Pascal Mora, Ce lieu sera notre feu, extraits
A L’ORÉE
Millions de feux, millions d’êtres veillant aux fenêtres.
Ô mer de pierres, ô continent d’âmes,
Tu nous attendais cachée, cité-monde
Dans le très haut jardin de l’origine.
Depuis l’instant sans pareil
Nous cherchions le visage d’avant ta naissance.
Avant notre venue au monde,
Tu étais là, déjà, encore.
Ô femme de pierre. Je reviendrai toujours
Vers tes avenues aux courbes parfaites,
Tes rues qui enlacent mes gestes.
Tout un passé vit dans cette présence
Tout ce passé qui nous paraît nouveau.
Nous avons beau faire tourner les tables,
Nous parcourons les mêmes nervures de rues
Où afflue l’énergie de nos élans.
L’ample cité accorde nos rivages
Aux saisons des voies sensorielles,
Nous adorons l’astre de nos pays intérieurs.
Au ciel, notre père-luminaire, vertical,
À l’horizon, étreignons notre terre-mère.
Nous sommes montés de l’argile,
Nous sommes tombés de l’étoile.
Depuis des millions d’années,
Depuis les sphères de cristal,
Les crânes transparents.
LUMIÈRES DANS LE REGARD DES VILLES
L’avenue impose la tyrannie
De la ligne droite. A Ivry, à Vitry.
Banlieues de silex, banlieues soviétiques
Banlieues étatsuniennes à Chessy, à Serris.
La membrane des pluies mouvantes
Enveloppe la ville
Comme grande voile d’oiseaux, une seule âme
Faisant demi-tour en plein vol.
Changeant d’orient, ondulant entre lunes.
Dans les cieux d’autres mondes.
Dans chaque nuit de boulevards,
Trafics en tout genre mixent les flaques.
Sur les chaussées huileuses
Sur les routes de verre.
Glissent les phares des voitures
Qui se mêlent à l’aura des sémaphores
À l’œil rouge des feux,
Les feux verts, orange alternant
Les sillons de teintes liquides.
Air des films policiers
Miroirs lucioles des enseignes et néons,
Le chaos lumineux masque les constellations.
L’avenue l’écrasante ligne droite
Aussi large qu’un boulevard.
Porte des pistes parallèles,
Se découvre sur les lignes de l’échiquier
Où te suit une ombre.
Celle de Buenos Aires que tu viens
De traverser en taxi jaune.
Un voyage à l’envers
Avant de reprendre l’avion
À bout de souffle, à Ezeiza.
Au zénith, les rayons réchauffent
Les prismes de verre et acier.
Un enfer de déchetteries
De carrières à ciel ouvert,
De plateformes portuaires
De pistes des aéroports.
Lisbonne, Naples, Rio, New York.
Les multiples mégalopoles littorales
Forment la mosaïque des peuples
Au bord des abysses salines.
Arpentant cette rue qui fait le tour du monde
J’y respire un parfum puzzle.
Une robe en flore et faune
De langues, peaux, chevelures.
Qui se tient derrière ces silhouettes ?
Quelles chandelles brûlent
Aux fenêtres de leurs prunelles ?
Yeux vitrines des âmes vivantes,
Ou consciences s’éteignant doucement
Sur le rebord d’une existence
Pointée vers l’étoile polaire.
ETRE DANS LA VILLE
La nuit urbaine murmure son velours bleu.
Ailées comme des sphères,
Les millions d’âmes nous constellent
D’un pluriel de paroles.
Vivent de lune, vivent de soleil
Dans la lunette arrière
Ou en pleine lumière
Sortent de l’éveil ou du songe.
Lac reflet des lumières d’or
La nuit nous libère de nos histoires
Recouvre nos gestes manqués
Et disperse l’abjection des batailles.
Pose sur nos épaules
Son châle de ténèbres
Dissipe notre angoisse d’être.
Avec la foule des quartiers
Semant des brassées de mots et d’images,
Les flâneurs forment frêles flammes défilant
Sur le carreau des boulevards.
Ils se pressent en feux d’artifices,
De rires et gestes par le jour
Des drapeaux et langues du monde entier.
Entre nous, il y a la Goutte d’Or
Entre nous, il y a Ipiranga
Entre nous, il y a Harlem.
J’ai bien attendu de lire Blaise Cendrars
Avant d’écrire, avant de comprendre.
J’ai attendu qu’Hector parle de Claude Roy
J’ai attendu de lire Zone d’Apollinaire
J’ai attendu d’écouter Harvest de Neil Young,
J’ai attendu de manger chez Hare Krishna
À Guadalajara et avec Mariana,
J’ai attendu de faire zazen, rue Tolbiac.
Après Montmartre, le drugstore
Avec Ugo chez les joailliers.
Les Champs-Élysées sont une vitrine,
Une rivière qui me fait oublier la mort.
Aujourd’hui, je suis seul avec ma liberté
Sans nom parmi tous les sans nom.
Aujourd’hui, je ne sais encore rien
Aujourd’hui, je vais par les villes où je vis.
Les villes me chiffrent, je les défriche,
Elles vivent, voyagent et respirent en moi
Je suis en elles dans le ventre matériel.
Je nais avec les lumières après la brume,
Sur les lignes entrecroisées
Les sirènes sèment l’incendie
De l’agitation, du tumulte.
Je marche en fatigue, en apesanteur,
Dans les rues, sur les quais, dans les tunnels.
Pascal Mora, Ce lieu sera notre feu,
Editions Unicité, Paris, 2018, 128
pages, 14 €.