RESPECT HUMAIN

 

Mon­sieur le Directeur, je renonce à enfler,
j’abandonne les atti­tudes, car maintenant
il faut se con­tenter de postures.
Je renonce à m’affirmer sur des cartes de visite.
D’ailleurs
tout mon corps proteste con­tre la station
ver­ti­cale.
Je suis sol­lic­ité de tomber.
Soudain
le mot PESANTEUR gagne en agrément
et je lui cède et me voici à terre.
Mais quelle étrange loi
me remet sur mes pieds mal­gré moi
et me fait solliciter
de Votre Haute Bienveillance
une dis­tinc­tion honorifique ?

 

 

Paul Morand souf­fre comme Céline, mais de manière plus doucereuse, du syn­drome de la con­jonc­tion de coor­di­na­tion : « C’est un grand écrivain, mais… ». Con­jonc­tion de coor­di­na­tion qu’on aime abouter aux per­son­nages trop épicés poli­tique­ment. Morand-Céline, l’estime fut de haute lisse. Le pre­mier dis­ant du sec­ond : « Sa vie fut un don con­tin­uel, plus total que toutes les vies du Curée de cam­pagne », le sec­ond du pre­mier : « C’est lui le pre­mier qui a écrit en jazz, un authen­tique écrivain, la très rare espèce ». On se soucie de littérature.

C’est par le biais de mon ami, le poète, essay­iste et romanci­er Frédéric Mus­so que je vins à la poésie de Paul Morand : l’émission Apos­tro­phes de Bernard Piv­ot, en 1983, à laque­lle il par­tic­i­pait et que je pus vision­ner sur le site des archives de l’Institut nation­al de l’audiovisuel, vingt-cinq ans plus tard. Deux poètes sur le plateau, Frédéric Mus­so et Ken­neth White, ten­tant sous cou­vert d’exercice de l’effacement (il men­tion­nait allè­gre­ment le « zen ») de démon­tr­er la supéri­or­ité de la poésie face au roman. Frédéric Mus­so affir­ma qu’il appré­ci­ait la poésie de Ken­neth White mais beau­coup moins la manière dont celui-ci l’envisageait, sem­blant la souhaiter pure et presque pro­duit d’une dis­til­la­tion. Mus­so men­tion­na deux  poètes français du XXe siè­cle, Lar­baud et Morand, issus selon lui d’une même tra­di­tion, et proches des pré­socra­tiques par la ful­gu­rance de leurs images, poètes capa­bles de décréter à la manière d’Héraclite d’Ephèse : « Le soleil, large comme un pied d’homme ».

Poésie non dis­til­lée, non rec­ti­fiée (comme on le dit de l’alcool), et postérité du soleil ; il ne m’en fal­lut pas plus et je décidai d’aller voir.

 

De Paul Morand j’avais lu peu, cela me suff­i­sait. Ten­dres Stocks, Lewis et Irène. Il demeu­rait pour moi l’auteur de quelque qua­tre-vingts vol­umes de nou­velles, romans, chroniques, essais ou réc­its. Morand com­mença pour­tant par le poème, qua­tre recueils pub­liés chez l’éditeur des sur­réal­istes, Au Sans Pareil : Lam­pes à arc en 1919, Feuilles de tem­péra­ture en 1920, qui aug­men­tés de Vingt-cinq poèmes sans oiseaux for­meront les Poèmes (1914–1924). Suiv­ra le recueil USA-1927, Album de pho­togra­phies lyriques. Puis plus rien, hormis cinq poèmes épars inté­grés à l’ouvrage Papi­er d’identité en 1931. La poésie pesait peu au regard de tout ce fret de pros­es. Je le tenais, out­re le style qu’on aime à qual­i­fi­er d’aride et dont on vante la sécher­esse et le télé­graphique nova­teur, pour un maître de l’attaque et de l’ouverture, pos­sé­dant cette sci­ence du doigté, cet art du touch­er mul­ti­ple qu’on ne peut deman­der pré­cisé­ment dans une  indi­ca­tion de nuance, le stac­ca­to et son avatar louré ; le piqué-lié qu’on ne réalise pleine­ment qu’en le con­tour­nant après avoir pris la mesure de son absur­dité fon­da­men­tale. Morand pos­sède l’art de faire « chanter le meu­ble » comme on le dit dans le jar­gon pianis­tique, allié à un sens exac­er­bé de la trou­vaille dont on més­es­time la richesse aujourd’hui, à l’ère de l’écriture blanche et du mot cen­sé, par nature, et par­ti­c­ulière­ment dans le poème, dire plus que lui-même. Il n’est que d’ouvrir au hasard un ouvrage de Morand pour saisir au vol une mul­ti­tude de taons rhé­toriques. Ici dans Lewis et Irène : « L’oisiveté est la mère de tous les vices, mais le vice est le père de tous les arts », ou là, dans Fin de siè­cle : « Elle por­tait sa quar­an­taine comme on porte un empire », ou encore dans New York : « Je débouche sur une place dont les efforts qu’elle fait pour être un parc ont quelque chose d’attendrissant », encore là au détour d’un poème de Lam­pes à arc :

« Cloches. Klaxons.
Envelop­pé dans des linges sales
un soleil tombe.»

 

 

Cette crépi­ta­tion per­ma­nente a le don de  faire jubil­er tout autant qu’elle peut irrit­er : gar­dons-nous cepen­dant de médire d’un fastueux qui peut se révéler sal­va­teur : si la pie s’excite à la vue du bril­lant, elle sem­ble aus­si, lorsqu’elle jacasse, nou­veau-né en pleurs. En lit­téra­ture, il faudrait tou­jours réprou­ver plus l’indigence que l’ostension.

 

BAISERS

 

Un bais­er
abrège la vie humaine de 3 minutes,
affirme le Départe­ment de Psychologie
de West­ern State College,
Gun­ni­son (Col.).
Le bais­er
provoque  de telles palpitations
que le cœur tra­vaille en 4 secondes
plus qu’en 3 minutes.
Les sta­tis­tiques prouvent
que 480 baisers
rac­cour­cis­sent la vie d’un jour,
que 2360 baisers
vous privent d’une semaine
et que 148 071 baisers,
c’est tout sim­ple­ment une année de perdue.

 

Le bais­er qui abrège la vie. Beauté froide et presque par­nassi­enne dans son esthé­tique droite. Car­i­ca­ture lyrique de la tonal­ité du Reader’s Digest (le pre­mier numéro fut pub­lié en 1922), qui pré­fig­ure celle des slo­gans et des mag­a­zines d’aujourd’hui : « Manger cinq fruits et légumes par jour » ; « Fumer peut nuire aux sper­ma­to­zoïdes » ; « L’abus d’alcool est dan­gereux pour la san­té ». Ce poème d’USA séduit par son approche mod­erne et sa con­tem­po­ranéité. On le can­ton­nerait avec trop de promp­ti­tude au cynisme ou à l’ironie. J’y goûte du pro­pi­tia­toire et j’aime à y tra­quer du trag­ique et de l’absurde : jouis­sance de ce qui est. On n’en fini­rait pas de pleur­er. Pla­ton déplo­rait déjà la dis­pari­tion des chênes autour d’Athènes. Dans New York, Morand fera quant à lui l’éloge des grat­te-ciel : « Ce matin, à mesure que j’avance dans Broad­way, je pense qu’un homme d’aujourd’hui doit les approu­ver comme un Grec, le Parthénon ». On aurait tort de n’y percevoir qu’un éloge du « pro­grès », Morand se fait avant tout chantre du « vivant » comme dans le poème Boulogne :

« Tout va quelque part,
assidû­ment,
et veut vivre,
et pren­dre la place de ce qui n’est plus. »

 

« Pro­grès ». Le poème Peaux-rouges précède Bais­ers dans le recueil USA. On y retrou­ve la minu­tie et l’exactitude du trait. Un lyrisme sans pathos. Poésie anthro­pologique sans souscrip­tion à l’air du temps et dépouil­lée des maniérismes contemporains.

 

PEAUX-ROUGES

 

Ils ont tracé des cartes sur des peaux de bœufs,
où des pieds ver­mil­lon indiquent les pistes et le sens de la marche à suivre,
pour tra­vers­er le désert du Colorado
et aller chercher l’or californien.
Ils don­nent chaud et froid
avec leur buste nu
hors d’une four­rure de renard blanc.
Ils enten­dent tous les bruits,
et sen­tent,
avec leur nez mai­gre, en bois dur,
la nation­al­ité, l’âge et le sexe des étrangers.
Ils vivent au-dessus des églis­es et des banques,
et l’on ne sait pas quand ils dorment ;
ils pagayent, les paumes
le long de leurs hanch­es étroites.
Des siè­cles de privations
les ont affinés.
Ils vont nus,
sans poches ;
ceux qui acceptent des cadeaux
ont les mains immobilisées :
ils ne peu­vent plus chas­s­er, ni manger, ni se défendre,
et ils meurent.

 

 

Morand eût cer­taine­ment souri douce­ment aux con­tro­ver­s­es con­tem­po­raines con­cer­nant le voca­ble util­isé pour qual­i­fi­er les arts « eth­niques ». « Art pre­mier » ou « Art pri­mor­dial » plutôt que « prim­i­tif » qui évoque par trop le colo­nial­isme. Le Musée du quai Bran­ly a opté pour « pre­mier » et l’année 2014 a vu la réal­i­sa­tion d’une expo­si­tion con­sacrée aux cul­tures des Indi­ens des Plaines sur une péri­ode s’étendant du XVIe siè­cle au XXIe siè­cle. Dans le poème Peaux-rouges, les cartes sont tracées sur des peaux de bœufs, non de bisons ou de cerfs comme dans la tra­di­tion. Licence poé­tique visant à dis­so­nance ou approx­i­ma­tion lit­téraire ? Morand con­nais­sait son Amérique. Peut-être avait-il eu le loisir de con­tem­pler les cal­en­dri­ers d’hiver réal­isés par les peu­ples indi­ens pour archiv­er à l’aide de cryp­togrammes et de dessins les événe­ments d’une année, de « la pre­mière neige à la dernière neige ». Comme les bais­ers, les cadeaux tuent. Le pot­latch avec le colon immo­bilise. Point de mis­éra­bil­isme chez Morand. Quand il exprime la douleur, « Des siè­cles de pri­va­tions », le lyrisme est con­tre­bal­ancé dans l’instant par la coupure du vers et sa réso­lu­tion sur le suiv­ant, « Des siè­cles de privations/les ont affinés ». De même que dans « Ils vont nus, /sans poches », la déli­cate tau­tolo­gie et le pléonas­tique de l’image con­tre­car­rent le dévoile­ment du corps. Lyrisme de con­stat. Des siè­cles de pri­va­tions ne les ont pas amaigris mais affinés. La mort c’est l’immobilité. Plus que le cadeau, ce qui a tué l’Indien, chez Morand, c’est l’acceptation de ce cadeau.

 

Paul Morand qui dis­ait souhaiter « vivre sur un paque­bot qui ne prendrait jamais la mer » a dû trou­ver son bon­heur dans la loco­mo­tive améri­caine. Dans New York, à pro­pos des grat­te-ciel : « Ces falais­es, droites comme des cris, rejetées en arrière par une per­spec­tive out­rée, doit-on les appel­er des maisons ? Elles ne grat­tent pas le ciel, elles le défon­cent. » La loco­mo­tive ne tra­verse pas le ter­ri­toire, elle l’incise à même le sol.

 

SOUTHERN PACIFIC

 

L’express de luxe Couch­er-de-Soleil

lace le pays
d’est en ouest. 

Quinze wag­ons blindés,
pareils à des sous-sols de banque
dans lesquels cir­cu­lent les nègres amidonnés,
avec des plateaux pleins de glace,
frères des nègres qui por­tent des sorbets
sur les fresques de Tiepolo.
Quand le train passe,
l’on com­prend tout le chagrin
que les maisons
ont
à être des immeubles.
Le wag­on tra­verse des déserts rouges
et des déserts blancs
parsemés de cac­tus turgides
comme des asperges de cinq mètres, cannelées,
poilues,
quelque­fois même avec des bras.
Il per­fore des villes de zinc
et des villes de bois
tiré par la grande loco­mo­tive qui sonne
la cloche.
En entrant dans les gares
elle a un cri de la gorge
que Proust eût aimé,
avec son goût pour les voix enrouées.
Est-ce cela,
ou ce glas,
ou la pen­sée que l’automobile de l’amoureux,
n’ayant pas vu la tête de mort du pas­sage à niveau,
s’est écrasée con­tre le chasse-pierres,
ou simplement
leur puis­sance en chevaux-vapeur
qui donne envie de pleurer
quand s’avancent
les loco­mo­tives du South­ern Pacific ?
Elles ont des per­les au cou ;
des mécani­ciens gantés
les caressent.
Les machines sont les seules femmes
que les Améri­cains savent ren­dre heureuses.

 

 

Si l’Histoire est un grand fait divers, elle n’en est que plus cyclique, les esclaves antiques sont les affins des Afro-Améri­cains des années vingt. Poésie anthro­pologique, encore, dans l’expression imagée des phénomènes d’assimilations  et de dom­i­na­tions cul­turelles. Le choix du voca­ble fou­ette et coupe court au développe­ment que Morand tenait pour nég­lige­able. Ici dans le Jour­nal inutile, 1973–1976 : « Je déteste cette habi­tude scholas­tique de dévelop­per — comme on l’en­seigne à Nor­male. Seuls les bavards trait­ent le sujet. Quand je veux traduire une impres­sion vive, mon pre­mier mou­ve­ment n’est pas de laiss­er aller ma plume, comme dis­ent les sots, mais un réflexe de con­trac­tion, de gêne, de refus, comme l’huître qui souf­fre sous la mor­sure du citron. ».

Les nègres ami­don­nés, tout comme les dom­i­nants, font par­tie de l’histoire et de sa grande fresque sécu­laire, celle de Tiepo­lo, ou celle de Morand : cal­en­dri­er d’hiver d’un attaché d’ambassade sur vélin blanc de Hol­lande. L’Afro-Américain de 1928, comme l’Indien, Morand l’intègre au grand cycle his­torique en pra­ti­quant ce que je nom­merai une « poésie murale ».

 

Synec­doque et per­son­ni­fi­ca­tion : la loco­mo­tive a des cris de gorge, elle bal­aye l’Histoire au chas­se-pier­res comme une femme bat des cils. Le lyrisme est encore abîmé par la retombée du con­stat. Les améri­cains ne savent ren­dre heureuses que les machines qu’ils ont auréolées de col­liers de per­les. Morand con­nais­sait son anglais, mais avait-il eu vent de l’expression con­sacrée lors d’un coït inter­rompu : si l’amant bor­no­ie haut et pare de semence le buste de sa parte­naire, on utilise l’expression pearl neck­lace. Fin de l’exégèse. Dix ans aupar­a­vant dans Lam­pes à arc, le poème Soir de Grève, com­posé en 1917, attribuait déjà une voix d’homme à la locomotive :

 

« Rumeurs…
On entend un train qu’on égorge.
Mais ce ne sont que des permissionnaires.
Ce n’est encore que du vin rouge. »

 

On a par­lé pour cer­tains auteurs du début du XXe siè­cle de style ou d’esthétique pho­tographique. Cette qual­i­fi­ca­tion peut s’appliquer à la poésie de Valéry Lar­baud ou à celle de Blaise Cen­drars dans ce qu’elle a de cru, une expres­siv­ité fig­u­ra­tive qui dénude le réel et dans laque­lle l’objet, pour­rait-on dire, sem­ble néces­si­teux. Plus dif­fi­cile­ment à la poésie de Paul Morand. Le recueil USA-1927 est sous-titré Album de pho­togra­phies lyriques, mais Morand, qui sem­ble s’adonner à une poésie du témoignage, trans­fig­ure le réel plus qu’il n’en témoigne, l’informatif sem­ble cureté par la dis­so­nance et le frot­te­ment. C’est un album d’images gon­do­lées, à com­bus­tion lente, l’inverse  de la notion d’instantané dont on se plaît à le qual­i­fi­er. Le réel et sa resti­tu­tion poé­tique ne sont pas isomères. Il y faut le temps, l’attente et le décen­trement du regard. Miroirs défor­mants comme dans Beau­ty-Par­lor :

 

« Bleu, blanc, rouge,
ces couleurs m’exaltent, car
ce sont celles des coif­feurs américains.
Il y a des glaces partout ;
elles ne ren­voient jamais la même chose ;
c’est bien plus fort que Giotto.
Dans ce paysage de nick­el et d’émail blanc,
il arrive au cuir chevelu,
aux ongles,
à l’épiderme,
des aven­tures atroces.
Sous les fais­ceaux de pro­jecteurs de cuirassés,
der­rière ces vitrines,
il y a des opéra­tions dont dépend la vie même de la  beauté ! »

 

Il s’agit d’un réel récal­ci­trant et c’est pré­cisé­ment par la ten­sion et le frot­te­ment qu’on peut accéder à la juste expres­sion du dehors. Dans Descente vers la côte :

 

« Les paysages enfer­més comme la viande
sous la toile métallique.
Piste apache.
Des neiges poignar­dent le ciel ;
je pense à Mal­lar­mé qui jamais ne peut se retenir
de faire rimer glac­i­er avec aci­er.
Les Indi­ens se par­lent la nuit,
de cent miles en cent miles,
avec des feux,
Comme des génies au-dessus de l’humanité. »

 

Mar­cel Proust et le cri de gorge d’une loco­mo­tive. Ayant enten­du dire que Morand tenait Swann pour « ce qu’il y a de plus impor­tant depuis L’Education sen­ti­men­tale », Proust voulu le con­naître. La ren­con­tre eut lieu en 1915. L’amitié dur­era jusqu’à la mort de Proust en 1922. Dans un numéro spé­cial de la NRF de 1922 Morand con­fiera : « Au moment où quelqu’un écrit de moi que « je sais con­gédi­er toute peine », la plus grande peine de ma vie vient d’entrer. » Dans le poème Ode à Mar­cel Proust, Morand lui rend hommage :

« Votre voix, blanche aus­si, trace une phrase si longue
qu’on dirait qu’elle plie, alors que, comme un malade
som­meil­lant qui se plaint,
vous dites : qu’on vous a fait un énorme chagrin. 

 

Proust, à quels raouts allez-vous donc la nuit
pour en revenir avec des yeux si las et si lucides ?
Quelles frayeurs à nous inter­dites avez-vous connues
pour en revenir si indul­gent et si bon ?
et sachant les travaux des âmes
et ce qui se passe dans les maisons,
et que l’amour fait si mal ? 

 

Étaient-ce de si ter­ri­bles veilles que vous y laissâtes
cette rose fraîcheur
du por­trait de Jacques-Émile Blanche ?
et que vous voici, ce soir,
pétri de la pâleur docile des cires
mais heureux que l’on croie à votre ago­nie douce
de dandy gris per­le et noir ? »

 

Proust y vit une allu­sion inélé­gante à ses mœurs et écriv­it une let­tre de remon­trances à Morand : « Le sac­ri­fice de toute préoc­cu­pa­tion étrangère et notam­ment des devoirs de l’amitié à la lit­téra­ture est un dogme que je ne pra­tique pas […] je ne suis pas timide, mais vrai­ment je n’aurais pas affron­té d’éprouver ou de causer une douleur pareille […] à un ami désar­mé par sa ten­dresse.» Ce malen­ten­du ne les brouil­la pas et Proust réalis­era la pré­face (essai libre sur le style plus que pré­face dédiée à Morand, mêlant des réflex­ions sur Baude­laire, Sainte-Beuve, Stend­hal, Renan, ou Boileau) du recueil de nou­velles Ten­dres stocks, pub­lié en 1921. Il y loue la sin­gu­lar­ité du style de Morand : « Mon cher maître, Ana­tole France, que je n’ai pas revu hélas, depuis plus de vingt ans, vient d’écrire dans la Revue de Paris, un arti­cle où il déclare que toute sin­gu­lar­ité dans le style doit être rejetée. Or il est cer­tain que le style de Paul Morand est sin­guli­er. Si j’avais la joie de revoir M. France dont les bon­tés pour moi sont encore vivantes sous mes yeux, je lui deman­derais com­ment il peut croire à l’unité du style, puisque les sen­si­bil­ités sont sin­gulières. Même la beauté du style est le signe infail­li­ble que la pen­sée s’élève, qu’elle a décou­vert et noué les rap­ports néces­saires entre des objets que leur con­tin­gence lais­sait séparés. » On songe à la pen­sée analogique des sur­réal­istes. Sur­réal­isme qui teinte par­fois la poésie de Morand où les cac­tus turgides sont comme des asperges de cinq mètres. En guise de con­clu­sion, Proust, dans un accès de mag­na­nim­ité lucide pondère : « Le seul reproche que je serais ten­té d’adresser à Morand, c’est qu’il a quelque­fois des images autres que des images inévita­bles. Or, tous les à‑peu-près d’images ne comptent pas. L’eau (dans des con­di­tions don­nées) bout à 100 degrés. A 98, à 99, le phénomène ne se pro­duit pas. Alors mieux vaut pas d’images. »

Je songe que Morand tente uni­ment dix manières de dire. Esthé­tique du divers au prof­it d’un chant soli­taire, d’une mélodie non accom­pa­g­née. Un style qui four­mille de tropes et de cat­achrès­es, qui fleure la tapinose. Mul­ti­ples éclats qui ne man­quent pas la cible. Morand pos­sède une sci­ence de la chute et du vers con­clusif. L’à‑peu-près retombe sur ses pieds, c’est dans la péta­rade qu’il ajuste son tir avec pré­ci­sion. Il dis­tille la trou­vaille qui en devient plus écla­tante ; ain­si du hasard dans le dernier vers d’une stro­phe du poème Saint-Sébastien :

 

« Saint-Sébastien tend son corps basque
aux flèch­es des vieilles joueuses
avides d’un numéro plein
(mais qui nous rendrait 35 fois notre mise sinon les Saints ?)
La bille se déroule comme une bande mitrailleuse,
chan­tant cette fausse berceuse qui est le hasard. »

 

Claudel dans Posi­tions et Propo­si­tions soute­nait que « la rime est comme un phare à l’extrémité d’un promon­toire ». Chez Morand, c’est La Plaque indi­ca­trice qui a rem­placé le phare,  et le promon­toire a sauté. Les vers sont comme des courants, « Un lierre ignifugé/met sa poésie sur les électricités./ », le poème est sem­blable à un « orage domes­tique ». En 1927, Claudel est nom­mé ambas­sadeur de France aux Etats-Unis, Paul Morand et son épouse Hélène Sout­zo y séjour­nent. Ren­con­tre. Dans le poème Paul Claudel au grand Cañon, mi-moqueur mi-admi­ratif, Morand en dresse le portrait:

 

« Soudain,
l’ambassadeur de France aux Etats-Unis
par­le de Bach,
puis des derniers quatuors de Beethoven
qui ont cer­taine­ment un sens
qu’on n’a pas encore découvert.
Il enfonce sur sa tête son petit chapeau
et plein d’une exci­ta­tion silencieuse,
napoléonien, opti­miste, naturel,
il nous quitte pour marcher tout seul dans la neige,
attaquant la route
comme il fonce sur les gens ou les idées,
en tau­reau de bas en haut.
Rien ne peut plus avoir rai­son de lui
que l’heure du déjeuner. »

 

 

Style et trou­vaille. Pierre Louÿs – mort en 1925, un an après la paru­tion de l’ensemble Poèmes (1914–1924) de Morand – en van­tait  les ver­tus et met­tait les poètes en garde con­tre le vice qu’on pou­vait y instiller. Dans Poë­tiques : « La trou­vaille est poésie. Coup de génie par excel­lence, que le pressen­ti­ment d’Alexan­dre : le coup d’épée. Ain­si vers et style se résol­vent. La rhé­torique du mou­ve­ment, sci­ence naturelle, principe révo­lu­tion­naire, tranche les cordes gram­mat­i­cales et grave la parole future. C’est la lib­erté des mus­es pre­mière que d’élever leurs bras blancs qui bran­dis­sent les tropes, de se faire pas­sage à tra­vers l’é­cole et de sceller une trace en terre vierge. Mais, appren­tis sor­ciers, gardez-vous des forces ! Aux impru­dents l’el­lipse casse. Rien de plus leste que la syllepse, ni de pire escalade que la gra­da­tion. Pein­tres, poëtes ou musi­ciens, tout art émane de l’hy­pal­lage, alter­nance où l’idée prend forme et d’où la matière prend vie. »

 

 Poème, c’est-à-dire objet, aire de jeu qui sem­ble comme irré­ductible à autre chose qu’à elle-même. Morand n’use jamais du vers fixe, dit « réguli­er ». Pas de poèmes en prose non plus. Vers libres plutôt qu’irréguliers, il con­serve un découpage sim­ple qui souscrit à la seule logique de la syn­taxe, sans souci de la dis­tor­sion. « Prose coupée », dit-on désor­mais pour qual­i­fi­er la facil­ité de la pro­duc­tion con­tem­po­raine, facil­ité dépen­dant moins d’un découpage sim­pliste du vers que de son manque de ten­sion et de sa faib­lesse d’oscillation. La dis­tor­sion syn­tax­ique étant con­sid­érée comme garante de com­plex­ité, on ne se soucie plus du « con­tenu » mais essen­tielle­ment d’anguleux « à la ligne ».

 

Déjà, Paul Claudel dans sa Remar­que sur l’Enjambement fai­sait enten­dre sa voix : « On a sou­vent par­lé de la couleur et de la saveur des mots. Mais on n’a jamais rien dit de leur ten­sion, de l’état de ten­sion de l’esprit qui les profère, dont ils sont l’indice et l’index, de leur charge­ment. Pour nous le ren­dre sen­si­ble il suf­fit d’interrompre brusque­ment une phrase. Si par exem­ple vous dites : « Mon­sieur un tel est une canaille », j’écoute dans un état de demi-som­meil. Si au con­traire vous dites : « Mon­sieur un tel est un… », mon atten­tion est brusque­ment réveil­lée, le dernier mot pronon­cé, et avec lui toute la rame des voca­bles précé­dents qui y sont attelés, devient comme un poing qui heurte un mur et qui ray­onne de la douleur… »

 

Paul Morand sait ban­der l’arc quand d’autres se soucient d’en faire séch­er le bois, recherchent encore la juste incli­na­tion devant la flamme. La Plaque indi­ca­trice, en guise de man­i­feste, clôt le recueil Lam­pes à arc :

 

« Il ne faut pas met­tre les mots en colonne par quatre,
la rime ne doit pas être l’élection des pensées
par des mots rich­es, nés d’un suf­frage censitaire,
elle doit être rare, c’est-à-dire employée rarement.
Tout ce qui a le droit d’aller et de venir
doit aller et venir librement.
Il ne faut déclar­er l’état de siège chez personne,
ni chez soi.
Un libre et sérieux dessin de sa pensée,
une sim­ple effu­sion de soi-même,
avec plus de bon­té et une entière bonne foi. »

 

 

 Prose ou vers, vers ou prose, c’est avant tout la ges­tique et la forme du bagage qui vont dicter. Abo­li­tion de l’esclavage et de la dis­tinc­tion. Stéphane Mal­lar­mé en 1891, s’exprimant sur l’évolution lit­téraire dans l’Echo de Paris, avait déjà résolu de manière défini­tive l’équation des futures avant-gardes : « Le vers est partout dans la langue où il y a rythme, partout, excep­té dans les affich­es et à la qua­trième page des jour­naux. Dans le genre appelé prose, il y a des vers, quelque­fois admirables, de tous rythmes. Mais, en vérité, il n’y a pas de prose : il y a l’alphabet et puis des vers plus ou moins ser­rés : plus ou moins dif­fus. Toutes les fois qu’il y a effort au style, il y a versification. »

La prose et le vers du Bour­geois gen­til­homme se craquellent…

 

En guise de coda, un morceau de prose lumineux de la nou­velle Clarisse, qui scin­tille, enser­ré dans le réc­it. Extrait de l’ensemble on aboutit encore aux atours défini­tifs du poème en prose : « Sur un tertre de gazon bleu des jeunes femmes à chandails cerise, jaune, vert, cerise s’assemblent autour du thé, servi sur une table en rotin. Et le cen­tre de toute clarté, de cette joie lus­trée, l’essieu lumineux du cer­cle des femmes qu’encadre celui, plus vaste, de la cam­pagne et du ciel, c’est la théière d’argent qui chante comme les guêpes sur la tarte : les reflets de son cou­ver­cle ren­voient l’image con­vexe du ciel, l’ombre des arbres ; son corps côtelé, les lignes amenuisées des fig­ures et, en stries étroites, les chandails, cerise, jaune, vert, cerise. »

                          

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Guillaume Decourt

Guil­laume Decourt est  né en 1985. Pianiste clas­sique, il a passé son enfance en Israël, en Alle­magne et en Bel­gique ; son ado­les­cence dans les monts du Forez ; puis séjourné longue­ment à May­otte et en Nou­velle-Calé­donie. Il partage aujourd’hui son temps entre Paris et Athènes. Il a pub­lié cinq livres de poésie : 

  • La Ter­mi­tière, Pold­er 151/Gros Textes, 2011 ; 
  • Le Chef‑d’œuvre sur la tempe, Le Coudri­er, 2013 ; 
  • Un ciel soupape, Sac à Mots, 2013 ; 
  • Diplo­ma­tiques, Pas­sage d’encres, 2014 ; 
  • A l’approche, Le Coudri­er, 2015 ;
  • Le Car­go de Rébéti­ka, Edi­tions Lan­sK­ine, Paris, 2017.

Il donne des lec­tures publiques dans dif­férents fes­ti­vals et par­ticipe égale­ment à de nom­breuses revues dont L’Atelier du romanNunc,DiérèsePhoenixPlace de la Sor­bonne, Arpa, Pas­sage d’encres, Recours au poème, 7 à dire, Les Car­nets d’Eucharis, Décharge, La Passe…