Quelque chose d’impérieux, venu du plus pro­fond, porte l’écriture de ce livre; la lec­ture ne peut que suiv­re le mou­ve­ment même de cette force, au fil des pages-poèmes qui lui don­nent le rythme pro­fond d’une respiration.
Saisi, le lecteur vit l’expérience poé­tique de l’intérieur, page à page, cha­cune cen­trée sur elle-même, chaque texte cen­tré sur la page ; quelque chose de vivant pal­pite dans l’écriture.
Comme écrite d’une traite, cette œuvre du «  temps de la cueil­lai­son » embrasse et brasse toute une vie dans le flux des visions, pen­sées, réflex­ions, sou­venirs, images, sen­sa­tions, qui con­stituent l’étoffe mémorielle. Sujet act­if, incar­né dans la phrase, le poète nomme, énonce, énumère ; il accom­plit les tâch­es néces­saires à celui qui retourne dans sa vie car « il est l’heure de tout repren­dre et de faire le vide dans la mai­son des démons » ; con­fron­té à « la ter­ri­ble urgence de tout relire à l’envers », il laisse mon­ter en lui, affleur­er à sa con­science, les images qui font signe. « La fin d’automne récite tout à l’envers ». Des pages han­tées par l’enfance, la mort des êtres chers, la prox­im­ité de la folie, la pas­sion pour la « chair par­lée des choses » dans une langue sai­sis­sante qui joint l’abstrait au con­cret, le sub­lime au triv­ial : « J’écris ma langue Moyen Age Une langue du fond qui touche la folie muette et ne veut pas du poétisme ».
Tour­men­té par la dis­pari­tion, l’effacement, l’oubli, masques les plus ter­ri­bles de la mort, le poète des­tine son écri­t­ure : « on voudrait laiss­er quelque chose pour quand on ne sera plus là. Le sens mys­térieux des aspects de notre existence ».
Cher­chant des répons­es à la ques­tion « pourquoi écrire ? », il l’examine, en la vidant de la pré­ten­tion dont elle sem­ble tou­jours chargée : pourquoi ou plutôt pour qui écrire, dans quel but, et surtout à qui ? Répon­dre à cette ques­tion, c’est aus­si dire dans quel sens va la vie. Une page très belle, sorte d’hommage élu­ar­di­en, répond fer­me­ment, usant d’un résolu passé com­posé : « j’ai écrit » :
 
 
A la pierre ponce du lavoir A la fleur
mai­gre Aux vas­sal­ités A la fièvre Aux
têtes de chiens des démons Au Roi sans
Roi des chimères Aux dents féro­ces des
appren­tis funèbres Aux bar­reaux de
chaise Gram­inées lentes Aux gamins
des pre­miers crayons A la rouille et aux
arbres qui étu­di­ent J’ai écrit J’ai pris
soin de nos vies
 
Ecrire est la seule chose à entre­pren­dre, la seule néces­sité : le monde sen­si­ble en est à la fois la matière et le destinataire.
« Ecrire, frêle isole­ment d’un remue­ment d’ailes, le monde sans sauve­g­arde, la dureté nom­i­nale des cieux… »
 
 
Les bruits
passent et filent à l’eau des regrets Tant
pis j’écris je com­mue ma peine dans
mes pages de carnet
 
 
Boulever­sant toute cohérence nar­ra­tive, la cav­a­lerie des mots et des images aboutit dans un tournoiement à une page-sen­sa­tion qui bous­cule même la logique de l’association d’idées, en des moments proches de la transe.
 
Les mains crispées des petits mou­choirs à devise. Le calme écrin trem­blé des cœurs épris de la mort. Fuyards qui n’ont plus qu’un sort Nacelles voyelles et con­sonnes Nudité lasse de la folie des gens Le mal pose bien mal ses griffes La vie n’a plus assez de lignes pour creuser sources et rideaux vétustes La laine pâle file des mailles fuyantes La mer fait aux nuages des têtes étranges Tout peut arriv­er Dans la main ter­ri­ble du hasard courent pier­res et vis­ages Et tous les petits effacés dans les enc­los de gro­seilles à saveur lisse Arrive automne La cav­a­lerie légère du rouge des érables fris­sonne Triste on a froid au corps La trace des rayons se perd Les erreurs posent leurs frusques à la remise N’en veux à per­son­ne Toi qui faib­lis debout en douceur tra­ver­sé par les ran­cunes et les épées silencieuses
 
Ponc­tu­a­tion omise, les majus­cules guident la lec­ture dans l’unité de la page, où les rap­ports entre la phrase et le vers sont con­traints par le cen­trage du texte qui « garde les ressacs en marge ». La jux­ta­po­si­tion de phras­es cour­tes et de phras­es de grande ampli­tude instau­re un rythme qui demande à pren­dre et repren­dre son souf­fle. L’oralité gîte dans l’écrit. Quelqu’un par­le à « voix haute ».
 
A mes pieds plusieurs aveux de regrets Les sept voiles que plus rien ne tra­verse et les natures bass­es qui offensent Où je sais la folie triste de l’enfant au poison des légen­des quand il pose ses mains près de la fenêtre et se rétréc­it dans le dou­ble miroir de son éclipse dévoré de con­naître quelle par­tie de lui-même s’envole si loin vers
le ciel des comètes
 
La même énergie impulse la com­po­si­tion du livre : le poète prend son élan, se ravise pour par­tir « vis­iter l’air du temps » dans des pages sans con­ces­sion où se glis­sent colère et par­fois amer­tume, puis accélère le rythme, évoque, invoque, jusqu’à l’hallucination. L’écriture court vers un but, une réso­lu­tion. Est-ce que l’on va voir défil­er, et même revenir, les êtres, les lieux, les sen­sa­tions, les émo­tions qui leur sont attachées, le « film » de toute une vie, la course ful­gu­rante d’images qui envahissent dit-on la con­science des mourants ? Est-ce que l’écriture a ce pou­voir, de don­ner à ressen­tir, à partager, toute une vie, une âme ? Comme dans un assem­blage cubiste, se côtoient sur la page tour­ments, obses­sions, êtres croisés, choses vues, pen­sées, sen­sa­tions, images d’un instant de vie que l’émotion tire de sa banalité…tout ce qui dans la rêver­ie, activ­ité essen­tielle de l’esprit, nous rap­proche du délire et de la vérité.
 
 
Ma vérité tien­dra tou­jours un peu à l’hélice rose
des moulins du matin, des prières du
vent, à la vétusté des choses sur l’étal
d’un bazar, l’écorce d’érable ou de
tilleul, les bal­lots de laine, coton, soie
allégée, fichu par côté Et ton long
soupir d’épaule pour mon­ter la pente
 
 
 
Avec « l’entêtement d’un éter­nel men­di­ant des fruits vrais », Patrick Laupin salue « l’enfant qui nous mon­tre l’intérieur des choses », les enfants-poèmes ren­dus au lan­gage, por­teurs du Dernier Avenir. « Je par­fais en rêve les enfants du silence. »
Seuls les oiseaux
et les enfants ont ce geste d’aumône
invraisem­blable de retourn­er le temps
dans le refuge des âmes esseulées plein
vent
 
Com­pagnon hal­lu­ciné de ce voy­age intérieur, car « écrire c’est ten­dre une main miroir d’âme », le lecteur fait l’expérience de l’évidence poé­tique, éprou­ve «  la vie immé­di­ate » par le pou­voir de l’écriture :
 
 
L’ombre des dieux déchus couron­nés de Tristesse
Cette blessure Aspic furieux du vent du
monde gris Midi qui trem­ble Grand
nageur déjà noyé Ciel flot­tant à
nou­veau immo­bile libre Et moi un homme
Avec ce qui reste Muet
d’astreinte Rêvant d’absoudre Rêvant
midi qui trem­ble au désir d’aimer
 
Le Dernier Avenir est le geste puis­sant d’un poète.
Un poète. Un homme. De chair et de papier.
 
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Annie Estèves

Pro­fesseur de let­tres investie dans des pro­jets péd­a­gogiques axés sur les arts et la lit­téra­ture, Annie Estèves a dirigé durant sa car­rière d’enseignante des « class­es pilotes » et des ate­liers de pra­tique artis­tique en col­lab­o­ra­tion avec des poètes, des comé­di­ens et des artistes, mil­i­tant pour une cul­ture vivante à l’école. En 2005, elle a fondé à Mont­pel­li­er avec le poète Jean Jou­bert et la libraire Fanette Debernard l’association « Mai­son de la Poésie », dont lui a été aus­sitôt con­fiée la direc­tion artis­tique. Respon­s­able de la pro­gram­ma­tion annuelle de la struc­ture et de la pro­gram­ma­tion de la man­i­fes­ta­tion « Le Print­emps des Poètes à Mont­pel­li­er », elle s’est alors con­sacrée aux activ­ités de la Mai­son de la Poésie, qui dis­pose depuis 2010 d’un lieu attribué par la Ville de Mont­pel­li­er. En 2016, en hom­mage au poète Jean Jou­bert décédé en 2015, la Ville de Mont­pel­li­er a dénom­mé le lieu « Mai­son de la Poésie Jean Jou­bert », et l’association a pris le même titre. Depuis 2018, Annie Estèves est Prési­dente de la Mai­son de la Poésie Jean Joubert.