L’oeuvre de Philippe Jaccottet entre dans la Pléiade des éditions Gallimard
Songe à ce que serait pour ton ouïe,
toi qui es à l’écoute de la nuit,
une très lente neige
de cristal.
Jean-Marc Sourdillon est un des architectes de cette édition.
Qui est Jaccottet ?
Celui, d’abord, qui a noté un jour dans les pages de ses carnets, c’était en février 1976, ceci : « La difficulté n’est pas d’écrire, mais de vivre de telle manière que l’écrit naisse naturellement. C’est cela qui est presque impossible aujourd’hui ; mais je ne puis imaginer d’autre voie. Poésie comme épanouissement, floraison, ou rien. Tout l’art du monde ne saurait dissimuler ce rien. » Ceux qui aiment Jaccottet, qui sont attachés à son œuvre, connaissent ces phrases parce qu’elles énoncent quelque chose de central dans son projet : une proposition de vie qui est en même temps une proposition d’écriture, l’une ne se définissant pas sans l’autre, et la poésie naissant précisément de leur difficile conjugaison.
Ce qui frappe lorsqu’on rencontre Philippe Jaccottet, dans sa présence, sa façon d’être au monde, c’est tout ensemble une certaine simplicité et une certaine prestance, et surtout son regard. Un regard bleu très clair, légèrement enfoncé sous les arcades sourcilières et qui est à la fois aigu, chaleureux et profond, comme s’il vous voyait venir de loin, et vous considérait, qui est attentif à l’horizon en même temps qu’à vous-même, et au plus petit détail, l’herbe qui tremble, l’oiseau qui frisonne, la goutte qui tinte.
Il naît à Moudon en 1925 ; découvre très tôt la poésie, à 17 ans, l’âge où l’on n’est pas sérieux, grâce au poète suisse Gustave Roud qu’il élit comme son guide et qui lui fait lire Rilke, Hölderlin et Novalis. L’année de ses vingt ans, il publie son premier livre de poèmes (le 8 mai 1945), découvre l’Italie et Paris où il s’installe et devient traducteur (sa première traduction est La mort à Venise de Thomas Mann). Métier qu’il exercera toute sa vie (L’Odyssée, Musil, Rilke, Hölderlin, Ungaretti, Leopardi, Góngora, Mandelstam etc…). Dans le Paris d’après-guerre, il fait des rencontres décisives, le traducteur Pierre Leyris, les écrivains de la revue 84, André Dhôtel et Henri Thomas notamment, et enfin Francis Ponge dont il devient l’ami. Ces poètes attirent son attention sur la présence concrète du monde et lui permettent d’aborder par la poésie ce heurt brutal avec la réalité qu’aura été pour lui l’expérience de Paris. Pour se garder des influences littéraires parisiennes et sauvegarder son authenticité d’écrivain, sans doute aussi pour des raisons économiques, Philippe Jaccottet et sa jeune femme, Anne-Marie Haesler, qui est peintre, décident d’aller vivre dans le midi (sur le chemin de l’Italie), à Grignan. La découverte de ce nouveau paysage est un tel éblouissement, une telle surprise pour Jaccottet, qu’il en fera l’aliment principal de son inspiration jusqu’à aujourd’hui. La vie s’organise autour de l’écriture, deux enfants naissent, de nombreux amis de passage sont accueillis dans la haute maison de Grignan, et par la fenêtre, on aperçoit le large paysage ouvert qui change avec les saisons et transforme ses habitants sédentaires en une étrange sorte de nomades. C’est à Grignan qu’il fait la découverte des haïkus japonais et de l’oeuvre du grand poète russe Ossip Mandelstam. Traduisant, écrivant sur la grande table de son bureau face à la fenêtre, se promenant dans la campagne, partageant la vie du village, correspondant avec d’autres écrivains, d’autres artistes plus ou moins lointains, s’échappant pour quelques voyages, regardant, écoutant, perdant parfois l’équilibre, accordant constamment ses deux instruments l’un à l’autre, la vie, l’écriture, Jaccottet vit ainsi, n’importe qui peut le vérifier, « juste de vie, juste de voix », comme il l’a écrit lui-même.
Pourquoi lire Jaccottet ?
C’est tout d’abord l’occasion, pour le lecteur, de vivre grâce à son imagination une riche expérience sensible ; d’affiner sa vue, d’aiguiser son ouïe, d’élargir sa sensibilité et ainsi d’approfondir la conscience qu’il peut avoir de sa vie, tant « le fouillis de nos complicités primitives avec le monde » comme dit Merleau-Ponty est détaillé, interrogé, exploré sous de multiples angles ou de multiples modalités dans cette oeuvre. Ecrire, pour Jaccottet, c’est d’abord cela : chercher à dégager ou à maintenir cette « fraîcheur acide du particulier » qui nous attache au monde d’une manière à la fois incarnée et spirituelle.
C’est ensuite, justement, l’occasion de vivre une expérience spirituelle. Spirituelle dans la mesure où cette conjugaison de l’écriture et de l’existence, leur confrontation incessante dans l’oeuvre concernent directement le lecteur, lui lancent un appel qui l’atteint au centre de sa vie. Lire Jaccottet, c’est voir comment un écrivain parvient à extraire de sa propre existence, dans ce qu’elle a de plus concret et, peut-être même, de plus ordinaire, sous la forme d’images directrices, de signes fuyants (« une lente neige de cristal »), non pas exactement du sens, mais des preuves de la possibilité d’un sens, quelque chose comme le contenu vivant d’une espérance. L’écriture a été pour Jaccottet ce moyen, dès le début, dans un monde surgissant du désastre après deux guerres mondiales consécutives, d’accueillir, de poursuivre, d’interroger et de passer au crible critique tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin au commencement d’une espérance. Il fallait inventer un instrument aussi précis que rigoureux pour détecter ces signes que le monde envoie à celui qui sait les recueillir et s’imposer une exigence dans l’interprétation de ces signes. Voilà pourquoi, sans cesse, ils seront confrontés à ce qui les nie dans l’expérience et la pensée : à la mort, à la perte, au deuil, à l’angoisse et à la douleur sous toutes ses formes, mais aussi aux idéologies, aux pensées nihiliste, systématique ou religieuse, travail inlassable de l’esprit critique qui ne se satisfait d’aucune réponse facile, ou seulement théorique. C’est ainsi que Jaccottet fait scintiller dans toute son œuvre, comme un cours d’eau vu à travers des arbres, ce mince fil d’or, fragile et discontinu, identique, ou peu s’en faut, à celui qu’on voit briller sur la tranche du volume de la Pléiade, le fil mille fois brisé et repris par la poésie d’une espérance d’autant plus fiable qu’elle est fragile, qui peut suffire à orienter et fonder une existence comme il est dit au début de La promenade sous les arbres. « J’allais confier beaucoup de choses, et même le sort d’une ou deux personnes, à de vagues entrevisions, à des impressions sans doute très intenses, très profondes et d’une nature tout à fait distincte, mais tout de même fort incertaines et difficiles à évaluer ».
Pourquoi le lire dans la Pléiade ?
On y trouve tout Jaccottet, ou presque (n’y figurent pas les articles critiques, les récits de voyages et l’œuvre traduite). On peut, comme dans la cathédrale de Proust, y entrer par n’importe quelle porte et y circuler librement, sauf que là, il s’agira plutôt d’un large paysage ouvert, avec ses murets et ses chemins de terre, un paysage inondé de lumière, de type méditerranéen, mais avec ses ombres, ses crevasses, ses gouffres.
Une saisie globale permet de suivre l’évolution de l’œuvre et de remarquer la place de plus en plus prépondérante qu’y prend l’écriture en prose : elle semble surgir d’abord des poèmes en vers, de facture assez classique au début, mais ouverts, par leur propos, à la réalité prosaïque du monde, pour casser ensuite la fragile cage de la versification, fragmenter et disperser l’unité du poème clos sur lui-même et l’ouvrir à la phrase de la prose, à son rythme, à sa durée. Les livres de proses viennent dans un premier temps s’ajouter aux livres de poèmes, proposant une sorte d’alternative poétique, puis les deux modalités de l’écriture cohabitent, et parfois se croisent, se mêlent dans un même livre, un même texte à partir de Cahier de verdure. On voit ainsi un jeune poète, étonnamment précoce et lucide, définir son projet, le méditer, le réaliser en le mettant à l’épreuve et en l’ajustant sans cesse jusqu’à ce que celui-ci trouve une forme d’accomplissement dans les années de maturité. Cette fidélité tout le temps d’une vie à une intuition captée très tôt dans la jeunesse est l’un des aspects les plus saisissants, peut-être les plus émouvants de cette œuvre.
La publication dans la Pléiade permet notamment au lecteur de découvrir les textes en prose des années 90, peut-être moins connus du grand public et qui sont pourtant le lieu d’un certain accomplissement du projet. Jaccottet le dit lui-même, ses proses sont peut-être ce qu’il y a de plus original dans son oeuvre, ce qu’on ne trouve pas ailleurs.
Nous nous sommes efforcés dans l’appareil critique de mettre notre connaissance de l’oeuvre et de ses attenants au service de l’histoire de son écriture, de nous faire littéralement les narrateurs d’une écriture au point qu’il peut se lire comme une sorte de roman, un roman de la poésie comme il en existe d’autres, je pense, par exemple, au Docteur Jivago de Pasternak où l’on voit, là aussi, même s’il s’agit d’une fiction, les poèmes sortir du récit d’une existence, comme si le roman en était la préface ou la présentation. L’histoire de cette écriture est d’autant plus prenante qu’elle n’est pas une fiction, qu’elle est même le contraire d’une fiction, mue par la recherche d’une vérité davantage pressentie que démontrée et qui demande, pour être saisie, un instrument poétique particulièrement aiguisé et toutes les facultés d’un esprit de finesse incroyablement subtil et mobile.
Les notes du texte ne sont pas là simplement pour justifier la qualité d’une collection comme celle de la Pléiade connue pour sa rigueur scientifique ou pour montrer l’étendue de la culture du poète. L’érudition, ici, prise pour elle-même, n’est que secondaire. Elle fait surtout apparaître les choix préférentiels de Jaccottet dans ses lectures, ses interlocuteurs privilégiés et révèle ainsi l’incroyable polyphonie de son écriture. Une écriture toujours en dialogue avec une autre écriture, un poète qui n’est jamais seul quand il écrit, mais qui, toujours, répond à la parole d’un autre, ou l’intègre à la sienne, s’y conforte, s’y appuie, s’y relance, notamment dans les moments de doute, de mutisme ou d’inquiétude, tissant avec ces autres voix des “liens radieux” au point que certains textes, certains poèmes peuvent apparaître comme de véritables petits carillons de voix. Chez Jaccottet, la poésie est de la voix tissée, pourrait-on dire, en paraphrasant l’exergue de Airs (qui est de Joubert).
Jaccottet a réuni autour de son œuvre pour la présenter au public, une équipe de chercheurs qui sont aussi, pour quelques uns, des poètes et en lesquels il avait toute confiance : José-Flore Tappy qui dirige l’édition, Hervé Ferrage, et moi-même. Doris Jakubec nous a rejoints ensuite et Fabio Pusterla a signé la préface… C’est parce qu’il avait confiance qu’il nous a permis d’accéder à ses manuscrits et de le rejoindre ainsi dans le silence de l’écriture. Il nous a laissés très libres d’utiliser comme nous le voulions nos découvertes, comprenant sans doute tout ce que cette étude pouvait avoir de fécond pour nous d’abord et pour les lecteurs ensuite. Quand, à Lausanne, nous avons ouvert les boîtes de carton qui les contenaient, nous avons découvert un véritable champ de bataille : pour chaque livre, un nombre très important de feuillets, beaucoup plus important que le nombre final de pages, tous chargés de ratures, de commentaires, de corrections, multipliant les versions, les détours, les ajouts et surtout les suppressions, le maître mot de ces pages étant sans doute « sabrer ». Tout cela témoigne d’un travail considérable et d’une extraordinaire exigence de la part d’un écrivain qui ne se pardonne rien, ne se laisse pas le droit à la moindre facilité, à la moindre approximation quand ce qu’il s’agit de dire est à la fois le plus haut, le plus ténu, le plus difficile et en même temps le plus émouvant et le plus concret parce que c’est précisément cela qui peut nous sauver de nous-mêmes, de l’angoisse, de la mélancolie, de la violence. C’est Rimbaud qui disait que “le combat spirituel est plus brutal que bataille d’homme”. Les manuscrits de Jaccottet et ses proses nous montrent que le combat qui se mène à travers les mots pour poursuivre une intuition le plus loin possible dans son éclaircissement, dans la formulation qui sans la figer la dira de la manière la plus juste, la plus transparente est aussi une aventure spirituelle qui n’est pas sans danger et sans douleur. Il s’agit, pour l’écrivain, de se frayer le chemin par la parole vers des lueurs entrevues, vers ces quelques signes susceptibles de nourrir quelque chose qu’il faut bien appeler “espérance” faute d’un autre mot et parce qu’il est sans doute temps de nous extraire des années de dépression de la deuxième moitié du XX siècle qui ne sont plus de saison, de ce goût pour le noir, de cette exclusive accordée à la mélancolie, des lectures scientifiques, techniciennes ou marchandes du monde, de tout ce qui nous englue et nous empêche de respirer, de vivre librement et d’aimer notre vie. Bref, c’est le moment ou jamais d’écouter ce poète qui sur le seuil du XXI° siècle, où il se tient, nous passe le relais en nous disant : « Que reste-t-il ? Sinon cette façon de poser la question qui se nomme la poésie et qui est vraiment la possibilité de tirer de la limite même un chant, de prendre en quelque sorte appui sur l’abîme pour se maintenir au-dessus, sinon le franchir (qui serait le supprimer) ; une manière de parler du monde qui n’explique pas le monde, car ce serait le figer ou l’anéantir, mais qui le montre tout nourri de son refus de répondre, vivant parce qu’impénétrable, merveilleux parce que terrible… »
- Philippe Jaccottet en Pléiade - 21 février 2014