Peter Semolic, Barve et autres poèmes
traduits de l’anglais par Marc Delouze, avec la collaboration de Patricia Nichols
Barve
Tvoje oči so modre, modra je tvoja barva.
Na večer rumeni cvetovi forzicije in polna
luna nad bližnjimi nama bloki – storila si
korak in jaz, čeprav še rjav, hodim ob tebi,
nenadoma nič več opotekaje, tvoj korak
je dolg dvaintrideset let in diši kot oranža.
Nisem pričakoval, niti v sanjah – to noč sva
si delila v njih bel kruh in si potem priklicala,
nič več v sanjah, na obraz velike rdeče
cvetove. Katera barva ti je najljubša?
Kateri pevec? Katera pevka? Poletna žalost
je za nama in črni glas Lane del Rey ni več znak,
ampak samo še pesem kot vsaka druga.
Svetlo zelena trava, temno zelena v mesečini,
ti, ki še ne verjameš vase, jaz, ki sem verjel vate
od hipa, ko si prišla z rožmarinom in meto,
verjamem v naju. Barva tvojih oči se spreminja
s svetlobo, ponoči sijejo z lastno – zvezdi,
ki ju ne zastira več noben oblak temne snovi.
Couleurs
Tes yeux sont bleus, le bleu est ta couleur.
A l’approche du soir, les fleurs jaunes du forsythia et une pleine
lune au-dessus du pâté de maisons voisin – tu as fait un
pas et moi, quoique toujours terreux, je marche à tes côtés,
soudain plus du tout titubant, ton pas
a trente-deux ans et sent l’orange.
Même en rêve je ne pouvais l’espérer – ce soir nous
avons partagé le pain blanc et ensuite provoqué,
ce n’était plus en rêve, l’apparition
de grandes fleurs rouges. Quelle est la couleur que tu préfères ?
Quel chanteur ? Quelle chanteuse ? La tristesse de l’été
est derrière nous et la voix sombre de Lana del Rey n’est plus un indice,
mais rien qu’une chanson comme les autres.
L’herbe vert pâle, vert foncé sous la lune,
toi qui n’a pas encore confiance en toi, moi qui ai cru en toi
dès l’instant où tu es apparue avec du romarin et de la menthe,
crois en nous. La couleur de tes yeux change
avec la lumière, la nuit ils brillent par eux-mêmes – deux étoiles,
qu’aucun nuage sombre ne recouvre plus désormais.
D’un poète sans domicile à son amoureuse
Je nous bâtirai une maison de mots.
Les noms seront les briques
les verbes les volets
Nous ornerons les rebords
des fenêtres d’adjectifs
en guise de fleurs.
Dans un silence total nous nous allongerons
sous la canopée de notre amour.
Total silence.
Notre maison sera si belle, si délicate
nulle inflation de mots
ne la menacera.
Et si nous parlons,
ce ne sera que pour nommer les choses
visibles à l’œil nu.
Car le moindre verbe pourrait
en bousculer les fondations,
ou bien l’abattre.
C’est pourquoi, chut, mon amour
chut, pour que notre maison
connaisse de radieux lendemains.
1 Marezige, 1991
Message
Un jour la Terre
ne sera plus peuplée que de paysans.
Ils conduiront des charrettes tirées par des chevaux
et se nourriront de céréales.
Les bêtes paîtront tranquillement le long des routes blanches
Ou bien se coucheront en plein midi à l’ombre des peupliers
en ruminant.
Le soir, les villageois s’assiéront
autour d’un artiste à la blanche chevelure
confis dans la méditation.
A travers d’insondables distances
iI transmettra à leur esprit des images
plus belles que les plus belles des poésies.
Ceci n’est pas une utopie.
Les jeunes gens se vêtiront
de blanc, comme des kimonos.
Ils s’assiéront dans le champ
et moi, sortant d’une grange voisine,
tout engourdi encore d’amour
je les saluerai de la main
Quand ils mourront,
ils mourront aussi paisiblement
que feuille ou fleur.
Marezige, 27 mai 1991
En lisant Octavio Paz
Ce soir, je navigue sur tous mes fleuves, porté par le flux des mots, je navigue comme je parle, je parle comme je navigue…
…fleuves, scintillants comme le rire d’un enfant, staccato des rapides, chutes brutales dans les cascades, folles gouttelettes au pied des chutes, perles d’eau, dans chacune un soleil, enfin l’écume, les bulles d’air m’engloutissant tel un immense jacuzzi…
…le fleuve, grand dieu brun, me porte comme branche engourdie jusqu’au faîte de l’été, le bourdonnement des insectes, je navigue comme je parle, je parle comme je navigue, je vois : le ciel bleu où nagent nuages et poissons, des crabes cachés en haut des arbres, dans une verte explosion de joie de vivre une brassée d’alevins s’envolent comme des cailles effrayées…
…je vois : le visage parfait de Narcisse, de lourds blocs de maçonnerie Florentine, arches de ponts traversées par la poésie de l’éphémère (Apollinaire) et par les vers d’une épopée, je lis…
…je me vois au rythme des saisons, et mon amoureuse, triste comme un saule, penchée sur moi, une rivière, naviguant dans l’hiver, dans la cité de la Tour Unique du grand Gibet et de la Roue…
…je suis un fleuve, accueillant distraitement un amour malheureux, un grand poète, et je ne suis pas triste souillé de sang, je ne suis pas heureux quand la glace s’efface, quand je plane dans le ciel ni digue ni barrage ne me retient…
…le fleuve, sombre divinité par-delà le marécage, feuillage enchevêtré, divinité insensible et envasée, ma bouche a un nom pour toi – Amazone, il te nomme Nil, Mississipi, mes yeux érigent de secrètes cités à tes côtés (Eldorado), je te transforme en Okinawa…
…deux adolescents, beaux comme Hyacinthe, tremblant dans l’aube humide, te regardent, perdus en eux-mêmes, te regardent, beaux comme Hyacinthe, et toi, tu ne leur jettes pas même un regard…
Ce soir je navigue sur tous mes fleuves, étoiles, étoiles au plus profond de moi, ce soir je navigue en moi, je navigue comme je parle, je parle comme je navigue, je navigue multiplié en d’infinis courants, je suis un courant sur lequel j’affute un couteau, une fille sauvage fait en hâte l’amour sur la grève, en moi se purifie, mon amoureuse m’investit et me dit la Rivière Kolpa et me dit la Rivière Rokava et me dit tu froidis et dévoile le chemin et me dit, tu es de glace, de glace, de glace…
Je parle et suis parlé, je navigue et suis navigué, je suis réel et je suis illusion, je suis l’eau qui me submerge, je suis un nageur traversant les courants incessants, le fleuve au flot lent s’en va vers la mer, je suis la mer qui est le fleuve de tous les fleuves, je suis le ciel qui est la mer de toutes les mers…
Ljubljana, été 1998
∗∗∗
Dans le jardin d’un pub du coin je lis Octavio Paz, deux hérons gris voltigent de ci de là comme de légers cerfs-volants sous un ciel translucide de fin du jour…
…l’incessant rugissement de la Ljubljanica sur les rails, le corps lumineux du fleuve, et dans tout cela le grand soleil couchant…
…de sous mes pieds je ramasse un caillou gros comme un poing d’enfant et le jette dans l’eau par-dessus la barrière…
…ne me lis pas comme un récit, lis-moi comme les ondes concentriques de l’eau…
Fuzine, 16 août 19998
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Proclamation
Le soleil se lève sur la mer. Où qu’on aille
le soleil se lève toujours sur la mer. C’est pourquoi
je le proclame : la mer est le lieu de naissance du soleil.
Cela change fondamentalement notre vision du monde,
toute la structure de l’univers. Désormais
les astronautes ne sont plus des astronautes, mais des plongeurs
plongeant parmi les étoiles. Les étoiles de la mer
et les étoiles du ciel ne sont que des étoiles,
il n’y a plus d’écart entre l’amour et
l’amour idéal. Nous sommes tous des amoureux
comblés. Barbotant dans les hauts fonds, brisant
les roches à la recherche d’antiques coquillages au creux des noires cavités.