Dédié à Hölderlin, L’intime dense, nous offre des poèmes en retrait du temps et de l’espace, parcourus par le souvenir de Diotima1 (double de la femme aimée et absente), des poèmes où « le menuisier du sens oublie / que le temps existe/il ne compte plus les jours de la vie/à la fenêtre lumineuse / qui se devine & s’approche. », entre perception, contemplation et questionnements sur l’amour, la nature, et la nature de l’amour.
Trente-neuf poèmes (plus un, sorte d’écho au vécu de l’auteur dédié à une jeune enfant, Alma, et à son avenir) qui nous parlent du rapport à l’autre dans l’absence : tout se réunit, se condense dans l’« Innigkeit »2, que l’on peut traduire par « l’intime dense », lieu de sensations, d’impressions, de sensualité, lieu d’abolition des limites spatiales et temporelles.
De l’image de ce qui se devine dans « l’encadrement d’une fenêtre » des premiers poèmes on arrive en fin de recueil à la vision de « la nappe lumineuse du temps ». Le phénomène, constaté, non volontaire, né d’une intimité qui pourrait être aussi la nôtre, nous conduit au cours du recueil à un agrandissement de nous-mêmes.
Pascal Boulanger, L’intime dense, Éditions du Cygne 2020, pages 50, 10 €.
Une mise à distance qui en fait s’inscrit parfaitement dans la dialectique « proche/lointain » qui caractérise le recueil et l’on pense à Maurice Blanchot quand il écrit : « Écrire, c’est entrer dans la solitude où menace la fascination. C’est se livrer au risque de l’absence de temps, où règne le recommencement éternel. C’est passer du Je au Il, de sorte que ce qui m’arrive n’arrive à personne, est anonyme par le fait que cela me concerne, se répète dans un éparpillement éternel. »3
Poète de l’intériorité pour qui l’amour est une « sortie du monde » (« ici n’est jamais où je suis » écrit-il) Pascal Boulanger nous emporte dans un chant scandé par la répétition des mots « yeux », « cheveux », « lèvres », « jambes » mais aussi « fleurs », « roses », « ciel », « soleil », « pluie », comme un chœur polyphonique où la femme aimée et la nature ne font qu’un, où le rêve et le réel perdent leur sens, le rêve devenant plus réel que la réalité dans des vers qui déchirent l’horizon. L’amour, la présence de l’aimée jusque dans l’absence « L’amour est dans l’écart », prend des formes inattendues : « la plénitude cachée / se dévoile / au-delà de toute attente », l’invisible devient visible. Nul doute, le lointain et le proche sont indissociables.
L’emploi de l’esperluette à la place du « et » n’est certes pas anodin. Surprenant dans un contexte poétique, c’est en fait dans son usage originel que le signe « commercial » apparaît ici : symbole d’un lien unissant les lettres « e » et « t », la voyelle et la consonne, l’esperluette tisse la trame du poème en unissant les contraires : Christ & Dionysos, la joie & la tristesse, l’ombre & la lumière, la mémoire & le vent, le sommeil & la veille, la terre & le ciel, le proche & le lointain, la présence & l’absence. Héritière du nœud dont elle est la métaphore, l’esperluette est le symbole « au n‑ième degré de l’union mystique après l’avoir été de l’union physique ».4
Notons aussi que l’absence répétée de l’article défini renforce la proximité des contraires et l’abolition des limites : rien n’est défini et l’on se prend à « rêver à l’extrême réel ».
L’intime dense est à la fois une méditation et un hymne à l’amour où l’absence de la personne aimée est génératrice de paradoxes : l’intensité de la pensée désirante crée la sensation de présence dans l’absence tout en faisant éprouver les tourments dus à cette même absence. C’est un livre qui rend sensible l’impalpable, l’immatérialité du rêve grâce au poème, à la page-refuge car l’écriture donne corps à la pensée ( « l’éloignement indique le proche par le poème : quand il va à la mer / & brûle au feu du ciel ») et qui nous fait pénétrer au plus profond de l’insaisissable avec un cœur d’enfant. « Il est temps de nager en enfance / auprès de la bouche dessinée du doigt / & sur la nuque en dentelle/ouvrir les yeux d’embrun ».
Pascal Boulanger, poète « seul et jamais seul/dans le trait qui laisse le retrait », nous donne à lire les poèmes d’un effrayant désir, où l’épreuve du manque conduit au vertige et l’effleurement de l’ombre à la volupté, des poèmes d’une grande densité d’écriture, pour parler d’un amour « de soleil et de pluie » quelque part entre terre et ciel où union charnelle et union spirituelle s’entrelacent laissant en nous le mystique « embrasement du silence » et une caresse qui « ne se saisit de rien ».
Quand elle lui dit :
vous serez mon invisible compagnon
elle se dévoile
pénétrée de silence
& donne au sommeil
ses lèvres humides.
De sa nuque à sa taille
la partition se livre à la pente lumineuse
où ses doigts se noient
en marée haute.
Notes
- Suzette Gontard, muse de Hölderlin, à laquelle celui-ci a donné, dans son roman Hypérion, le nom de Diotima (du nom de la prêtresse de l’Amour dans Le Banquet de Platon).
2. « Innigkeit intendere », Pascal Boulanger, L’Intime dense, début du poème de la page 10.
3. L’Espace littéraire, p. 31 Maurice Blanchot
4. Gérard Blanchard. Nœuds & esperluettes. In: Communication et langages. N°92, 2ème trimestre 1992. pp. 85–101
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