Philippe Leuckx, Matière des soirs
Lorsque j'eus refermé ce livre après ma première lecture, ma pensée fut tout entière condensée par cette impression : c'est le livre du chagrin. Elle fut certes influencée par le mot, employé maintes fois dans les poèmes, aussi par ce que je sais, comme le savent ceux qui suivent peu ou prou les publications de Philippe Leuckx sur les réseaux.
À vrai dire, j'ai eu cette sensation dès les premières pages et ce mot, chagrin, s'imposait par une sorte de noblesse, en cela qu'il dépasse une tristesse plus ou moins sans objet, c'est à dire une affliction à la fois plus sourde (peut-être plus faible en apparence à force de durer) et plus irrémédiable. Cette Matière des soirs, accompagnée des justes et somptueuses photographies de Philippe Colmant, est une traversée de la douleur énoncée avec retenue.
Dans la maison
je cherche la présence
comme l'on monte les marches
sans trouver son rythme
la solitude est vive dans le bois
des rampes
les chambres closes
parfois un rideau bouge un peu
mais c'est aussi illusoire
que ces bribes reconnues
au loin dans une pièce
dialogues morts nés
alors que la rue se ferme
comme une éponge
et que le jour tourne
sur lui-même
sans répit
Philippe Leuckx, Matière des soirs, Éditions Le Coudrier (24 Grand' Place, 1435 Mont-Saint-Guibert, Belgique) 2023, 66 pages, 18 €.
On aura compris qu'un deuil est à l’œuvre et il serait indécent d'en vouloir décoder précisément les émergences dans les poèmes. Ce chagrin essentiel est celui qui dit la solitude de l'être, dépossédé de qui fut part de sa vie, et plus largement, qui dit toute solitude de l'être humain dans l'inévitable déréliction,
Paysage grêlé de tombes et de visages
absents
On ne peut taire l'effroi des mères
devant le vide
Parfois un père regarde au loin un arbre
l'intimant à vivre
debout
Car il s'agit de demeurer, et quand on est poète, homme traversé par les mots, il faut encore de ces douleurs en faire un miel doux-amer, avouer qu'on ne dit rien / de définitif, mais qu'on persiste à dire. L'errance cette école de patience, écrit Philippe Leuckx et je ne peux m'empêcher de songer à un autre Philippe (Jaccottet) : Sois tranquille, cela viendra ! Tu te rapproches, // tu brûles ! Car le mot qui sera à la fin // du poème, plus que le premier sera proche // de ta mort, qui ne s'arrête pas en chemin.(in L'effraie, Gallimard, 1953).
Le chagrin du poète n'est pas prétexte à une lamentation auto-centrée, c'est un chagrin vivant, d'autant plus douloureux sans doute, qui affronte le monde et tente une consolation dans les mots. À ce propos, on pourra noter les différents pronoms employés, le je, plus ancré dans la souffrance immédiate, je ne sais où aller / ou si peu, le on qui met à distance, on égrène les fêtes // les manques les beautés, le tu forcément à distance aussi mais cherchant prise, Tu te déprends de la solitude / dans l'aire de l'été.
Hors de ces tentatives d'analyse des poèmes, ou plutôt pour ne pas les souiller, il en est que l'on souhaite livrer dans leur simple miracle :
Sous la lumière confinée
ce tulle de solitude
l'enfant de sa fenêtre
scrute le dehors
et sa main prouesse
de lenteur
soulève la ville
Cependant, malgré la peine, la présence au monde résiste : Oui, les saules près du pré / et l'abreuvoir qui tonitrue / à chaque mufle ou encore : Des visages dans les vignes / signes de vie / au raisin qui se prépare
Dans l'épaisseur de nos vies
mailles strates veinules réseaux
le sang irrigue la petite espérance
désolée au logis informe dérisoire
et le cœur sonde à tout va
vers la lumière
La lumière est bien présente dans le livre, un désir de lumière le plus souvent, comme antidote à l'immense tristesse, ou insuffisante mais nommée, comme pour ne pas oublier qu'elle est possible. On laisse venir cette pauvre / lumière / cueillie entre les murs / un jour de canicule
Mais plutôt que de gloser pauvrement, laissons la parole au poète qui dit si simplement les choses, ajoutant ainsi à leur force :
on se dicte des fables démesurées
on a les mains trop grandes
pour ce si peu à cueillir
dans l'ombre