Philippe BARROT, Marché aux timbres
Timbré, par-dessus le marché !
Oui, il faut être non pas totalement fêlé, ce qui induirait une faille de laquelle il serait impossible de sortir, mais un fétu timbré, délicatement dentelé du crâne, de celui de Marianne en l’occurrence, pour concevoir une quête de la vérité du timbre.
Philippe Barrot n’est pas que l’éditeur de PhB éditions, ni le directeur de la fameuse revue Les chroniques du çà et là, ni encore l’auteur de deux romans chez Nadeau, il est aussi l’auteur d’un recueil de nouvelles à domicile, Sol Perdu, que nous avons chroniqué naguère. Et le voilà qui récidive avec cette fois un opuscule sur les visages de la République, vue à travers la lorgnette de la vignette, commune et sans cote, figurant Marianne, des années 20 à nos jours. Un petit bijou, dont les facettes reflètent les rivalités, les modes, les tendances, les idéologies, les caprices de l’histoire et jusqu’aux communautarismes récents. Qui l’eût cru ? Marianne, héroïne prostituée à son corps défendant aux divers courants politiques jusqu’à devenir méconnaissable.
Voilà, on en conviendra, un sujet terriblement à la mode tant la correspondance est devenue moribonde, quasi obsolète… Ce livret, estampillé au centre de sa couverture par une esquisse de Marianne schtroumfée aux cheveux libres sur fond de texte anonymé, est écrit en langue délicate, minutieuse, maniaque et cependant familière, ourlée d’humour et bousculée par des accès de conviction que nous partageons, au risque de recevoir quelques trognons de rainette sur notre plus beau profil, bien que jamais icelui ne fût choisi pour modèle postal, hélas…
Philippe Barrot, Marché aux timbres, PhB éditions, 2021.
Ce qui charme en cet opus, c’est précisément la capacité de s’intéresser à de grands sujets, la République, au travers du lucarnon d’un timbre de collection banal, sans autre valeur que celle de l’acheminement et de l’honorer d’un délire d’interprétation politique et esthétique des plus savoureux et pertinent. Ce qui importe ici n’est pas la possession d’un trésor marchand mais la plongée de l’adulte dans son enfance de collectionneur et celle de l’enfant dans ces havres secrets où s’échangent les amitiés, les passions naissantes et où la personnalité se maçonne contre la répétition. Un timbre vient-il à semer le doute, l’œil expert du petit collectionneur de modeste bourse que fut le narrateur ne lésinera pas sur l’expertise : loupe, microscope et recours à un expert du chromatisme philatélique viendront à bout de ce microcosme dont l’auscultation, voire l’autopsie seules lui confèrent son intime valeur. Authentifier un timbre parmi ses semblables, c’est s’authentifier soi-même, se déchiffrer parmi les autres, à travers une quête sans fin et un langage secret dont le lecteur néophyte goûte l’exotisme.
« Provenant de vieilles correspondances, les aéroplanes décollés des enveloppes par immersion dans l’eau avaient souffert au cours du séchage en se gondolant, les angles recroquevillés. Pour les rendre présentables, G. les repassa au fer bien chaud. Était-ce la semelle du fer, l’excès de chaleur qui modifièrent à ce point le bleu initial le faisant naviguer entre bleu ciel, cobalt et outremer ? » (p .14) Tout y est : l’eau, l’air le feu, la terre (par la semelle), la mer, le ciel, l’envol, la métamorphose… Le timbre comme mise en abyme de la grande Histoire et de l’histoire personnelle. Le timbre comme le plus petit tapis volant au monde.
Le timbre aussi comme enjeu de telles rivalités qu’en offrir des reproductions eût été pour l’auteur et l’éditeur succomber à des avalanches de procès, assortis peut-être de trognons de rainette. Le timbre requiert un peu de retenue.