Philippe Jaffeux, 26 tours
Il y a quelques mois, je m’interrogeais sur le bébé photographié dans la revue suisse de poésie Dissonance (Le nu, été 2017)…Serait-il un futur poète ? J’ai désormais acquis une certitude, ce Philippe Jaffeux était bien un poète en herbe. Il est devenu, d’une certaine façon, …en épi ! Pour preuve, il m’a adressé deux ouvrages rédigés par ses soins. Mais quels soins ?
Philippe Jaffeux, 26 tours, éditions Plaine Page, coll. Les oubliés, 2017, 10€.
L’auteur applique un même principe formel, du début à la fin de l’ouvrage pour surprendre le poème ou se surprendre lui-même ou surprendre l’œil lassé de la lectrice.
26 tours est ni plus ni moins un poème tournant sur lui-même en 26 morceaux (on s’en doute presque, 26 étant le nombre exact de lettres de l’alphabet latin ; et non 33 qui évoquerait plutôt le disque 33 tours ! ). Un manège aplati. Page par page, un morceau de poème s’avère prisonnier d’un carré et pris en un « tournoiement » dans le sens des aiguilles d’une montre. Cette succession de carrés (7 cm sur 7) révèle les jeux-enjeux espace-temps de ce créateur ludique, proposant ici une poétique mathématique. En modulant graphiquement un calligramme (?) géométrique, il estime néanmoins sa « liberté (…) fantaisiste ». Mécanique et cinétique engendrent une parole « turbulente » et rôdée pour déconstruire efficacement le poème. La lectrice, prise au piège, pénètre ainsi dans un tekke((Tekke, monastère où se tient la semades derviches.)) où des mots tourbillonnent en « derviches » très tourneurs et même détourneurs. En refermant la dernière page, elle continue à se prendre pour une « toupie », à ses risques et périls !
Est-ce par hasard que le mot « hasart » se termine dans cet ouvrage par un « t » à maintes reprises détectées. Cette terminaison – non hasardeuse, donc - se retrouve dans l’opuscule suivant-ou-antécédent-ou-simultané intitulé Glissements (du même cru 2017). Est-ce pour vérifier l’attention de la lectrice, tout en proposant une autre improvisation que celle de Pennac (lequel inverse une page de manuscrit pour jauger l’attention de son éditrice) ? Est-ce pour réinventer le « hasart » en le jouant aux dés alphabétiques ???? Ce second ouvrage – Glissements - d’un adepte du ski/surf/trottinette sur langage joue également sur la forme. Il lui attribue une élasticité nouvelle, démontrant que lettres et esprit sont également « malléables ». Des exemples ? Jaffeux emprunte une lettre dans un mot (le « o » de débonnaire), la met en majuscule en plein milieu de ce mot (débOnnaire), puis reprend cette même majuscule ventrue au début du mot suivant plutôt biscornu (ici Orkul, ailleurs Dziban, ou ailleurs de l’ailleurs Phecda).
Philippe Jaffeux, Glissements, éditions Lanskine, 2017, 12€.
Une seule règle suffit-elle à dévider tout le recueil de Jaffeux ? Poser la question est déjà y répondre : non. Pour éviter l’endormissement (dont le nôtre), le concepteur introduit des variantes. La majuscule répétée se sépare et s’éloigne de la première majuscule pour s’accrocher au bout d’un mot en minuscule, lequel pourrait être en fin de phrase mais qui ne l’est pas puisqu’il n’y a pas de ponctuation, donc pas de phrase ni de fin de phrase. Elémentaire, mon cher Jaffeux ! [ndlr : Si ça continue, je vais glisser une majuscule dans son nom de famille : JaFfeux.] L’auto-consigne est-elle définitive ? Non. Page suivante, le mot se coupe en deux, séparé par un espace. Même le mot « écart » subit la métamorphose jaffeuxienne et devient « éc art » ; même l’apostrophe typo ouvre un fossé entre elle et le mot qu’elle apostrophe (« d’ un sens ») ; même la séparation typographique entre deux mots patine pour s’agrandir : « Le silence ».
Chaque séquence est séparée de la suivante par une onde hiéroglyphique, indiquant un autre courant, une autre variable. Ici on compte de 26 (rappel de l’ouvrage précité ?) à 50 en évoquant des plantes/arbustes (gentiane, cyprès, laurier, etc.), là on décline la liste des pierres fines (quartz, opale, jade, etc.), là on change l’ordre des lettres dans un mot (« alngue » pour langue, « arobortive » pour roborative), là on modifie l’ordre des syllabes (« sirplai » pour plaisir), là la lettre d’un mot quitte ce mot pour s’installer en solitaire sur la ligne de dessous, là on dédouble la colonne compliquant la lecture, là on évide le texte traditionnellement figé en colonne (croix de Saint André, sablier, cône...).
Des « glissements » sur l’écriture et sur ce qui n’est pas elle (le vide, l’espace, l’écart) « guide l’avenir de ses errances avec la place d’une pensée/paradoxale » avec un « l » en italique glissé lui aussi au milieu de ses comparses romains ! Avez-vous compris ? Ecriture anti-écriture... C’est clair ? Clair-obscur ?
Poète mathématicien, Jaffeux se veut ici explorateur de l’inexploré, l’incompréhensible, l’illisible, l’irréel, autant d’incarnations de « la formule mystérieuse du vide ». Un vide volontiers qualifié d’« inutile ». Le chaos métamorphique de ce Jules Verne de l’alphabet, de ce Léonard de Vinci de la grammaire, de ce Géotrouvetou de l’orthographe fera-t-il émerger un concours Lépine de la trouvaille oulipienne? Bref, mon commentaire se met à glisser – lui aussi – sur le radeau de cette page, les touches d’ordinateur cessent soudain d’être mes gouvernails. Contraintes de proposer un sens non insensé, elles rêvent pourtant de passer au-delà du champ alphabétique. Etgheu3ps,esji !uejs ;ay52 ;,etc…