Pauline Picot, BRACE BRACE
Il fut un temps où nous étions heureux
C’était il y a une heure
Il y a une minute
Il y a une seconde
En ce temps-là nous étions riches
Pleins aux as
Opulents comme pas permis
Nous ne savions pas encore
On ne nous avait rien dit
Mais la chose était faite
Puis quelqu’un nous a appelés
Quelqu’un nous a dit, nous a informés
Quelqu’un nous a annoncé que
Et simplement nous a troué le ventre
Simplement a gâché notre bière
Simplement a gâché nos vacances
Simplement a gâché notre vie
Il a suffi d’une seconde
Au galop double galop
L’irruption l’infraction l’intrusion
Les sabots dans le visage
Au grand galop la catastrophe
A fondu sur nous et nous a enfoncé la gorge
Forcé l’estomac, perforé l’intestin
Poinçonnés lapidés
Elle nous a écroulés effrités
Elle a coupé notre ligne de vie
Le ciel s’est chargé
La nappe s’est trempée
Quelqu’un s’est mis à hurler
Un tissu s’est déchiré
Le grand tissu du réel
Et on ne peut le repriser
C’est une matière irréparable
Pendant ce temps quelqu’un
S’est essuyé a mordu dans un sandwich
Est arrivé sur la case Ciel est monté dans un train
Toutes ces sortes de choses on voit l’idée
D’ailleurs quand nous avons
Mordu dans un sandwich touché la case Ciel
Quelqu’un d’autre a été
Fendu par le milieu
Lacéré à la joue
Réduit en confettis
Et maintenant c’est à nous
Et nous sommes pour toujours
Attrapés par la boue
Mordus par le piège
Pris dans la glace
Il a suffi de quelques mots
Un peu toujours les mêmes
Un peu toujours ceux des films
Il a fallu un coin de table
Où poser sa main molle
Il a fallu s’asseoir
S’installer dans son rôle
Tu ferais mieux de t’asseoir
Mais on ne s’assoit pas
Quelque chose s’assoit sur nous
On a la catastrophe
Sur les genoux sur le torse
En quelques mots nous sommes
Le personnage principal
C’est grave, c’est sérieux
Et c’est l’unique prise
C’est un peu excitant
On a envie de rire
Envie de glousser
Glousser à l’intérieur de la catastrophe
Glousser de la farce
On est farcis, on est bien farcis
On s’est bien fait farcir
Maintenant nous savons
Quelqu’un nous a dit
Et nous avons le signe au front
On aurait voulu que ça ait de la gueule
Qu’il y ait des oiseaux tournoyants
Des femmes se frappant le front
S’arrachant le scalp
Une foule se signant
Mais il n’y a rien eu
Quelqu’un de désolé
Quelqu’un qui n’est pas concerné
Quelqu’un qui nous a déjà oubliés
Parce que nous sommes oubliables
Maintenant il y a un trou
Et il est à la fois et dehors et dedans
Nous y sommes et il est nous
Il semble que nous allions désormais y vivre
Il va falloir aménager
Acheter des meubles
Puis faire coucou aux gens
Les voir se promener
Faire leurs courses allez quelqu’un
Va bien décrocher un téléphone
Essayer de retenir en vain
Entre ses doigts la trame du réel
Puis tout lâcher et se mettre à vagir sans fin
Dégringoler et nous rejoindre
On ne pense pas à remonter
C’est fou
C’est foutu
C’est là qu’on vit
Allez quelqu’un va bien
Et on va se reconnaître
Mais pour l’heure non personne
Maintenant dépêche-toi d’être heureuse
De faire des photos de tes voyages
De les monter d’en faire des films
De te les projeter au fond de la rétine
Allez dépêche-toi de tomber amoureux
De faire tes projets de les mener à bien
De faire des budgets des travaux des enfants
Dépêche-toi de rire de courir de faire des bulles
De faire le fou la folle
D’exulter d’orgasmer
D’ignorer que tu es actuellement en train de vivre
Actuellement en plein cœur de la trame serrée du réel
En plein cœur de quelque chose de hautement déchirable
Ça va tourner et ça va frapper
En attendant célèbre
Lève ton verre
Mange des chips
Souris très fort
Et contourne les trous
Ne t’approche pas
Leur cancer n’est pas le tien
Leur deuil n’est pas le tien
Leur moignon n’est pas le tien
Leur trou n’est pas le tien
Non tu ne veux pas faire l’arrondi sur le terminal CB
Non tu ne veux pas participer à cette cause émouvante
Non tu ne veux pas faire exister cet enfant, cette maladie
Rien dans la brèche, colmatage
Quand ton œil se met à couler
Vers l’enfant qui habite le trottoir
Quand ton oreille est criblée
Par cet homme qui avoue
Qu’il n’a pas atteint les toilettes
Tu trempes ton cœur dans de l’acier
Tu ne veux pas payer pour les autres
Payer pour le trou des autres
Les aider à creuser leur trou
Tenir leur pelle leur seau non mais
Tu ne veux rien d’eux rien savoir
Je ne t’en veux pas
Tu n’es pas coupable
Je te signe un papier
Droit d’esquiver
La dystrophie neuroaxonale
L’ichtyose congénitale
Le syndrome de Ramsay Hunt
Droit de négliger
L’IVG d’une amie d’amie
La pendaison du voisin du voisin
Le deuil du collègue du collègue
L’amputation de la sœur du caissier
La bouillie du chat du facteur
Droit à l’indifférence
Droit pour survivre
Car voilà le roulement
Auquel souscrit qui naît
Sans ordre ou numéro
Ils tombent tu es debout
Tu es debout ils tombent
Tu cries ou tu es sourde
Au milieu de la vie la plus pure
Ou de la plus pure tragédie
Recrachée par la foule ou faisant avec elle
Corps oublieux
Corps heureux
Maintenant plus qu’une poignée de secondes
Avant qu’une de nos vies
Ne vole en une poignée d’éclats
Pas moyen de savoir qui
Pas moyen de savoir quoi
Pas moyen de connaître
Le visage de la catastrophe
Mais on entend déjà son galop
Brace brace
Ne te fatigue pas
Ça vient toujours
De l’autre côté
Sur le flanc offert
À l’endroit le plus pur
Le plus joyeux
Le plus confiant
Le plus éternel
Pas moyen de rien protéger
Il n’y a plus qu’à tenir
Le choc d’être vivant