Patmos au temps du Covid 19
méditation sur la perception de la catastrophe, en lisant l'œuvre de Lorand Gaspar
Printemps 2020 – Les martinets rasent le balcon où s’épanche le parfum des violettes. Le ciel d’un bleu pur ourle la fronde du platane d’un vert phosphorescent. Tout est calme – serein – mais je suis confinée. Comme tout un pays, comme le monde entier – recluse. La planète frappée d’un Léviathan microscopique dont la venue messianique était annoncée depuis des décennies… Covid 19 – le Corona virus…
Encore que nul n’y crût vraiment – après nous le déluge, malgré de nombreuses alertes - l’annonce de l’épidémie, devenue pandémie, remonte à janvier – j’écris ceci aux alentours de Pâques. Pendant des jours, des nuits, un sentiment archaïque a hanté mes pensées, en sourdine, une sorte de peur, – et pourtant ce n’était pas cela, le mot précis me manque… Une sidération, plutôt : la paralysante incrédulité face à un événement qui dépasse le quotidien dans lequel je suis plongée et dont je ne vois rien ; annoncée par les médias, l’attente du prochain coup, frappé comme par la queue d’un invisible dragon qui se débat et fauche sans discrimination. Juste, en ouvrant la radio, la confirmation autant crainte que prévue du nombre des victimes toujours plus impressionnant à travers le monde stupéfait, et désarmé.
Oui, sidération, voilà le mot précis, face à cette menace subtile, cette faucheuse qui plane dans l’air ; je suis – j'étais - dans la stupéfaction de cet interminable présent qui vous pétrifie, comme la femme de Loth devenue bloc de sel, face à l’avenir même le plus proche qu’on peine à imaginer et dont on comprend, atterré, que nul ne sait encore comment le gérer…
C’est dans ces circonstances que j’ai repris le Carnet de Patmos de Lorand Gaspar, livre sorti de ma bibliothèque à l'annonce de la disparition du poète, le 9 octobre 2019, et qui m'attendait dans un pile où je viens de le saisir, pour le lire dans la tiédeur de ce matin de safre et de jacinthe.
Médecin ET poète - humaniste engagé dans la recherche (en neurosciences notamment) comme sur le terrain (il était en effet chirurgien à l’hôpital français de Jérusalem puis au CHU de Tunis) : comment Lorand Gaspar aurait-il réagi, s’il avait vécu la crise qui nous accable et nous amènera peut-être à revoir nos modes de vie convulsifs, et prédateurs pour la planète ? Menacé de déportation du travail dans son pays au cours de la 2ème Guerre mondiale, et réfugié en France, Lorand Gaspar était aussi un historien, photographe et traducteur français. Médecin, toujours : j’imagine que dans les circonstances actuelles, il ne se serait pas retiré dans une thébaïde, fût-elle l’île de Patmos qu’évoque ses carnets, mais qu’il aurait affronté - avec des mots autant qu’avec des actions - l’adversaire insidieux qui nous cloître, tandis que je lis chaque jour des nouvelles effarantes et que je pense à ceux que j’ai connus et qui risquent de disparaître, frappés par cet ennemi infinitésimal et infiniment terrible.
Temps d’inquiétude et de méditation… voici venu le temps où j’ouvre Le carnet de Patmos ((64 pages, aux éditions Le Temps qu’il fait, 1991)) …
Carnet de Patmos, Textes & Photographies de Lorand Gaspar, aux éditions Le Temps qu'il fait, 1991
C’est un exemplaire usé que je tiens en main : tatoué par une bibliothèque qui l’a voué au pilon, ainsi que l’indique une annotation en page de garde – avant d’annuler sa décision et de le proposer à quelque bouquiniste… Je l’ai trouvé « en ligne », attirée par le titre (j’aime autant les récits de voyage que les îles grecques – d’ailleurs, j’y avais imaginé Phidias ((La Dernière Oeuvre de Phidias, Jacques André éditeur, 2017)), créant sa dernière œuvre,) – et sans doute aussi par les photos en noir et blanc qui le composent. Et comment, au moment où j’écris ceci, ne pas me rappeler que Patmos est le lieu où vécut en exil, dans une grotte désormais transformée en chapelle, le prophète de l’Apocalypse, Jean de Patmos, dont la parole figure en épigraphe d’un autre texte relié à cette île et que je reçois comme un message personnel : ((le « Journal de Patmos » Poésie-Gallimard, p. 86)) :
Va, prends le livre ouvert dans la main de l’ange debout sur la mer et sur la terre… Prends-le et mange-le, il sera amer à ton ventre, mais dans ta bouche il sera comme du miel. , (Apocalypse, X -8)
Oui, je ferai mon miel de ce texte que je lis dans des circonstances que j'imagine similaires à celles qui inspirèrent le voyant - le poète n'a-t-il pas mission de lire les oracles ?
Et je me sens bien proche du poète pour lequel toute la Méditerranée – Mare Nostrum, creuset de nos cultures - est le substrat d’où naissent ses écrits. Patmos revient à trois reprises dans le titre des livres dont je dispose dans mon confinement : outre ces carnets, deux volumes de ses œuvres, dans la petite collection « Poésie-Gallimard » : Patmos et autres poèmes, ainsi que Egée, Judée, dont la première partie contient un « Journal de Patmos ». Repris, retravaillés, réécrits, les textes sur cette île se répondent d’un livre à l’autre. Un passionnant article de Véronique Montémont , accessible en ligne ((Lorand Gaspar : genèse des Carnets de Patmos – http://www.item.ens.fr/articles-en-ligne/lorand-gaspar-genese-des-carnets-de-patmos/ )) m’apprend toutefois que la recherche génétique ne me permettra pas – comme j’en avais eu l’espoir – de remonter d’un texte à l’autre vers le « degré zéro » de « Patmos » comme on remonte à la source de l'inspiration, pour suivre le cours d'une pensée, des notes préliminaires dans des carnets bien tenus au fil des séjours dans l'île, vers le poème final qui serait comme la quintessence imaginale et lexicale du projet…
En réalité, les notes sont prises sur des papiers divers - cahiers, feuillets et pages arrachées à différents moments de différents supports aléatoires (témoignant par cette dispersion de la situation de l’écrivain/écrivant au cours d’une vie où il se sera rarement posé au bureau pour écrire, mais plutôt profitant des moindres interstices de sa vie professionnelle pour noter sur ce dont il disposait) : tout contribue à rendre confuse la genèse des textes et leur chronologie .
Comment, sans avoir la foi millénariste qui l'a sans doute inspiré, comprendre l'allégorie de l’Apocalypse ? Comment faire usage du mythe pour comprendre – et agir. Il s'agit d'un suspens – un ins-tant, celui de la « Révélation » de la fin des temps dans ce texte religieux. Le suspens entre la vie échue du monde et le Jugement dernier, juste avant que tout bascule – de l'inachevé de nos œuvres et vies à l'achèvement final et son apothéose. J’en retiens pour ma part l’instant de sidération où tout s’arrête dans l’attente du spectacle qui va se dérouler et qu'on n'attendait pas mais qui nous fait vivre suspendus aux lèvres du prophète qui développe l'attente – attente des visions qui apparaissent aux yeux enfin dessillés, attente des informations assénées par les médias, attente dans un temps immobilisé qui m’amène, par analogie aux images fixées dans la chambre noire du photographe, apparaissant sous l’effet du révélateur chimique, dans les bacs où se fixent les sels d’argent… Il s'agit de la même fascination du spectateur – comme figé sous l’effet du regard d'une moderne Gorgone – et son regard aveugle fixe la lumière qui va tout balayer mais semble encore immobile dans l’instant menaçant. L’Apocalypse est ce temps de lumière – emprisonnée comme un éclair hors de la durée - dont l’explosion aveuglante révèle le gouffre inversé (ra)menant vers un possible nouveau monde, de nouveaux cieux, une « nouvelle Jérusalem » (21-22 – 55) ou un changement radical de paradigme civilisationnel…
Les dactylogrammes mêmes témoignent d'une incessante reprise syntaxique ou lexicale, difficile à organiser temporellement . A ce problème s’ajoutent les publications anticipées de diverses « pièces » de ces œuvres dans des revues, à différentes dates. Ainsi les Carnets de Patmos qui inspirent ma quête font l'objet d'un groupement déjà publié dans la revue SUD, en 1986 : mais il s'agit du premier chapitre – « Allegro ma non troppo » –avec le surtitre « Patmos, 1960-1985 » . On trouve à la NRF, en décembre 1988, sous le titre « Journal de Patmos » le 3ème chapitre uniquement, finalement intitulé « J’attends l’aube ». Ces textes alors publiés sans photos, sont repris sans modification ultérieure pour leur insertion dans le livre des éditions Le Temps qu’il fait – comme s'il s'agissait de parcours parallèles, des mots et du regard. Pourtant, la chercheuse souligne le soin (et le mot a toute son importance pour Lorand Gaspar – poète-chirurgien (dont le « Clinique » inclus dans Egée, Judée me stupéfie en le découvrant dans la période d’épidémie où je le lis) apporté par le poète au « corps » de son texte, ce « matériau vivant qu’il faut sans cesse travailler, élaguer, émonder, pour le mener à maturité » ((ibid.)) Et combien ceci me semble évident à la lecture des textes que j'ai sous les yeux ! Véronique Montémont souligne enfin l’importance et le nombre des ratures, ajouts, retraits… marquant les dactylogrammes qu’elle étudie, comme si, écrit-elle, « reprenant les termes de Freud, (on pouvait) dire que l’écriture gasparienne opère principalement par « condensation et déplacement » ((ibid)) .
C’est cette piste du déplacement que je décide de suivre autour du thème qui résonne pour moi, dans la situation actuelle, dans l'ilôt clos de l'appartement où je suis confinée, comme au sein sacré de l'île – à l’aveugle de ce qui se passe réellement dehors, et dont témoignent d’infidèles écrans où se pressent les images. Je suis à peine remise de la sidération qui m’avait saisie au début de la catastrophe, à tel point qu'écrire même me semblait impossible. Et le mot catastrophe prend tous son sens philosophique (qui est également son sens formel en mathématiques) de radicale discontinuité : καταστροφή, katastrophế , l'ambigu renversement qui est autant clôture que configuration nouvelle – comme d'un jeu de cartes jetées à terre, d'où peuvent surgir de neuves combinaisons (( Comme le souligne Krzysztof Pomian, « la catastrophe est ce changement négatif qui provoque ou risque de provoquer une solution de continuité. La catastrophe brise le temps humain, ouvre un gouffre entre le passé et le futur, menace de rompre le lien entre les générations » in Quenet Grégory, « La catastrophe, un objet historique ? », Hypothèses, 2000/1 (3), p. 11-20. DOI : 10.3917/hyp.991.0011. URL : https://www.cairn.info/revue-hypotheses-2000-1-page-11.htm )) – cet ins-table/ins-tant brisé où le réel, retourné, change de direction, et dont la version ultime et sublimée pourrait être la révélation eschatologique de l’Apocalypse.... dont nous parle Jean de Patmos.
Le mince volume que je tiens en main ne parle pourtant pas d’Apocalypse… Le carnet est divisé en deux « chapitres » : « allegro ma non troppo » et « la Gorgone » - le premier évoque les mutations subies par « l’île splendide de la fille de Leto » depuis le premier séjour qu’y fit Lorand Gaspar : il y évoque l’arrivée du monde moderne, et « l’Hydre de la bousculade, de la fébrilité et du vacarme » qui en troublent désormais la paix. Il décrit ses voisins, et leurs activités de « gens paisibles, pêcheurs, maçons et un cordonnier boiteux » - sans oublier toutefois – dans un chapitre séparé - La Gorgone. Et ce nom me ramène aux impressions premières éprouvées dans ce paysage solaire/sous-marin aux dimensions des tragédies d’Eschyle, tel qu’il apparaît dans l'oeuvre du poète, aussi bien dans les textes de Patmos - dont l'incipit conjure les silhouettes noires d'un « choeur antique » qui évoque le Erinyes - que dans « Iles » où s'entrevoient
Récifs de villages, épaves, gorgones,
la lueur de sang dans l’embrasure –
un très vieil homme translucide dans les pierres –
Il n’est point de remède à ma parole.
L’auteur rapporte des légendes recueillies auprès des pêcheurs – ainsi celle de Théoktistos, « maçonné par dieu » – avec un intérêt d’ethnographe, tout comme il raconte en historien le passé de l’île. Et le récit se peuple d’êtres vivants, auquel il donne la parole, dans le texte qui se faufile dans les interstices des images muettes, en contrepoint. Les considérations sur Patmos ne se limitent pas à l'île mais ouvrent aussi sur les frères Karamazov ou Wang Fu et sa peinture... culture orientale d'une « Chine de l'âme inoubliée » qu'on retrouve dans le poème Patmos : l’humanisme de Lorand Gaspar dépasse les rivages égéens, son œuvre brasse les cultures dans un vaste mouvement de synthèse géo-décentrée. ((géosophique, ainsi que l'analyse Sarra Ladjimi Malouche, « « Géosophie et lieux poétiques dans l'oeuvre de Lorand Gaspar, Nunc, 17, novembre 2008, pp. 84-91)) . Son regard scientifique aussi transparaît dans les considérations (que je cite in extenso pour une double raison ) sur les liens ici entre appétit et culture, dans la mésaventure de l'odeur innommable que seul le gardien du cimetière pourra chasser ((p.41-42)) :
Nous avons tendance à croire – comme ce serait simple – que nos goûts reposent sur une construction solide, à la fois biologique et intellectuelle, sur la connaissance plus ou moins approchée de nous-mêmes, de notre composition. Or même nos appétits les plus platement liés à notre fonctionnement biologique sont facilement déformés, déviés, inversés par la séduction qu'exerce sur notre imagination le « plat » du voisin . Il faut dire que dans ce perpétuel massage d'images qui veulent nous persuader qu'elles savent mieux que nous mêmes quels sont nos vrais désirs, nos vrais besoins, nous ne sommes pas sortis de l'auberge. Et dire que les rats de laboratoire qui se précipitent sur la pédale dont les effets les gratifient sur le champ nous font rire.» ((ibid.))
Il me plaît d'une part de trouver évoqué dans ce passage le processus de transformation par déplacement/déformation caractéristique du travail sur les textes de Lorand Gaspar relevé par Montaimont dans l'article cité ((supra)) - preuve que cette activité mentale n'était pas inconsciente loin de là – et de retrouver d'autre part beaucoup d'échos de la situation actuelle dans cette critique de l'aveuglement qui pousse nos contemporains à se croire maîtres de leurs affects et réactions et à souverainement prétendre imposer leur système de vie et de pensée à courte-vue à l'ensemble de l'humanité...
La fusion du poète et du praticien est encore perceptible dans un autre passage concernant les changements du paysage et de l'activité humaine observés au cours de vingt années de fréquentation de Patmos, qu'on peut étendre au monde entier, en dépit des avis éclairés que ceux-ci pourraient apporter, grâce à leurs observations et leur imagination :
La prolifération anarchique des cellules de l’architecture et de la mécanisation la plus bruyante ne semblant pas être une menace immédiate pour la vie, on ne sollicite guère l’avis, ni les interventions des chirurgiens ou des médecins, pour ne rien dire des poètes, que l’on exclut avec la meilleure conscience du monde de notre vécu quotidien. (…) ((p.48))
Nulle trace apparente d'Apocalypse avec ce qu'elle contient de la catastrophe ultime de ce monde, dans ces textes du carnet… Encore que je m’interroge sur l'autre parcours vers lequel le recueil nous invite à nous déplacer… Le livre ouvre en vérité sur une énigmatique et « silencieuse » photo pleine page, en frontispice : des surfaces blanches trouées de rectangles d'un noir dense dans lesquelles on lit des façades de maison, qui toutefois semblent flotter dans l’espace, dessinant un cheminement en perspective - invitation à entrer dans le livre - vers une ouverture sur un fond de gris et blancs qu’on interprète comme un ciel nuageux. Il s'agit d'une image ab-straite – géométrique et immobile – presque tirée hors du réel. Et une phrase de l’Apocalypse semble parfaitement répondre en écho à cette image… -
Après cela, je regardai, et voici, une porte était ouverte dans le ciel (4 4.1)
En couverture déjà, un pan de mur dans des nuances de gris emplit tout le cadre hormis une mince ligne d'un blanc crayeux, surmontée de rectangles plus clairs troués de noir. On dirait presque une nature morte de Giorgio Morandi – toute en à-plats et en grisailles. Une longue ligne courbe et sombre ( le pense au plissé immense d'un linge – qu'on imagine peut-être rouge dans la réalité? - comme ceux qu’on tend dans les églises les jours de fête) traverse la surface comme une calligraphie… sans ombre – dans la pleine lumière du midi. Midi, heure fatidique évoquée aussi dans le JdP (90 -91), dans une notation où s'oppose, en cet instant, ombre et lumière, ciel et gouffre, dans un mouvement amorcé/figé qui n'est pas sans rappeler la circulation du yin et du yang :
Comme elle nous soulève la lumière ! Flamme blanche tout en haut dans la rouille des falaises : une chapelle ou une mouette. Midi. En bas la mer, étincelante et sombre à force de lumière. Gouffre patient.
Je me dis que, sans doute, un poète-photographe peut penser au dévoilement surnaturel de l’Apocalypse lorsqu’il développe ses photos dans l’obscurité du laboratoire. Ici, douze photos en tout – quatre seulement « animées » d’une présence humaine qui n'est guère plus à chaque fois qu’une silhouette : un enfant de profil, dans l’encadrement noir du seuil d'une porte, tandis qu'un autre s’adosse – en triangle - sur l'écran de craie d’un mur au second plan (aucun des deux ne nous regarde mais tous deux semblent attendre un événement hors-champ) ; tournée vers l'arrière-plan, une silhouette noire à la barbe blanche dans l’angle gauche d’une image où la blancheur abstraite et verticale des murs et du chemin s’accole à une paroi de roches rugueuses et grisâtres ; tournée vers l'objectif, une vieille femme en noir, assise dans la pénombre d'un auvent, brandit fermement, d'un geste menaçant de pythie, une canne de sa main droite ; un pope, visage vers le ciel, se dresse tout en haut d'un escalier où l'ombre d'une rampe dessine un mystérieux oracle en caractères soufiques… Tous sont immobiles, bien au-delà de la photo qui fixe un instant depuis la « chambre noire » ((citée par l’auteur p. 37)) : ils semblent épinglés - hors du mouvement du temps.
photo tirée de Carnet de Patmos, (frontispice)
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Giorgio Morandi - Nature Morte, 1947 - Rendez-vous.
Et voici aussi le paysage minéral tel que le décrit l’auteur dans le texte dont je perçois des bribes tandis que je feuillette en quête des images :
A soixante-dix mètres au-dessus de la baie, Khora, le haut village, d’une blancheur neigeuse et cubiste, d’où le monastère émerge tel un bloc de granit dénudé par les vents »((p.19)) .
C’est un paysage d’ascèse, pesant de cette « matièreté » de la matière, de ce blanc qui avait attiré mon regard – comme un poids de lumière pétrifiant le temps, à la façon dont procéderait une Gorgone cosmique – et la subtile délicatesse des gris quand la lumière décline ou que s’annonce l’aube :
l’éveil d’une ruche immense, la cohérence veloutée s’effrite, les ailes frissonnent. Sentiment que la clarté qui point est dans cet ébrouement de choses minuscules, dans le déploiement en elles de l’espace. (( p. 37))
Less citations de l’Apocalypse paraissent à plusieurs reprises dans les textes évoquant Patmos : en épigraphe des poèmes de « Chœurs » d'abord, puis, et en italiques, dans le cours du texte même d’ « Iles » - qui reprend les mots inscrits ici dans la présentation de Patmos :
Mais c’est le matin, un soleil très rouge fend les eaux – “et le tiers de la mer devint du sang”
On reléverait encore dans le poème « Patmos », au fil des images, toutes les évocations de démesure, ou bien, écho du texte biblique
la lumière des étoiles déjà mortes. Quelqu'un te prend la bouche pour parler
ou encore, suivant une image de la Genèse - « le souffle de Dieu sur les eaux », cette strophe proprement apocalyptique :
Les yeux de nuit un instant grand ouverts
regardent chaque son ou battement brûler
d'un insoutenable qu'il faut soutenir ((souligné par moi))
Présence récurrente, et donc bien prégnante, malgré tout le positivisme de Lorand Gaspar, médecin et chercheur, malgré la confiance mainte fois exprimée et lisible dans l'absolue immanence dans laquelle il veut baigner, cette Apocalypse dont j’aurais aimé suivre le développement... et qui m' apparaît dans toute sa splendeur finalement sereine – la catastrophe maîtrisée par les mots, rendue à sa puissance de métamorphose du réel, à travers cette image du poète face à la mer, comme confronté à l'imminence d'une « révélation » - prêt à transcrire sa vision dans le dessin des mots – révélation que seule peut permettre l'écoute attentive et patiente de ce qui bruit en soi et que l'on va étendre, comme le linge, liminaire du carnet, signe noir sur la blancheur du mur comme une page :
Assis sans rien faire au bord d’une mer immobile. Je retiens ma respiration pour essayer de percevoir la sienne. Il y a ce pli mince, transparent, infiniment souple et fragile, avançant et reculant sur le sable ; un débris de coquillage suffit à le rompre, mais non, à la respiration suivante il est là, intact dans sa mobilité lumineuse, prêt à être modifié une fois de plus par le prochain caillou ou souffle d’air, sans perdre le fil du mouvement profond, encore et encore redéplié dans la clarté.
On peut rêver ainsi d’un trait de dessin ou d’un poème qui serait le déroulement de l’acte continu de sa source, sans cesse rompu, toujours ressurgissant, ténacité claire, claire même dans la nuit à l’oreille.
Etrange manie d’assembler des mots, de les serrer, essorer et étendre comme un linge tiré de son corps bruissant dans le noir. » ((pp.48-49))
Marilyne Bertoncini - avril 2020