« Donne-moi donc plutôt un art d’oublier »
Lettre de Bastelicaccia
Le royaume qui n’a pas de chemins.
— Continue de descendre, jusqu’à la renverse de la Lune dans la mer oublieuse. Tu distingueras les courbes des premiers défunts, tu les reconnais à leur misère sur la langue, aux orbites où l’oeil manquant se confond avec les ailes iris de la mouche. Les semi-morts, comme l’arbre arraché voit ses racines confondues avec les branches. Tiens-toi haut, car ils jalousent la vie, ne dis mots, car ils voleront ta voix.
Aux lisières de l’immonde, le temps trébuche, dans la bouche de l’homme les mots dorment. Rien ne se nomme, tout existe dans l’image qui jaillit puis disparaît plus soudainement que le Verbe. Voilà le royaume qui n’a pas de chemins. Sans une route à prendre, tu ne peux aller ni n’errer.
Je suis Là, dans le mouvement fuyant de la matière. Le Là, qui va dans les directions opposées, sans une concorde. Là, qui marquera d’une balise les routes empruntées ou abandonnées ? Qui dit où je me tiens ? Je cherche en vain les pas des hommes initiés à la marche, lui a trouvé le chemin, lui l’a consolidé. Lui, enfin, s’est perdu. Là, meurt le passé commun des empreintes.
— Fils d’Anticlée, dois-je te le rappeler : les âmes sont sans traces. Abandonne tes armes au seuil de l’immonde. Au Là, on ne blesse les morts, comme les mortels abîment les anciennes statues. Au Là rien n’expire, rien n’en a le besoin. Laisse-moi ta ruse, tu ne peux duper les oublieux. Instruis-toi auprès d’eux, continue jusqu’à l’ignorance, la sagesse première. Au Là étonne-toi, comme l’homme, le premier sortant du bois profond, a vu du soleil les rayons s’étendre sur sa peau. Continue jusqu’à la ligne des cimes, à l’abîme, tu rendras ta Parole.
Je suis Là, dans le mouvement fuyant de la matière. Qui dit où je me tiens ? Je cherche les fleuves, les planètes, et les nations que d’aucun ont décrit. Dois-je laisser jusqu’à l’amour dans l’abandon des mots ? J’ai donné ma ruse, ma sagesse, puis ma Parole à l’abîme. Dois-je être l’ignorant de tout pour aborder au Là ?
— Tu ne sais rien, fils d’Anticlée ! Tu vois les ravages sur ton visage, dans la force tarie du cœur, l’espoir épuisé dans tes poumons. Tu dois oublier, comme il est usage pour les âmes de boire au Léthé. Les traditions vont au temps cavalier.
Je me tiens Là, dans le mouvement fuyant de la matière. Dans l’œil de Borée, le cheval s’élance, ceint de chaos. Je vois la terre expulsée, l’eau première, les pierres puis les forêts bruissantes. Est-ce ainsi que naît ? Les océans se divisent en mers, les nuages s’assemblent pour former le ciel, car les voûtes hautes ne sont que les fossiles précédemment unis d’un éther blanc. De la mâchoire ardente de l’hongre jaillit le Soleil, puis les étoiles, forgées de ses coups sur le sol. Est-ce ainsi que naît ? Je vois les plantes, puis les animaux. L’homme, enfin, gravit l’abîme, paré des atouts mnémoniques.
— Tout commence avec la poésie. Tout doit commencer par une première parole, celui qui regarde le ciel et laisse porter sa voix. Mon fils, tout existe selon un oubli. Tout existe selon une énigme.
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Lettre de Corte
Je me souviens qu’il est beau, de mourir en larmes.
Dans le ventre de l’animal, Ulysse écoute l’autan guerrier, les vents d’Arès éraflent son visage, affûtent de rouge les yeux des soldats mutiques. Dehors, la nuit attend pour apprêter le déchaînement d’une lune haute, tout concourt à la mort, à la raideur de la lance contre les corps.
La guerre est suspendue à la bouche fermée du marin rusé. Derrière le mariage de dents, les claquements de l’infanterie. Dedans, les coeurs dansent, dedans va la fureur des âmes laissées dans les tombes. Ô Ulysse, proclame l’autan guerrier, la rivière de sang, la razzia et le bûcher des trophées.
Dehors, Nyx tend la main à Érèbe. Dehors, Héméra attend.
— Fallait-il exister pour accompagner les Enfers jusqu’au seuil d’Ilion, engorgée par les fleuves ? À la pointe de la lance la Vérité du Léthé, l’épisème aux colères du Styx. Les flots s’écrasent sur les hautes murailles, les Kérès frappent aux portes de la Cité. Nos guerriers ouvrent leurs gueules affamées, barbouillés du sang des corps laissés sur la plage. Dehors, les ombres emprisonnent les vivants, dedans les regards convergent vers le seul des hommes, car il revient à l’humaine nature de décider du sort des héros. Son souffle dessine le visage du roi Priam sur le fer, voilà la cible, voilà le coeur battant de Troie. Ô Ulysse, proclame la guerre, réclame les orages d’Éris.
— Ilion tombera, de l’esprit ingénieux qui fût mon fardeau, et je porterai jusqu’aux îles de mon errance les cendres en un terreau de souvenirs. Voilà la marque de ces dix années, passées dans l’ombre de la mort.
Dans le ventre de l’animal, Ulysse écoute l’autan guerrier. Moros descend le premier, Éléos se tient derrière les soldats.
Les flots de l’Hadès recouvrent les âmes encore bouillantes, d’une vie qui touche terre à chaque coup des Achéens. Dehors, les lances rentrent au-dedans. Dedans, les coeurs éclatent au-dehors. Les cris des Danéens remplissent le silence ; dans la nuit de Thanatos, une Cité s’endort.
— Devant toi, Énée, je goûte au destin brutal des mortels. Pergame doit tomber, car chaque homme naît de la souffrance. Je sais que les orages d’Éris tonnent dans ton esprit, tu porteras la guerre, l’empire suivant s’éteindra dans le sang de tes enfants. Nous vivons pour construire des ruines, nous mourrons pour qu’elles accompagnent l’humaine nature. Fils d’Aphrodite, Pergame doit tomber. Maintenant, suis ton errance jusqu’aux terres ensablées, car dans ce festin des âmes je vais chercher ton Roi.
Au milieu de la nuit, il sent l’autan guerrier, il érafle son visage, ses lèvres frissonnent d’Héméra qui s’éveille. Il ajuste son bouclier, serre sa lance.
— Souviens-toi, fils de Laomédon, il est beau de mourir en larmes.