Philippe Jaffeux, Autres courants
Des mots récurrents se partagent le recueil : pages, alphabet, lettres, interlignes, interlignage, ordinateur et soulignent l’approfondissement d’une pensée qui ne se veut jamais définitive.
Philippe Jaffeux n’hésite pas à mettre en cause l’écriture même en affirmant qu’elle ment, tout en reconnaissant que l’ordinateur est parfois d’un certain secours : Il perdit le contrôle d’un alphabet émotif et fut pris en main par le clavier d’un ordinateur froid. Nous sommes récupérés, l’écart, le manque peuvent être codifiés, ou bien soumis au hasard : L’alphabet souffle souvent dans la direction du vent qui se plie sous le poids d’un sens imprévisible. L’auteur relie souvent ce qu’on oublie de lier par volonté ou par ignorance : Les lettres se répondaient en écho parce qu’elles étaient perçues par une écriture questionnée.
Le fondement de l’écriture ne serait-il pas l’idée mise à jour dans tous ses sens possibles, sans prise de position restrictive : une ouverture sur le monde. Il y a, peut-être, une plus grande unité entre les choses qu’il n’y paraît. Un monde un et unique, multi sens où les contraires cohabitent à se faire exister. L’interlignage, lieu de la séparation, devient moteur : Un interlignage nécessaire s’unissait à ses paroles vides pour donner un sens à l’inutilité d’un air invisible. Ce sont des paroles nettes sans détour appuyées par un rythme qui est une espèce de déclamation affirmation. Quelquefois, il y a surchauffe des lettres qui s’accrochent l’une à l’autre pour former un seul mot comme si le sens voulait aller plus vite pour s’exprimer et ainsi supprimer les intervalles. Philippe Jaffeux interroge tous les supports d’écriture.
L’alphabet joue un rôle central, liant les choses dans un univers composé, agencé, construit. La densité des mots crée une métaphore de tout un vocabulaire usuel qui nous projette hors de nous. Une force nous échappe, celle du réel perçu dans d’autres proportions, des idées, des images jamais imaginées jusqu’à là. Univers exploré à partir de n’importe quel point de vue, à partir d’un certain nombre de mots de base qui se répondent de page en page, et pas seulement, mais comme écho d’eux-mêmes appelant d’autres échos. Inséré dans l’espace et le temps du quotidien, le lecteur se dédouble : lui et non lui, là et pas là. Ce qui est déconstruit n’est pas la phrase mais notre regard mental. C’est ici que surgissent l’inquiétude, le doute de notre pensée. Nous voilà bousculés comme si la langue ne nous aidait plus, comme si nous étions seuls face à un monde néanmoins connu dont les repères auraient changé, même légèrement. Et cependant tout reste net, précis, affirmé dans sa présence, ce qui augmente notre malaise. L’auteur nous oblige à relire ses phrases où le doute généralement ne survient que par un seul mot dérangeant l’ensemble.
Philippe Jaffeux nous retient et nous dit : pas si vite mon gaillard, tu dois payer le passage. Le poète réclame son obole, c’est-à-dire la lecture attentive de ses phrases, leur relecture. Il met en évidence le mystère de la pensée, malgré nos moyens techniques dont le premier est l’alphabet dont toute connaissance est issue. La science repose sur l’alphabet et l’écriture relie tout à tout, avec aujourd’hui l’existence de l’ordinateur. Dans la fausse ordonnance du monde, Philippe Jaffeux met un grain de sable, bloque le système, met la sécurité mentale en doute et cependant ses phrases sonnent comme des certitudes. Et si nous pensions autrement, car c’est ce qui nous est proposé : réfléchir. Il ne nous laisse pas de répit, jusqu’à parfois nous brouiller avec la pensée elle-même. La parole est éphémère et chaotique, l’écriture précaire et le travail du poète est celui d’un faussaire. Nous disposons de peu de moyens pour appréhender le réel et mettre en avant la raison dans ces phrases écrites au passé, pour la plupart, mais tellement présentes.
Courants blancs, autres courants, courants froids qui traversent ces recueils où toute la part de sentimentalité ne trouve que peu de refuge au profit de pensées comme si la seule rationalité s’imposait. Nous sommes plus dans un monde abstrait, un monde à conquérir où Philippe Jaffeux nous présente des évidences qui peut-être ne sont que des doutes camouflés, voire des évidences retournées contre elles-mêmes. Ces recueils reflètent nos sociétés plus aux prises avec la volonté de survie plutôt que l’acceptation d’un destin. Conquérir, se conquérir trouvent reflets dans ces phrases, qui paradoxalement appellent à une révolte, à un retour sur ce qui est (voir le rôle joué par les mots en opposition qui dynamisent un mouvement de va-et-vient qui les dépasse). Le passé de l’univers descendit dans son corps lorsqu’il s’éleva au-dessus de son égo sans avenir. Il y a une espèce de mouvement pendulaire qui régule chaque phrase en liaison avec l’ensemble et qui en assure la sérénité. En lisant autres courants, je ne peux m’empêcher de les relier au tic tac de l’horloge de parquet qui divise et soude le temps, qui installe dans l’espace le bien-être de l’écoute, la pérennité du monde en mouvement.
Cependant dans les trois ou quatre dernières pages du recueil, j’y ressens comme un léger changement de cap, où la présence humaine dans ce qu’elle manifeste de sensibilité, d’émotion revient au travers des larmes, des mains, de la nature de la voix, de la peur de parler : chaque voix possédait son regard car il appartenait à un silence qui ne provenait pas de sa parole. Philippe Jaffeux lancerait-il sa parole ailleurs pour nous réserver d ‘autres surprises ?