1
Reclus, l’enfant veille, absorbé par le sombre. Le cagibi ombreux est un pur refuge. il y voit parfois rayonner les rémiges de son âme comme autant de particules vivent. Aura-t-il seulement rêvé? Ou semé de mots le doute né du noir?
L’enfant veille en moi, sa troupe de syllabes toute prête à servir. Les mots n’ont jamais peur du noir ni les rythmes du battement régulier que l’obscurité douce rend plus vifs.
2
Dans son enceinte de paille, l’enfant, secret, veille au menu des plus petites choses. L’aire souffle. La grange ordonne le monde. C’est un univers de particules qui s’élèvent comme des mots. Il observe sans regarder. il pense surtout au silence qui s’émiette sous lui, autour de lui, dans l’embrasement du jaune.
L’heure est sans nom pour qui serre l’heure en gros blocs compacts.
Elle freine l’esprit. Elle arrête les petites mains qui gigotent.
La paille sent l’offrande d’un champ. Il se souvient aussi qu’à courir dans la moisson close, au sein des éteules, lui étrille les petites jambes.
Pour l’heure, dans son enceinte, il pense.
3
On ne voit pas la rue ni la grange ni l’enfant qui a goûté au ciel sans déplacer ses étoiles.
Le plus sombre de son temps, il creuse en lui des espaces.
Il tisse sous le pis des vaches la paille dont il se reposera quand le rêve passe le mur de sa chambre.
Il va sur le chemin des morts égayer quelque tombe avec le buis des mots et la langue traversière.
Il ne sait presque rien sauf dans les plis des blés la ferveur des moissons.
Jamais il ne s’aère plus que du seul bruit du vent lorsque l’étable cogne et que les seaux en fer blanc secouent la mousse des fatigues.
Parfois, il revoit sans s’éblouir la lune des pauvres jours.
pour Françoise L. et pour Angèle P.
4
Les fêtes sur la place communale étaient portion congrue : quelques tirs à pipes, quelques balançoires sous le tilleul indémodable.
A bien tirer au fusil sur des tiges métalliques recouvertes de papier, on gagnait qui une photo dénudée de BB, couverte de ses seuls cheveux blonds (on était en 1962 ou 1963), qui un jouet en plastique qui serait bien vite rejeté.
L’enfant était malade comme un chien à vouloir faire de la balançoire plus haut et il lui fallait à chaque fois vomir tout son saoul.
La place, il est toujours question de place dans les récits d’enfance, est vide.
L’enfant est mort, il y a longtemps, devant son ancienne école; l’enfance se balance, se balance jusqu’au creux des ruelles qui partent de la place et s’enfoncent dans le passé.
pour Gil J.
5
Un jour de plus à mettre
Une bandelette
Autour de notre chagrin
6
Qui vient là soudain dans mon sang comme un poème qui ouvrirait ses mains sans faire tomber de cendres?
L’enfance s’assoupit dans une herbe fertile.
Le cœur à regret puise les mots avec une pelle toute déchiquetée qui les laisse filer.
La neige vient souvent, et la pluie, et les larmes, mouiller d’ombre la plus petite lumière.
7
On n’en croyait pas ses yeux, plein de larmes.
Les crues avaient empli les cœurs, et les jardins, et toutes les alertes avaient eu beau jeu, Marne, Yonne, Seine ne formaient plus en certaines zones décousues que de larges bassins d’eau qui avaient tout couvert jusqu’aux plus simples souvenirs, mêlant photos, barrières, plastiques, troncs d’arbres, jouets d’enfants désossés, pelures des rives, jaune sale des limons arrachés.
On voyait le matin, après le désastre, quelque pêcheur tentant de retrouver la rive, un enfant ramasser avec son père qui l’éloignait des rats quelques détritus à fourrer dans un sac.
Le ciel n’était plus le ciel, et la mémoire débordait de tout ce que les pauvres gens avaient perdu, murs, lisières, confort, habitudes des tracés, comme une souvenance éperdue, débondée.
8
On est sous tant de couches qu’on se cherche sans bras, presque sans voix. Le temps ce linge pesant a trop souvent pesé sur la pulpe des paupières. On a vécu sans doute comme d’un oubli moins pur.
Tant de noms venus nous caresser d’enfance!
Et puis les mots ont tout enfoui de ce désir qui frôle le nomade et son cours. Peu de sable sinon. Peu de sang sans couture.
On vit d’ombre, s’entend.
Quand il faudra heurter les plus sombres marches, il y aura un peu d’air pour faire fi de l’effroi, un peu de baume sur les mains du temps.
9
Lèpre
On est la lèpre
pour le genre sain
la crevasse
si c’est plaine
la bure pour cacher le moineau
la drôle de vérité sans demeure probe
là
dans l’interdit
la sombre rumeur
celle dont on coud les poches
dans l’opprobre
on migre à reculons
comme l’être
10
Je vais jusqu’au bord de ma tristesse
pour boire
je sais que chaque vers tisse
un peu plus
cette espèce de consolation fade comme l’herbe
je vais vers le jardin en quête d’eau
pour essayer une larme
moins vive
qui coupe moins la ride.
11
L’oubli comment ne pas
l’avoir éprouvé
souvent
on a quitté le bord
on a senti la marge
on s’est trompé pour soi pour vous pour l’autre
on a cru à une sourde
menace
qui ne vouait pas de coup
à cette audace de vivre
L’oubli je le ramasse
à chaque coupe de ciel
je l’éteins je l’étreins
d’un seul vers
de beau temps
sur la fenêtre
je passe le plus clair de ma tempe
à réfléchir pour rien
pour la mémoire obscure
d’une nonchalance éparse
au travers de la nuit
on m’oubliera pour sûr
je ne crains rien
dans le garni enfoui des vieux livres qu’on froisse
parfois il est un vers qui sourit qui grimace
entre deux poussières
cette seule image vit rit
au fronton de l’oubli
je ne crains rien
le sourire du vent a très souvent soufflé
sur la buée
du temps
(12 février 2018)
12
Pour l’ami Armand Guibert (1906–1990) :
Vers le soir vers la ville
————————————-poème
à force d’écouter dans le noir
la lumière se frôle
“à travers les terres
habitées”
quand aux terrasses du soir
viennent boire quelques étoiles
ou quelques éteules d’une mer de blé
quand les apôtres s’enivrent
loin des solitudes
et qu’un vin âpre s’esseule
dans les jarres
à travers quelques âmes
c’est tout le peuple qui s’élève
dans le murmure des colombes
dont le gris s’agrège au sombre étal
des lampes murmurantes
et parfois l’oiseau du cœur chante
vers le désert
et appelle des vœux de pain
de partage et de ciel
(samedi 3 mars 2018)