nage­ments et de la résis­tance qu’il faut ten­ter de lui oppos­er. Résis­ter « aux pas­sions tristes » ne peut s’affirmer que dans le retrait. N’est-ce-pas la rad­i­cal­ité même de ce retrait qui a tou­jours fait, pour moi, actu­al­ité dans les œuvres lues ?

Je puise donc dans la bib­lio­thèque et m’intéresse, dans les années 80, à la poésie. Je passe vite, après ma lec­ture déter­mi­nante de Baude­laire, de Rim­baud et de Lautréa­mont aux livres des sur­réal­istes qui ne m’ont jamais séduit (sauf Nad­ja d’André Bre­ton). Je suis alors sen­si­ble aux poètes qui refusent les dérives pla­toni­ci­ennes et idéal­istes. Je ne me lasse pas de lire et de relire Aragon, Pierre Jean Jou­ve, Pierre Reverdy, Paul Claudel et Jean Fol­lain. Mais c’est ma lec­ture des pre­miers recueils poé­tiques de Marcelin Pleynet (que j’ai tou­jours lu en relisant, dans le même temps, Rim­baud) qui me motivera pour, moi aus­si, entr­er dans ma pro­pre voix dis­so­nante et dans un silence capa­ble de don­ner nais­sance à des formes.

Sep­tem­bre, déjà s’inscrit dans ce con­texte. Ce pre­mier recueil adopte une forme métis­sée (j’ai, du reste, tou­jours souhaité mêler dans un même recueil, poèmes ver­si­fiés et poèmes en prose). Pourquoi ce titre Sep­tem­bre, déjà ? Cela sautait pour­tant aux yeux : L’automne, déjà ! – Mais pourquoi regret­ter un éter­nel soleil, si nous sommes engagés à la décou­verte de la clarté divine, — loin des gens qui meurent sur les saisons.

Ce recueil, comme tous les livres édités, a une his­toire. J’avais, avant sa paru­tion, pub­lié quelques arti­cles dans des revues (notam­ment dans la revue Poésie 1 que dirigeaient Jean Bre­ton et Jean Orizet). J’appréciais beau­coup Jean Bre­ton et Guy Cham­bel­land, ces deux poètes étaient d’une disponi­bil­ité qui paraît incroy­able aujourd’hui, chaleureux et tou­jours ouverts au dia­logue. Mais leurs édi­tions respec­tives (Saint Ger­main des près et Le Pont de l’épée) pra­ti­quaient le compte d’auteur. J’ai préféré atten­dre 3 ou 4 ans avant d’en pro­pos­er la lec­ture à Jacques Gaucheron qui s’occupait de l’élégante col­lec­tion « Europe/poésie » aux édi­tions Mes­si­dor et qui a bien voulu éditer ces poèmes.

J’ouvre une par­en­thèse… J’ai eu la chance, dès cette pre­mière pub­li­ca­tion, de pou­voir faire lire mes man­u­scrits à quelques atten­tifs aînés : ce furent Jean Bre­ton, Guy Cham­bel­land, l’oublié André Maris­sel (qui dirigeait la revue Les Cahiers de l’archipel), puis Pierre Oster et Marcelin Pleynet (deux grands poètes si dif­férents, nés tous les deux en 1933 et qui, j’en suis per­suadé ne se lisent pas mais lisent, sans le savoir et dans le même temps, les pre­mières ver­sions de mes textes).

Ces pre­miers poèmes enfin témoignent. Et témoignent de mes lec­tures sans aucun doute (la prosodie de Jean Fol­lain est très présente, le vers plus lyrique et ten­du de Jou­ve égale­ment). Et de mes orig­ines cul­turelles aux­quelles je rends hom­mage (les poèmes en prose titrés 1936, Généra­tion, Les exilés, Le voleur de bicy­clette ou encore Le sang du siè­cle évo­quent des fig­ures famil­iales, mes grands et arrières grands par­ents notam­ment, d’abord ouvri­ers agri­coles d’Auvergne et pêcheurs de Bre­tagne puis ouvri­ers dans l’industrie, exilés en ban­lieue parisi­enne, à par­tir des années 1920/1930). D’autres séquences sont plus per­son­nelles même si, déjà à cette époque, je refu­sais la poésie sub­jec­tive. J’ajoute que con­traire­ment aux pro­fes­sion­nels de l’ineffable, je pense, comme Aragon, que toute poésie est de circonstance.

 

 

Juste­ment, ce pre­mier livre con­tient des poèmes intimes, de vos orig­ines. Dans quel con­texte famil­ial avez-vous grandi ?

Je suis né en 1957, un an donc avant le retour du Général de Gaulle et onze ans avant les événe­ments de Mai 68, qui mar­queront un boule­verse­ment libéral/libertaire dont nous mesurons, aujourd’hui, les mul­ti­ples dégâts. Mes par­ents, sociale­ment mod­estes (mon père a été ouvri­er avant de devenir dessi­na­teur indus­triel, ma mère est une femme au foy­er), vivent en ban­lieue parisi­enne. Je gran­dis à Sartrou­ville, avec d’un côté la rue et les ter­rains vagues (à cette époque on n’emprisonnait pas encore les enfants dans les musées, les bib­lio­thèques, on ne les gavait pas de loisirs et de pro­pa­gande mater­no-sociale) et de l’autre côté, l’école.

Com­ment ai-je vécu cette école oblig­a­toire et laïque ? Comme un trau­ma. Etait-ce parce que je suis un gauch­er con­trar­ié ? Prob­a­ble. Je garde le sou­venir, en effet, d’épuisantes séances de réé­d­u­ca­tion (je devais avoir trois ou qua­tre ans) : main gauche attachée, je devais accueil­lir, avec la main droite, la petite balle qu’on roulait sur le sol. L’exercice, me sem­ble-t-il, se pro­longeait des heures. L’apprentissage (à l’orthographe, au cal­cul) a été une dif­fi­cile épreuve et j’ai réa­gi vio­lem­ment à l’enfermement scolaire.

Mes études au col­lège puis au lycée n’ont guère été plus bril­lantes. En classe de Ter­mi­nale, je sèche les cours (sauf ceux don­nés par mon pro­fesseur de Let­tres – sar­trien – qui me  fait décou­vrir quelques romanciers, par­mi lesquels Balzac, Baude­laire, Boris Vian, Camus, Sartre… (Le roman L’étranger que je con­sid­ère tou­jours comme un très grand livre, me boule­versera, je m’identifie alors à Meur­sault, per­son­nage hors-sol, étranger à son époque et au monde). Puis, je déserte vite le lycée et milite aux jeuness­es com­mu­nistes et au P.C.F avant d’être exclu de ce par­ti pour activ­ités fractionnelles.

Mes par­ents étaient trop désu­nis pour for­mer une famille, si bien qu’à dix sept ans, je suis indépen­dant. Je vis à Paris, dans une cham­bre de bonne, et gagne ma vie en accep­tant tous les boulots que l’on me pro­pose. Si j’ai gran­di sans aucun livre dans la mai­son famil­iale, je lis, à cette époque, un livre par jour (ou par nuit). Je prends tout, décou­vre les romanciers russ­es, améri­cains, français, les poètes de la moder­nité (Baude­laire, Rim­baud et Apol­li­naire accom­pa­g­nent mes déam­bu­la­tions dans les rues parisi­ennes). Les avant-gardes lit­téraires me fasci­nent, je plonge dans la lec­ture de Tel Quel et de L’internationale sit­u­a­tion­niste…

De mon enfance, je garde de nom­breux sou­venirs aux­quels je reste attaché. J’avais beau­coup d’admiration pour un oncle et pour un grand-père, ouvri­er com­mu­niste, qui incar­nait cette cul­ture pop­u­laire que je n’ai jamais reniée. Je sais l’ambivalence de cette notion, mais pour moi, elle évoque les loisirs sim­ples comme la cueil­lette des champignons, la chas­se, la pêche, les chan­sons (celles de Trenet, de Brassens, de Brel, de Fer­rat que nous écoutions les dimanch­es matin), les films (avec Chap­lin, Arlet­ty, Gabin, Delon) mais aus­si la sol­i­dar­ité syn­di­cale, le savoir-faire, la dig­nité… et une série de détails (odeurs, gestes) gravés dans ma mémoire (ah cette gamelle que ma grand-mère pré­parait à l’aube pour son mari, cette Sim­ca 1000 briquée de la jante au pare-choc chaque dimanche après-midi) … C’était avant l’industrie touris­tique, avant que l’identité ouvrière ne soit rem­placée par le devenir petit-bour­geois du consumérisme.

J’ajoute que, sans que nous soyons pau­vres, les fins de mois à la mai­son étaient par­fois dif­fi­ciles… Ma mère nour­ris­sait ma sœur, mon frère et moi de pain per­du, de crêpes, à notre grande joie d’ailleurs. Et ce qui m’a frap­pé à l’époque, dans ma sen­si­bil­ité d’enfant, c’est le courage des mères, de ces mères et grands-mères au foy­er (comme on dis­ait), assur­ant toutes les tâch­es ingrates… Le poème La manne dans mon recueil Sep­tem­bre, déjà est un hom­mage à ces femmes dignes et courageuses, tou­jours étrangères aux plaintes.

 

 

Vous faites men­tion de votre engage­ment dans les jeuness­es com­mu­nistes. Vous faites aus­si men­tion de votre con­ver­sion, quelques années plus tard. Le chris­tian­isme est présent dans votre pre­mier livre, de manière dis­crète. Com­ment avez-vous con­cil­ié ces idéaux poli­tiques et religieux ?

Durant ces années là, dis­ons entre mes 16 ans et mes 22 ans, tout va très vite, tout se désac­corde, tout se con­tred­it. Je suis très seul et très mal­heureux et je suis aus­si empêtré dans des prob­lèmes soci­aux (tra­vail, loge­ment). Je me détache, après lec­ture des prin­ci­paux théoriciens matéri­al­istes et marx­istes, de l’idéologie com­mu­niste. Inscrit à l’Université de Paris VIII Vin­cennes, j’assiste au cours des hégéliens pro­gres­sistes Jacques Jul­liard, Jean Elle­in­stein, Madeleine Rebéri­oux (une femme d’une hon­nêteté intel­lectuelle excep­tion­nelle), de Nico Poulantzas (il se sui­cidera en 1979, date qui mar­quera la fin de la pen­sée cri­tique, celle qui s’était imposée à tra­vers le marx­isme, le struc­tural­isme) et de Hen­ri Weber, bras droit de Kriv­ine, qui était devenu un ami. Tous ces intel­lectuels m’apportent beau­coup mais voilà, je décou­vre, par­mi d’autres, Bernanos (son Jour­nal d’un curé de cam­pagne est mon livre de chevet), Claudel et ses Cinq grandes odes, Léon Bloy, André Suarès, François Mau­ri­ac, les œuvres de Dos­toïevs­ki, Les Ecrits cor­saires de Pasoli­ni et son film l’Evangile selon saint Matthieu.

Je lis le Nou­veau tes­ta­ment (je lirai l’Ancien plus tar­di­ve­ment). Je com­prends alors, sans pou­voir le for­muler, qu’en niant la pro­fondeur du mal et le monde déchu révélé par le Dieu biblique, la pen­sée mod­erne s’est livrée, dès la Révo­lu­tion Française, à une véri­ta­ble guerre de reli­gions, d’où sou­vent son anti­sémitisme et son anti­cléri­cal­isme rad­i­cal. Autrement dit, je sai­sis que plus l’aspiration au pro­grès est forte, plus les meurtres de masse s’imposent.

A une physique de la fini­tude, il faut oppos­er une méta­physique de la sen­sa­tion, je la décou­vre, d’abord en Israël durant un assez long séjour puis à Rome à tra­vers l’art baroque. Ma con­ver­sion au catholi­cisme s’appuie donc sur un réc­it, que je crois vrai, et dont les représen­ta­tions (lit­téraires, artis­tiques) me pro­curent une autre grav­i­ta­tion – lumineuse, joyeuse – celle qui con­voque, ici et main­tenant, l’enfer de ce qui se dévoile et aus­si le par­adis qui oppose l’amour au nihilisme.

Je ne choi­sis donc pas de con­cili­er mes idéaux poli­tiques avec ceux du chris­tian­isme (la rup­ture entre eux est philosophique­ment et esthé­tique­ment rad­i­cale) mais je tente de me con­fron­ter (et de m’y con­fron­ter poé­tique­ment, dès la rédac­tion de mon recueil Sep­tem­bre, déjà) à l’affirmation de Rim­baud : Le com­bat spir­ituel est aus­si bru­tal que la bataille d’hommes. Et d’y répon­dre sans emphase, sans mol­lesse saint sulpicienne.

 

 

Dans votre péri­ode com­mu­niste, écriv­iez-vous des poèmes ou la poésie est-elle entrée en vous avec votre conversion ?

N’oubliez pas qu’à cette péri­ode, j’ai pris beau­coup de retard dans mes lec­tures. J’ai per­du un temps fou – sans regret d’ailleurs – à me plonger dans Marx, Lénine, Trot­sky, Gram­sci (que je con­tin­ue de lire), Rosa Lux­em­bourg, Lukacs… Je con­nais toute l’histoire du mou­ve­ment ouvri­er européen, je suis imbat­table sur les inter­na­tionales social­istes. Hen­ri Weber, aujourd’hui séna­teur fabus­ien, enseigne à l’époque à Paris VIII Vin­cennes. Nous devenons amis. Il pille tous les travaux du drôle d’étudiant que j’étais et me dédi­cace, en 1978, son étude : Chang­er le PC ? Débats sur le gal­lo­com­mu­nisme, pub­liée aux édi­tions PUF : A Pas­cal Boulanger, euro­com­mu­niste de choc, en sou­venir de nos débats, et dans l’espoir que du dedans et du dehors, on fini­ra tout de même à chang­er le PC… Ami­cale­ment Hen­ri Weber. Chang­er le par­ti com­mu­niste ? Chang­er la vie ? Tout ce qui ressem­ble à de l’espoir ne con­stitue-t-il pas le signe que le présent et l’exercice de la vie ne vont pas de soi ? Je ne resterai pas longtemps ami des ligues, ne lais­sant mon devenir qu’entre les mains du Verbe. Le monde n’est-il pas une his­toire racon­tée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne sig­ni­fie rien ? (Shake­speare).

Je ne resterai longtemps qu’un lecteur, noir­cis­sant des cahiers (une façon de réécrire le livre que j’ai sous les yeux) assim­i­lant ou reje­tant fébrile­ment les textes lus. Que je lise des romans, des essais ou des poèmes, j’ai tou­jours eu une sorte de rap­port névro­tique avec le livre, ne cher­chant ni le sens ni le son objec­tive­ment don­nés, mais le trans­for­mant, le récupérant, l’inventant sub­jec­tive­ment. La lec­ture comme exer­ci­ce (ou com­bat) spir­ituel en quelque sorte. Si bien que je n’oserai écrire que tar­di­ve­ment, riche déjà d’une tra­ver­sée (poli­tique, spir­ituelle, amoureuse – et dans l’ordre que vous voulez). Et mes pre­miers poèmes ne seront écrits qu’en trem­blant, car enfin nos maîtres, quels qu’ils soient (et pour moi ce furent Baude­laire, Rim­baud, Reverdy, Fol­lain…) nous impres­sion­nent tant qu’un sen­ti­ment de honte et d’impuissance nous habite devant nos brouillons. 

 

 

Je crois percevoir des allu­sions à l’ar­rivée social­iste en France, celle de Mit­ter­rand, dans vos poèmes “Print­emps 81”, “Généra­tion” et les images poly­sémiques de la rose, dans votre pre­mier livre Sep­tem­bre, déjà.  Est-ce une clef de lec­ture consciente ?

Je com­mence à écrire des poèmes en 1985/86 et cer­tains seront inclus dans ce pre­mier recueil. A ces dates, j’ai défini­tive­ment rompu avec l’idéologie socia­lo-com­mu­niste ! J’ai voté François Mit­ter­rand en 1981 mais je con­sid­ère ce geste comme une faute. Car je revis­ite, au même moment, toute l’histoire de la France con­tem­po­raine. Le gaullisme (et notam­ment le gaullisme social qui sera incar­né par Philippe Séguin) obtient mon adhé­sion. Je suis, depuis lors, sans doute un des rares poètes français à ne pas vot­er à gauche.

Aus­si, ne cherchez aucune allu­sion à l’arrivée des social­istes au pou­voir (mais Mit­ter­rand était-il social­iste ?) dans Sep­tem­bre, déjà. J’ai tou­jours écrit de la poésie inté­grant le poli­tique (et l’historial) mais jamais de la poésie poli­tique et mil­i­tante. Le poème que vous évo­quez : Print­emps 81 doit être lu lit­térale­ment. Il s’agit bien d’une his­toire d’amour qui finit mal entre une jeune femme et moi, le séduc­teur Mit­ter­rand n’en est pas respon­s­able. Quant au poème Généra­tion et ceux qui suiv­ent, ils ne con­ser­vent des événe­ments que l’éthique qui les a sauvée de l’ignominie. Je ne des­sine, dans ces textes, que d’humbles fig­ures héroïques : celle du chômeur et de son fils qui m’avait tant impres­sion­né dans le film Le Voleur de bicy­clette, celle du prêtre espag­nol refu­sant de bénir les fas­cistes durant la guerre d’Espagne. La rose enfin – je vous le con­firme – est débar­rassée de ses épines mittérandiennes.

 

 

Avec le recul, com­ment percevez-vous ce pre­mier livre, Sep­tem­bre, déjà ?

Il y a dans ces poèmes un human­isme qui n’est pas encore passé au tamis de la cri­tique, un sens trop uni­voque et une sim­plic­ité de ton et de sonorité qui n’intègre pas toutes les don­nées du réel. J’ai pour­tant le sen­ti­ment d’avoir maîtrisé le vers libre, grâce notam­ment à ma lec­ture de Jean Fol­lain, de Pierre Reverdy et d’échapper à la fois au for­mal­isme (qui s’impose ces années là) et à la poésie sub­jec­tive qui s’incarne dans les divers man­i­festes de la poésie pour vivre. Je tente de mêler l’éthique à l’esthétique, l’autobiographie à la poésie, le vécu à la rigueur formelle.

Ma lec­ture des futur­istes russ­es (Maïakosv­ki, Khleb­nikov) et ma décou­verte des objec­tivistes améri­cains (William Car­los Williams, George Oppen…) ain­si que les amples mou­ve­ments prosodiques de Cen­drars, de Claudel mais aus­si de Pleynet (dans Stanze) et de Sollers (Par­adis est un livre que je ne cesse de lire et d’écouter et qui me mar­que pro­fondé­ment) vont bien­tôt m’ouvrir un monde dans lequel je trou­verai un point d’appui pour faire réson­ner ma pro­pre voix avec celle de l’histoire monumentale.

 

 

Vous dites écrire de la poésie inté­grant le poli­tique et l’his­to­r­i­al. On trou­ve, dans votre pre­mier livre, une fig­ure de style qui sera dévelop­pée dans les autres livres de poésie pub­liés plus tard, comme Tacite ou Au com­mence­ment des douleurs. Cette fig­ure de style, qui est votre voix, procède de l’ac­cu­mu­la­tion. Accu­mu­la­tion d’as­so­nances. Elle relève, selon moi, et je me situe dans la lec­ture qu’a don­né Matthieu Bau­mi­er de Le lierre la foudre, du “pro­longe­ment en nous et autour de nous du réel de l’En­fer”. Depuis Sep­tem­bre, déjà, qu’avez-vous creusé, qu’avez-vous appro­fon­di, de poème en poème, sur ce terrain ?

Vous avez sans doute rai­son de par­ler d’une fig­ure de style procé­dant par accu­mu­la­tion, même si je préfère utilis­er le terme d’intégration. Je tente, en effet, dès l’écriture de Mar­tin­gale, mon deux­ième livre, de met­tre en place un dis­posi­tif d’intégration max­i­male. Cette notion, je l’emprunte à un essai de Guy Scar­pet­ta : L’impureté pub­lié chez Gras­set en 1985 et qui émet l’hypothèse qu’il existe une autre voie lit­téraire et artis­tique que celle des avant-gardes exténuées ou celle d’un retour aux formes anci­ennes. Cette voie fon­da­men­tale­ment impure croise les reg­istres d’écriture et mélange les gen­res. Le livre mod­èle pour moi, c’est Car­rousels que Jacques Hen­ric pub­lie en 1980 dans la col­lec­tion Tel Quel. Trente trois ans plus tard, con­scient de ma dette à son égard, je pub­lierai un livre d’entretien avec lui : Faire la vie (Edi­tions de Cor­levour). Comme quoi, et con­traire­ment à une cer­taine légende, j’ai de la suite dans les idées !

Car­rousels rap­pelons le, est le con­traire d’un roman à thèse. Car­nets de voy­age, poèmes, jour­nal : tous les réc­its s’intègrent et s’emboîtent en mêlant aux effon­drements du siè­cle une débâ­cle intime. Il y a là un savoir fon­da­men­tal, celui du corps, dont le témoignage est tou­jours sûr et qui prou­ve, une fois encore, que la lit­téra­ture n’appartient pas à l’université mais à la démesure d’une parole qui cherche et trou­ve sa réso­nance. Mar­tin­gale s’approche, bien mal­adroite­ment, de cette per­spec­tive. Car, durant sa rédac­tion, je me pose ces ques­tions : la poésie est-elle capa­ble d’intégrer une cri­tique d’ordre social sans jouer pour autant le pri­mat des effets de représen­ta­tion sur la tenue de l’écriture ? Est-elle capa­ble de con­denser des infor­ma­tions sur le monde à l’intérieur même d’une dynamique de langue ? Je sais que dans ce débat pèsent la tra­di­tion réduc­trice de l’engagement et du Grand réal­isme (Lukàcs), mais est-ce une rai­son suff­isante pour céder à la pure et arti­fi­cielle abstrac­tion, pour cam­ou­fler le réel ?

Mar­tin­gale inau­gure ce con­stant dia­logue avec le réel. Tous les livres qui suiv­ront dévoileront eux aus­si le roman col­lec­tif, autrement dit la grande fos­se rem­plie de morts. Je n’ai cessé de tra­vers­er ce cauchemar qu’est l’Histoire, sans m’y arrêter, sans com­plai­sance ni fas­ci­na­tion et sachant que l’abolition de la vio­lence est une vue de l’esprit. J’ai en tête, dès que je com­mence à écrire et à pub­li­er, cette phrase de Joyce dans Ulysse : L’histoire est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller. Dans Mar­tin­gale, j’avais inscrit ceci de Niet­zsche : car si le mal est pro­fond, plus pro­fonde encore est la joie. La joie, en effet, est une appro­ba­tion de l’existence (et mon exis­tence quand je pub­lie Mar­tin­gale puis Tacite est par­ti­c­ulière­ment radieuse – ma com­pagne, la nais­sance de mes deux filles – tout me réjouit et me rend à la fois inqui­et et heureux). Mais cette joie est para­doxale car elle se con­fronte au trag­ique. Ain­si mes poèmes par­tent d’une con­nais­sance du pire sans pour autant refuser, au con­traire, le chant de l’affirmation. Ils passent, dans Mar­tin­gale, par le corps assas­s­iné de Pasoli­ni et par l’amen illim­ité du can­tique de Guil­lén, par le rap­port clin­ique et le chant de l’approbation.

Une anec­dote con­cer­nant la pub­li­ca­tion de Mar­tin­gale… J’avais envoyé le man­u­scrit à qua­tre édi­teurs : à Louis Dubost des édi­tions le dé bleu, à Jacques Dar­ras pour In’hui, à Dominique Grand­mont qui dirigeait la col­lec­tion « Lumière ouverte » chez Mes­si­dor et à Yves di Man­no pour la col­lec­tion « Poésie » chez Flam­mar­i­on. J’ai reçu, et ce fut bien la pre­mière et sans doute la dernière fois, qua­tre répons­es pos­i­tives ! J’ai choisi Flam­mar­i­on et l’argumentaire d’Yves di Man­no ne pou­vait que me flat­ter : (…) Nous sommes à cent lieues, avec ce recueil, d’une « engagée », se con­tentant d’énoncer quelques vérités cru­elles (fussent-elles fondées) sur les tra­vers de l’époque. Bien au con­traire, par sa retenue formelle, par son exi­gence éthique (la dernière séquence est une sorte de médi­a­tion sur l’œuvre philosophique de Clé­ment Ros­set) Mar­tin­gale ouvre dans le dis­cours poé­tique français une brèche où, jusqu’ici, seuls quelques rares poètes étrangers avaient réus­si à s’engager : on songe notam­ment à la rigueur de forme et de pen­sée de George Oppen, l’objectiviste américain (…)

 

 

A quoi faites-vous allu­sion quand vous dites : “Comme quoi, et con­traire­ment à une cer­taine légende, j’ai de la suite dans les idées !” ?

Il s’ag­it d’échap­per à toutes les représen­ta­tions. Ce fut et ça demeure une ligne de con­duite essen­tielle dans ma démarche de poète et de cri­tique, comme d’ailleurs dans ma vie per­son­nelle. Echap­per à la représen­ta­tion que l’on se fait de vous n’est pas trahir l’é­mo­tion qui met en mou­ve­ment la parole poé­tique. Cer­tains (édi­teurs, cri­tiques, « amis » du milieu) ont voulu m’en­fer­mer dans une esthé­tique ou une idéolo­gie. Ils igno­raient que, enfant déjà, dans un espace fer­mé, je louchais sys­té­ma­tique­ment vers la sor­tie ! J’ai sou­vent pris la porte, de gré ou de force. Le dégage­ment a tou­jours été ma ligne de con­duite. Aus­si, cer­tains m’ont iden­ti­fié comme l’au­teur d’un livre unique, qu’il aurait fal­lu répéter. Ou bien comme le poète d’une revue, d’un réseau (de nom­breux malen­ten­dus ont sur­gi avec la pub­li­ca­tion de mon antholo­gie sur “Action poé­tique”). Ma fidél­ité n’a jamais été vécu comme une soumis­sion et j’ai hor­reur de ce qui fait nom­bre et masse, con­sen­sus et servi­tude. Jacques Hen­ric ne pou­vait pas me faire de meilleur com­pli­ment en écrivant, en post­face à mes chroniques rassem­blées dans Fusées et pap­er­oles : Il fal­lait, pour men­er au mieux une telle tâche, un homme libre d’at­tach­es idéologiques et insti­tu­tion­nelles, ouvert à des expéri­ences d’écri­t­ure par­fois à l’op­posé des siennes (…) doué d’une mémoire his­torique, résis­tant aux oukas­es, aux dogmes, aux divers ter­ror­ismes et aux lanci­nants chants des sirènes nihilistes de son temps. Pas­cal Boulanger est cet écrivain et cet homme-là.

 

Après Sep­tem­bre, déjà, vous pub­liez Mar­tin­gale. Quel chemin vous mène de l’un à l’autre ? Et pourquoi ce titre ?

Le chemin reste le même : une danse sur les ruines et les plaies ! L’histoire, en effet, con­tin­ue et tous les métiers du monde sont pénibles. Autrement dit, j’essaie de faire enten­dre les déchirures des con­sciences con­tem­po­raines, livrées à la sur­veil­lance et au juge­ment per­ma­nent. J’essaie de trou­ver une dialec­tique d’intégration et de mise en réson­nance des don­nées objec­tives, des faits his­toriques. En même temps, et comme l’a souligné Claude Ade­len dans son très bel arti­cle pub­lié dans la revue Action poé­tique (numéro 141, hiv­er 1995/96) je reste à égale dis­tance des lyrismes et des objec­tivismes, des nos­tal­gies de boire et de la sècher­esse min­i­mal­iste. Aperçus d’holocaustes, han­tis­es de la guerre… Mar­tin­gale (comme Tacite plus tard) mêle la langue du témoignage à la langue de tous. Je main­tiens une res­pi­ra­tion d’enfance (d’enfance retrou­vée à volon­té) au milieu de l’irrespirable quo­ti­di­en­neté de la réal­ité. Pourquoi ce titre ? Ini­tiale­ment, j’avais choisi His­toires, titre trop général, explicite. Une mar­tin­gale a une mul­ti­plic­ité de sens, c’est une cour­roie qui empêche le cheval de don­ner de la tête (et évite l’emphase), une sorte de demi cein­ture placée dans le dos de cer­tains vête­ments (une vir­gule si l’on veut) et surtout un sys­tème de jeu qui assure un béné­fice : la poésie en somme ! Et puis, n’entend on pas, dans Mar­tin­gale, le mot gale et ses démangeaisons con­tagieuses qui infes­tent les sil­lons de l’histoire ?

 

 

La 5ème par­tie de ce livre en 6 par­ties intè­gre dans le poème la langue sci­en­tifique et économique et ses con­séquences épou­vanta­bles, lib­er­ti­cides. Nous sommes comme dans un livre de sci­ence-fic­tion, par le ton et l’idée qu’on a de la sci­ence-fic­tion. Pour­tant, cette par­tie, épous­tou­flante, sem­ble être la réal­ité d’au­jour­d’hui  et quelle est l’in­flu­ence des objec­tivistes améri­cains dans ce livre ?

Je m’entends très bien avec ceux qui ont une vision para­noïaque de l’histoire et n’oubliez pas le dic­ton : la réal­ité dépasse la fic­tion. La séquence que vous évo­quez a été con­stru­ite à par­tir de rap­ports pré­cis et offi­ciels (notam­ment améri­cains) sur l’asservissement de nos sociétés aux nou­velles tech­niques de sur­veil­lance et de répres­sion. La sur­veil­lance élec­tron­ique, le con­trôle des déplace­ments, le stock­age des infor­ma­tions, les sim­u­la­tions virtuelles, les don­nées trans­mis­es aux ordi­na­teurs… je n’invente rien, je me con­tente d’évoquer. Nous sommes au début des années 90, et recon­nais­sons que depuis, la ter­reur et ses amé­nage­ments n’ont cessé de pro­gress­er. Les nou­velles agi­ta­tions crim­inelles et le lien de plus en plus étroit entre les mafias et les Etats dits démoc­ra­tiques se sont mul­ti­pliés. Je suis, du reste, très atten­tif aux livres que pub­lient Mau­rice le Dan­tec et Volo­dine qui lui édite ses pre­miers réc­its et notam­ment Biogra­phie com­parée de Jori­an Mur­grave, un chef d’œuvre, dans la col­lec­tion « Présence du futur » chez Denoël. Ces ter­ri­toires des bas-côtés, ce n’est hélas pas la poésie qui les intè­gre. Et pour­tant, quand j’écris Mar­tin­gale, mon objec­tif est bien d’intégrer, dans des reg­istres con­crets, les ambiva­lences et les vio­lences de l’histoire en train de s’écrire, ici et main­tenant, sous nos yeux. Ma présence à l’écriture ne con­siste pas à m’évader du réel. Il ne s’agit donc pas de s’incliner devant les faits mais de les regarder en face jusqu’à ce qu’ils lais­sent appa­raître le monstrueux.

Quant aux objec­tivistes améri­cains, ils par­ticipent à une poé­tique de l’événement qui fuit toute com­plai­sance sub­jec­tive. Ils sont dans le « réel exis­tant » (Kierkegaard), mais pour ne pas som­br­er dans le réal­isme (et encore moins dans le réal­isme social­iste) il faut soulign­er que le mod­èle n’est pas la chose. Il y a tou­jours appari­tion / dis­pari­tion du réel dans la représen­ta­tion qu’on s’en fait. C’est l’idée de mon­tage qui alors m’interpelle chez les objec­tivistes. Car si la            poésie objec­tiviste relève du con­stat, le chant entend bien ne pas s’enfermer dans ce con­stat.  Il faut occu­per tout le ter­rain, celui de l’histoire (de l’HYStoire comme l’écrit Sollers) et celui de l’intime. La tra­ver­sée du pire ne s’oppose pas à l’affirmation du Roy­aume. Un Roy­aume qui emprunte au ser­mon sur la mon­tagne son dégage­ment et son retrait. Le témoignage, autrement dit l’apocalypse, par pléonasme, révèle. Et elle révèle aujourd’hui la décul­tur­a­tion de masse, les dépres­sions et les con­vul­sions. Poète du réel, je ne me sat­is­fais pas des berceuses, je voy­age dans les couliss­es de notre théâtre. Les poèmes de Mar­tin­gale s’inscrivent dans la chute des décors.

 

 

Pou­vez-vous nous dire le rôle de Clé­ment Ros­set dans le final de votre livre ?

Une vie et une poésie ambitieuses veu­lent voir der­rière les décors et les murs, là où se cachent le grotesque et aus­si l’inattendu et le mer­veilleux. Je n’adhère pas au ressen­ti­ment aveu­gle, au grand cimetière de ceux, qui, igno­rant leur lan­gage, ser­vent les idol­es. Le réel trag­ique n’enseigne pas la résig­na­tion et l’acquiescement ne peut sur­gir qu’en dehors de l’oppidum, dans un hors-temps, dans l’instant qui échappe à l’histoire. Quand je ren­con­tre Clé­ment Ros­set, en 1993, pour un entre­tien qui paraitra dans le jour­nal de la bib­lio­thèque munic­i­pale qui m’emploie, j’ai lu tous ses livres inclass­ables et je sais déjà que pour lui, le seul prob­lème philosophique c’est le réel. Est-il athée ? C’est fort prob­a­ble et ça tombe bien, moi aus­si, comme chré­tien, je suis un athée social, autrement dit, je ne crois ni au tra­vail ni au cap­i­tal ni à la pro­pa­gande de l’égalité et de la fra­ter­nité (Sollers aura une bril­lante for­mule pour déjouer l’humanisme clairon­né : Droits de l’homme en sur­face / vire­ment ban­caire sous la table).

Clé­ment Ros­set, à l’époque, est très isolé. L’université (entre les mains des struc­tural­istes, des hégéliens, des marx­istes ou encore des hei­deg­gériens) l’a déporté à Nice. Et la dernière séquence de Mar­tin­gale lui est, en effet, dédiée. Et notam­ment pour ren­dre hom­mage à cette incise qu’il signe :  Tout reste pen­sé, tout cesse de peser . Clé­ment Ros­set, c’est le philosophe du trag­ique et de l’allégresse, c’est celui qui accueille l’offrande du réel, le don tou­jours renou­velé de la présence et qui, d’un livre à l’autre, déjoue la pen­sée sys­té­ma­tique promet­tant une vie meilleure, dif­férée, illu­soire. Or, le philosophe ou le poète du réel est quelqu’un qui voit, dans le quo­ti­di­en et le banal, voire dans la répéti­tion elle-même, toute l’originalité du monde.

 

Pourquoi Tacite ?

A la fin des années 90 et au début des années 2000, je mène de front une activ­ité d’écriture et de cri­tique et avant la pub­li­ca­tion de Tacite, je pub­lie, chez Flam­mar­i­on, Une action poé­tique de 1950 à aujourd’hui. Cette antholo­gie était précédée d’un essai de 130 pages. Les comptes ren­dus ont été nom­breux, dans toute la presse (de L’Humanité au Monde des livres en pas­sant notam­ment par La Quin­zaine lit­téraire et Le Matricules des anges), et ces cri­tiques salu­ent, dans l’ensemble, mon tra­vail. A l’inverse, quelques longues dents poé­tiques grin­cent, elles auraient aimé que je fasse de ce gros livre une arme con­tre… les revues Tel Quel et L’Infini ou que je m’en prenne à la for­mi­da­ble étude que Philippe For­est venait d’éditer sur l’histoire de Tel Quel. Mais à cette époque, les ouver­tures sont mul­ti­ples : j’écris et je pub­lie où bon me sem­ble et Yves di Man­no, qui dirige et relance avec brio la col­lec­tion Poésie aux édi­tions Flam­mar­i­on, m’accorde sa con­fi­ance. Evidem­ment, dès que vous obtenez un suc­cès (pour­tant très relatif dans les domaines poé­tiques et cri­tiques) ça s’agite autour de vous ! Je suis, très rapi­de­ment, mis sous sur­veil­lance. On m’épie, me jalouse, me flat­te… J’ai sou­venir d’un excel­lent poète ainé, recon­nu par tous, me télépho­nant à pas d’heure du jour, et surtout de la nuit, pour van­ter mon génial tra­vail cri­tique et poé­tique. Ne suis-je pas un ami de l’influent Yves di Man­no ?  Je ne suis pas dupe et je m’empresse de dis­siper tous malen­ten­dus. D’ailleurs, après la pub­li­ca­tion de mon antholo­gie cri­tique, les malen­ten­dus seront vite posés sur la table.

Quand paraît Tacite, j’ai pour adver­saires ceux qui croient que le pro­grès existe en art et dans l’histoire. La poésie de ce recueil est vio­lente. On peut penser, en effet, que Tacite n’est qu’un his­to­rien latin. Or, il est avant tout un prodigieux écrivain baroque qui a su décrire un monde rongé par le négatif. Le titre Tacite joue, bien enten­du, sur les ambiguïtés. Tacite, c’est aus­si ce qui ne se dit pas, ou ce qui ne peut se dire. Mais l’écrivain Tacite, c’est aus­si bien Baude­laire, Georges Bataille, René Girard… une même vision sans con­ces­sion sur le crime que les sociétés pro­duisent et répè­tent. Dans ces pages, on ne trou­vera pas de pen­sée du déclin – et encore moins de pro­grès – de l’humanité. Chré­tien, je pense que la Chute a bien eu lieu et que l’histoire c’est tou­jours la recon­duc­tion de l’enfer. J’ai tou­jours lu aus­si en étab­lis­sant libre­ment toutes les cor­re­spon­dances pos­si­bles entre les écrivains et il faut lire ces poèmes, je crois, comme une série de visions emprun­tées (il y a beau­coup de cita­tions dans ces textes) et per­pétuelle­ment décalées par rap­port aux pul­sions de mort qui ryth­ment chaque époque. L’histoire qui se des­sine et qui s’énonce dans Tacite est his­to­ri­ale. Je me con­tente, en effet, d’écouter et de restituer la parole venant d’un passé loin­tain. Mais rien de nihiliste dans ma démarche, la mise en scène du négatif n’est pas elle-même une adhé­sion au négatif puisqu’elle tente, par le mon­tage et le démon­tage, de le tra­vers­er et de le sur­mon­ter par la parole poétique.

 

 

Sur la 4ème de cou­ver­ture, vous par­lez de “l’ou­bli de l’être” et de la “fra­ter­nité et la ter­reur tou­jours com­plices”. Pou­vez-vous éclair­cir ces propos ?

L’oubli de l’être est un emprunt à Hei­deg­ger que j’essaie de lire (et de com­pren­dre) ces années là. Il s’agit, en effet, de garder la mémoire, la mémoire de la poésie et de la pen­sée, afin de méditer l’oubli. Vous savez que la ques­tion déter­mi­nante du nihilisme se pose pour Niet­zsche et pour Hei­deg­ger lisant Niet­zsche et que sous le masque de la fra­ter­nité la ter­reur s’aménage. Méditer l’oubli, c’est ren­dre con­tem­po­rains les vain­queurs romains, les con­quis­ta­dors européens, les com­mu­nistes ou les nazis, bref, la bar­barie aux mul­ti­ples vis­ages. Le nihiliste ignore tou­jours la loi de sa pro­pre alié­na­tion, il fonde l’Empire (qui s’oppose rad­i­cale­ment au Roy­aume) et passe de l’arrogance à la peur, de l’actif à l’inactif, du lien bavard à la dépres­sion et au solil­oque. Ni moi ni per­son­ne n’échappons à cette con­ta­gion sauf que nous pou­vons tous refuser d’être chas­sés de notre pro­pre sou­veraineté qui n’a de compte à ren­dre qu’à Dieu. Il s’agit bien de vivre au monde, avec le monde en n’étant pas du monde. N’est-ce pas Jean-Louis Houde­bine qui, dans un arti­cle que je cite de mémoire, rap­pelle que dans la tra­di­tion et la déf­i­ni­tion rab­binique, Dieu se dit maqom, autrement dit que Dieu est le lieu du monde et que le monde n’est pas son lieu ?  Pour quelqu’un qui essaie, tant bien que mal, d’habiter poé­tique­ment le monde, que lui reste-t-il sinon la per­spec­tive du poème pour sup­port­er l’insupportable vision de la con­di­tion humaine dévoilée ? Tacite fait un tra­vail de relevé vio­lent à tra­vers des cita­tions, des faits his­toriques et con­stru­it une sorte de sémi­olo­gie de la réal­ité à tra­vers un mou­ve­ment de la parole et un mou­ve­ment des noms pro­pres. Pour autant, il n’y a rien à com­pren­dre dans le tumulte répété et insen­sé de cette his­toire. Une joie sauvage sem­ble y régner.

 

 

Dans ce livre, chaque vers fait référence. Expliquez-nous de quelle façon et en quoi le nihilisme est-il le moteur de l’his­toire monumentale ?

Qui par­le dans Tacite ? Quelles sont ces voix graves, ten­dues qui subis­sent ou négo­cient leur esclavage ? Et pourquoi l’écriture de ce recueil est-elle si imper­son­nelle ? L’époque est à la con­fes­sion, à l’aveu, au juge­ment, à la déla­tion, au remord, à la cul­pa­bil­ité, à la haine « civil­isée », bref à l’exhibition de sa mis­ère sub­jec­tive. La poésie doit assumer le doute et la détresse mais aus­si une his­toire mar­quée par la Rédemp­tion. Comme dans Mar­tin­gale je suis dans l’approbation de l’existence même si je tiens celle-ci pour trag­ique. On le véri­fie chaque jour, la con­science malade a un intérêt cap­i­tal à ne pas sor­tir de sa mal­adie et face à l’ignorance encour­agée, il faut être à l’écoute d’une parole par­lante – celle qui fait référence juste­ment – et non pas se pli­er à l’incessant et monot­o­ne babil de la com­mu­ni­ca­tion for­cée et con­viviale. Je tends l’oreille et j’ouvre les yeux, d’où l’usage dans mes recueils (et par­ti­c­ulière­ment dans Tacite) de la Bib­lio­thèque. Com­ment vivre et écrire ? Machi­av­el : Dans l’expérience des événe­ments mod­ernes et une con­tin­uelle lec­ture des Anciens. Penser d’après moi, c’est pass­er d’un texte à l’autre, c’est inter­roger, dépass­er, con­tredire un ordre. Il faut faire tenir ensem­ble l’expérience de sa pro­pre lib­erté, telle qu’elle se vit au quo­ti­di­en, et la pen­sée écrite de ceux qui nous précè­dent et nous accom­pa­g­nent. Cha­cun de mes livres est un tra­vail de lec­ture, une façon de sauver de la débâ­cle ambiante quelques sin­gu­lar­ités noyées par l’usage du faux. Tacite enfin essaie de pos­er la ques­tion du sens. Du sens à don­ner aux prob­lé­ma­tiques de l’histoire mon­u­men­tale, celle qui écrase l’homme et face à laque­lle Niet­zsche oppose l’art anhis­torique. Mais Niet­zsche lui-même, en louant les fleurs noires de Dionysos, refuse d’admettre que le Dieu chré­tien ne s’occupe pas des affaires humaines et qu’il par­le au cœur. Le Christ n’est nulle part plus puis­sant que dans l’impuissance de la Croix. Il faut donc, sans cesse, tout repren­dre en sachant qu’il faut du temps aux actes his­toriques, mêmes lorsqu’ils sont accom­plis, pour être vus et enten­dus. Tout repren­dre afin de se délivr­er des idol­es (et de l’histoire comme idol­âtrie) et afin d’accéder à la ques­tion du lan­gage, comme pre­mier pas, et le seul fécond, pour un véri­ta­ble dépasse­ment du nihilisme. Je revis­ite, après beau­coup d’autres, le cauchemar en acte qu’est l’histoire, dans le refus et de l’humanisme (de ses crimes « pro­gres­sistes ») et du nihilisme qui coïn­cide avec les objec­tifs actuels du libéral­isme économique et sociétal.

 

 

Pou­vez-vous nous par­ler du poème de la page 16, superbe poème, énig­ma­tique aussi ?

Ce sont trois poèmes en prose de trois lignes cha­cun… Que puis-je en dire sinon que, d’après moi,  la haine de soi, la haine de Dieu fondent doré­na­vant le réel des choses mais que c’est en étant le con­tem­po­rain de Tacite, des évangélistes, de qui vous voulez, que l’on peut invers­er la perspective ?

 

 

Votre chemin, depuis Sep­tem­bre, déjà, vous con­duit à pub­li­er vos deux derniers livres chez Cor­levour, dont le dernier : Au com­mence­ment des douleurs. Ce livre emprunte le sil­lage tracé par toute la lignée de vos livres précé­dents, comme une sente inépuis­able. Que pré­cise-t-il ou que pro­longe-t-il particulièrement ? 

De 1991 à 2014, je pub­lie 18 livres. Par­mi ceux-ci, je compte 5 ouvrages cri­tiques : Une action poé­tique de 1950 à aujourd’hui, Le corps cer­tain (sorte de cueil­lette en cours, de prélève­ment d’écriture qui rassem­blaient, de 1990 à 2000, 36 recueils poé­tiques choi­sis par­mi ma bib­lio­thèque), Les hor­ri­bles tra­vailleurs (qui pub­li­ait ma con­férence à la Sor­bonne sur Rim­baud et Pleynet), Fusées et pap­er­oles (qui repre­nait tous mes arti­cles, chroniques et entre­tiens) et enfin le livre d’entretien avec Jacques Hen­ric : Faire la vie.

J’insiste sur ces essais car ils sont, à mes yeux, aus­si impor­tants que mes 13 recueils poé­tiques. J’écris, en effet, une poésie du poli­tique qui mêle chant et cri­tique. Et j’essaie d’écrire des cri­tiques qui met­tent en valeur les enjeux poé­tiques d’une œuvre.

Nous nous étions arrêtés à Tacite. Deux ans plus tôt, Djamel Meskache (les édi­teurs de créa­tion  ont des noms pro­pres, on ne dira jamais assez ce que je leur dois), pub­li­ait mon recueil Le Bel aujourd’hui (dédié à Marcelin Pleynet) et un an plus tard L’Emotion L’Emeute. Les poèmes réu­nis dans ces deux recueils sont sans aucun doute les plus apaisés et les plus détachés des rumeurs mondaines (même si elles réson­nent tou­jours) de tous ceux que j’ai pub­liés. Ou plutôt, ces rumeurs appa­rais­sent et sont très vite, par l’utilisation d’un vers décalé sur la page, con­gédiées. Et elles le sont au prof­it d’une tra­ver­sée sub­jec­tive et sen­si­ble, celle d’une éten­due musi­cale qui me fait vivre, et écrire, au-delà du désen­chante­ment général. Je n’ai plus besoin de chercher ce que je croy­ais per­du ou impos­si­ble, le réel de la vie m’apparait immé­di­at et acces­si­ble. Cet accès au bon­heur et cet accord avec moi-même et avec mon quo­ti­di­en, je le dois essen­tielle­ment à mes filles que je vois grandir et s’épanouir. Etre père m’a raje­u­ni d’un coup et mes enfants m’invitent à une logique d’enthousiasme.

Jon­gleur, qui paraît en 2005 dans un con­texte pénible et aux con­séquences douloureuses, rassem­ble des poèmes écrits de 2002 à 2004. C’est un livre hétérogène qui mêle trois séquences très dif­férentes. Je n’ai plus en mémoire le détail de la chronique que Claude Ade­len a écrite dans Action poé­tique, mais je me sou­viens qu’elle m’avait boulever­sé. Il est en effet trou­blant et très rare d’être éclairé si par­faite­ment sur son pro­pre tra­vail par un cri­tique qui cible ce qui, jusqu’à lors, demeu­rait dans l’obscurité. J’ai été, à l’inverse, peiné par la cri­tique de Pierre Le Pil­louër sur le site Sitaud­is. Je l’avais trou­vée, en effet, injuste comme si ce n’était pas vrai­ment ces poèmes qui étaient passés au tamis de sa cri­tique mais moi, comme per­son­nage « pub­lic » d’après lui suré­val­ué. Mais il faut du temps, sou­vent, pour que les êtres se ren­con­trent et se lisent et je crois que nous nous respec­tons, aujourd’hui, mutuellement.

Je passe vite (même si je tiens énor­mé­ment à ces recueils) sur le dip­tyque pub­lié par Charles-Mézence Briseul des édi­tions Le Cor­ri­dor bleu : Jamais ne dors et Un ciel ouvert en toute sai­son. Le pre­mier mar­quait un change­ment formel dans mon tra­vail. Si, jusqu’à présent, je tra­vail­lais le vers libre et le poème en prose, Jamais ne dors (qui revendique un lyrisme amoureux) pre­nait appui sur le vers ample et le ver­set.  Un ciel ouvert en toute sai­son est une adresse à mes filles ado­les­centes. La prose, comme l’a écrit Gilbert Bour­son, se fai­sait ici pru­dente, se sachant épiée par des enfants encore frag­iles face à l’inconnu. C’est la prière d’un père (et la prière est tou­jours un mer­ci) à ses enfants, un man­i­feste aus­si pour ne jamais dés­espér­er, puisque le pire n’est jamais sûr (Claudel).

Puis en 2009, sera pub­lié, grâce à Claude Ber, Cher­chant ce que je sais déjà, de som­bres poèmes à l’image d’une sit­u­a­tion per­son­nelle dif­fi­cile (la séquence Les ruines de la ville en témoigne) et dont, dans cet entre­tien, je ne dirai rien.

J’en viens aux deux recueils pub­liés par Régi­nald Gail­lard aux édi­tions de Cor­levour. Vous évo­quez le dernier : Au com­mence­ment des douleurs. Pro­longe t‑il tous mes livres précé­dents ? Oui et non. Oui si l’on con­sid­ère que chaque auteur à des fix­a­tions qui ne cessent de se déclin­er d’un livre à l’autre. Non si on pense qu’il faut écrire à par­tir d’une vérité étroite­ment liée à des expéri­ences, ou des lec­tures, abruptes. Aus­si, ce n’est pas moi qui explore de nou­veaux ter­ri­toires, ce sont de nou­veaux ter­ri­toires qui s’invitent en moi. J’écris des manuels de survie, là est sans doute l’essentiel de ce que je tente de vous dire, depuis le début de notre entre­tien. Ces manuels de survie me per­me­t­tent de rester éveil­lé. Ils ont pour mis­sion de dévoil­er, ils ne soigneront rien. Au com­mence­ment des douleurs pro­longe Tacite dans ce qu’il dévoile les rumi­na­tions, les néga­tions, les con­vul­sions folles et fer­mées du monde. Je veux mon­tr­er l’envers du temps et son effrayante sauvagerie. Et je veux le mon­tr­er à tra­vers une écri­t­ure qui, con­traire­ment à celle de Tacite, ne se prive pas d’un élan tragi­co-jubi­la­toire (qui est celui, par exem­ple et sys­té­ma­tique­ment, de Chris­t­ian Prigent).

Mais avant ce recueil, tou­jours chez Cor­levour, Le lierre la foudre, pro­po­sait une fresque qui allait au plus pro­fond de ma pen­sée (y com­pris de ma pen­sée poli­tique). C’est sans doute la rai­son pour laque­lle ces poèmes ont été accueil­lis (quand ils ont été accueil­lis), fraiche­ment par cer­tains. Le fond de leur juge­ment poli­tique­ment cor­rect a été très bien résumé dans le numéro 23 du Cahi­er cri­tique de poésie (pub­lié par le Cen­tre inter­na­tionale de poésie Mar­seille) par un arti­cle insi­dieux, voir cra­puleux, signé Tris­tan Hordé, dont l’œuvre poé­tique, par ailleurs, tarde à venir.

 

Que peut le poème aujour­d’hui, dans la décon­sid­éra­tion dans laque­lle cer­tains le tien­nent ? Et qu’e­spérez-vous de lui ? 

Encore faudrait-il s’entendre, cher Gwen, sur les mots poème, poésie, prose. Vous savez que j’ai tou­jours souhaité dépass­er ces cli­vages mais que j’en suis surtout bête­ment her­mé­tique. J’ai beau avoir suivi, dans les années 90, la plu­part des débats formels (la revue Action poé­tique en était friands) j’ai beau avoir lu des essais, notam­ment celui de Jacques Roubaud qui fai­sait autorité : La Vieil­lesse d’Alexandre… C’est à pleur­er, je n’y com­prends goutte ! Mais enfin, ne clas­sons-nous pas arbi­traire­ment par gen­res ou par formes ? Et d’où vient cette clas­si­fi­ca­tion, en quoi par­le-t-elle ? J’ai été mar­qué par les notions de « texte » ou « d’écriture frag­men­taire » qui étaient de cou­tume d’évoquer dans Tel Quel mais aus­si chez des écrivains comme Emmanuel Hoc­quard, Il y a pour­tant, d’après moi, une notion poé­tique qui se révèle dans la rad­i­cal­ité du retrait – dans le trait – et qui s’oppose à l’horizontalité du nom­bre et de son reflet dans les effets de la représen­ta­tion. Il y a la vision du temps (linéaire) pro­pre aux romans, celle d’un temps prophé­tique (ou épiphanique) pro­pre à la poésie. Bref, le dis­cours des experts sur les formes ne m’a jamais marqué.

Pour ma part, je laisse jouer le désor­dre et le dis­parate dans mes lec­tures et dans mon écri­t­ure. S’imposent à moi des poèmes con­cis ou longs, des vers décalés sur une même page, des poèmes titrés ou sans titre, des blocs de prose non ponc­tués ou ponc­tués… C’est l’oreille qui décide, à tra­vers le remar­quable « gueu­loir » flauber­tien et aus­si à tra­vers le silence et le néant qui doivent inter­venir entre un et deux, pour laiss­er la colonne (le cail­lou jeté dans la prose) trac­er son ascen­sion et sa chute.

Mon poème se nour­rit (y com­pris formelle­ment) de la Bib­lio­thèque comme de l’événementiel, de l’altérité comme de ma pro­pre tra­ver­sée. Je ne spécule pas à par­tir de som­mets con­ceptuels mais à par­tir de mon expéri­ence vécue (et vécue aus­si dans mes lec­tures). Et puis, je le répète, j’aime les livres inclass­ables… Salamm­bô de Flaubert, La Croisade des enfants de Mar­cel Schwob Pater­son de William Car­los Williams, Par­adis de Sollers : poésie ? Prose ? Ce sont des œuvres, voilà tout, qui mêlent et qui visent, par l’audition et la vision, à la for­ma­tion de la plus grande mémoire pos­si­ble. Elles par­lent, ces œuvres là, du « déjà-là » du monde et de sa mis­ère sur­mon­tée par la parole. J’appelle, pour ma part, poésie ces textes qui fondent l’histoire et ten­ter une fon­da­tion poé­tique de l’histoire, avec ses débâ­cles et ses joies intimes, c’est ouvrir un monde – un présent du monde – qui mar­que un acte de rup­ture avec la logique meur­trière des sociétés.

Aus­si, ce n’est pas par­ti­c­ulière­ment le poème qui est décon­sid­éré. Ce sont toutes les exis­tences et les oeu­vres isolées qui le sont. Isolé et cen­suré celui qui mon­tre la mime­sis sac­ri­fi­cielle et le nihilisme con­tem­po­rain, qu’il utilise la fig­u­ra­tion ou l’abstraction, le poème ou le réc­it, qu’importe. La poésie, celle qui demeure inad­mis­si­ble, tente de sup­port­er et de dépass­er l’inacceptable de la vie en société en relançant l’existence sim­ple et forte – son noy­au d’enfance – que la ser­vil­ité n’a pas encore détru­ite. Dans cette affaire, j’entends plus que j’attends. 

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Gwen Garnier-Duguy

Gwen Gar­nier-Duguy pub­lie ses pre­miers poèmes en 1995 dans la revue issue du sur­réal­isme, Supérieur Incon­nu, à laque­lle il col­la­bore jusqu’en 2005.
En 2003, il par­ticipe au col­loque con­sacré au poète Patrice de La Tour du Pin au col­lège de France, y par­lant de la poé­tique de l’ab­sence au cœur de La Quête de Joie.
Fasciné par la pein­ture de Rober­to Mangú, il signe un roman sur son œuvre, “Nox”, aux édi­tions le Grand Souffle.
2011 : “Danse sur le ter­ri­toire, amorce de la parole”, édi­tions de l’At­lan­tique, pré­face de Michel Host, prix Goncourt 1986.
2014 : “Le Corps du Monde”, édi­tions Cor­levour, pré­facé par Pas­cal Boulanger.
2015 : “La nuit phoenix”, Recours au Poème édi­teurs, post­face de Jean Maison.
2018 : ” Alphabé­tique d’au­jour­d’hui” édi­tions L’Ate­lier du Grand Tétras, dans la Col­lec­tion Glyphes, avec une cou­ver­ture de Rober­to Mangù (64 pages, 12 euros).
En mai 2012, il fonde avec Matthieu Bau­mi­er le mag­a­zine en ligne Recours au poème, exclu­sive­ment con­sacré à la poésie.
Il signe la pré­face à La Pierre Amour de Xavier Bor­des, édi­tions Gal­li­mard, col­lec­tion Poésie/Gallimard, 2015.