Philippe Leuckx, Comme un devoir d’offrande

1

Reclus, l'enfant veille, absorbé par le sombre. Le cagibi ombreux est un pur refuge. il y voit parfois rayonner les rémiges de son âme comme autant de particules vivent. Aura-t-il seulement rêvé? Ou semé de mots le doute né du noir?

L'enfant veille en moi, sa troupe de syllabes toute prête à servir. Les mots n'ont jamais peur du noir ni les rythmes du battement régulier que l'obscurité douce rend plus vifs.

 

2

Dans son enceinte de paille, l'enfant, secret, veille au menu des plus petites choses. L'aire souffle. La grange ordonne le monde. C'est un univers de particules qui s'élèvent comme des mots. Il observe sans regarder. il pense surtout au silence qui s'émiette sous lui, autour de lui, dans l'embrasement du jaune.

L'heure est sans nom pour qui serre l'heure en gros blocs compacts.

Elle freine l'esprit. Elle arrête les petites mains qui gigotent.

La paille sent l'offrande d'un champ. Il se souvient aussi qu'à courir dans la moisson close, au sein des éteules, lui étrille les petites jambes.

Pour l'heure, dans son enceinte, il pense.

 

3

On ne voit pas la rue ni la grange ni l'enfant qui a goûté au ciel sans déplacer ses étoiles.

Le plus sombre de son temps, il creuse en lui des espaces.

Il tisse sous le pis des vaches la paille dont il se reposera quand le rêve passe le mur de sa chambre.

Il va sur le chemin des morts égayer quelque tombe avec le buis des mots et la langue traversière.

Il ne sait presque rien sauf dans les plis des blés la ferveur des moissons.

Jamais il ne s'aère plus que du seul bruit du vent lorsque l'étable cogne et que les seaux en fer blanc secouent la mousse des fatigues.

Parfois, il revoit sans s'éblouir la lune des pauvres jours.

pour Françoise L. et pour Angèle P.

 

 

4

Les fêtes sur la place communale étaient portion congrue : quelques tirs à pipes, quelques balançoires sous le tilleul indémodable.

A bien tirer au fusil sur des tiges métalliques recouvertes de papier, on gagnait qui une photo dénudée de BB, couverte de ses seuls cheveux blonds (on était en 1962 ou 1963), qui un jouet en plastique qui serait bien vite rejeté.

L'enfant était malade comme un chien à vouloir faire de la balançoire plus haut et il lui fallait à chaque fois vomir tout son saoul.

La place, il est toujours question de place dans les récits d'enfance, est vide.

L'enfant est mort, il y a longtemps, devant son ancienne école; l'enfance se balance, se balance jusqu'au creux des ruelles qui partent de la place et s'enfoncent dans le passé.

pour Gil J.

 

5

Un jour de plus à mettre

Une bandelette

Autour de notre chagrin

 

6

Qui vient là soudain dans mon sang comme un poème qui ouvrirait ses mains sans faire tomber de cendres?

L'enfance s'assoupit dans une herbe fertile.

Le cœur à regret puise les mots avec une pelle toute déchiquetée qui les laisse filer.

La neige vient souvent, et la pluie, et les larmes, mouiller d'ombre la plus petite lumière.

 

7

On n'en croyait pas ses yeux, plein de larmes.

Les crues avaient empli les cœurs, et les jardins, et toutes les alertes avaient eu beau jeu, Marne, Yonne, Seine ne formaient plus en certaines zones décousues que de larges bassins d'eau qui avaient tout couvert jusqu'aux plus simples souvenirs, mêlant photos, barrières, plastiques, troncs d'arbres, jouets d'enfants désossés, pelures des rives, jaune sale des limons arrachés.

On voyait le matin, après le désastre, quelque pêcheur tentant de retrouver la rive, un enfant ramasser avec son père qui l'éloignait des rats quelques détritus à fourrer dans un sac.

Le ciel n'était plus le ciel, et la mémoire débordait de tout ce que les pauvres gens avaient perdu, murs, lisières, confort, habitudes des tracés, comme une souvenance éperdue, débondée.

 

8

On est sous tant de couches qu'on se cherche sans bras, presque sans voix. Le temps ce linge pesant a trop souvent pesé sur la pulpe des paupières. On a vécu sans doute comme d'un oubli moins pur.

Tant de noms venus nous caresser d'enfance!

Et puis les mots ont tout enfoui de ce désir qui frôle le nomade et son cours. Peu de sable sinon. Peu de sang sans couture.

On vit d'ombre, s'entend.

Quand il faudra heurter les plus sombres marches, il y aura un peu d'air pour faire fi de l'effroi, un peu de baume sur les mains du temps.

 

 

9

Lèpre

 

On est la lèpre

pour le genre sain

la crevasse

si c'est plaine

la bure pour cacher le moineau

la drôle de vérité sans demeure probe

dans l'interdit

la sombre rumeur

celle dont on coud les poches

dans l'opprobre

on migre à reculons

comme l'être

 

10

Je vais jusqu’au bord de ma tristesse

pour boire

je sais que chaque vers tisse

un peu plus

cette espèce de consolation fade comme l’herbe

je vais vers le jardin en quête d’eau

pour essayer une larme

moins vive

qui coupe moins la ride.

 

11

L’oubli comment ne pas

l’avoir éprouvé

souvent

on a quitté le bord

on a senti la marge

on s’est trompé pour soi pour vous pour l’autre

on a cru à une sourde

menace

qui ne vouait pas de coup

à cette audace de vivre

L’oubli je le ramasse

à chaque coupe de ciel

je l’éteins je l’étreins

d’un seul vers

de beau temps

sur la fenêtre

je passe le plus clair de ma tempe

à réfléchir pour rien

pour la mémoire obscure

d’une nonchalance éparse

au travers de la nuit

on m’oubliera pour sûr

je ne crains rien

dans le garni enfoui des vieux livres qu’on froisse

parfois il est un vers qui sourit qui grimace

entre deux poussières

cette seule image vit rit

au fronton de l’oubli

je ne crains rien

le sourire du vent a très souvent soufflé

sur la buée

du temps

(12 février 2018)

 

12

Pour l'ami Armand Guibert (1906-1990) :

Vers le soir vers la ville

-------------------------------------poème

 

à force d'écouter dans le noir

la lumière se frôle

"à travers les terres

habitées"

quand aux terrasses du soir

viennent boire quelques étoiles

ou quelques éteules d'une mer de blé

quand les apôtres s'enivrent

loin des solitudes

et qu'un vin âpre s'esseule

dans les jarres

à travers quelques âmes

c'est tout le peuple qui s'élève

dans le murmure des colombes

dont le gris s'agrège au sombre étal

des lampes murmurantes

et parfois l'oiseau du cœur chante

vers le désert

et appelle des vœux de pain

de partage et de ciel

(samedi 3 mars 2018)