Philippe Jaffeux, Autres courants
S’agit-il d’une suite offerte aux Courants Blancs ? A y regarder de près, nous pourrions le supposer, car en effet divers indices invitent à imaginer à tout le moins une filiation sémantique avec ce qui a précédé les Autres courants.
A commencer par le titre et la reprise du substantif, qui met à l’honneur l’immanence d’une énergie créatrice. Mais il y a également la couverture, identique pour les deux recueils, qui propose une déclinaison de la même illustration l’une en négatif de l’autre : éclair crème sur fond bleu nuit pour le premier, éclair noir sur fond crème pour le second. Même typographie, même format, même nombre de pages…Ainsi le lecteur se place dés l’abord dans l’attente d’une continuité. Existerait-il une réponse aux interrogations rhétoriques énoncées au premier volume, un endroit où être en équilibre entre l’imperceptible irrésolu de l’univers et le monde palpable ? L’impossible élément de résolution aurait-il été l’élément déclencheur de l’écriture ? A feuilleter Autres courants la disposition à la page décline le tracé de phrases qui assure là encore le lien avec les premiers Courants, et invite à suivre Philippe Jaffeux aux chemins d’aphorismes qui posent à nouveau la question de la posture existentielle de l’être face au réel et de sa possible place comme énonciateur, récepteur et destinataire d’une parole dont l’auteur ne cesse de remettre en question la capacité à assurer une communication efficiente. Réflexion sur le lien entre la parole volatile et sonore et sa trace écrite, et sur cette question fondamentale qui est de tenter de cerner la scission entre les deux types d’usages du discours.
Ainsi la toute première phrase propose dés le seuil de l’ouvrage une lecture réflexive sur l’acte d’écrire. Car il s’agit bien de texte, de mots dictés mais unis en un ensemble signifiant inscrit sur des pages réunies et qui constituent une globalité servie par un paratexte signifiant. Ici donc parler la langue ne constitue que les prémisses de son dépôt matériel et visible à la page. S’énonce alors la surprise du sens, celui qui échappe, et qui constitue ni plus ni moins que la littérature.
Sa patience était opportune depuis que les mots étaient toujours là où il ne les attendait pas.
Et cette thématique se décline en métaphores et allégories, en épaisseur et comme fil conducteur des phrases qui s ‘essaiment dans un rythme cadencé et binaire. Alors à nouveau nous voici emportés dans l’univers de Philippe Jaffeux, celui du ressassement, de la circularité, et d’une écriture servie par un langage clos, c’est à dire dépourvu de toute fonction référentielle, si ce n’est celle de sa réflexivité sur lui-même. A ce titre la dédicace fait sens :
A la mémoire de ma mère,
Rosamund Jaffeux
Quoi d’autre que cette fonction maternelle peut le plus magnifiquement symboliser cette circularité, ce ressassement au cercle d’un langage clos sur lui-même. A ce titre, la réitération de substantifs tels que « cercle », « rond », « sphère », ainsi que champ lexical de la circularité jalonnent l’intégralité des pages du recueil :
Un cercle éclipsa sa page rectangulaire et ses yeux ronds furent illuminés par un cercle bombé. (15)
Un interlignage céleste tombe entre des phrases éphémères afin de révéler la simplicité d’un vide horizontal.. (27)
L’inexistence inutile d’une boulle nulle arrondit une sphère qui encercle l’insignifiance d’un rond vide (p. 69)
Le ventre maternel, cet endroit de l’avant langage, cet univers clos où, avant de devenir énonciateur construit à l’identité, l’enfant ne perçoit que la musique et la sonorité des paroles. Les aphorismes s’égrainent sur un rythme binaire qui reproduit le balancement syncopé du mouvement du fœtus, avant sa naissance, bercé par la marche de sa mère. Des structures phrastiques de la récurrence dessinent un paysage syntaxique où l’anaphore côtoie des figures de répétition telle que la métaphore filée. Et les dispositifs sémantiques reprennent des topos et des champs lexicaux qui s’inscrivent les uns après les autres au fil des pages suivant un rythme que rien ne vient rompre, car aucune scission en chapitres ni en paragraphes ne distingue de partie ni ne vient scinder les propos.
Ainsi circularité et ressassement représentent la structure constitutive des Autres courants, et sont assurés par des dispositifs syntaxiques et sémantiques qui créent un univers référentiel clos. Le rythme sur lequel s’enchaînent les litanies se veut métaphore des perceptions intra-utérines. Et à ce titre la déclinaison lexicale de l’univers sémantique dessiné par l’auteur vient confirmer cette référence à la fonction maternelle et, de fait, à « l’avant langage ».
Et c’est bien de cela dont il s’agit : aller au-delà du signe, passer à travers, mettre fin à sa dépendance au sens qui confère à sa dimension communicationnelle une impossibilité foncière, parce qu’utilisée, la langue est exsangue de son ipséité, et que c’est là, à cette source première, que réside sa puissance. Philippe Jaffeux emploi le langage de manière inédite. Son utilisation hors de la fonction référentielle crée des isotopies qui assument un ancrage référentiel grâce à la répétition des occurrences, mais qui crée de plus en plus d’implicite. Car ici en effet les signes ne convoquent rien qui fasse appel à une identification à une expérience personnelle, à des éléments factitifs, et tout lyrisme est banni du discours. L’emploi du pronom personnel de la troisième personne du singulier met à distance l’énonciateur et opère une réflexivité des assertions. Il s’agit donc d’un dispositif syntaxico-sémantique qui déclenche un recours au texte comme unique espace de signifiance. Nous assistons à la fabrication d’une langue qui s’énonce à partir de sa propre substance, de sa singularité. Sa déclinaison façonne le tissu de sa propre fabrication.
Alors il est bien légitime d’affirmer que Philippe Jaffeux tente l’escalade : inventer un nouveau langage, celui de l’énergie, une écriture de l’oralité, mais inédite, parce qu’écriture de la parole avant la parole, à la source de sa propre naissance, tout comme l’enfant arrive au monde hors du langage dans la compréhension des énergies de l’univers. Mais n’est-ce pas là la profondeur habitée par tout artiste lorsqu’il retranscrit les universaux entreposés dans une dimension hors de toute temporalité et de tout ancrage anecdotique ? Il semble alors légitime d’invoquer la puissance du mantra, cet assemblage de phonèmes qui convoque une puissance salvatrice, cette langue hors référence au langage qui s’adresse au corps. Et, nous le savons, Philippe Jaffeux écrit aussi avec et par son corps, à partir de son corps, dans l’énergie de son corps, en faisant corps avec la machine, autre univers clos, rond, binaire. Le lexique sert une parole qui double son caractère sémantique et ses impératifs syntaxiques d’une portée orale, sonore. Le lexème devient l’unité phonologique. L’auteur insère l’oralité de la langue sous la puissance de l’écrit, et fait du langage un mantra dévolu à l’incantation d’une litanie universelle.
Avec Autres courants Philippe Jaffeux poursuit donc son cheminement à l’édification d’une langue inédite. La circularité énoncée et structurelle se veut matrice à l’alignement de mots dévolus à l’établissement de signes dont le sens se double d’une puissance tantrique, tant il est vrai que le ressassement et la clôture sémantique ne sont pas symbole d’enfermement mais représentent le ferment de la naissance dune possibilité de révéler la toute puissance de la langue, celle qui, lorsque le miracle survient, invente la littérature.