« Rome, me disait un ami érudit, est un grand estomac qui peut tout digérer, parce que son suc profond est baroque. »
Philippe Leuckx aussi, à sa manière, est un érudit. Lecteur prolifique, cinéphile, chroniqueur, enseignant, et surtout poète, il déploie depuis toujours une activité culturelle rare. Rare mais jamais pesante, car Philippe mène tous ses travaux tambour battant, mû par l’enthousiasme du partage. Comme celui qui écrit ces lignes et qui a eu le bonheur d’y séjourner en sa compagnie, notre poète est un Romain de cœur, d’esprit et de foulées. Il marche abondamment dans cette ville étrange, avide d’y rencontrer partout ces « particules de beauté » que seules peut-être Rome ou Stockholm parviennent à sortir du fatras et à unifier dans la splendeur de leurs lumières respectives.
La lumière de Philippe Leuckx est bel et bien nomade. On ne doit pas seulement ce constat au beau titre de ce recueil, mais à la façon d’abord, dont ces poèmes à la prosodie simple, glissent savamment sur les rues romaines, sur les Romains eux-mêmes, sur la poussière de Rome. S’il ne fuit pas les sites de prestige, l’intime de la Ville éternelle sait aussi qu’il trouvera plutôt le génie de la cité dans la lumière biaisée des petites rues peu fréquentées par les touristes. « On quitte la ville. On en perd très vite les traces. Les rues deviennent sèches… » et voilà que ces poèmes rendent compte aussi d’une certaine misère des banlieues.
« Peu importe, écrivait pour sa part André Dhôtel, un auteur familier de Philippe Leuckx, qu’on trouve ou non l’espérance au-delà des mers. Il faut la saisir d’abord le long de ces immeubles monotones. Alors on sera sûr qu’elle est partout répandue. » Et ledit Philippe Leuckx serait peut-être surpris que je le range parmi les écrivains du spirituel. Car de tous temps, les mystiques se méfient du sensible. Ils cherchent la lumière partout présente. Mais le paradoxe de cette quête est que la lumière ne se voit pas. Elle donne à voir. Elle vient le matin et s’estompe quelques heures plus tard. Elle témoigne de ce qu’elle n’est pas, comme le poème, dont la vocation, sous la plume généreuse de notre auteur, consiste à la fois à dire l’instant et la fugacité qui lui est inhérente : Les jardins ont versé avec leurs fruits d’ombre, leurs arbres dépeuplés. On reste là dans une demi-lumière douce, presque fruitée tant l’air nous couvre (…) » (p. 29)
On reste là, dans ce livre aux beautés multiples, aux beautés qui, comme celles de la musique se révèlent en s’estompant… On reste là, un peu pantois, muet. Certes, la vie est difficile, mais le bonheur existe. Certes on avale la poussière, mais la lumière perpétue un don. Certes, les pages tournent, mais la poésie reste. Merci, Philippe Leuckx.
Lumière nomade de Philippe Leuckx a reçu conjointement avec D’être et de tête de Nicolas Grégoire le prestigieux PRIX GOFFIN en 2014. Preuve qu’un bon jury peut récompenser conjointement deux livres d’esthétiques très différentes, mais de valeur et de forces égales.
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